Quand soignant·es et résident·es de maisons de repos se rebiffent

Parmi les métiers du « care », les soignant•es des maisons de repos connaissent un sort peu enviable. Outre le désintérêt de notre société envers les aîné•es, elles/ils subissent les techniques agressives des entreprises commerciales actives dans le milieu. Main dans la main avec les résident•es, les employé•es belges du groupe Orpea ont décidé de résister.

CC Daniela Vitello

La vieillesse est l’affaire de tout le monde. Au même titre qu’aimer, pleurer ou manger, vieillir fait partie intégrante de l’expérience humaine. En ce moment même, nous vieillissons. Le « papy boom » a déjà commencé, dans l’indifférence générale. Cette augmentation proportionnelle du nombre de seniors sera d’ailleurs vraisemblablement un « mamy boom », les femmes vivant en moyenne plus longtemps que les hommes. En conséquence, le nombre de personnes hébergées en maison de repos augmente. Selon les chiffres de l’INAMI, seulement 18.871 personnes vivaient en maison de repos en 1996 alors qu’elles étaient 69.705 en 2013, soit une hausse de 369 %.

Pendant que les chiffres grimpent, les maisons de repos changent de visage. Fini le temps des petites structures, place désormais aux grands groupes privés, dont la société française Orpea, qui pallient au manque de moyens du service public. Orpea possède plusieurs centaines de maisons de repos dans le monde, dont 58 établissements en Belgique. Cotée en Bourse depuis 2002, l’entreprise ne connaît pas la crise et a pour ambition de s’implanter… jusqu’en Chine. Ce géant du secteur table sur un chiffre d’affaires de 2,72 milliards d’euros pour l’année 2016.

Un management à l’américaine

Il ne faut cependant pas se fier aux sourires des aides-soignantes mis en avant sur le site web du groupe. Plusieurs arrêts de travail en février et mars 2015 dans les maisons de repos belges ont révélé des situations dramatiques. « Les aides-soignantes sont obligées de faire 16 toilettes en deux heures et demie. Je vous laisse imaginer la cadence. C’est de l’abattage », explique Laure Mesnil, secrétaire permanente de la Centrale Nationale des Employés (CNE), qui a accompagné les travailleurs/euses d’Orpea dans la transformation d’un ras-le-bol en un mouvement organisé. Ce rythme de travail infernal nous est confirmé par Sonia (prénom d’emprunt), aide-soignante en psychogériatrie dans l’une des maisons Orpea. « C’est du car wash, confie-t-elle. On fait du mieux qu’on peut, mais on n’a pas le temps de le faire correctement. »

« Les négociations ont mieux fonctionné dans les maisons où les résidents sont restés attentifs à la situation de leurs soignants. »

Après les arrêts de travail, les travailleurs/euses d’Orpea s’organisent donc et fourbissent leurs revendications : d’abord, l’engagement de nouvelles aides-soignantes via le fonds Maribel (qui sert à créer des emplois dans le secteur non-marchand). « Cela n’aurait pas coûté un franc à Orpea », s’insurge Laure Mesnil.

Les employé•es demandent également un jour de congé supplémentaire. « C’est une pratique courante dans d’autres maisons de repos, vu la difficulté du travail », continue Laure Mesnil. La direction refuse le tout.

Pendant ce temps, les arrêts maladie et les accidents de travail s’accumulent chez les employé•es qui ne sont pas remplacé•es. «  C’est du management à l’américaine. On leur met la pression pour qu’elles soient productives et augmentent les bénéfices. On en arrive à des situations dingues, où elles doivent utiliser des sacs-poubelles quand elles font les lits car il n’y a plus d’alèses », raconte Laure Mesnil.

Les salarié•es se lancent alors dans des arrêts de travail tous les jeudis, bientôt surnommés les « jeudis noirs », et sont rejoint•es par des médecins mais aussi par les résident•es et leur famille. « Ils sont lavés tous les jours par une femme épuisée et sous-payée qui travaille comme un robot. Pour les résidents, c’est insupportable. Ils savent qu’une meilleure qualité de travail pour les employés, cela signifie une meilleure qualité de soin pour eux », analyse Laure Mesnil.

On m’apprend qu’une vieille dame est décédée à la suite de brûlures au deuxième degré après un bain trop chaud. Les employé•es réclamaient des thermomètres depuis des semaines.

Un mois et une pétition plus tard, la direction accepte de s’asseoir à la table des négociations. La lutte qui a regroupé soigné•es et soignant•es a enfin payé. Laure Mesnil ajoute : « Pour nous, c’était gagné, car nos collègues français nous disaient qu’Orpea ne négocie jamais. » Le cahier de revendications n’est pas complètement pris en compte mais des avancées significatives ont lieu. « Et les négociations ont mieux fonctionné dans les maisons où les résidents sont restés attentifs à la situation de leurs soignants », conclut la syndicaliste.

 

« On n’est pas à l’usine ! »

Un an plus tard, que reste-t-il de cette lutte ? Sonia explique avoir désormais droit à l’assurance hospitalisation, « mais toujours pas à des chèques-repas. Et les cadences sont toujours là », continue-t-elle. « Nous sommes organisés en journée type. J’essaie de leur faire comprendre qu’il n’y a pas de journées types avec des êtres humains. Le lundi, je peux ne rester que cinq minutes avec une résidente mais le lendemain, il faudrait que je puisse rester quinze minutes parce qu’elle en a besoin », se rebelle Sonia. « On n’est pas à l’usine ! Ils en sont à calculer combien coûte un résident pour se nourrir. Ils ont estimé que chaque personne a droit à maximum quatre euros et demi pour ses trois repas par jour. Ils ne meurent pas de faim, le grammage légal est respecté et de toute façon, on se débrouille entre nous pour donner un peu plus à ceux qui en ont besoin. Mais on est tout de même loin des collations saines que l’on servait avant. »

Avec l’arrivée de ces groupes privés aux techniques agressives, le métier de soignant•e a changé radicalement. Il suffit de tendre l’oreille pour surprendre des histoires de maltraitance, de médicaments mal administrés faute de temps, d’escarres à cause de langes non changés. On m’apprend qu’une vieille dame est décédée à la suite de brûlures au deuxième degré après un bain trop chaud. Les employé•es réclamaient des thermomètres depuis des semaines. Il y a aussi le parcours de ces aîné•es qui finissent par mourir désespérément seul•es. Sonia avoue que personne ne peut prendre sur son temps libre pour rester avec elles/eux. « On se donne corps et âme pour notre métier, mais nous sommes trop contents de passer cette porte et de rentrer chez nous à la fin de la journée », déplore-t-elle.

« Comme des mamans »

Ces travailleurs/euses pressé•es de rentrer à la maison sont en majorité des femmes, malgré l’arrivée timide d’hommes dans la profession. « On est comme des mamans pour les résidents. Quand j’ai commencé il y a vingt ans, il n’y avait que des femmes, depuis la femme de ménage jusqu’à la directrice. Aujourd’hui, il y a davantage d’hommes qui travaillent avec nous, notamment comme kiné ou infirmier », remarque Sonia qui, après des humanités en option sciences et mathématiques, s’est retrouvée dans le métier « un peu par hasard ».

« C’est un cliché très ancré dans les entreprises, qu’une femme sera plus rassurante pour un résident », analyse Laure Mesnil. « Cela vient de l’éducation : on apprend aux filles à être empathiques et proches de leurs émotions, tandis qu’on enseigne aux garçons à ne surtout pas pleurer… » Et la syndicaliste d’avancer une autre raison : « Il existe aussi l’idée que les femmes seraient moins rebutées par des tâches ingrates, qui décourageraient plus facilement un homme. » Sans compter que les femmes d’origine étrangère sont fortement représentées dans le milieu, avec parfois un permis de travail précaire et pas encore de permis de séjour : des travailleuses encore plus perméables aux ordres de la direction.

La vie en maison de repos se décline donc au féminin. Corollaire du « mamy boom », une étude menée par l’Agence pour une vie de qualité (Aviq) dans les maisons de repos wallonnes montre d’ailleurs que 77 % des « résidents » sont en fait des résidentes.

« Le fric, pas les soins »

Cette même étude dévoile que 41 % des résident•es voient leurs mouvements entravés la nuit par des moyens de contention alors que 14 % sont également entravé•es durant la journée. « On les laisse végéter. Les aînés ne sont plus productifs, donc ils ne servent à rien. C’est terrible comme vision de la vieillesse !, s’insurge Laure Mesnil. Il y a aussi une réelle infantilisation des personnes âgées dans notre société. On ne leur demande jamais leur avis, on ne leur propose pas d’activités. »

Les entreprises investissent dans les personnes âgées comme dans du pétrole. Tout ce qui compte, c’est le fric et pas les soins. Les directeurs ne sont plus choisis pour leur vision sociale.

L’espérance de vie en maison de repos ne dépasse d’ailleurs pas quelques années. « J’ai souvent entendu des personnes me dire : « J’attends la mort ». On les traite comme des consommateurs et pas comme une force sociale, ni comme des personnes qui peuvent s’impliquer dans leur quartier par exemple », continue la syndicaliste. Sonia renchérit : « La direction d’Orpea parle de « clients », pas de résidents ou de patients. On attend la pension qui tombe tous les mois et gare à ceux qui ne paient pas ! On nous répète tout le temps que le taux d’occupation de la maison est trop bas… »

C’est que les maisons de repos constituent un secteur de plus en plus concurrentiel pour les grandes entreprises. « Elles investissent dans les personnes âgées comme dans du pétrole. Tout ce qui compte, c’est le fric et pas les soins. Les directeurs ne sont plus choisis pour leur vision sociale. »

Dans ce domaine hyper-compétitif, les petites structures qui n’ont pas la même force de frappe en termes de communication ou de management sont lésées. « Un directeur de maison de repos doit aujourd’hui rendre des comptes à des actionnaires. Comment peut-on laisser entrer des logiques commerciales dans le non-marchand, un domaine qui, par définition, ne produit rien si ce n’est de la relation sociale ? », s’insurge encore Laure Mesnil. On n’en a pas fini de capitaliser sur la vieillesse : le « mamy boom » ouvre la voie à un tas de nouvelles cibles potentielles auxquelles les publicitaires peuvent vendre un visage parfait grâce à telle crème antirides, des cheveux soyeux grâce à cette coloration camouflant les cheveux gris et une place dans une maison de repos de luxe d’Orpea. Le chef cuisinier qui y travaille est étoilé mais on y meurt de solitude.

Logique marchande

Il existe un projet de loi controversé censé inscrire la Belgique dans ce marché ultra-compétitif : la loi Peeters (voir axelle n° 191), du nom du ministre de l’Emploi Kris Peeters, qui prévoit essentiellement l’instauration de la semaine de 45 heures de travail (à la place des 38 heures) et une flexibilité accrue pour les travailleurs/euses à temps partiel dont les horaires variables ne pourraient être connus que 24 heures à l’avance.

Ces propositions frapperont durement les employé•es des maisons de repos. « Ils travaillent effectivement surtout à mi-temps. Des changements d’horaires pourront survenir n’importe quand, il sera impossible pour eux de cumuler plusieurs emplois ou d’organiser leur vie de famille. Tous nos efforts sont balayés. Le gouvernement n’entend pas la voix des travailleurs précaires », décrypte Laure Mesnil.

Cette logique est globale : c’est celle de l’Europe libérale et de son grand marché intérieur, appelé à s’ouvrir encore plus dans le cadre des différents accords de libre-échange en train d’être négociés avec le Canada (CETA) et avec les États-Unis (TTIP). « Tout doit être commercialisable et mis en concurrence. Les services publics sont attaqués partout. Le non-marchand est clairement un clou dans le pied de l’Europe », conclut la syndicaliste.

À l’image du combat des aides-soignantes et des employé•es d’Orpea, qui a fonctionné parce qu’il a mobilisé les résident•es, ce n’est qu’en rassemblant toute la société civile que l’on pourra faire plier cette obligation de concurrence qui finit par s’imposer et cherche à nous mettre toujours plus en compétition les un•es avec les autres, laissant femmes et travailleurs/euses précaires au tapis.