Vers la reconnaissance du féminicide, de l’Amérique latine à la Belgique 

Par N°193 / p. 12-17 • Novembre 2016

La Région de Bruxelles-Capitale a adopté en juin une résolution pour condamner et lutter contre le féminicide. Un pas en avant au niveau des institutions belges vers la reconnaissance d’un crime qui peine à rentrer dans le dictionnaire comme dans le Code pénal, et qui traduit pourtant la mort de milliers de femmes dans le monde. Pourrions-nous nous inspirer de l’expérience latino-américaine ?
[Extrait du dossier à retrouver en intégralité dans axelle n° 193, novembre 2016]

Le violet, couleur emblématique de la lutte pour les droits des femmes, a envahi les rues de Madrid le 7 novembre 2015. Venues de tout le pays, environ 200.000 personnes, femmes et hommes, ont répondu massivement à l’appel des mouvements féministes à manifester ensemble contre la violence machiste et les féminicides. © Sergi Rugrand / Collectif Krasnyi

Le 6 décembre 1989, Marc Lépine, 25 ans, entre dans une classe de l’École polytechnique de Montréal et ouvre le feu, tuant 14 étudiantes, en blessant autant, au cri de : « Je hais les féministes ». À Ciudad Juárez, au Mexique, près de mille cinq cents femmes ont été violées et tuées entre 1993 et 2011. En République démocratique du Congo, le viol est utilisé comme arme de guerre, dévastant le corps et l’âme de milliers de femmes et de filles. Les terroristes de Daesh pratiquent l’esclavage sexuel… La liste est longue et ces crimes odieux portent un nom : ce sont des « féminicides ».

L’Amérique latine en première ligne

Pour l’Organisation mondiale de la Santé, le féminicide est « tout meurtre de filles ou de femmes au simple motif qu’elles sont des femmes ». Ce néologisme a fait son apparition en 1992 dans le livre de la féministe sud-africaine Diana Russell : Femicide. The Politics of Woman Killing (écrit avec Jill Radford). C’est d’abord en Amérique latine que ce concept s’est développé, notamment grâce aux enquêtes menées par des féministes afin de faire la lumière sur les meurtres de Ciudad Juárez. « C’était en 1996, raconte Marcela Lagarde, féministe mexicaine. Le livre de Diana Russell et Jill Radford m’a aidée à comprendre que […], tant au Mexique que dans d’autres pays, il s’agissait de crimes de genre, de crimes misogynes, de haine contre les femmes, qui s’expliquaient aussi par la grande tolérance envers ces violences […] parce que l’État n’agissait pas pour empêcher ces crimes. »

Élue députée en 2003, Marcela Lagarde a créé une commission spéciale du Parlement mexicain pour étudier le phénomène et chercher des solutions. « J’ai proposé la réalisation d’études de cas dans tout le pays. […] Nous avons pu démontrer que ce sont d’une part les grandes inégalités entre les hommes et les femmes et, d’autre part, la violence, constitutive de la condition masculine, qui expliquent que tant d’hommes puissent commettre des homicides de femmes. Il ne s’agit pas nécessairement d’homicides liés au narcotrafic : ils ont été commis par les parents, des maris, des fiancés, des gens connus des victimes… »

« Ni una menos ! »

De ce travail de fond est née une loi promulguée en 2007, visant à protéger le droit des femmes à une vie sans violence. Ce texte comprend la violence communautaire, institutionnelle et la violence dans le milieu éducatif et professionnel. Pour Marcela Lagarde, le meurtre d’une femme « parce qu’elle est une femme » est ainsi sorti de l’ombre. Cette reconnaissance a même permis de rendre l’État juridiquement responsable, car incapable de protéger la vie des femmes. Sur le continent, d’autres pays suivent : le Costa Rica en 2007, le Guatemala en 2008, le Chili et le Salvador en 2010, le Pérou en 2011, l’Argentine et le Nicaragua en 2012, le Honduras en 2013 (voir le reportage), le Brésil en 2015.

Mais la loi ne suffit évidemment pas. La colère des femmes d’Amérique latine a explosé dans la rue ces deux dernières années à l’occasion d’immenses manifestations autour des slogans « Ni una mas ! » (« pas une de plus ! ») et « Ni una menos ! » (« pas une de moins ! »). Ces slogans font référence à un poème écrit par la Mexicaine Susana Chávez pour protester contre les meurtres de femmes à Ciudad Juárez – elle-même fut assassinée en 2011 en raison de son combat. En juin 2015 et 2016, les manifestations ont rassemblé des centaines de milliers de femmes et d’hommes en Argentine, au Chili, en Uruguay, et ont entre-temps inspiré l’Espagne : en novembre dernier, plus de 200.000 personnes ont défilé dans les rues de Madrid pour montrer leur opposition aux féminicides.

Argentine : mobilisation contre les féminicides

Et ailleurs en Europe ?

En tant que crime spécifique assorti d’une peine spécifique, le féminicide est invisible dans la plupart des législations européennes, malgré la ratification de la Convention d’Istanbul par 18 États membres du Conseil de l’Europe, dont la Belgique depuis mars dernier. Cette Convention a pour objectif de protéger les femmes contre toutes formes de violences et implique un traitement différencié des crimes contre les femmes.

L’Italie et l’Espagne ont toutefois intégré le féminicide en 2013 dans leurs Codes pénaux. En France, la question est toujours ouverte. Le 16 septembre 2014, le mot « féminicide » a été ajouté au vocabulaire du droit et des sciences humaines par la Commission générale de terminologie et de néologie, qui l’a défini comme « homicide d’une femme, d’une jeune fille ou d’une enfant en raison de son sexe ». Mais ce n’est qu’en 2015 que ce mot franchit l’hostilité des dictionnaires : le Petit Robert le renseigne en tant que « meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe ».

En Belgique, la « résolution condamnant le féminicide », votée par le parlement de la Région de Bruxelles-Capitale le 10 juin 2016, peut être considérée comme un premier pas. Le texte qualifie de féminicides les violences à l’égard des femmes et élargit le champ sémantique à l’hétérosexualité forcée. Il appelle le niveau fédéral à reconnaître la terminologie « féminicide » et à ériger le féminicide en infraction pénale.

Au-delà du mot, il faut bien sûr analyser les moyens de lutte que se donnent les pays européens qui ont intégré ce crime spécifique dans leur législation. En effet, si la plupart des pays latino-américains disposent d’Observatoires et de statistiques sexuées très utiles pour comprendre l’ampleur du phénomène, chez nous en Europe, ces chiffres sont le plus souvent produits grâce aux volontés militantes. Comme en Italie, où c’est la Maison des femmes de Bologne qui récolte des données à partir d’informations recueillies dans la presse… L’initiative intergouvernementale « Le féminicide en Europe », destinée à favoriser la recherche sur le sujet, travaille en parallèle à la création d’un Observatoire européen. En attendant, les mouvements de femmes continuent leurs tristes calculs.

La culture du « féminicide d’amour »

En 2014, en France, on comptait 118 femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. En Australie, au Canada, en Israël, en Afrique du Sud ou encore aux États-Unis, entre 40 et 70 % des femmes assassinées le sont par leur partenaire intime… Voilà un type particulier de féminicide qui touche un nombre très important de femmes partout dans le monde et qui, contrairement à la tendance à la baisse des homicides en général, est en constante augmentation, tout en faisant rarement l’objet d’enquêtes et de poursuites.

Encore aujourd’hui, ces meurtres font la une des journaux ou de magazines dans les rubriques faits divers, dans des articles racoleurs semblant presque « expliquer » le geste de l’assassin, qui aurait tué par « jalousie », par un « excès d’amour ». Au détour d’une conversation, on peut entendre parler d’un divorce « à la corse » ou « à l’italienne » sur le ton de la blague – ces expressions signifiant l’assassinat d’une épouse. Le rappeur français Orelsan chante « Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner » dans un hymne au féminicide qui lui a valu une inculpation pour « provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur sexe ». Du Code pénal à la culture, le chemin est encore long.

Photos : Sergi Rugrand / Collectif Krasnyi