Antiféminisme et antisémitisme : deux haines liées

Antisémitisme et antiféminisme : voilà un rapprochement qui ne paraît pas évident à première vue. Pourtant, dans une série d’articles et de conférences, la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz démontre de façon saisissante comment ces deux formes de haine sont liées. Elle s’en explique ici (interview extraite de l’article « Le dialogue pour contrer l’antisémitisme »).

Natacha Chetcuti © Anna Dzanghiryan

Comment avez-vous fait le lien entre antisémitisme et antiféminisme ? 

« J’ai commencé à m’interroger sur ce lien en suivant, à partir de 2012, les différents mouvements d’opposition au mariage pour tous face à l’introduction dans les écoles des « ABCD de l’égalité », face à tout ce que ses adversaires acharnés appellent la « théorie du genre »… Au cours des manifestations organisées par la droite (pas seulement extrême), on a vu apparaître des expressions ouvertement antisémites et racistes.

Ce qui était frappant, de la part de ces mouvements qui n’avaient pas l’habitude de descendre dans la rue, c’est la récupération de figures de la gauche, d’un langage de gauche, comme le slogan « On lâche rien ! » On a pu voir des photos de héros de la Résistance à côté de slogans comme « Juif, la France n’est pas à toi ! » ; on a vu une affiche collée sur les abribus montrant des photos de personnalités supposées juives – Daniel Cohn-Bendit, Bernard-Henri Lévy, mais aussi… Sarkozy – et portant l’inscription « les Européens sont destinés à devenir des bâtards négroïdes ». À Toulouse, les murs de l’Espace des diversités et de la laïcité, qui accueille notamment un centre LGBT, ont été souillés de slogans comme « Pédé = étoile de David » signés de croix gammées. »

Ce rapprochement est-il un phénomène nouveau ?

« Pas du tout. Dans ses travaux sur l’Allemagne, l’historienne Shulamit Volkov montre comment, à la fin du 19e siècle, antisémitisme et antiféminisme étaient déjà liés en réaction aux idées d’émancipation. L’homme juif était présenté, en opposition au modèle de virilité, comme maladif, efféminé, lubrique… Tandis que la femme juive, sous des traits fantasmés d’intellectuelle autonome, représentait une mise en question de la féminité traditionnelle. Aujourd’hui, les mouvements liés à la Manif pour Tous peuvent trouver des « ennemies » idéales parmi les théoriciennes qui s’intéressent aux questions de genre, les présentant comme névrosées, lesbiennes et juives, telle la philosophe Judith Butler. »

Judith Butler CC Imagens Portal SESCSP, Andrew Rusk

On pourrait penser que tout cela fait partie de l’ADN de l’extrême droite…

« Je crois que ce serait une erreur de réduire ce rapprochement aux extrêmes. La résistance à l’égalité des droits est partagée par des partis et des organisations tout à fait « respectables ». Il ne faut pas oublier que cet activisme a fait reculer le gouvernement français sur les droits homoparentaux, ou encore sur ces fameux ABCD de l’égalité… Ces manifestations ont permis de mettre au jour des idéologies qu’on croyait minoritaires.

Ce succès repose aussi sur un certain aveuglement de la gauche, qui pensait que les « anti-genre » étaient uniquement liés à l’extrême droite et aux milieux catholiques. Le fait d’avoir laissé tomber les questions d’égalité sociale a fait que pour beaucoup, les « valeurs » (réactionnaires) sont devenues le seul socle auquel s’accrocher. »