Iris Brey : « Les séries télé peuvent devenir une arme politique pour repenser les sexualités »

Par N°208 / p. 22-23 • Avril 2018

L’arrivée des (quelques) femmes aux postes de scénaristes et/ou réalisatrices (on dit « showrunneuses ») dans le secteur en pleine ébullition des séries télévisées américaines a entraîné certains changements. Le petit écran s’est emparé du sujet de la sexualité des femmes. La chercheuse et journaliste franco-américaine Iris Brey a décortiqué le phénomène dans son livre Sex and the Series. axelle l’a interviewée.

Elisabeth Moss dans "The Handmaid’s Tale". © Photographie de George Kraychyk / Hulu

Une vague de nouvelles séries déferle. Ce que ça change ? Les femmes s’y reconnaissent ! Ces épisodes audacieux, complexes, passionnants, s’empilent, parlent de l’intimité des femmes et offrent des représentations multiples. La série Sex and the City fut la première, il y a vingt ans, à prendre comme sujet principal la sexualité des femmes. Enfin un déplacement du regard et un nouveau champ d’exploration pour les suivantes, les Girls, Masters of Sex, Fleabag, etc. : montrer les sexualités heureuses, les différentes pratiques, mais aussi dénoncer les violences. Des sujets « neufs » qui ont trouvé leur audience, mais que les diffuseurs ont longtemps refusé de programmer, « persuadés que la fameuse “ménagère de moins de cinquante ans” ciblée par les publicitaires serait incapable de les apprécier : expression typique d’un mépris de classe et de genre… », souligne Geneviève Tellier, historienne du cinéma français, dans la préface du livre.

De façon très accessible, Iris Brey analyse les séries à partir de quatre thèmes : fonction du langage, représentation du plaisir, articulation violences et sexualité et enfin apparition d’une sexualité « queer », terme désignant des orientations sexuelles diverses, non hétérosexuelles. S’appuyant sur de nombreuses analyses féministes, elle dégage le potentiel subversif de ces séries et les zones où elles ne s’engagent pas encore. Entretien.

Pourquoi parler de sexualité dans des séries est-il devenu un phénomène aux États-Unis ?

« Sans doute parce que le sujet de la sexualité des femmes est encore très tabou. La fiction s’en est emparée assez récemment quand des scénaristes femmes ont commencé à écrire pour la télévision. Ça a changé la donne, changé les contenus. Ce phénomène touche principalement les États-Unis, une société très puritaine, mais où on réfléchit beaucoup aux questions de genre. Et où il existe des statistiques qui montrent le degré de représentation à l’écran des femmes, des minorités ethniques, etc. Chiffres qui n’existent pas en France, où on n’a pas le droit de parler “d’ethnies”, par exemple. On parle de “personnages perçus comme non blancs”. »

Est-ce que ces séries sont vendues comme des produits féminins ?

« La série Orange is the New Black, par exemple, a remporté autant un succès populaire que critique. Ce n’est pas parce qu’une série traite des femmes qu’elle rentre dans un genre mineur. Les séries parlant d’histoires de femmes et mettant en scène leur sexualité ne sont pas des produits de niche. »

Est-on déjà loin de “Sex and the City”, créée en 1998 ?

« On est dans un double mouvement. On avance d’une part, mais on parle encore relativement peu de masturbation féminine, par exemple. En 1998, c’était extrêmement novateur. Les choses bougent, mais on ne peut pas parler non plus d’une révolution aboutie. La prise de conscience prend du temps. »

Votre livre analyse ce qui se dit peut-être encore plus que ce qui est montré. Pourquoi ?

« Les représentations d’actes sexuels ont leur limite. Lorsque l’on en parle, on en raconte beaucoup plus. Ce langage utilisé comble un manque : il reste beaucoup de mots encore tabous à la télévision [« clitoris », par exemple, ndlr]. Et lorsque l’on ne possède pas les mots, on ne peut pas s’emparer des enjeux. Ces séries nomment, changent les représentations, permettent de s’approprier d’autres sexualités. Si elles peuvent choquer, c’est par un manque d’habitude. Est-ce que ça va vraiment plus loin que les images pornographiques auxquelles tout le monde a accès aujourd’hui ? »

Iris Brey, Sex and the Series. Sexualités féminines, une révolution télévisuelle, Soap Éditions 2017, 237 p., 18,90 eur.

Reste-t-il encore certains tabous ?

« Oui, filmer des scènes avec des femmes qui font l’amour pendant leurs règles, ou des femmes ménopausées qui prennent du plaisir… Il existe un impensé tenace de la sexualité des femmes quand l’acte sexuel n’est pas potentiellement lié à la reproduction. »

Pourquoi le cinéma ne s’est-il pas approprié le sujet ?

« L’avantage de la série, c’est qu’elle peut suivre un personnage sur le long terme, montrer des sexualités qui évoluent. Au cinéma, en une scène, la vie sexuelle du personnage doit être expliquée, c’est très simplifié. Je remarque qu’en France, les réalisatrices ne s’emparent pas du sujet. Céline Sciamma, féministe, ne montre pas de scènes de sexe dans Bande de filles, par exemple. Il reste à réinventer les scènes de sexe au cinéma. C’est quand même dommage qu’on nous montre seulement celles d’Abdellatif Kechiche, dans La Vie d’Adèle notamment, où les femmes sont des objets sexuels… »

D’autres séries à renseigner ?

« The Handmaid’s Tale, bien évidemment [La Servante écarlate, une série inspirée du roman féministe mythique de Margaret Atwood, ndlr], met en scène les questions de sexualité et de pouvoir. Cette série résonne beaucoup parce qu’on a l’impression, lorsque l’on voit les politiques actuelles de contrôle sur le corps des femmes, que ce scénario se rapproche de notre réalité. »

Ces séries sont devenues un formidable outil politique…

« Elles peuvent devenir une arme politique pour éduquer, réfléchir différemment, repenser les sexualités. »

Top 6 de séries qui parlent de sexualité des femmes

Masters of Sex : Le docteur Bill Masters et son assistante Virginia Johnson posent les premiers jalons scientifiques de la sexologie à partir de la fin des années 1950. Série créée par Michelle Ashford, basée sur une histoire vraie. En DVD.
• The Handmaid’s Tale : Dans un monde où les naissances sont devenues très rares, les femmes fertiles sont mises au service des familles de l’élite pour assurer la procréation d’héritier·ères. Une adaptation d’un roman de Margaret Atwood. Glaçant, et porteur d’espoir. Sur Proximus TV et en DVD.
Big Little Lies : Des vies de femmes, de mères, d’épouses qui se croisent dans une petite ville des États-Unis. Qu’ont-elles à voir avec le meurtre commis lors de la fête de l’école ? Aucun producteur ne voulait de la série : Reese Witherspoon et Nicole Kidman, interprètes, se sont battues pour la faire exister. Sur BeTV et en DVD.
Top of the Lake : En Australie, la jeune inspectrice Robin Griffin enquête sur la disparition d’une fille de 12 ans. La deuxième saison de la série de Jane Campion s’intéresse avec incroyablement de subtilité à la gestation pour autrui. En DVD.
• Orange is the New Black : Tragi-comédie de la vie en prison d’une jeune femme de bonne famille condamnée pour trafic de drogues, créée par la showrunneuse Jenji Kohan. L’occasion de dérouler une belle tripotée de personnages féminins. Sur Netflix.
• Girls : La réalisatrice et actrice dans la série Lena Dunham s’inspire de ses propres expériences et raconte quatre filles dans la vingtaine à New York. En DVD.