Cet article est le deuxième chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne.
Avant de parler des raisons qui nous poussent à recenser les féminicides en Belgique aujourd’hui, attardons-nous sur la notion de “féminicide” et sur ce qu’elle représente. Pour la définir, il est primordial d’appréhender le contexte spécifique dans lequel elle s’inscrit et qui la légitime.
Le féminicide : qu’est-ce que c’est ?
Les violences faites aux femmes sont multiples et multiformes : violences sexuelles, conjugales, institutionnelles, économiques, pour en nommer quelques-unes. Elles s’inscrivent dans un “continuum” : elles n’ont de limite ni dans le temps, ni dans l’espace ; elles sont toutes connectées et s’alimentent mutuellement. Au bout de cette spirale se trouve le féminicide, la forme ultime, la plus extrême, du continuum des violences faites aux femmes : il s’agit du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme.
Si l’Organisation mondiale de la santé catégorise les féminicides en 4 types (intimes, crimes commis au nom de “l’honneur”, liés à la dot et non intimes), ceux que nous observons majoritairement dans notre pays sont les “féminicides intimes”, c’est-à-dire commis par un partenaire ou ex-partenaire. Cependant, tous les féminicides ne relevant pas uniquement de la sphère privée, nous rencontrons également un certain nombre de “féminicides non intimes”, commis par une personne qui n’a pas de lien intime ou familial avec la victime.
Il y a là un paradoxe. D’une part, on pense souvent que l’espace le plus dangereux pour les femmes est l’espace public, alors qu’en réalité, la majorité des cas de violences à l’égard des femmes se produit dans la sphère privée. D’autre part, quand il est question de féminicide, beaucoup pensent encore que sa définition se limite au meurtre entre partenaires, c’est-à-dire à l’espace privé, occultant ainsi les féminicides non intimes.
Même si ces derniers ne forment qu’une minorité, il s’agit pourtant d’une réalité bien présente. Si une femme est cambriolée puis violée et assassinée par un inconnu (comme c’était le cas de Christine V., 70 ans, en 2020), ce meurtre n’est pas uniquement ce que d’aucuns qualifiaient de façon réductrice de “roofmoord”(meurtre pour vol, Het Nieuwsblad, 24/11/2020). Que du contraire : ce choix de mots ignore l’aspect genré et systémique du crime, qui reste inscrit dans le cadre de notre société sexiste et des relations de domination qui la caractérisent. C’est donc bien un féminicide.
Le “système” des féminicides
Après la question de la définition théorique, passons donc à celle du cadre. En effet, les féminicides sont indissociables de leur contexte : on ne peut pas réellement les appréhender sans comprendre qu’ils s’inscrivent dans un système. Ainsi, il ne s’agit pas de cas individuels ou de pratiques “communautaires” comme certain·es aimeraient le faire croire, mais bien d’une problématique générale et sociétale.
La notion est apparue il y a une quarantaine d’années grâce aux sociologues Jill Radford et Diana H. Russell, mais le féminicide est un phénomène qui existe depuis la nuit des temps, ainsi que l’historienne Christelle Taraud nous l’explique dans le premier chapitre de ce focus. Il est en effet l’expression du système de domination masculine qui opprime les femmes et qui existe partout et depuis toujours. Ce système, le système dit patriarcal, repose sur la violence et la perpétue. Il s’est infiltré dans nos imaginaires collectifs, nous faisant croire qu’il n’y a rien de plus normal, et que ce n’est “pas si grave que ça”. C’est pourquoi les violences faites aux femmes et les féminicides sont relativisés, banalisés, voire tolérés et ignorés, de nos représentations mentales jusqu’à nos institutions.
Un exemple parmi d’autres, cette décision de mars 2022 de la cour du travail de Liège (division de Namur), fort commentée parmi les juristes et à laquelle axelle a pu avoir accès. Un homme tue sa femme par étranglement, puis avoue et est arrêté en février 2018. À la suite de ce féminicide (“homicide volontaire”), son employeur le licencie pour “faute grave”. Lui, souhaitant réintégrer son emploi dans le cadre de sa libération (sous conditions en novembre 2018, soit… neuf mois après son arrestation), conteste la “faute grave”. Il obtient, en première instance puis en appel, le soutien du tribunal du travail. Il estimait, visiblement à raison selon la Justice, qu’il pouvait tout à fait retrouver son travail et que la confiance avec son employeur n’était pas rompue. Car un féminicide… n’est pas une faute grave.
StopFeminicide et son travail de recensement
StopFeminicide est un outil créé en 2017 par la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes. Il recense les féminicides partout en Belgique. Des années durant, il a été géré par des bénévoles qui fouillaient la presse quotidiennement et épluchaient tous les articles mentionnant des morts suspectes de femmes, des situations de violences conjugales, des corps retrouvés, des disparitions de femmes, etc. Cette veille médiatique, les bénévoles s’en chargeaient sur leur temps libre. Aujourd’hui, c’est la coordinatrice de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (autrice de cette carte blanche) qui assume ce travail de recensement.
Des années durant, le blog a été géré par des bénévoles qui fouillaient la presse quotidiennement sur leur temps libre.
À l’heure d’écrire ces lignes, début décembre, StopFeminicide comptabilise déjà 22 féminicides pour 2022. Le prochain article de ce focus dresse d’ailleurs un portrait de chacune d’entre elles, à leur mémoire. Depuis la création de notre blog, 177 féminicides ont été identifiés.
Lorsqu’on compare ces chiffres à ceux de la France, par exemple, ils s’avèrent considérables, toutes proportions gardées. Précisons toutefois que la comparaison est difficile, les méthodes de recensement n’étant pas les mêmes. En outre, les pouvoirs publics belges n’ayant décidé que très récemment d’enfin prendre le phénomène au sérieux, aucun chiffre officiel n’existe pour l’instant. Il a toujours fallu s’en référer à la presse. Au mieux, et pour toutes les raisons d’absence d’information, de transparence, de communication, ou encore d’évaluation de la pertinence que l’on peut imaginer, les médias ne se présentent pas comme une source fiable et, encore moins, exhaustive. En d’autres termes, les chiffres sont très partiels et ne représentent que la partie émergée de l’iceberg.
Alors, pourquoi compte-t-on nos mortes chez StopFeminicide ?
Premièrement, nous souhaitons leur rendre hommage (ou plutôt “femmage”). Nous voulons nommer et donner un visage à ces femmes ayant perdu la vie de façon tellement insensée et intolérable. Il est facile de les oublier quand elles sont anonymisées, quand leur féminicide n’est pas identifié comme tel ou qu’il est banalisé car relayé dans les faits divers d’un journal local.
Nous voulons nommer et donner un visage à ces femmes ayant perdu la vie de façon tellement insensée et intolérable.
Même si la situation évolue, le féminicide est un phénomène encore peu ou mal médiatisé. De plus, dans les médias comme dans le monde de la Justice, les auteurs sont souvent pris en pitié, voire excusés, à coups de termes nébuleux comme “drame familial” ou “il supportait mal la séparation”. Il arrive même que la faute soit imputée aux victimes, pas si subtilement que ça (comme dans le cas cité plus haut : dans le jugement, le tribunal du travail prend soin de donner de nombreux détails concernant la santé mentale de la victime, dans un but manifeste de dédouaner l’auteur).
Pour nous, il est primordial de se souvenir et d’honorer la mémoire des victimes, les femmes qui se cachent (ou que l’on cache) derrière ces histoires. Et de penser aux milliers de femmes qui continuent à survivre quotidiennement, en silence, aux violences machistes partout en Belgique.
• Pour aller plus loin / Non, féminicides et filicides ne sont pas des “homicides altruistes” et voici pourquoi
Ensuite, nous souhaitons initier le changement. En profondeur. Comment faire à notre niveau ? En essayant tant bien que mal de lever le voile sur cette réalité occultée depuis des années, en tirant la sonnette d’alarme. Nous attirons donc l’attention, d’une part, sur les violences faites aux femmes, et plus particulièrement le féminicide, et d’autre part, sur le besoin crucial d’investissement dans la prévention de telles violences.
En Belgique, les mesures adoptées jusqu’ici en matière de violences faites aux femmes ont en effet essentiellement été répressives ou coulées dans des mécanismes d’accompagnement dans l’urgence, c’est-à-dire lorsque les violences ont déjà eu lieu. La question de la prévention, pourtant si primordiale, est entièrement déléguée aux associations féministes et aux services spécialisés.
C’est pourquoi en attirant l’attention sur les meurtres systémiques et systématiques des femmes, nous espérons faire montre de notre colère tout en signalant aux politiques que, même si elles/ils se sont enfin décidé·es à agir, nous continuerons à nous manifester, à les inciter à s’engager, à agir, collectivement, non seulement pour prévenir de futurs féminicides, mais aussi et surtout pour changer les mentalités en profondeur et contribuer à construire une société sans violences.
Un problème ne peut pas être résolu s’il ne peut pas être mesuré.
Qui plus est, il est indispensable de procéder au recensement des féminicides pour la simple et bonne raison qu’un problème ne peut pas être résolu s’il ne peut pas être mesuré. Si les autorités ne connaissent pas l’étendue du problème, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elles le traitent correctement. Dans la lutte contre les féminicides, l’absence d’informations n’est pas uniquement un obstacle, elle rend cette lutte impossible. Comment, sinon, mesurer l’ampleur de ce problème systémique mais invisibilisé ? Comment comparer la situation en Belgique par rapport à celle dans d’autres pays ? Comment mettre en commun nos recherches et réfléchir à des solutions concrètes, pointues et adaptées ?
Albert Einstein aurait dit (on lui attribue souvent de fausses citations) qu’aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré. En d’autres termes, qu’un problème ne peut pas être résolu en réfléchissant de la même manière qu’il a été créé. Et en Belgique, au niveau des pouvoirs publics, il n’y a pas de réelle remise en question du contexte sociétal dans lequel se produisent les féminicides. Il existe évidemment une dernière raison expliquant pourquoi nous recensons les féminicides : parce que, jusque-là, personne d’autre ne l’a fait.
Le combat continue
La loi a été votée. C’est une étape, attendue, nécessaire. Nous espérons désormais que le geste sera joint à la parole et que des changements concrets s’opéreront. Nous en avons assez de vivre dans une société qui, au-delà de ne pas pouvoir garantir le droit de vivre en sécurité à la moitié de sa population, tolère les violences faites aux femmes. Nous en avons assez de cette banalisation, de cette indifférence et, dans le moins pire des cas, de ce sous-investissement.
Nous espérons désormais que le geste sera joint à la parole et que des changements concrets s’opéreront.
Et, surtout, nous voulons que le gouvernement fasse de la prévention une priorité, au centre de la lutte contre les violences faites aux femmes et les féminicides. Nous voulons qu’à travers un travail de prévention globalisé et cohérent, qui prenne en compte les rapports de pouvoir inégalitaires entre femmes et hommes à notre société, il n’y ait plus de féminicides à comptabiliser. Notre message sera fondamentalement toujours politique : un tel changement ne pourra s’opérer qu’à travers une transformation profonde de notre société et de notre imaginaire collectif.
Voici donc, pour conclure, notre engagement ferme : nous n’arrêterons pas de recenser les féminicides, ni de donner un nom et un visage aux femmes qui en sont victimes.