L’allocation universelle, un piège pour les femmes ?

Par N°194 / p. 14-19 • Décembre 2016

Le revenu de base permettrait à chacun•e de faire le choix entre travail et temps libre et de revaloriser des activités comme la participation à la vie citoyenne, la création de projets, le soin aux autres, etc. L’autonomie des femmes sera-t-elle réellement favorisée ? À l’inverse, l’allocation universelle risque-t-elle de renforcer la relégation des femmes dans la sphère privée et dans des secteurs d’activité aux conditions de travail pénibles ? Tentative de réponses dans cet extrait de notre dossier de décembre 2016 consacré à ce sujet.


Pour les partisan·es de l’allocation universelle (AU), les femmes en sortiraient gagnantes. En termes de revenus d’abord. Philippe Van Parijs, pionnier de la défense de l’AU en Belgique, souligne : « Comme le taux de participation des femmes au marché du travail et leur salaire horaire moyen sont inférieurs à ceux des hommes, tout financement […] ne peut que leur bénéficier… De surcroît, dans de nombreux scénarios, la réforme de l’impôt des personnes physiques couplée à l’instauration d’une allocation universelle implique la transformation des réductions d’impôt dont bénéficient aujourd’hui, dans de nombreux régimes fiscaux, les conjoints de femmes au foyer, en allocation versée directement aux femmes. »

 

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Plus de « choix » ?

Outre la question des revenus, l’AU serait aussi émancipatrice à d’autres niveaux. Aurélie Hampel, volontaire au sein du Mouvement français pour le revenu de base, détaille à axelle : « Le revenu de base permettra aux femmes, aujourd’hui coincées entre travail domestique et travail salarié, d’être libres de choisir ce qu’elles veulent faire, de ne plus renoncer à leurs rêves, comme celui de l’entreprenariat, car elles sont toujours les premières à se sacrifier. »

C’est aussi l’avis de Samira Ouardi, chercheuse et militante féministe française, pour qui l’allocation universelle « viendrait sans conteste renforcer l’autonomie des femmes qui sont aujourd’hui les grandes perdantes du capitalisme salarial, et donc les premières précaires. » Selon elle, « un revenu de base, parce qu’il est versé à chaque personne et non à chaque ménage et parce qu’il est garanti à vie, permet une réelle indépendance économique » et libère les femmes de « la sujétion financière à un conjoint avec lequel ça se passerait mal. »

Illusion d’autonomie

Son de cloche différent chez d’autres féministes. Pour Hedwige Peemans-Poullet, historienne belge spécialiste de la sécurité sociale, l’AU n’est qu’une illusion d’autonomie pour les femmes. Pour elle, le grand piège de l’allocation universelle est de devenir une « allocation de femme au foyer ». En effet, selon elle, les premier•ères intéressé•es par l’AU pourraient être les demandeurs/euses d’emploi exclu•es ou menacé•es d’être exclu•es de leur droit à l’allocation d’insertion ou à l’allocation de chômage (les autres allocataires ne seraient pas intéressé•es par un montant inférieur au montant perçu aujourd’hui). La majorité des personnes dans ce cas sont des femmes cohabitantes sans personne à charge et qui ne touchent rien car elles sont cohabitantes. « L’AU permet donc de faire glisser certains demandeurs d’emploi de l’exclusion de leurs droits sociaux à l’exclusion sociale tout court », dénonce Hedwige Peemans-Poullet.

Pour Hedwige Peemans-Poullet, le grand piège de l’allocation universelle est de devenir une « allocation de femme au foyer ».

Selon Cécile De Wandeler, responsable du bureau d’étude de Vie Féminine, « l’allocation universelle permet de sortir d’une forme d’exploitation salariale mais pas d’une exploitation patriarcale. » Elle souligne le risque du retour de balancier : « Cela met le doigt sur le fait que les femmes sont au cœur d’injonctions paradoxales. » Elle précise, faisant écho aux vigilances d’Hedwige Peemans-Poullet : « Dans l’état actuel des choses, l’AU ne libérera pas les femmes de l’emprise des tâches de soin aux autres – la « division sexuelle du travail » – et je ne vois pas en quoi cela va revaloriser ces tâches. Le changement dans cette matière doit davantage se faire sur les mentalités et sur l’organisation du travail de soin en dehors du privé. Or l’AU va surtout valoriser le travail de soin fait dans le privé ! » Comme personnes qui s’y opposent, Cécile De Wandeler considère que l’allocation universelle ne peut pas se penser hors des rapports sociaux de domination.

© Aline Rolis
© Aline Rolis

Menace sur les services publics

Concernant les services publics, dont les femmes sont les premières bénéficiaires, l’AU peut inspirer de la méfiance. Comme l’explique l’économiste François Maniquet, « un euro utilisé dans le cadre de la redistribution des revenus n’est plus disponible pour une autre politique : politique des soins de santé, de l’accueil de la petite enfance, de l’enseignement, etc., bref de tous les biens publics qui déterminent aussi le niveau de vie d’une population ».

C’est l’un des grands arguments du sociologue belge Mateo Alaluf, opposé à l’AU. Ainsi qu’il l’explique, « l’allocation universelle, chaque fois qu’elle est promue, vise à une moindre intervention de l’État dans les politiques sociales. » L’exemple finlandais (voir dossier dans axelle n° 194) ne peut que lui donner raison.

Les femmes doivent faire partie du débat pour poser les balises afin que l’allocation universelle rencontre leurs attentes.

Mais pour les adeptes de l’AU « de gauche », l’instauration d’une allocation universelle ne doit pas éradiquer les revendications pour des services publics de qualité. Philippe Defeyt, prenant l’exemple des crèches, considère que l’AU permettrait d’une part de libérer les parents de l’arbitrage affectif, économique, familial ou conjugal pour assurer la garde de l’enfant. D’autre part, elle pourrait, en « libérant du temps », favoriser de nouveaux modèles « innovants », comme les crèches parentales. Aurélie Hampel, de son côté, avance que « le revenu de base permettrait de créer des nouveaux écosystèmes pour les mères seules, ouvrirait des solidarités », indiquant certes que des politiques de genre doivent être parallèlement mises en place. De fait, on peut se demander en quoi donner la possibilité à des mères célibataires de créer de « nouveaux écosystèmes » (en plus de ceux qu’elles mettent déjà en place de façon informelle) est plus rassurant que de permettre au système actuel de fonctionner correctement pour toutes les femmes…

Cécile De Wandeler est perplexe. « L’allocation universelle, c’est comme jouer à l’apprenti sorcier. On jette un sort en se disant que ça aura des effets positifs… Mais on n’en sait rien ! On ne peut pas parier sur la vie des gens, surtout quand elle est marquée par la dépendance et la précarité. » Selon elle, plutôt que d’espérer une « mesure qui va tout arranger », mieux vaut se battre pour mettre en place des politiques défendues de longue date par les mouvements féministes. Par exemple : l’individualisation des droits – qui signerait la fin de l’attribution des allocations selon la logique de « ménage », défavorable aux femmes –, l’égalité salariale entre les femmes et les hommes ou encore une véritable prise en charge collective du soin aux autres, qui repose aujourd’hui massivement sur les femmes, à l’intérieur de la sphère privée.

Poser des balises

On le voit : l’allocation universelle génère autant d’espoirs que d’inquiétudes. « On n’a pas envie qu’on nous la présente comme une solution alors que les femmes sont touchées de plein fouet par le délitement de la sécurité sociale », explique Noémie Emmanuel, du bureau d’étude de Vie Féminine. La réflexion féministe autour de l’allocation universelle est donc aujourd’hui nécessaire pour interroger tour à tour la solidarité, la liberté, la justice sociale, et pour montrer les enjeux concrets derrière cette idée alléchante : car il faut mettre le doigt sur l’invisibilisation des travaux domestiques réalisés par les femmes, leur inégale répartition dans la société, inviter à repenser et à revaloriser le travail du soin aux personnes. « Les femmes doivent faire partie du débat pour poser les balises afin que l’allocation universelle rencontre leurs attentes », souligne Cécile De Wandeler. Pour éviter que la potion magique ne se transforme en poison.

À lire sur le sujet

Cet article de la journaliste Mona Chollet, du Monde diplomatique, et celui-ci, du magazine AlterEcoPlus. Voir aussi l’éclairage proposé par La Vie des idées.