Vie de ma voisine, de Geneviève Brisac

La femme qui a tiré les ficelles invisibles de leur rencontre récente, c’est Charlotte Delbo – même si elle n’est plus de ce monde depuis 1985. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Charlotte Delbo fut déportée politique à Auschwitz-Birkenau, puis à Ravensbrück. Elle a survécu et lutté toute sa vie pour la justice, pour la vérité, mettant en mots et en poèmes la « lumière décomposante » d’Auschwitz (notamment dans sa trilogie Auschwitz et après, parue en 1970 aux Éditions de Minuit). C’est à propos d’elle, Charlotte Delbo, que Jenny Plocki doit parler à Geneviève Brisac : « Je vous ai entendue l’évoquer à l’occasion de son centenaire, et je la connaissais », lui dit Jenny devant l’ascenseur. Car les deux femmes sont voisines, depuis peu. Alors Geneviève monte boire le thé chez Jenny.

De mois en mois, Jenny raconte aussi Rivka et Nichim Plocki – ses parents, déporté·es en août 1942, jamais revenu·es. Et finit par se raconter, elle, bien qu’elle trouve assez dégoûtant de parler de soi. « Elle cite une phrase insolente de Charlotte Delbo : je n’ai pas l’intention de m’ajouter à la cohorte, d’écrire le énième Tartempionne à Auschwitz. Elle dit : je ne suis personne, pourquoi parler de moi, et pourtant nous parlons d’elle. » Jenny raconte, et montre : le bouleversant testament de son père glissé en cachette derrière le tuyau de son wagon de déportation, l’étoile jaune… Geneviève écoute et écrit avec une grande justesse, passe à son tour le récit qui lui est confié, tisse des liens entre des mots et des vies, des drames, des amitiés. Façonne un portrait comme une chaîne de transmission entre elles deux, où des figures tutélaires, souvent féminines, comme Rivka Plocki, Rosa Luxembourg et bien sûr Charlotte Delbo, veillent, répondent, insufflent leur vivacité, leur complicité.

L’histoire ne s’arrête pas à la fin de la guerre. Elle n’est toujours pas terminée. En 2001, Jenny se décide à réclamer un certificat de décès de sa mère : « Une femme très désagréable me demande ce qui me rend si soudain impatiente, après avoir attendu si longtemps. Je devine le racisme masqué, mal masqué sous ses questions agressives. » On suffoque, mais Jenny obtient son certificat et nous, la confirmation que Mulot, le policier du quartier qui est venu arrêter ses parents un affreux matin de l’été 1942, la banalité du mal faite homme, a lui aussi survécu sous d’autres formes humaines – Mulot qu’elle recroisera après la guerre au Parti communiste, Mulot que son frère retrouvera lui aussi lorsqu’il voudra faire ôter la mention « juif » de sa carte d’identité, Mulot qui répondra alors au jeune homme : « Je ne peux pas changer ta carte d’identité, tu es mineur, il faut que tes parents viennent. » Quant à Jenny, elle est devenue institutrice, faisant fleurir à sa manière radicale la curiosité, l’intelligence et l’autonomie des enfants. En toute liberté. (S.P.)

 

Geneviève Brisac

Vie de ma voisine

Grasset 2017. 176 p., 14,50 eur.