Beate Uhse, fondatrice allemande d’une chaîne de sex-shops : émancipatrice ou cauchemar féministe ?

Cette Allemande au parcours atypique a ouvert le premier sex-shop au monde à l’orée des années 60. Pour les uns, elle est une icône féministe qui voulait libérer les femmes en les initiant aux joies de l’orgasme. Pour les autres, une femme d’affaires exploitant sans vergogne le corps féminin à des fins mercantiles. Beate Uhse, décédée en 2001, a laissé derrière elle un empire du porno aujourd’hui sur le déclin.

La marque Beate Uhse compte près de 200 sex-shops en Europe et a même ouvert un petit musée dédié à l'érotisme à Berlin. © Annabelle Georgen

“Madame, Monsieur, permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Beate Uhse et je dirige une maison de vente par correspondance d’un genre inhabituel. Elle offre uniquement des articles qui procurent la joie de vivre.” C’est sur ce ton très “flower power” que Beate Uhse vantait ses “spécialités qui procurent aux couples les joies légitimes du bonheur conjugal” dans les années 60. À cette époque, elle est une pionnière dans le domaine de la vente d’articles érotiques et, après avoir mis l’Allemagne à sa botte, elle part à la conquête des pays voisins.

Quarante ans plus tard, la chaîne de sex-shops qui porte son nom compte près de 200 boutiques à travers l’Europe. Un véritable empire que Beate Uhse a bâti seule tout au long de sa vie, grâce à un sens des affaires remarquable. Ce n’est d’ailleurs qu’après son décès que les bilans de son entreprise jusqu’alors si rentable ont commencé à plonger dans le rouge, face à la concurrence des sex-shops en ligne.

Aviatrice à 18 ans

Née en 1919 en Prusse orientale, Beate Köstlin, de son nom de jeune fille, coule une enfance bucolique au grand air. Ses parents lui passent toutes ses fantaisies. “Elle allait à l’école à cheval, on aurait dit Fifi Brindacier”, raconte la journaliste bavaroise Magdalena Köster, l’une de ses biographes. Sa mère fait partie des premières femmes à exercer la médecine en Allemagne. Elle lui apprend le b.a.-ba de la contraception et de la sexualité, chose rare en cette époque puritaine.

Mais la jeune fille ne rêve alors que d’une chose : devenir aviatrice. Une vocation qui passe pour une folie douce sous le régime nazi, portant aux nues la représentation d’une femme rivée dans sa cuisine. Ce sera pourtant chose faite le jour de ses 18 ans, où Beate obtient son brevet, devenant l’une des toutes premières femmes pilotes de l’histoire de l’Allemagne. Elle est alors embauchée dans une entreprise de construction aéronautique où elle a pour mission de tester les machines, et en profite pour se former à la voltige. Elle tombe amoureuse de son instructeur, Hans-Jürgen Uhse. Il trouvera la mort dans un accident d’avion peu après leur mariage, mais Beate, qui se remariera par la suite, continuera de porter son nom.

Beate Uhse est l’une des premières femmes pilotes de sa génération. Le musée de l’érotisme, qu’elle a ouvert à Berlin en 1995, dispose depuis peu d’une section dédiée à son parcours hors-norme. © Annabelle Georgen

Sa deuxième vie

Avril 1945. Ravagée par les bombes, Berlin a des airs de tombeau à ciel ouvert. Apprenant que les troupes soviétiques se rapprochent, Beate Uhse s’enfuit à bord d’un avion de l’armée nazie, avec pour passagers son fils de deux ans, sa nounou, un coéquipier et deux soldats blessés. L’avion se pose quelques heures plus tard à Flensbourg, une petite ville du nord de l’Allemagne. C’est là que commence sa deuxième vie.

Elles posaient des questions comme : est-ce qu’on peut tomber enceinte en faisant des câlins, et quand l’enfant naît, est-ce qu’il sort du nombril ?

En bavardant avec ses nouvelles connaissances, la jeune veuve désormais au chômage se rend compte à quel point les femmes de sa génération ne connaissent rien à la sexualité. De ses propres mots : “Elles posaient des questions comme : est-ce qu’on peut tomber enceinte en faisant des câlins, et quand l’enfant naît, est-ce qu’il sort du nombril ?”

Qu’à cela ne tienne, elle ressort la machine à écrire acquise durant la guerre en échange de tickets de rationnement et édite une revue vulgarisant la méthode de contraception Ogino. Enjouée, convaincante, elle vend les fascicules en faisant du porte-à-porte et amasse une petite fortune en quelques mois. Poursuivant sur sa lancée, elle fonde en 1947 la maison de vente par correspondance qui la rendra célèbre et millionnaire. Elle n’ouvrira sa première boutique que quinze ans plus tard, baptisée pudiquement “magasin spécialisé dans l’hygiène du couple”.

Une sale gosse

Au fur et à mesure que son offre se diversifie, accordant une place de premier choix aux accessoires sado-masochistes, aux sextoys et aux films pornos, Beate Uhse devient l’une des personnalités les plus impopulaires d’Allemagne. “Elle a été très sous-estimée et détestée, analyse Magdalena Köster. Elle n’a obtenu aucune reconnaissance, elle était seulement critiquée, à la fois par les femmes, les hommes, les juges, les maires. Pour tous, elle n’était qu’une sale gosse.”

Plus de 280 plaintes sont déposées contre elle rien qu’en Allemagne.

Attaquée de toutes parts, elle passe sa vie à défendre ses sex-shops dans des tribunaux qui lui donnent le plus souvent raison. Plus de 280 plaintes sont déposées contre elle rien qu’en Allemagne. Le club de tennis de Flensbourg refuse de lui donner sa carte de membre. Qu’importe, elle se fait construire son propre court de tennis.

Ses boutiques, plus vouées à satisfaire les fantasmes caricaturaux de la clientèle masculine que ceux des femmes, auront vite fait de lui mettre les féministes allemandes à dos, la célèbre Alice Schwarzer en première ligne. Son magazine, Emma, aura cette phrase assassine : “Beate Uhse est une femme émancipée. Une qui s’émancipe aux frais des femmes et qui dure grâce aux mecs…”

Cette femme contestée au destin exceptionnel avait aussi su rester simple, croquant la vie à pleines dents, n’appréciant rien de plus que de jardiner ou d’aller camper au bord de l’eau avec ses enfants. Même si elle a soutenu l’essor de l’industrie pornographique et son lot de clichés sexistes, elle n’a pourtant jamais cessé de soutenir la cause des femmes à sa manière, notamment par l’intermédiaire de sa fondation.