“Dispute” et “crime passionnel” : comment les médias minimisent les violences envers les femmes

Par N°203 / p. 17-18 • Novembre 2017

La journée du 25 novembre s’est imposée dans les médias comme un moment important pour parler des violences faites aux femmes. Tout le reste de l’année, le traitement de ce sujet à la télévision ou dans la presse est pourtant problématique. Par ailleurs, les femmes journalistes restent quant à elles confrontées à des obstacles et à des violences dans la pratique de leur métier (article extrait du dossier “Violences envers les femmes : des chiffres et des mots”).

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Il y a des hasards qui n’en sont pas. Alors que je commence cet article, un titre fait la une des sites d’information : « Une Belge retrouvée morte dans un appartement en France, son compagnon en fuite ». Elle pourrait s’appeler Claudia, Muriel B. ou Isabelle H. Elles aussi ont été assassinées par leur compagnon ou ex-compagnon. « Claudia, 32 ans, tuée d’un coup de couteau par son compagnon » ; « Corps repêché près de Seneffe : l’ancien compagnon placé sous mandat d’arrêt » ; « Meurtre d’Isabelle H. dans sa ferme… »

Une litanie de titres de presse qui se succèdent et dont le contenu se ressemble, notamment par l’utilisation des expressions « drame familial » ou « crime passionnel » par les journalistes. « ‘Drame’ comme ‘passionnel’ évoquent le domaine du théâtre. L’idée est que l’individu est emporté par une force qui le dépasse et n’est donc plus responsable de ses actes. Parler de ‘crime passionnel’ conduit aussi à déplacer l’accent du crime vers la passion amoureuse et, de ce fait, à dédouaner au moins en partie le coupable, lui-même victime de ses passions », explique la linguiste française Anne-Charlotte Husson au site Journal des Femmes. Lorsque la femme tuée souhaitait la rupture, la ou le journaliste parlera d’ailleurs souvent d’ « amoureux éconduit », se mettant inconsciemment du côté de l’agresseur.

La façon dont est relaté le féminicide d’Isabelle H. est particulièrement représentative. L’article entier est consacré à l’auteur du crime, un « gentil garçon » qui a avoué avoir étranglé sa compagne et tenté de faire passer son meurtre pour un suicide. L’avocat de l’assassin, parlant de son client de façon à le déresponsabiliser de ses actes, est cité longuement : « Il est abattu. Il a des absences, […] il est très confus. Cela s’est passé tellement vite, il ne sait plus exactement ce qu’il s’est passé ce jour-là. Il est réellement désemparé par ce qui lui arrive. » Pas un mot pour Isabelle H., complètement invisibilisée. « Crime passionnel ? Coup de folie ? Dispute qui dégénère ? », se demande le journaliste dans le même article qui appelle donc à pardonner à l’assassin car, dans l’ordre : il aura tué par amour ( ? ?), par folie ( ? ?) ou par sa faute à elle ( ? ?). Du grand n’importe quoi, mais qui ne vient pas de nulle part.

« Faits divers » ou faits de société ?

Féminicides, violences conjugales et viols sont le plus souvent cantonnés à la rubrique « Faits divers ». Pire, certaines affaires particulièrement tragiques sont rapportées sur le ton de l’humour bien gras ou du sensationnalisme. « Ivre, il tente d’étrangler sa compagne pour des grumeaux dans la pâte à crêpe » ; « Grivegnée : deux poissons rouges morts lors d’une scène de violences conjugales » ; « Il soupçonnait sa femme d’infidélité : il la tue et l’enterre sur la plage de Lesbos » (un féminicide qualifié par Rtl.fr de « crime passionnel » et classé dans la rubrique Insolite), etc. etc.

Ces histoires sont racontées les unes à la suite des autres, de manière isolée, sans être replacées dans leur contexte : celui des violences masculines qui touchent une femme sur cinq en Europe. Rien qu’en Belgique, selon les statistiques recueillies par l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, la violence conjugale tue en moyenne 160 femmes par an ; une Belge sur sept a déjà subi au moins un acte de violence de la part de son conjoint ou ex-conjoint ; 9 % des femmes ont été victimes de relations ou de contacts sexuels forcés avant leurs 18 ans, l’agresseur étant le plus souvent un proche (voir également “Chiffrer la violence : un enjeu politique et culturel ?”).

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Est-ce cette réalité qui inspire aux journalistes des titres grossiers ? Sans parler de certaines illustrations surréalistes : la photo d’un couteau de cuisine, un cliché qui peut être gênant pour la victime ou en revanche un visuel flatteur de l’agresseur, afin de renforcer le côté « incompréhensible » de son acte, en particulier s’il est blanc de peau.

« Selon moi, ces articles viennent d’une méconnaissance des journalistes de ce que sont les violences faites aux femmes, explique à axelle Natacha Henry, auteure de Frapper n’est pas aimer. Elles/ils se trompent sur ce qu’il s’est passé et pensent qu’il s’agit d’un drame de la jalousie. Les journalistes utilisent également un vocabulaire archaïque et romanesque. Personne ne va dire de nos jours : J’ai vu ton amoureux éconduit au magasin, il faisait ses courses ! »

On ne naît pas journaliste, on le devient

Les journalistes belges ne sont pas formé·es aux questions de genre et de violences. Le code de déontologie journalistique n’en parle pas spécifiquement, même s’il rappelle certains principes fondamentaux, comme la recherche de vérité, faire preuve d’humanité et le respect d’un principe d’égalité qui impose de ne pas faire de discrimination.

« Les journalistes ne sont pas outillé·es pour aborder ces sujets », confirme Pamela Morinière, responsable communication de la Fédération internationale des journalistes qui a publié il y a une dizaine d’années un guide à destination des journalistes. « On y donnait des lignes directrices, par exemple ne pas parler de « rapport sexuel » quand on parle de viol ou d’agression sexuelle. Dans les cas de violences, donner toute l’histoire et la placer dans le contexte d’un problème de société plus large, notamment à l’aide de statistiques. » Avec quel résultat ? « Les journalistes n’aiment pas qu’on leur dise comment traiter l’information », fait-elle remarquer amèrement.

Pourtant, c’est possible : certains médias français se sont engagés l’an passé en signant l’an passé la charte du Collectif Prenons la Une et dès 2008, l’Espagne s’était dotée d’un code déontologique spécifique. « Aujourd’hui, en Espagne, aucun média n’oserait plus employer le terme ‘crime passionnel’ », assure Pilar Lopez Diez, professeure et chercheuse à l’origine de cette charte.

Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels de Belgique (AJP), confirme que des recommandations peuvent contribuer à changer la situation. L’AJP prépare également une grande étude sur le sujet. Elle nous explique : « C’est une autre piste. Ce traitement médiatique n’a jamais été étudié scientifiquement. Il faut pouvoir avoir des chiffres sur lesquels s’appuyer pour sortir du registre du ressenti ou de l’émotion. »

Au nom du clic

Autre problème : la course aux clics et aux scoops, qui ne permet pas toujours aux journalistes d’approfondir les sujets traités. « Parfois, la/le journaliste doit rendre son papier rapidement et va donc s’appuyer sur les propos douteux du procureur ou de l’avocat, explique Natacha Henry. Il y a aussi un vrai problème avec la manière dont on présente les victimes de violences. Je me suis rendue dans un refuge pour femmes battues pour mon livre et les gérantes n’en pouvaient plus des appels des médias. Les journalistes demandaient à pouvoir filmer une « femme jeune avec trois enfants et si possible une cicatrice sur le visage »… Les journalistes doivent faire vendre. »

Mélissa (prénom d’emprunt), ancienne journaliste dans un quotidien belge, se souvient : « On me parlait tellement du nombre de clics à atteindre que j’ai fini par mettre un article sexiste en une du site. Face aux réactions négatives de certaines collègues, j’ai même défendu ma décision ! Ce n’est qu’en y réfléchissant plus tard que je me suis rendu compte que c’était en contradiction avec mes valeurs. »

Sexisme à tous les étages

Cette absence de lecture globale sur la question des violences patriarcales dans notre société est aussi à mettre en lien avec l’invisibilisation générale des femmes dans les médias, déjà montrée par le Global Media Monitoring Project. Cette étude avait prouvé que les femmes étaient sous-représentées parmi les personnes interrogées par les médias, notamment en tant qu’expertes. En Belgique, selon une autre étude de l’AJP, la presse écrite ne donne la parole qu’à 9 % d’expertes contre 91 % d’experts… « Les femmes ne représentent que 24 % des sources d’information dans le monde, rappelle Pamela Morinière. Il faut aller vers une plus grande égalité, non seulement en termes de contenu mais aussi dans les rédactions. »

Des salles de rédaction qui sont en effet plutôt masculines : il y a 30 % de femmes journalistes en Belgique. « C’est moins que dans les pays limitrophes. Quels sont les obstacles rencontrés par ces femmes ? Elles sont majoritaires à l’entrée de la profession et puis elles quittent massivement le métier vers 35 ans. Pourquoi ? », s’interroge Martine Simonis.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Laura (prénom d’emprunt), journaliste dans un quotidien national, raconte : « Quand j’ai commencé à partir en reportage, une collègue m’a conseillé de porter une fausse alliance, pour « avoir la paix ». Et de « m’habiller sobrement », aussi. » Autant de stratégies que les femmes journalistes mettent en place pour faire face non seulement aux personnes rencontrées sur le terrain, mais aussi à leurs collègues. Lucie, journaliste, se remémore : « On m’a déjà demandé pourquoi je ne montrais pas mes jambes : je portais une jupe longue dans la rédaction. »

Cet été en France, la journaliste Maly Thomas a été enlacée et embrassée de force en direct par le tennisman Maxime Hamou. Les journalistes masculins qui assistent à la scène en plateau se contentent… d’en rire. De son côté, la Fédération française de tennis réagira en retirant au joueur son accréditation au tournoi de Roland-Garros.

Autres exemples du sort réservé aux femmes du métier : en 2011, la journaliste sud-africaine Lara Logan, qui couvre la révolution arabe depuis la place Tahrir en Égypte, est agressée sexuellement. Dans leur traitement de l’affaire, les médias évoquent sa « beauté », le tout accompagné de beaucoup de photos. Enfin, le meurtre de la journaliste suédoise Kim Wall en août dernier fait l’objet d’une fascination macabre de la part des journalistes qui transforment l’affaire en feuilleton de l’été… « Si les journalistes n’ont pas compris qu’il y avait un problème dans leur réaction à ces moments-là, comment peuvent-ils se rendre compte que le traitement de certaines autres informations est problématique ! Il y a trop peu de réflexion là-dessus », assure Pamela Morinière.

« Paye ton journal »

Le groupe facebook Paye ton journal collecte les témoignages de femmes journalistes victimes de sexisme. « Je commence à en avoir sérieusement marre qu’on remette constamment mon travail en question car je suis une femme jeune, raconte Anaïs qui gère le groupe. La semaine dernière, j’ai littéralement dû dérouler mon CV à un homme pour qu’il accepte de répondre à mes questions : « VOUS êtes journaliste ? Vous avez un diplôme de journalisme ? Dans quelle école ? Vous travaillez depuis quand ? » […] Marre qu’on me demande mon âge et qu’en conséquence, on se permette des familiarités, comme m’appeler par mon prénom, me tutoyer, me poser des questions personnelles, devenir tactile ou vouloir me faire la bise. »

Mélissa souhaite néanmoins rester optimiste : « On commence de plus en plus à dénoncer ce genre de traitement. Les choses commencent doucement à changer. J’ai quitté mon poste dans un quotidien national en partie parce que je devais faire des choses qui me déplaisaient. Avant de partir, je commençais cependant à entendre des jeunes femmes journalistes qui râlaient quand les unes du journal étaient trop masculines. Dans mon nouveau poste, je fais attention à toujours avoir un bon équilibre hommes-femmes. Pour mon dernier reportage, j’ai même annulé une interview avec un expert pour pouvoir mettre une experte à la place. » Malgré les violences qui leur sont faites et leurs voix inaudibles, les femmes seraient-elles le moteur d’un changement dans les médias, et dans la société ?

Pour aller plus loin
  • Le site Les mots tuent recense les pires exemples de ces articles ambigus dans l’espoir de les voir disparaître.
  • Le collectif Prenons la une milite pour une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions.
  • Depuis le début de l’année, le blog Stop féminicide répertorie les féminicides en Belgique.

Comment rédiger un article concernant les violences faites aux femmes ? Voici les pistes que propose la Charte espagnole, qui a été traduite ici :

  1. Nous utiliserons les termes de “violence de genre”, “violence machiste”, “violence sexiste” et de “violence masculine contre les femmes”, dans cet ordre de préférence. Nous rejetons les expressions “violence domestique”, “violence au sein du couple” et “violence intrafamiliale”.
  2. La violence de genre n’est pas un fait divers, mais un problème de société. Pour cette raison, nous ne lui réserverons pas ce type de traitement. Nous ne publierons ni photos ni détails morbides.
  3. Jamais nous ne permettrons l’identification des victimes, ni ne donnerons d’informations qui peuvent leur porter préjudice ; à elles ou à leur entourage.
  4. Nous respecterons en toute circonstance la présomption d’innocence des agresseurs. Mais une fois que la sentence de condamnation sera prononcée, nous les identifierons dûment avec, comme élément prépondérant, la sentence, que nous nous devons d’essayer d’inclure dans le titre [de l’article].
  5. Jamais nous ne chercherons de justifications ou de “raisons” (alcool, drogues, disputes…). La cause de la violence de genre est le contrôle et la domination que les hommes exercent sur leurs compagnes.
  6. Nous éviterons les opinions des voisins ou de l’entourage familial qui n’ont pas été des témoins directs des faits. Dans tous les cas, jamais nous ne recueillerons de témoignages positifs sur l’agresseur ou le couple.
  7. Nous essayerons de privilégier les témoignages des personnes expertes en la matière. Il faudra donner la priorité aux sources policières et judiciaires. Nous ne devons pas informer dans l’urgence et la précipitation.
  8. Nous intégrerons les témoignages de victimes de violences uniquement quand celles-ci ne se trouvent pas dans une situation d’urgence ou sous l’influence de tout type de pressions extérieures.
  9. Nous dénoncerons aussi tous les appels continus à la violence (agressions, maltraitances psychologiques, même si ceux-ci n’ont pas mené à un décès).
  10. Nous devrons toujours intégrer dans l’article le numéro de téléphone gratuit d’aide aux victimes ou tout type d’informations qui pourraient être utiles aux femmes.