L’actrice et réalisatrice Aïssa Maïga passe pour la première fois derrière la caméra et porte un docu-fiction d’une grande force consacré aux conséquences bien concrètes du réchauffement de la planète sur le quotidien d’une communauté du Niger et en particulier d’une jeune fille, Houlaye. À l’occasion de la sortie de Marcher sur l’eau, Aïssa Maïga a répondu aux questions d’axelle.
Houlaye a 15 ans. Elle habite Tatiste, un village de la communauté des Peuls Wodaabe, un peuple du sud du Niger. Dans cette région de plus en plus désertique, la ressource la plus précieuse et la plus difficile à obtenir, c’est l’eau. La jeune Houlaye et ses frères et sœurs souffrent déjà des conséquences dramatiques du réchauffement climatique…
Marcher sur l’eau, le premier film de la réalisatrice et comédienne Aïssa Maïga, née au Sénégal, nous plonge dans le quotidien de cette jeune fille qui voit ses parents partir pour tenter de gagner de quoi nourrir leur famille. En leur absence, c’est à elle de prendre en charge le village, les enfants. Pendant de longues heures, chaque jour, Houlaye charge son âne de bidons vides, va les remplir au puits. Au creux du ventre, la crainte de le trouver à sec. La crainte, aussi, pour son avenir. Comment aller à l’école avec ces responsabilités ? Quand reviendra leur mère ? Est-ce que leur père est en vie ? L’espoir d’Houlaye et de sa famille, c’est d’arriver à convaincre les autorités de creuser un forage. Ce forage permettrait à Houlaye et à son village, mais aussi aux villages voisins, d’avoir un accès à l’eau.
Pour suivre ces tractations administratives mais aussi le quotidien de cette jeune fille et de ces enfants, Aïssa Maïga s’est rendue régulièrement à Tatiste. Marcher sur l’eau nous fait vivre une année complète, de la saison des pluies, de plus en plus courte, aux périodes de sécheresse qui rendent la terre dure et friable comme du sable.
D’une manière très esthétique – les images, parfois très dures, sont à couper le souffle –, ce docu-fiction alerte sur les conséquences des changements climatiques pour leurs principales victimes, les femmes issues des pays les plus pauvres. La réalisatrice fait le pari de ne pas commenter le film, au plus près de la vie d’Houlaye. Et c’est réussi. La force du sujet et le personnage d’Houlaye donnent un film extrêmement bien réalisé. On en oublie vite les quelques mises en scène destinées à servir le propos, et on se laisse emporter au cœur du Niger, si beau… et si fragile.
Marcher sur l’eau suscite de nombreuses questions sur les excès et les dérives de nos sociétés industrielles, mais aussi sur les conséquences qui pèsent sur les femmes et les jeunes filles, qu’on aurait envie de le recommander à toutes les écoles… et surtout à tous les sommets climat.
Marcher sur l’eau, d’Aïssa Maïga, en salle depuis le 26 janvier.
Nous avons rencontré Aïssa Maïga à l’issue de l’avant-première de son film aux Grignoux, à Liège, début janvier.
L’un des constats que vous dressez dans votre film est assez implacable : ce sont les pays riches qui polluent, et les pauvres qui en pâtissent le plus.
“Oui. En moins d’une génération, le cycle des pluies a été complètement perturbé. Quand j’étais enfant et adolescente, la saison des pluies durait quatre à cinq mois ; aujourd’hui, elle dure entre deux et trois mois et au bout du 2e mois, les pluies s’espacent, sont moins fréquentes… Ce qui fait que les nappes phréatiques sont sèches toute l’année. Les mares, qui permettent aux animaux et aux humains de s’abreuver, s’assèchent : je l’ai vu de mes propres yeux ! En une semaine, une mare grande comme une salle de cinéma a disparu !
Ce changement, les gens sur place le constatent. Ce qu’ils ignoraient, c’est que c’était à l’échelle planétaire. Mais ils savent que ce qu’ils vivent, eux, est beaucoup plus dur qu’ailleurs.
Ces personnes qui ne polluent pas sont les victimes collatérales du réchauffement.
C’était assez étonnant de discuter avec les adultes, de leur expliquer que 95 % des émissions de gaz à effet de serre sont émis par les pays industrialisés, dont le Niger ne fait pas partie… Et qu’ils sont tout de même les premiers quasiment à subir aussi durement la raréfaction de l’eau. Ça, c’était quelque chose qu’ils ignoraient, ils n’ont pas accès à l’information globale. Il y a quelque chose de révoltant à se dire que ces personnes, qui ne polluent pas, sont les victimes collatérales du réchauffement et du dérèglement du climat.”
Il est aujourd’hui prouvé que les femmes constituent les premières victimes des dérèglements climatiques : c’est le cas dans votre film.
“Oui. Les hommes jouent un rôle dans le film, évidemment, ils vont faire paître leur bétail, ils partent en transhumance. C’est aussi très souvent grâce à leur force que l’eau sort du puits… Donc ils ont un rôle. Mais j’ai choisi de focaliser mon film sur la condition féminine parce que très tôt, les jeunes filles sont mobilisées – dix fois plus qu’elles ne l’étaient traditionnellement dans la société Peul Wodaabe.
Il y a encore quinze ou vingt ans, ces familles étaient nomades. Elles avaient plus de bétail qu’aujourd’hui et vivaient de l’élevage et de la vente de leur lait. Aujourd’hui, les sécheresses ont décimé les troupeaux, les pâturages restent verts de moins en moins longtemps. Tout cela crée des tensions entre éleveurs et cultivateurs… Vous l’avez vu dans le film, les hommes doivent partir, seuls avec leurs bêtes, pour les nourrir, de plus en plus loin…
Toutes ces conditions font qu’aujourd’hui, une charge énorme pèse sur les épaules des filles et des femmes Wodaabe. Le réchauffement climatique dégrade leurs conditions de vie. Si l’eau, si les pluies ne manquaient pas, une jeune femme comme Houlaye ne serait pas laissée seule à la tête du foyer. Elle a subitement à sa charge la nourriture, l’hygiène, la santé et l’éducation de toute la maisonnée. Ce sont des responsabilités qui sont lourdes et qui entravent sa scolarité et donc son émancipation, son avenir et l’avenir de ses enfants.”
Comment décririez-vous Houlaye, l’héroïne de ce film ?
“Houlaye m’a fascinée. La première fois que je l’ai vue, c’était dans la salle de classe. J’ai sorti mon téléphone, je ne voulais pas la gêner et je l’ai filmée discrètement. Elle a vite vu que je la regardais et, à un moment, c’est elle qui m’a regardée, droit dans les yeux. Et ce que j’ai vu dans ce regard… C’était incroyable. Chez Houlaye, il y a de la pudeur, de la profondeur, de l’intelligence et ça donne un mélange très puissant et très gracieux. Voir ce qu’elle porte force le respect ; tout ce qu’elle endure aussi.
Ce que j’ai vraiment aimé aussi, c’est le propre des adolescents : ce côté très adulte, la plupart du temps et puis, dans certaines situations, je voyais que c’était une enfant. C’était hyper touchant de la voir dans ces moments-là. Parce que c’est un besoin, pour un enfant et un adolescent, de jouer, de s’évader, d’échapper aux responsabilités, c’est un droit.”
Les enfants, en effet, sont encore un angle mort des débats autour des bouleversements climatiques, alors qu’elles et ils sont directement concerné·es, on le voit dans le film…
“Oui, les droits de l’enfant sont mis en péril par la question climatique. Un enfant en bas âge, qui voit sa mère et son père partir, en souffre. Les parents peuvent rester des semaines, des mois absents. Psychologiquement, cela laisse des traces et crée un manque. Heureusement, souvent, la solidarité fonctionne : les mères vont laisser leurs enfants à une grande fille, à une sœur, à une voisine à une coépouse… Mais elles savent que face au manque de nourriture, face au manque d’eau, les femmes qui s’en occupent vont privilégier leurs propres enfants. Donc c’est très difficile, psychologiquement, émotionnellement, pour les enfants et les parents, de voir la cellule familiale éclater à cause de l’intensification des sécheresses dues au réchauffement climatique.”
L’eau est elle aussi un personnage du film. Et le manque d’eau apparaît être une violence inouïe.
“Lors de la préparation du film, je me suis beaucoup intéressée à l’effet domino du manque d’eau. À ce que cela provoque. À partir du moment où l’on manque d’eau, toute la famille est mobilisée. Une fatigue physique et psychique s’installe, une forme d’usure. Aller et venir au puits tous les jours, Ça prend des heures.
Ces enfants n’ont pas le temps d’aller à l’école parce qu’il faut ramener de l’eau.
Ensuite, il y a l’empêchement scolaire. Ces enfants n’ont pas le temps d’aller à l’école parce qu’il faut ramener de l’eau. Pendant le tournage, lors de la saison sèche, le professeur était dépité parce que les enfants n’étaient pas là. C’est très difficile de maintenir un enseignement dans ces conditions-là. Certains de ces enfants n’auront jamais le niveau pour atteindre le collège et sortir de cette vie. Ensuite, la question de la santé est cruciale. La mortalité infantile galope lorsque l’eau n’est pas potable. La mortalité des femmes en couches également, les maladies parasitaires…
Enfin, les exodes sont générateurs de chaos : ces femmes qui quittent leur village, parfois même leur pays, pour aller vendre des médicaments, faire des tresses, des ménages dans les grandes villes. Ces hommes qui partent vers des plaines plus vertes… Ce chaos est propice à ce que ces jeunes, laissés seuls, soient la proie de bandits qui les recrutent, de terroristes… C’est plus facile de gagner sa vie ainsi qu’en restant au village avec les corvées d’eau toute la journée. Cette situation crée des tensions, partout, entre les communautés différentes. Elles vivaient ensemble depuis des centaines d’années et le manque d’eau les dresse les unes contre les autres.
Aucun être humain sur cette terre ne peut vivre sans eau.
Les conséquences sont multiples et pourtant il y a quand même une donnée toute simple : aucun être humain sur cette terre ne peut vivre sans eau. Aucun. Quels que soient notre niveau de vie, de connaissance, notre genre, notre âge, on ne peut pas vivre sans eau. Donc on devrait être en état d’urgence totale, la crise de l’eau devrait être déclarée depuis longtemps, notamment au niveau des Nations Unies. Et pourtant, aujourd’hui, sur la planète, deux milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau.”
Sur les réseaux sociaux, le #BalanceTonBar explose. Né à Bruxelles en octobre après des révélations de violences sexuelles ayant eu lieu dans des cafés proches du cimetière d’Ixelles, le mouvement a atteint la France et le Canada. Partout, des femmes et des jeunes filles dénoncent les agressions subies dans des bars, la drogue mise dans leur verre à leur insu par des inconnus. Liège ne fait pas exception. axelle a écouté victimes, militantes féministes et institutions concernées. Nos interlocuteurs/trices dressent un constat sombre pour notre dossier sur “l’amour au temps du patriarcat” : comment, dans ce contexte, être insouciante, s’amuser, flirter librement ? Mais pour certaines, nous sommes à un tournant dans la prise de conscience collective.
Le mouvement #BalanceTonBar est un raz-de-marée. Il a commencé mi-octobre, avec des articles et des témoignages accablants. Le 14 octobre, une manifestation a réuni 1.500 personnes à Ixelles pour dénoncer les violences sexuelles et soutenir les femmes ayant été droguées dans certains bars et agressées sexuellement par des employés ou des clients. Les femmes “balancent” : les bars, les serveurs, les inconnus, les sorteurs qui n’ont pas aidé, voire parfois les ami·es qui sont parti·es, qui n’ont pas compris, pas voulu comprendre. Des victimes racontent le mal-être, la prise de conscience que quelque chose “clochait”. Certaines ont réussi à rentrer saines et sauves. Mais la plupart des témoignages parlent de “black-out”, de violences physiques et sexuelles. Sur Instagram en particulier, des pages dédiées aux témoignages voient le jour, comme #BalanceTonBarLiege.
Un # qui met le feu aux poudres
Entre le Carré, la place du Marché, Roture… : la fête, à Liège, c’est une institution. Dans les dizaines de témoignages s’étalent les noms de cafés bien connus. Les créatrices de la page ne s’attendaient pas à ce tsunami. Elles nous racontent : “On a lancé la page une semaine après la création de #BalanceTonBarBruxelles. L’idée était de mettre sur pied un groupe de réflexion, puis un groupe d’action qui pourrait intervenir dans les différents lieux de fête à Liège. On ne connaissait pas vraiment la réalité du terrain, ça ne nous est pas arrivé personnellement, et on avait envie d’avoir des chiffres parce qu’on n’a pas trouvé de statistiques en Belgique. Donc on voulait identifier les problèmes à Liège, et on a ainsi lancé la page Instagram. On ne s’attendait pas à ce que ces violences soient si répandues. C’est partout. Aucun lieu ne semble y échapper.”
On ne s’attendait pas à ce que ces violences soient si répandues. C’est partout. Aucun lieu ne semble y échapper.
En quelques jours, elles récoltent plusieurs centaines de témoignages d’agressions, de soumission chimique (selon l’Académie nationale de médecine en France, “l’administration à des fins criminelles ou délictueuses de substances psychoactives à l’insu de la victime”), de viols. Fin novembre, elles dressent un premier bilan : “Ce qu’on voit dans les témoignages, c’est que parfois les victimes sont spécifiquement ciblées, mais parfois non. Les agresseurs sont parfois des barmans, parfois des clients. Il y a très peu de réaction des bars quand ça arrive à une femme. Soit ils ne la prennent pas en charge soit ils la culpabilisent.” Les créatrices de la page, submergées, sont malgré tout renforcées par l’ampleur que revêt le mouvement, en France, au Canada notamment.
Siham et Mathilde
Siham a 34 ans. Cette professeure de philo et de citoyenneté dans une école secondaire a subi une agression sexuelle après une prise de drogue non consentie dans un café en plein centre de Liège. “J’étais en soirée avec des ami·es dans un bar gay, la soirée se passait bien, tout le monde dansait. À un moment, un homme m’a abordée, j’ai discuté avec lui, il m’a offert un verre. Et à partir de là, c’est le trou noir… Après ce verre, j’ai disparu. Mes ami·es m’ont cherchée, ont fini par se dire que j’étais rentrée chez moi. De 2 heures à 8 heures du matin, je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé. J’ai repris conscience, comme si on claquait des doigts, je marchais dans ma rue. Je n’avais plus rien : plus de sac, plus de téléphone, plus de clés… Plus rien. Par contre, j’étais pleine de terre, j’étais dégueulasse… J’ai été porter plainte à la police le lendemain avec un ami. Mais je ne savais rien décrire, et les caméras de rue n’ont pas pu aider. J’ai contacté le personnel du bar pour demander les images du soir en question, ils ont refusé. Ma plainte a été classée sans suite. J’ai appris que 15 jours plus tard, il y était arrivé la même chose à une autre, il y avait donc peut-être bien un prédateur qui rodait alors autour ou dans ce bar.”
De 2 heures à 8 heures du matin, je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé.
Mathilde a 28 ans. Elle nous confie avoir complètement enfoui cette agression et puis, d’un coup, y avoir repensé, beaucoup. “Pour moi, c’était il y a plus ou moins 8 ans, dans le Carré. Black-out après avoir suivi l’invitation d’un serveur à rentrer dans son bar prendre un shot offert. Réveil le lendemain dans un couloir de l’hôpital Saint-Joseph, sans téléphone ni veste, à côté de mon amie qui avait vécu le même black-out suite à un verre offert par le même serveur. Premier réflexe : vérifier mon pantalon, ma ceinture, ma culotte, être rassurée que rien n’ait bougé. Je ne me souviens plus des détails, du bar, et j’ai fini par me convaincre que nous avions simplement trop bu, que les shots étaient trop forts. Ensuite, j’étais très confuse et épuisée. Je n’ai presque rien pu faire pendant quelques jours. J’avais l’impression de ne pas avoir de réponses ou de mots à mettre sur ce que j’avais vécu.”
Pour les victimes, une constante : le sentiment d’humiliation, puis la culpabilité. “J’ai longtemps vécu dans un déni, explique Mathilde, j’ai eu peur un moment que des gens me reconnaissent après m’avoir vue inconsciente dans la rue.” Siham analyse : “J’étais mal dans ma peau, je me suis sentie sale pendant des jours. Et je pleurais, pleurais… Je n’ai pourtant jamais arrêté de travailler. Rester chez moi, c’était être face à une réalité que j’avais envie de fuir. J’ai suivi une thérapie. Aujourd’hui, je vais mieux, mais dès que j’en parle, je tremble de l’intérieur…”
Jeune mouvement, faits anciens
Certains des centaines de témoignages qui défilent sur les différentes pages #BalanceTonBar et dans les médias rapportent des situations récentes, mais d’autres sont bien plus anciennes. Lucien Bodson est urgentiste au CHU de Liège et connaît bien le phénomène de “soumission chimique” : “Ce problème est connu depuis des dizaines d’années. Le Flunitrazépam, un sédatif, était fréquent avant l’arrivée du GHB [anesthésiant utilisé en médecine et surnommé “drogue du viol”, ndlr] et du GBL [solvant industriel qui se transforme en GHB une fois dans l’organisme, ndlr], plus aisés à obtenir.” Le souci principal auquel sont confronté·es les soignant·es est la disparition rapide des produits dans le sang des victimes : “La toxicologie n’est hélas pas toujours utile car les produits disparaissent rapidement du sang et des urines, la plupart du temps en quelques heures. L’anamnèse [l’historique de la victime, ndlr] détaillée avec le timing précis des événements est l’élément le plus important, d’où l’intérêt d’avoir un ou plusieurs témoins.”
Je pense que ce mouvement améliorera la prise de conscience des soignants. Quand le risque physique est écarté, on n’investigue pas suffisamment pour repérer un acte malveillant éventuel.
Sur les pages Instagram #BalanceTonBar, reviennent souvent des critiques concernant le manque d’empathie et la mauvaise prise en charge des victimes par les soignant·es ou par la police. Mathilde se rappelle : “À l’hôpital, j’étais désorientée, dans l’incompréhension de ce qu’il m’était arrivé. En retour, on a refusé toute analyse, on m’a sermonnée sur le fait que j’avais “trop bu”, on m’a demandé de “libérer la place”.” Lucien Bodson reconnaît qu’il y a des lacunes dans la prise en charge : “Je pense que ce mouvement améliorera la prise de conscience des soignants. Quand le risque physique est écarté, on n’investigue pas suffisamment pour repérer un acte malveillant éventuel. Un avis psychologique devrait également être plus systématiquement demandé.”
Des bars déjà dans le collimateur de la Justice
Début novembre, face à l’explosion du mouvement, la Ville de Liège et son Conseil de la nuit rappellent dans un communiqué les actions déjà mises en place pour “lutter contre les violences sexuelles, renforcer la sécurité des lieux festifs et améliorer la vie nocturne de la Cité ardente. Ces actions développées au départ d’“Un Carré qui tourne rond” sont désormais étendues aux différents quartiers festifs.” Il s’agit d’un plan d’action qui prévoit un renforcement de la présence policière, des dispositifs caméras plus étendus, un meilleur éclairage dans la ville, des informations dans les écoles et des campagnes de prévention autour des grands événements festifs (fin des examens, St-Nicolas, St-Toré, 15 août, Ardentes…). Ce plan comprend aussi une labellisation des cafés et bars qui s’engagent à être des “cafés secours” pouvant prendre en charge une potentielle victime. En cas de problème (harcèlement de rue, suspicion de soumission chimique, agression), une victime peut rentrer et demander de l’aide. Le personnel du bar aidera la victime en appelant les secours ou en administrant certains premiers soins.
Certains patrons sont laxistes, ne regardent pas qui ils engagent ou qui ils laissent entrer, ou refusent par exemple de laisser entrer des personnes noires.
Selon certaines de nos sources, la perpétuation des violences dans les bars serait aussi due au fait qu’il existerait deux “types” d’établissements. D’une part, ceux qui s’intègrent au plan et qui voudraient faire avancer les choses, c’est le cas notamment de certains bars du Carré mais aussi de “salles” comme le KulturA., la Zone, le Hangar. Et puis il y a ceux qui refusent d’avancer, par peur de perdre clientèle ou personnel, mais pas seulement… D’après une source, certains seraient des bars régulièrement visés pour des plaintes d’agressions, de racisme et d’homophobie ou ont été ou font l’objet d’enquêtes de police. Mais le sujet est sensible ; les chiffres et statistiques manquent. Nous avons donc fait l’exercice suivant : nous avons sélectionné au hasard 15 des bars cités dans la page #BalanceTonBarLiege et nous avons fait une recherche dans la presse pour savoir s’ils avaient été visés par d’autres plaintes. Au moins sept d’entre eux apparaissent. Il s’agit principalement d’abus de biens sociaux, de fraudes fiscales et de trafic de drogue. Certains patrons (ou anciens patrons) ont été condamnés à de la prison et à des amendes importantes. Parmi ces bars, au moins un est la cible d’une enquête pour des faits de racisme… Mais il ne s’agit que d’une recherche rapide, uniquement pour les faits connus par les médias.
Contactée, l’asbl HoréCarré, qui regroupe les 35 cafés du célèbre Carré liégeois, confirme : la majorité des établissements sont sensibilisés et ont même adopté le label “safe space” du “Carré qui tourne rond”, mais ce n’est pas le cas de tous : “Certains patrons sont laxistes, ne regardent pas qui ils engagent ou qui ils laissent entrer, ou refusent par exemple de laisser entrer des personnes noires”, explique Frédéric Rinné, président de l’asbl. “On est conscients du problème, ajoute-t-il, mais on a peu de moyens d’action. Nous avions bénéficié, il y a quelques années, de formations “Quality Nights” de l’asbl Modus Vivendi. Nous avons demandé à la Ville de refaire ces formations. C’est nécessaire, surtout avec le turn-over du personnel.” Mais à la question : “Reconnaissez-vous un souci dans les établissements liégeois ?”, le président botte en touche : “Il y a des soucis en dehors des cafés, ça oui. Mais on n’est pas comme à Bruxelles, avec des serveurs qui violent et des patrons qui ferment les yeux.” Bref, la prise de conscience n’est pas totale…
Épuisées, mais pleines d’espoir
Les membres du collectif féministe liégeois “Et ta sœur !” sont mobilisé·es depuis le début du mouvement – mais étaient déjà depuis des années engagé·es dans la lutte contre les violences. Pour axelle, le collectif raconte son quotidien depuis l’explosion des témoignages. “On essaye d’agir en recentrant le débat sur la nécessité de changements systémiques, éducation, politique…, et non pas sur les débats opportunistes sur la surveillance et la justice carcérale, qui ne nous semblent pas être des solutions à long terme : il y a de la récidive, peu d’effets sur les chiffres, etc. Mais on reste des bénévoles : on fait du mieux qu’on peut avec la charge mentale que cela implique. Cette charge se répercute sur chaque militant·e du collectif, alors qu’on travaille pour le bien commun de la société.”
On essaye d’agir en recentrant le débat sur la nécessité de changements systémiques, éducation, politique…, et non pas sur les débats opportunistes sur la surveillance et la justice carcérale, qui ne nous semblent pas être des solutions à long terme.
Du côté des créatrices de la page #BalanceTonBarLiege, c’est d’abord le besoin de prendre un peu de recul qui se fait sentir. Après avoir lu tant de témoignages difficiles, l’épuisement guette. “On a des hauts et des bas, des journées un peu anxieuses. Quand on a relayé le boycott du 12 novembre [action de boycott des bars, ndlr], on a subi des insultes.” Elles comptent toutefois se mettre autour de la table avec le secteur de la nuit pour faire en sorte que cette page Instagram ne soit pas qu’une page et aboutisse à des projets concrets.
Et maintenant ?
Du côté de la Ville de Liège, on nous assure que les discussions vont continuer. Plusieurs pistes sont explorées : le renforcement du plan d’action, un partenariat avec d’autres plans existant ailleurs, un dispositif spécial au sein de la province. Et les communes et provinces sont très peu financées pour la lutte contre les violences faites aux femmes – des compétences communautaires et fédérales.
Pour le collectif “Et ta sœur !”, les réponses doivent être rapidement mises en place : “Il a été question de discuter avec un endroit festif liégeois qui se soucie de cet enjeu mais globalement, malgré une bonne volonté de façade – parfois –, les tenancier·ères n’ont pas encore entrepris de nous contacter, ni de mettre en place des choses. Nous avons régulièrement déclaré être à disposition de la Ville de Liège pour des améliorations mais sans retour. Nous sommes très critiques face à leurs campagnes de sécurité récentes, qui ne prennent pas du tout en compte la dimension de genre et remettent la responsabilité sur la victime. La Ville appelle à “bien s’entourer”, à “être raisonnable”, à “contacter les autorités” ou à “contacter le personnel du café”. En résumé, on pense qu’il y a beaucoup d’associations et beaucoup de ressources déjà à disposition, existant depuis des années, car ce n’est pas nouveau : il est temps que les institutions concernées fassent maintenant le pas.”
Nous sommes très critiques face à leurs campagnes de sécurité récentes, qui ne prennent pas du tout en compte la dimension de genre et remettent la responsabilité sur la victime.
Parmi les pistes identifiées par le collectif : des formations “safe night” pour le personnel des cafés, la désignation d’une personne du personnel formée et de confiance pour les victimes, des campagnes de sensibilisation auprès des client·es, le rappel des peines encourues (bien que le collectif critique la “société punitive”), l’accès facilité aux images des caméras pour les victimes qui souhaiteraient porter plainte ou encore une répartition paritaire en termes de genre des organisateurs/trices mais aussi des artistes dans les événements et sur la scène festive.
En parallèle, le collectif demande un travail de fond contre les violences patriarcales et la culture du viol. “Ce mouvement n’est qu’une petite étape de visibilisation des violences mais on voit que tout doucement la résistance s’organise, on est très optimistes pour le futur ! En effet, la parole se libère depuis des années déjà mais le contexte est aujourd’hui favorable : profitons de cette mobilisation pour que ces violences sexistes soient vraiment mises sur la table !” Mathilde aussi a un message à faire passer : “Il faut arrêter de culpabiliser les victimes et traquer les bourreaux. Aux jeunes femmes aujourd’hui : arrêtons de nous culpabiliser, ayons le courage de nous défendre, soyons attentives les unes aux autres. Et ne vivons pas dans la peur !”
Les pages #BalanceTonBar continuent de recevoir des dizaines de témoignages par jour, plus seulement de violences sexuelles ou de soumission chimique mais aussi de victimes de racisme, d’homophobie ou de transphobie. Le mouvement a brisé une digue, les victimes parlent… C’est à la société et aux autorités à les entendre, et à agir.
En juillet 2021, des trombes d’eau s’abattent sur toute l’Europe de l’Ouest, dont la Belgique : des inondations de grande ampleur touchent la Wallonie. À l’automne, axelle est allée à Trooz, à la rencontre de sinistrées qui doivent maintenant (se) reconstruire.
“Ici, c’était la salle de bain, là-bas, la cuisine équipée et une grande table avec un miroir accroché au mur. Là, j’avais un petit bureau, puis le salon.” Au milieu des débris qui parsèment le sol, Vinciane Raucq s’arrête. De sa maison, il ne reste plus que des ruines. Si (presque) rien n’est visible de l’extérieur, il suffit de faire un pas à l’intérieur pour comprendre l’ampleur des dégâts. Plus aucun meuble, les murs en briques sont nus, le plâtre s’est désagrégé. En bref, il ne reste que la charpente, le squelette de la maison, mais elle est aussi mal en point : deux grandes poutres rouges métalliques, prêtées par des bénévoles, soutiennent la partie centrale du plafond. La maison de Vinciane fait partie des 50.000 habitations sinistrées lors des inondations des 14 et 15 juillet 2021, qui ont touché 209 des 262 communes de la Région wallonne. Il y a eu 42 décès. Il s’agit de l’une des pires catastrophes naturelles subies par la Belgique.
Les ravages de la Vesdre
À Trooz, petite commune de la province de Liège située le long de la Vesdre, l’eau est montée à certains endroits plus haut que le premier étage. “D’habitude, quand il y a des inondations, l’eau va jusqu’à la place, mais ne monte jamais jusque chez moi.” Vinciane se souvient : “Le jour des inondations, j’étais dehors, j’essayais d’évacuer les personnes âgées de la place, leurs chiens et leurs chats. L’eau a continué à monter. Je n’ai pu prendre que mes chiens, mon sac et mes ordinateurs avant de monter au premier étage rejoindre mon mari, qui est en situation de handicap. Heureusement, mon fils était au travail et a pu aller dormir ailleurs. Un peu plus tard, je suis redescendue pour prendre des boîtes de conserve, mes médicaments et ceux de mon mari et l’eau m’arrivait déjà au-dessus de la poitrine.”
Quand des mères alertent à propos de violences sexuelles commises sur leur(s) enfant(s) par leur père, les services de première ligne, d’aide et de protection de la jeunesse, ainsi que le système judiciaire, ne sont pas toujours à même de les entendre, voire les criminalisent et remettent les enfants… au père suspecté. Sujet tendu, situations complexes, les réalités vécues par ces mères et par leurs enfants viennent heurter de plein fouet le principe de protection des plus vulnérables d’entre nous : comment le système peut-il faillir à ce point ? Une enquête pour sortir des mécaniques des silences.
Avertissement
Cet article comprend des témoignages de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter.
Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole des mères et de retranscrire les mots qu’elles utilisent en parlant des constats qu’elles ont faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste.
Pour la protection des témoins qui ont voulu partager leur histoire et pour la protection de leurs enfants, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.
En complément à cette enquête, cinq des six témoignages sont à lire dans leur intégralité sur notre site.
Une fois lancées, elles parleront sans interruption, parfois pendant plusieurs heures, la plupart d’un débit rapide, accumulant dates, scènes marquantes, puis innombrables faits de procédure, pas toujours dans l’ordre, les mots se pressant en flots qu’il ne faut pas interrompre, “c’est difficile de parler de ce sujet alors si vous permettez j’enchaîne”. Avec un courage absolu, elles déroulent l’enchaînement des événements qu’il faut écouter dans son entièreté pour en comprendre les ressorts.
Au fil des récits personnels : des récurrences. Au départ, une rencontre, elles y croient malgré certains signes, “j’aurais dû me méfier”, qu’elles se sentent coupables de ne pas avoir écoutés. Le début des violences, insidieux, l’isolement, la perte progressive des repères, la culpabilité. Le désir ou l’irruption de la grossesse. L’intensification des violences, psychologiques toujours, physiques très souvent. Puis viennent les soupçons quand les enfants parlent, et les réactions d’incrédulité totale. Il doit forcément y avoir une autre explication. Lorsque la conviction s’installe malgré la sidération, les trajectoires déjà vacillantes basculent : cet homme commet – sous forme de jeux, de caresses ou de façon physiquement plus violente – des actes destructeurs sur le corps de l’enfant conçu·e ensemble : plongée en apnée dans l’impensable. Ces mères cherchent alors de l’aide, se tournent vers les institutions. Le cauchemar risque de prendre une nouvelle dimension.
Un système aveugle et sourd ?
Souvent, et même si les enfants se confient, ou même si des traces physiques existent, les preuves recevables restent très difficiles à rassembler. Et en matière d’infractions sexuelles, les procédures judiciaires se terminent généralement sur un non-lieu, comme nous le confirment des sources judiciaires et policières. À partir de là, tout ce que les mères pourront dire ou faire se retournera contre elles. L’inversion de la situation, attisée par la stratégie des pères qui, à chaque accusation portée, la renvoie contre la mère, peut prendre alors des proportions insensées. Et plus ces mères essaient de protéger leur(s) enfant(s), soutenues par des professionnel·les ayant étayé ces violences, plus les institutions les tiennent pour “menteuses”, “toxiques”, “folles”.
Il arrive que ces mères protectrices soient déclarées “aliénantes”, qu’elles perdent la garde de leur(s) enfant(s).
Dans le cas des six mères que nous avons écoutées (ainsi que leur entourage et des professionne·les qui les accompagnent, quand c’était possible), et quelle que soit leur position géographique, s’adresser aux institutions censées protéger leurs enfants s’est apparenté à mettre le doigt, le bras, le corps dans un engrenage institutionnel insensé, chaque tentative pour s’en dégager resserrant le piège. Pas entendues, pas crues, il arrive que ces mères protectrices soient déclarées “aliénantes”, qu’elles perdent la garde de leur(s) enfant(s), alors placé·e(s), ou confié·e(s) à la garde exclusive du père. S’ensuivent des années de procédures surréalistes, pressions, injonctions et dilemmes insolubles, des journées saturées d’angoisse, colère, démarches et, parfois aussi, des rencontres avec des professionnel·les à l’écoute. Des années de souffrance psychique – et d’appauvrissement financier – face à un système globalement aveugle et sourd.
Lucile, la fille d’Hélène, a deux ans et demi. À l’été 2018, elle commence à se comporter de façon “étrange, inexpliquée”, raconte la mère, tient des propos inquiétants et fait des cauchemars. Mais le récit d’Hélène débute avant ces “jeux avec papa” que raconte Lucile. Au printemps 2016, début de grossesse, son mari frappe Hélène violemment et l’agresse sexuellement. C’est la première fois. Le couple se fréquente depuis quelques années par périodes ; elle est au courant de ses problèmes d’addiction, de mensonges, mais il semblait aller mieux et vouloir changer. Les quatre années suivantes, Hélène déposera plus de dix plaintes contre lui, pour coups, blessures, harcèlement… Une seule aboutira à une condamnation judiciaire, des années plus tard, en appel.
Après trois ans de mariage, elle le quitte définitivement et obtient la garde de la petite fille. Lui voit Lucile trois fois par semaine, en journée. En septembre 2018, la petite se confie à une amie d’Hélène et une généraliste examine la fillette et constate une béance vaginale et des rougeurs, consignées dans un rapport. Remis au tribunal de la famille, qui ne sera pris en compte ni à ce moment-là ni plus tard. Il faut dire que les rapports médicaux émanant de généralistes ne pèsent pas lourd dans la balance.
De quoi décourager les signalements.
Seul·e un·e médecin légiste est habilité·e à récolter des preuves, dont certaines disparaissent très vite du corps des enfants. Et les généralistes qui alertent peuvent faire face à un dépôt de plainte pour violation du secret professionnel de la part du père soupçonné : de quoi décourager les signalements. Dans le cas de la généraliste de Lucile, deux années de procédure et une traduction devant le Conseil de l’Ordre des médecins avant d’être réhabilitée.
En 2019, l’Ordre belge des médecins divulguait un Code de signalement des violences sexuelles“dans le but d’assister au mieux les victimes de violences sexuelles, mais sans perdre de vue la déontologie” : l’insubmersible secret médical. Pourtant, l’obligation de signalement pour tous·tes les professionnel·les en Belgique figure parmi les nombreuses recommandations du rapport fouillé, consultable en ligne, Pour une politisation de l’inceste et des réponses institutionnelles adaptées. Rapport d’expertise et recommandations, réalisé en 2020 par SOS Inceste et l’Université des Femmes, en collaboration avec des expert·es de tous les secteurs concernés. Effectivement, le monde médical n’est pas le seul à renâcler au changement.
Résistances du monde judiciaire
Dans le champ judiciaire, les résistances s’illustrent notamment par la réaction, en 2020, à la nouvelle imprescriptibilité des délits sexuels graves sur mineur·e. Auparavant, les victimes pouvaient déposer plainte jusqu’à 15 ans après avoir atteint la majorité, donc jusqu’à leur 33e anniversaire. La poursuite de ces délits sans limite dans le temps était une revendication, parmi d’autres, portée de longue date par SOS Inceste. La nouvelle loi a été qualifiée d’”émotionnelle” et de “néfaste à la paix sociale” par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Ligue des droits humains dénonce son aspect “purement symbolique” de même que l’Association Syndicale des Magistrats, qui tentera de la faire annuler.
Autre exemple, la réforme du Code pénal en matière sexuelle, encore à l’état de projet au moment où nous écrivons ces lignes et controversée par ailleurs : elle reconnaît l’inceste comme infraction spécifique. Jusqu’à présent, l’inceste est une circonstance aggravante d’un attentat à la pudeur ou d’un viol. Néanmoins, cette réforme risque aussi de correctionnaliser tous les crimes sexuels, c’est-à-dire “de faire des crimes des hommes contre les femmes de simples délits, une tendance constante de la société patriarcale”, observe Miriam Ben Jattou, co-fondatrice de l’asbl Femmes de droit.
Et pour Lucile ?
On ne va pas protéger votre enfant pour ça !
En cette fin d’année 2018, alors que Lucile s’est confiée plusieurs fois, du côté judiciaire, rien ne bouge pour sa protection. Retour de bâton, l’ex-mari d’Hélène la harcèle, la menace de mort. Le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) lui recommande de se protéger. Hélène se cache avec sa fille dans des auberges de jeunesse loin de chez elle, chez des connaissances. Ça dure deux mois, pendant lesquels elle contacte notamment SOS Enfants. “De toute façon, ce n’est pas grand-chose, ça, Madame. On ne va pas protéger votre enfant pour ça !”, s’entend-elle répondre.
SOS Enfants, consacré à la maltraitance infantile, dépend de l’ONE qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, en chapeaute les 14 équipes aux statuts divers. L’organisme a commandé en 2015 une étude fournissant des recommandations pratiques pour une prise en charge, cohérente et coordonnée, des enfants victimes de maltraitances sexuelles en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les témoignages que nous avons recueillis ne correspondent pas à ces recommandations. Mais Aurore Dachy, responsable de SOS Enfants, ne voudrait pas que ces exemples négatifs occultent la bonne prise en charge de nombreux autres cas. Elle reconnaît un contexte de surcharge de travail, mais elle souligne que l’ONE fournit un cadre global aux différentes équipes – qui n’ont par ailleurs aucun pouvoir contraignant sur les autorités judiciaires – et supervise les formations, notamment pour les jeunes travailleurs/euses, avec une attention particulière portée à la qualité de l’écoute.
C’est chez SOS Inceste et à l’asbl Kaléidos Parole d’Enfants – qui ne peut pas commencer de prise en charge sans décision judiciaire – qu’Hélène trouve des oreilles davantage attentives. Son avocate lui conseille alors de s’adresser au SAJ, le Service de l’aide à la jeunesse, qui l’incite à déposer plainte au pénal pour agressions sexuelles. Sans cette plainte, aucune enquête ne peut démarrer. Nora, une autre des mères témoins, a mis du temps à porter plainte. “Pour moi, c’était une maltraitance grave d’arracher un enfant à son père, sans raison prouvée. Il fallait que je sois sûre.” Ce délai lui sera reproché. “Au tribunal, la juge me dit : “Vous manipulez votre enfant, et un enfant ment, jusqu’à preuve du contraire” !”
Écouter l’enfant, connaître la mémoire traumatique
Hélène suit le conseil du SAJ et, plainte déposée, Lucile, alors trois ans, est entendue en audition vidéo filmée suivant le protocole TAM, “Technique d’audition de mineurs”, à présent généralisé à chaque arrondissement judiciaire. L’audition de Lucile ne donne “rien” ; le Parquet clôture le dossier et refuse des expertises complémentaires. D’après nos sources, le protocole n’est pas adapté aux tout-petits – ou mal appliqué : aucune mise en confiance, entretien sommaire, cadre peu rassurant. Hélène s’est renseignée : il existe un protocole pour les jeunes enfants, Calliope, mis au point par la docteure en psychologie Mireille Cyr au Québec, qui fait son chemin en France. Ce ne sera pas pour Lucile.
Si la mise en place des auditions TAM représente une réelle avancée, Anita Biondo, inspectrice principale de police à Uccle et spécialisée dans la prise en charge des victimes, concède à regret que “même avec de bons dossiers, il n’y aura pas nécessairement un aboutissement judiciaire positif.” Elle souligne l’évolution positive de la prise en charge policière des victimes, mineur·es et adultes, grâce à des formations spécifiques sur les violences (post-)conjugales, leurs impacts néfastes sur les enfants et sur la mémoire traumatique. Des éléments de compréhension cruciaux : si on ne connaît pas le fonctionnement de la mémoire traumatique, il est impossible de comprendre certains comportements des (anciennes) victimes.
Homme invisible… mais ordinaire
SOS Inceste essaie de faire connaître tout ce système de silenciation.
L’inspectrice principale Biondo décrit la réaction classique des agent·es de police : “Pourquoi est-ce que les femmes victimes ne partent pas, et les enfants victimes de faits de mœurs ne disent rien ?” Selon elle, “les manipulations [de l’agresseur, ndlr] peuvent être très subtiles. C’est un père qui va raconter à l’enfant que c’est de l’amour, ou que si l’enfant le dit, ils vont être séparés. C’est ce que SOS Inceste essaie de faire connaître : tout ce système de silenciation.” Parfois aussi, les enfants pensent que ce qu’ils vivent est la normalité.
Miriam Ben Jattou, de l’asbl Femmes de droit, suit une quarantaine de dossiers de mères protectrices ; seulement deux d’entre elles n’ont pas perdu la garde de leur(s) enfant(s). Elle rappelle que les agresseurs ne sont pas des personnalités unidimensionnelles et déplore, comme beaucoup, l’impact négatif de l’affaire Dutroux sur les représentations collectives : l’image du pédocriminel figée dans le moule du monstre absolu et du danger extérieur. Figure repoussoir participant à la difficulté d’imaginer un agresseur au sein de notre cercle intime, père, frère, cousin, grand-père, oncle, ami… Un homme dans plus de 95 % des cas, selon les chiffres de l’enquête Violences et rapports de genre menée en France par l’Ined en 2017, un homme à l’apparence ordinaire, intégré dans la société et dans la famille.
Souvent, [les mères] ne dénoncent pas. La victime qui parle va alors être éjectée du cercle familial.
Si l’inceste maternel, qui existe, est beaucoup moins répandu et moins documenté, l’inspectrice principale signale nombre de dossiers dans lesquels des mères n’ont pas pu prendre en charge la protection de leur(s) enfant(s). “Souvent, elles ne dénoncent pas. La victime qui parle va alors être éjectée du cercle familial, qui se voile complètement la face, de façon consciente ou inconsciente… Chaque cas est différent. J’auditionne des majeur·es adultes, qui ont parlé, enfants, et dont la mère les a enjoint·es au silence : “Tais-toi, tu vas détruire la famille”.” En réalité, dans ces cas, analyse Anita Biondo, la famille est déjà détruite, de l’intérieur.
Aux yeux de la société, les mères, toujours principales pourvoyeuses des soins, portent la responsabilité première de la protection des enfants. Mais lorsque, dénonçant l’inceste, elles attaquent l’image de la famille comme espace sécurisé et celle du père de famille, elles prennent le risque d’être considérées par les intervenant·es des diverses institutions comme vengeresses, ou pathologisées, considérées comme malades, folles. À tel point que certain·es accompagnant·es que nous avons interviewé·es en viennent à leur déconseiller de s’adresser aux services de l’aide à la jeunesse.
Violences institutionnelles
Pour Hélène, à partir de fin 2018, plus question de mettre Lucile en danger ; le CVFE lui conseille d’ailleurs de ne pas remettre l’enfant à son père. Qui dépose plainte. Il déterre un épisode de dépression adolescente dans le chef d’Hélène et affirme la transmission génétique d’une maladie psychiatrique dont souffrirait sa mère : c’est elle, Hélène, le danger pour la fillette. “Le SAJ menace alors de placer Lucile, je pleure au téléphone, je dis que nous sommes en danger. On me traite de folle, encore et toujours.”
On me traite de folle, encore et toujours.
Le SAJ tente d’imposer à Hélène, sur une idée du père, une prise en charge de Lucile à la Cellule Maltraitance, une unité hospitalière d’observation unique en Belgique. “Je leur réponds que la couper de tout lien du jour au lendemain risque d’ajouter un trauma. Ils me menacent. Je demande un accompagnement en ambulatoire [de jour uniquement, ndlr]. Refusé.” Hélène ne donne pas son accord.
Quelque temps plus tard, convoquée dans l’heure devant le tribunal, elle se rend compte que des déléguées du SAJ sont en route vers le lieu d’accueil de jour de sa fille. Arrivée sur place en catastrophe, Hélène voit “les deux dames arracher Lucile, en pleurs, sidérée. On m’empêche de l’accompagner.” La petite fille restera un mois à la Cellule Maltraitance, où les parents ont le droit de la voir une poignée d’heures par semaine. Les examens ne confirment pas mais n’infirment pas non plus les suspicions de violences sexuelles. Le rapport établit que Lucile souffre du “conflit parental”.
En juillet, Hélène est jugée devant un tribunal pénal pour “non-présentation d’enfant” suite à ses deux mois de fuite. Quand elle reçoit la décision de la juge – à qui elle a lancé durant l’audience “Que vous faut-il pour la protéger ?” –, Hélène apprend qu’elle est déchue de ses droits parentaux. Motif : “l’attitude de la maman confine à une forme de fonctionnement pathologique de nature à nuire gravement à l’équilibre de son enfant”. Et ce malgré un rapport psychiatrique positif présenté spontanément.
En fuite
Elle n’a pas revu son fils, confié à la garde du père. De quoi devenir réellement folle.
Les mères qui refusent de remettre l’enfant au père risquent gros. Certaines ont fui la Belgique. Comme Amélie, partie avec son fils vers le Sud. Et par la suite arrêtée, mise en prison et ramenée en Belgique. Bracelet électronique à la cheville, elle n’est plus sortie de chez elle depuis 18 mois lorsque nous la rencontrons. Et n’a pas revu son fils, confié à la garde du père. De quoi devenir réellement folle. Elle doit pourtant particulièrement se tenir à carreau car la menace d’un internement plane sur elle dans son dossier.
Juliette est revenue s’installer en Belgique après s’être réfugiée avec ses enfants dans son pays d’origine, craignant que la Justice belge ne prenne en compte l’accusation de kidnapping déposée par son ex-mari. Elle remercie au passage un policier : “Il nous a sauvé la vie, car il m’a dit qu’il me croyait, et que, à la prochaine attitude que je jugerais inadéquate de la part de mon mari, que cela soit grave ou pas, je devais l’appeler.” Après son retour, Juliette doit se plier à la garde alternée ; sa fille se met dans des “états de transe” quand elle parle de son père, se fait du mal. “Je dépose plainte. Classée, mais le “protectionnel” – les enfants ne peuvent voir le père que dans un centre médiatisé [sous la surveillance d’un·e tiers, ndlr] – est quand même mis en œuvre, ce qui nous place tous dans une situation équivoque et insoutenable.” Juliette fuit à nouveau. Doit revenir.
Nouveau dévoilement de sa fille, nouveau dépôt de plainte, enquête de deux ans. “De nombreuses expertises sont réalisées. Mon fils souffre d’un herpès génital, ma fille avait une synéchie [une cicatrice utérine, ndlr]. Elle s’était exprimée devant expert sur des attouchements ; il y a eu perquisition, on a trouvé de l’haldol [un puissant antipsychotique, ndlr], dans la chambre des enfants chez leur père. Pourtant, il a été estimé qu’il n’y a pas assez de “preuves”. Le père n’a pas été condamné, au bénéfice du doute.”
Crainte de condamner à tort ?
Si, en France, en 2005, le procès d’Outreau, hyper médiatisé, dans lequel des enfants avaient accusé une série d’adultes de faits pédocriminels, ne peut à lui seul expliquer le score dérisoire des condamnations, il n’a en tout cas pas aidé à ce que la parole des enfants et celle des expert·es soit crues : les enfants ont été reconnu·es victimes, nombre d’accusé·es déclaré·es non coupables. Depuis cette affaire, alors que le nombre de dénonciations en Justice augmente, les condamnations pour violences sexuelles ont baissé en France de 40 % (selon les données du ministère de la Justice en 2018). Est-ce qu’en France comme en Belgique, le système judiciaire craint davantage les fausses accusations que la mise en danger des victimes, dans ce cas des enfants ?
Début 2019, à la sortie de Lucile de la Cellule M, le directeur du SPJ, contre l’avis d’une juge de la jeunesse qui demandait davantage d’investigations compte tenu du passif violent du père, remet la petite fille… à la garde exclusive de son père. Décision confirmée en appel. Hélène ne reverra sa fille que trois mois plus tard. Une heure, deux fois par mois, de façon encadrée.
La récurrence des décisions de séparer les enfants de leur mère, particulièrement dans ces cas de dénonciation d’inceste, interroge sur les représentations à l’œuvre parmi les acteurs/trices des SAJ, SPJ et institutions judiciaires. Et les témoignages des mères et des professionnel·les que nous avons recueillis nous permettent de voir une prééminence accordée à la parole et à la place du père et, en miroir, la disqualification totale de la mère. Un dossier d’axelle consacré en novembre 2019 aux enfants exposé·es aux violences conjugales pointait : “L’idée répandue selon laquelle un mari violent est un bon père fait des ravages dans les tribunaux.”
Une scission artificielle entre couple conjugal et couple parental.
Les tribunaux travaillent alors à la préservation – à tout prix – du lien paternel. Cette scission artificielle entre couple conjugal et couple parental, se centrant sur le second, occulte les violences au sein du premier, renvoie les responsabilités dos à dos, et sert d’argument pour imposer la médiation en cas de partage de garde “difficile”. Dans l’affaire d’Hélène – comme dans tant d’autres dont nous avons connaissance –, la cause du mal-être de Lucile est de façon immuable imputée au “conflit” parental, les institutions culpabilisant de plus Hélène de ne pas s’entendre avec son ex-mari, au nom même de l’intérêt supérieur de son enfant : une position insoutenable, et un positionnement des institutions sans issue.
Bon père de famille, toujours
Dans notre même dossier, une mère rapportait la façon dont avait réagi son ex-mari violent à son jugement : “Je ne suis pas coupable, puisque je ne suis pas condamné, et la juge estime que je suis un bon père puisqu’elle ne m’a pas déchu de mes droits paternels.” En matière de vérité judiciaire, les mêmes raccourcis opèrent dans les affaires d’inceste. Ingénieur social, Verlaine Urbain coordonne l’association Resanesco, également antenne belge d’Innocence en Danger. Il est l’auteur d’un mémoire sur le sujet des représentations à l’œuvre chez les acteurs/trices du secteur de l’aide à la jeunesse en cas de dénonciation d’inceste d’un parent par l’autre parent.
Au cours de ses recherches et des entretiens menés, il a remarqué un” glissement de “”non-lieu pour manque de preuve” à “innocenté par la Justice”” chez les conseiller·ères des SAJ et SPJ. Et si le père est “innocenté”, c’est que la mère ment et instrumentalise l’enfant. En collaboration avec des spécialistes des secteurs impliqués, Verlaine Urbain a décortiqué 25 dossiers de dénonciation, par des mères, d’inceste sur leur(s) enfant(s) commis par le père. Il y repère le schéma suivant : “Les SAJ et SPJ n’ont pas mission d’enquêter. Ils renvoient la plupart du temps vers SOS Enfants, qui, par manque de moyens, de personnel et de formation adéquate, ne peut pas toujours garantir la qualité de ses rapports.” Autre constat : “Plus les intervenants sont conscients que le système a des failles, moins ils auront tendance à remettre les enfants aux pères.”
Si les premiers intervenants étaient en faveur du syndrome d’aliénation parentale, les mères n’en voient pas le bout.
Miriam Ben Jattou confirme : “Tout le système part du principe que ces intervenants, pourtant noyés sous le travail, font ce qu’il faut. Si certains services font ça très bien, certaines décisions sont d’une monstruosité hallucinante. Vérifiez, avec le PMS, avec l’école, avec les grands-parents… ! Si, sur cette base-là, il n’y a rien, alors ok, peut-être que la mère s’est trompée ! Mais ce qui rend dingue, c’est qu’on leur dit qu’elles mentent, qu’elles projettent des choses qui ne sont pas vraies alors que rien n’a été vérifié.” Les premiers avis rendus jouent un rôle crucial. “Ce qu’on repère surtout, dit encore la juriste, c’est que si les premiers intervenants étaient en faveur du syndrome d’aliénation parentale, les mères n’en voient pas le bout.” Voici le fameux “SAP”…
Ravages d’un concept qui conforte les stéréotypes
Dans un contexte de grande latitude laissée aux SAJ/SPJ et de stratégies de coercition exercées par des pères, décrites par la chercheuse Gwénola Sueur, les stéréotypes de genre trouvent une validation totale dans la théorie du Syndrome d’Aliénation Parentale (SAP), inventée dans les années 1980 par l’Américain pro-pédophilie Richard Gardner. Selon cette théorie, la mère projette consciemment ou inconsciemment ses angoisses de violences sexuelles sur son enfant, qui invente alors des accusations d’agressions sexuelles pour coller à la projection de sa mère. “Personne n’a envie de croire à l’inceste, poursuit Miriam Ben Jattou, et la théorie du SAP conforte nos représentations : les hommes sont davantage violents physiquement, mais les femmes, ce serait pire, elles manipuleraient psychologiquement.”
Depuis les années 1990, un Belge exilé au Canada, Hubert Van Gijseghem, a donné des centaines de formations promouvant le SAP à des magistrat·es, policier·ères, psychologues, au Canada, en Suisse, en France et en Belgique jusqu’en 2015. Exemple récent de son impact dans notre pays : en septembre 2021, l’Institut de formation judiciaire organisait un colloque sur la rupture du lien parent/enfant sous le patronage du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne. Tous·tes les intervenant·es soutenaient le concept de SAP.
Les fondements du SAP persistent.
Sous le feu des critiques, l’appellation SAP en tant que telle a tendance à disparaître des dossiers mais ses fondements persistent. L’aliénation parentale est désormais utilisée de manière beaucoup plus large (situations où un parent tente d’exclure l’autre parent) par des intervenant·es psychosociales/aux non qualifié·es pour poser de tels diagnostics. On a aussi vu, dans certains dossiers, des intervenant·es parler de “mère fusionnelle”, voire de “syndrome de Münchhausen par procuration” (en réalité extrêmement rare : rendre son enfant malade pour attirer la compassion). Ce sont principalement les mères qui doivent prouver leur santé mentale ; à aucun des pères de nos six récits, il n’a été demandé de bilan psychologique.
Dégâts de la psychanalyse
En médiation ou suivi thérapeutique, la maltraitance ou l’inceste peuvent être considérés comme symptômes d’un dysfonctionnement familial général, dont la mère serait également responsable, et donc à travailler “en famille”. Ainsi, pour aider sa fille, Juliette – cette mère qui a quitté la Belgique – nous raconte être allée voir un psychologue. “Il me parle de “situation incestuelle” et dédramatise.” Situation incestuelle : pas d’agression sexuelle mais un climat malsain de floutage des limites sexuelles instauré par l’adulte avec l’enfant.
Les théories freudiennes (complexe d’Œdipe, mère toute puissante, etc.) ont contribué à discréditer la parole des enfants et à occulter l’inceste. Ces fondements psychanalytiques et psychologiques qui imprègnent nos représentations collectives sont appliqués par des intervenant·es qui peuvent en arriver, et parfois même lorsque la Justice a condamné l’agresseur, à obliger les enfants à revoir leur agresseur et à culpabiliser les mères. Une des mamans raconte : “Une psy d’un centre médiatisé m’a dit : “Il faut que vos enfants aiment leur père, c’est votre responsabilité”.” Si l’intérêt de l’enfant prime sur celui des adultes, pourquoi l’enfant n’aurait-elle/il pas le droit de ne plus revoir son agresseur ?
Culture patriarcale, du viol, de l’inceste
Cet “intérêt supérieur de l’enfant” semble brandi en permanence par les intervenant·es pour imposer des décisions, dans les cas qui nous occupent, aux mères et aux enfants. Laetitia Genin, coordinatrice de Vie Féminine, a été mandatée par des mères qui se sont rassemblées pour se soutenir et s’entraider. Elle a rencontré fin octobre 2021 des responsables de SAJ. Elle a remarqué une différence de perception selon les personnes, et rappelle la nécessité d’une formation des conseiller·ères (aujourd’hui uniquement sur base volontaire) à une lecture genrée des violences. L’asbl Resanesco/Innocence en Danger a mis sur pied avec la psychologue et ex-experte judiciaire Catherine de Voghel, également spécialisée dans le suivi des mamans solos, un projet pilote pour former des psychologues à la prise en charge spécifique des enfants victimes. L’asbl à l’expertise grandissante souhaite le poursuivre à destination des intervenant·es psychosociales/aux. La formation du secteur judiciaire devrait également faire l’objet de toutes les attentions.
Verlaine Urbain pose encore la question de la co-responsabilité politique : le manque structurel de moyens dans les SAJ/SPJ ainsi que le sous-financement de la Justice sont des problématiques connues. Alors qu’en aval, les coûts des procédures, les multiples accompagnements divers, les longs suivis psychologiques, sans parler des placements, sont très élevés.
“Le système inceste”
La souffrance de l’inceste est à la fois intime et sociale.
La romancière Christine Angot fouille la thématique de l’inceste depuis des années au travers de ses écrits. Pour France Culture, elle résume en novembre dernier de façon limpide sa mécanique systémique : “La souffrance de l’inceste est une souffrance qui a la particularité d’être une souffrance à la fois intime et sociale. Si on se concentre sur la dimension sexuelle, on se concentre sur la souffrance intime. Or, non, on ne comprend rien à l’inceste si on ne comprend pas que c’est un asservissement, que c’est un esclavage de l’enfant. Et un esclavage, comme vous le savez, c’est un système, et un système, ça ne se fait pas par une personne toute seule, qui dit, tiens, cette personne sera à mon service. Il faut un pouvoir reconnu pour cela.”
À toutes les étapes et dans tous les secteurs, les mécaniques de silenciation opèrent. L’anthropologue française Dorothée Dussy les réunit sous le vocable “le système inceste” dans Le berceau des dominations, pour lequel elle a interviewé 22 auteurs de faits pédocriminels condamnés par la Justice. Une de ses nombreuses réflexions porte sur le rôle de l’anthropologie. Cette discipline a notamment posé l’inceste comme interdit ultime, comme limite entre l’humanité et l’animalité, et participé à le repousser en dehors de notre “quotidien”. Or, si toutes sortes de comportements violents existent dans le monde animal, soutient Dorothée Dussy, l’inceste n’en fait pas partie. En fait, l’inceste est typiquement humain.
Poursuivant cette piste de réflexion, la directrice de l’Université des Femmes, Valérie Lootvoet, dénonce les grands écarts sociaux : “Tout le monde est d’accord sur le fait que quand un père abandonne ses enfants, frappe, inceste, c’est dégueulasse ; c’est illégitime socialement, mais pourtant légitimé dans les pratiques.” L’analyse féministe éclaire la raison de ces écarts en replaçant l’inceste dans le continuum des violences faites aux femmes. L’appropriation de leur corps est estimée légitime en société patriarcale ; il en va de même pour le fruit de leur corps : leurs enfants.
Depuis plus de deux ans, au prix de procédures et démarches innombrables, de prises en charge systématiquement stoppées par les divers services sous prétexte de “conflit”, Hélène a grappillé quelques heures et une nuit par semaine de droit de visite de Lucile. Comme d’autres mères, elle ne baissera pas les bras. Elles continueront à lutter contre ces dénis de justice. Elles gardent l’espoir de sauver leurs enfants qui, lorsqu’elles/ils sont écouté·es et mis·es en sécurité à temps, peuvent se réparer de façon étonnamment rapide.
À long terme, les conséquences de ces crimes, dont les institutions et les politiques se font les complices, sont immenses, sur la santé mentale et la vie des personnes victimes, sur la famille, sur la descendance. Sommes-nous prêt·es, en tant que société, à écouter ces mères, ces enfants ? Nos institutions sont-elles prêtes ? Pour, enfin, entendre l’inceste, et le prendre réellement en charge.
Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme.
Suite à des révélations et “dévoilements” de sa fille à partir de ses deux ans et demi, Hélène a averti la Justice, le SAJ (service de l’aide à la jeunesse) et le SPJ (service de la protection de la jeunesse). Et perdu la garde de Lucile il y a presque trois ans, au bénéfice du père incriminé. Aujourd’hui, sa fille, qu’elle voit peu, va de plus en plus mal. Le SPJ continue inlassablement à remettre l’état de Lucile sur le dos du “conflit” parental.
Avertissement
• Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici. • Cet article comprend le récit de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter. • Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole d’Hélène et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste. • Pour la protection de cette témoin qui a voulu partager son histoire et pour la protection de son enfant, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.
“En 2006, je rencontre mon futur mari, de façon bizarre. Il sonne à ma porte, me dit qu’il va ouvrir un cabinet de kiné dans le quartier : à cette époque, je porte un plâtre. De fil en aiguille, on engage une relation, compliquée. Je m’aperçois vite qu’il m’a menti sur certains aspects. Son divorce est prononcé en 2014, mais il a l’air de se détruire. Je romps. Il revient vers moi ; ça a l’air d’aller mieux. On se fiance et je suis tout de suite enceinte. Peu avant le mariage, un soir, première scène de coups. Il m’entraîne dans la chambre et je sens bien que je n’ai pas intérêt à m’énerver. Une amie me conduit à l’hôpital : constat de coups, mais je ne porte pas plainte. J’ai un décollement du placenta et vais me reposer chez mes parents. Petit à petit, on se reparle, il m’explique qu’un projet n’a pas marché… Maintenant, je me dis que ce sont des excuses, mais là, enceinte, je décide d’essayer. Ça va mieux… pendant trois mois. Je m’engage dans un prêt pour une maison. Naïvement, je le crois quand il dit que tout va bien se passer.
On emménage fin 2015 ; c’est la catastrophe, violences physiques et psychiques quasiment tous les jours. Les phases de séduction et promesses s’espacent.
L’offre d’achat signée, il recommence les absences, je me sens très seule. On emménage fin 2015 ; c’est la catastrophe, violences physiques et psychiques quasiment tous les jours. Les phases de séduction et promesses s’espacent. J’accouche dans ce contexte, accompagnée par deux sages-femmes, et me sens soutenue. On reste une semaine et demie à l’hôpital ; je ne sais pas si l’équipe avait flairé quelque chose.
Minimisation des violences masculines
Printemps 2016, je pars. J’ai la garde principale de Lucile. Il y a des éléments de violence durant les échanges, mais je me dis que, sur de courtes périodes, Lucile risque moins d’en pâtir. Je pense à ce moment-là qu’il a des problèmes psychiatriques. À l’automne, j’essaie de revivre avec lui, avec “contrat” : il s’engage à ne plus user de violence, et moi, à ne pas partir précipitamment de la maison à cette condition. Tant qu’il y aura des actions en Justice, j’ai l’impression que ça tient – j’ai déposé plus de dix plaintes, avec constats de coups et blessures.
La séparation définitive, très vite après, n’arrête pas les violences : il me poursuit en voiture, me menace, s’introduit chez moi. Ça le calme quand je lui fixe rendez-vous dans un café. J’utilise cette stratégie tout un temps. J’ai plusieurs fois demandé un éloignement en Justice ; rien n’est mis en place. On a tendance à me renvoyer que j’exagère, et lui se présente en victime d’une hystérique : ma mère aurait des phases de délire et moi, une maladie génétique, bipolaire, hystérique, paranoïaque… Il m’avait déjà menacée de mort quand on s’est séparés, de me faire passer pour folle et de me retirer la garde de Lucile. Pour moi, il a fait ce qu’il avait menacé de faire. Malgré tout ça, je suis tenue de lui remettre Lucile. Elle a peur. Il l’a jetée au sol, parfois, avant de s’en prendre à moi.
Inverser et accuser la mère d’être folle
À deux ans et demi, elle commence à tenir des propos bizarres, de petit bonhomme sur sa jambe pour boire du lolo sur son pépète. Elle me demande de mettre la langue dans son pépète devant. Je me demande s’il n’y aurait pas des jeux inappropriés, avec ses cousins par exemple. Je deviens plus vigilante. À l’automne 2018, elle me dit clairement : “C’est Papa qui me fait des bisous que je n’aime pas”, et que maintenant ça fait mal. Je suis atterrée. Avant, je me disais qu’elle avait vu un film, ou une scène inadéquate chez son papa. On va chez une médecin, qui constate une petite béance vaginale et des rougeurs. Et Lucile lui dépose… certains mots. La médecin rédige un rapport, en plus des constats.
La juge de la famille s’énerve sur moi. Mon ex-mari et son avocate n’arrêtent pas de remettre en cause ma santé mentale.
On doit repasser devant le tribunal de la famille parce que j’ai demandé un encadrement pour le changement de garde, pour limiter, dans leur jargon, les “conflits” – ce que j’appelle, moi, de la violence. La juge de la famille s’énerve sur moi. Mon ex-mari et son avocate n’arrêtent pas de remettre en cause ma santé mentale. Toute la défense du père est basée sur l’”aliénation parentale”, [“syndrome d’aliénation parentale”, un concept dont l’utilisation est interdite par plusieurs textes internationaux et pourtant décrit en toutes lettres par les services d’aide à la jeunesse sur leur site , ndlr]. Face à l’absence de mesures prises par la juge de la famille, mon avocate me conseille d’aller au SAJ. Qui me dit de porter plainte, ce que je fais. Une audition vidéo filmée (AVF) est quand même décidée pour Lucile. À l’audition, on l’amène dans une pièce avec deux personnes inconnues, je reste dans le couloir. On me dit ensuite : “Votre enfant n’a rien dit.” Une des dames reconnaît : “Vous savez, les enfants si jeunes, ils ne parlent pas.” Dossier classé sans suite. On repasse au tribunal, et je dis à la juge : “Que vous faut-il pour protéger un enfant ?” Elle me fait sortir.
C’est la faute au “conflit”
À ce moment-là, j’ai toujours la garde principale. Je ne veux plus remettre Lucile à son père ; on a le rapport médical, et ce qu’elle a déposé. Je vais apprendre plus tard, dans un des premiers rapports du SAJ, que l’institutrice de Lucile aussi était inquiète : elle avait, en classe, montré son sexe en criant “Papa, Papa !” Depuis que j’ai déposé plainte pour agressions sexuelles, le père nous menace, nous poursuit à nouveau. Le CVFE, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, que j’ai consulté, me conseille de me “planquer”. Je vais en auberge de jeunesse, chez mes parents – mais il connaît l’adresse –, chez des amies, pendant deux mois, le temps qu’il se calme. Je préviens la police au fur et à mesure. Je suis de plus en plus épuisée, on a l’impression que personne ne peut nous aider. Chez SOS Enfants, on me dit : “Mais Madame, vous ne pensez quand même pas qu’on va protéger votre enfant pour si peu.” Aucun suivi. Je les supplie. L’équipe du SAJ rentre dans le jeu du père. Il n’a pas arrêté de leur envoyer des mails disant que l’enfant était en danger avec moi. Le SAJ me menace de mettre mon enfant à l’hôpital. Ça me semble aberrant, je ne signe pas.
Depuis que j’ai déposé plainte pour agressions sexuelles, le père nous menace, nous poursuit à nouveau.
Début 2019, je suis convoquée là, maintenant, au tribunal de la jeunesse, qui décide que Lucile ira 30 jours en observation à la Cellule Maltraitance [structure hospitalière liégeoise unique en Belgique, ndlr]. Je me rends compte qu’une équipe est partie la chercher. Quand j’arrive sur le lieu de garde de Lucile, elle hurle, et les deux dames l’embarquent, m’empêchant de l’accompagner. Elle a à peine trois ans. C’est d’une violence extrême. Je ne vais plus la voir pendant plus de dix jours. J’apprends qu’elle a d’abord revu son papa. Après une dizaine de jours, on a le droit chacun de la revoir une heure ou deux par semaine. Le rapport final relève qu’il y a un “conflit parental”. À l’entrée dans la “Cellule M”, Lucile n’avait plus vu son père depuis deux mois. Comment peuvent-ils réellement creuser ce type de situation ? À la Cellule M, il n’y pas de pédopsychiatre, pas de victimologue, pas de traumatologue.
Irrégularités
Avant la sortie de Lucile, on a réunion au SAJ, puis au SPJ, où le directeur annonce qu’il donne la garde exclusivement au père ! A priori, il n’y a aucune raison de me la retirer. Je découvrirai que le rapport du SPJ dit que je suis toxique, que j’ai bourré le crâne de mon enfant. Pourtant, la Cellule M renvoie aussi des jeux de l’enfant, des choses que Papa lui aurait faites, mais c’est remis sur le fait que, peut-être, volontairement ou involontairement, la maman aurait pu influencer Lucile. J’introduis un recours. Une juge de la jeunesse dresse une ordonnance refusant qu’on remette Lucile au papa parce qu’il doit passer en correctionnel pour violences contre moi, qu’un rapport médical fait état de suspicion d’inceste, et que je remets spontanément une expertise psychologique positive. Le lendemain, le directeur du SPJ me dit pourtant qu’il remet Lucile à la garde exclusive du père, contre l’ordonnance, ce qui n’est pas légal.
Le rapport du SPJ dit que je suis toxique, que j’ai bourré le crâne de mon enfant.
Entre-temps, on était repassés à nouveau au tribunal de la famille devant la juge à laquelle j’avais demandé “Que vous faut-il pour protéger un enfant” : elle m’avait retiré mes droits parentaux sous prétexte de “toxicité”, terme repris au directeur du SPJ. Qui a renvoyé peu après le dossier vers une autre juridiction. S’est-il rendu compte qu’il avait fait une erreur ? À ce moment-là, j’avais déjà interpellé les services d’inspection des SAJ/SPJ, en montrant que l’ordonnance de la juge n’avait pas été respectée. J’ai l’impression que, du coup, ils se sont encore plus montés contre moi.
Responsabilisation de la mère
Pendant trois mois, après la Cellule M, aucune nouvelle de ma fille malgré mes appels (bloqués par le père). Mai 2019, un juge de la jeunesse confirme la garde chez le père, et met en place un espace-rencontre – je la vois une heure, puis deux heures tous les quinze jours – avec un service d’accompagnement parental (SVAG), pour éviter la rupture totale mère/enfant. Je rencontre la psychologue et la criminologue avec une déléguée du SPJ, qui m’accuse d’être une mauvaise mère parce que j’étais quand même la maîtresse de Monsieur avant d’être sa femme. Une rencontre hallucinante ! Le service va essayer de mettre en place un accompagnement, mais les deux seules fois où mon ex-mari vient, il s’énerve contre moi et part. Après un an et demi, le SVAG recommande un service spécialisé comme le CLIF[Centre Liégeois d’Intervention Familiale, ndlr], qui réalise une analyse de la dynamique familiale plus en profondeur. L’espace-rencontre constate quant à lui que j’ai un bon lien avec Lucile. Août 2020, on me fait passer à un service de rencontre fixe. Je cours, mais au moins, je peux la voir une journée, de 9h30 à 15h30.
Le père et son avocate avaient utilisé l’allaitement à long terme pour dénoncer le fait que je serais aliénante.
En mai 2021, l’espace-rencontre, suivant ce qui avait été acté au tribunal (évolution du temps de garde si tout se passe bien) me dit que je peux la prendre tous les samedis avec nuit. Mais la directrice du SPJ renvoie qu’elle ne rétablira pas plus de contact entre Lucile et moi tant que je ne m’entends pas avec Monsieur. L’avocate de Lucile lui demande un suivi psychologique pour l’enfant depuis 2019. Moi, j’ai compris que je ne devais plus dire que j’étais inquiète. Le père finit par proposer un Centre de santé mentale. Dont la psy et un éducateur trouvent qu’elle ne va pas bien, mais parlent à nouveau de “conflit”, qui pourrait mener, si ça ne s’arrange pas, à placer Lucile. Moi, je voudrais un rapport écrit de son état, parce que trois ans auparavant, on a un bilan qui établit qu’elle va bien, et, à présent, elle va mal. Or, elle est en garde exclusive chez son papa depuis. Ça me semble être la preuve de ce que je dénonce, comme d’autres, comme la médecin qui avait été consultée et avait rendu son rapport. Elle a d’ailleurs été envoyée devant le Conseil de l’Ordre avant d’être réhabilitée, au bout de deux ans de procédure : le père avait porté plainte contre elle, et contre une autre médecin (plainte non recevable) qui ne voyait rien de néfaste pour une mère à choisir un allaitement à long terme… : le père et son avocate avaient utilisé l’allaitement à long terme pour dénoncer le fait que je serais aliénante.
Pendant toutes ces années, j’ai envoyé des courriels aux directions des différents services, aux inspections, aux ministres en charge. Rencontré les responsables du SAJ avec Verlaine Urbain d’Innocence en Danger : dès qu’on a évoqué l’inceste, c’est comme si ça n’existait pas. Verlaine Urbain expliquait que son association reprenait les dossiers avec juristes, experts, etc., et évaluait s’il y a – ou non – situation de dangerosité pour un enfant. On lui a dit qu’il se prenait pour le “sauveur des mamans”. Qu’il était militant, parce qu’il disait que les enfants n’étaient pas toujours protégés des violences sexuelles.”
Cette mère a quitté la Belgique il y a une dizaine d’années pour mettre ses deux enfants à l’abri de ce qu’elle estime être des “maltraitances institutionnelles de dingue”. À deux reprises, la Justice a mis en place des mesures de protection par rapport au père mais en réinstaurant peu à peu des droits de visite. La première plainte a été classée sans suite et le procès qui a suivi la seconde, alors même que les enfants étaient sous statut protectionnel, n’a débouché sur aucune condamnation du père, en appel, et ce, “au bénéfice du doute”.
Avertissement • Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici. • Cet article comprend le récit de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter. • Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole de Juliette et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste. • Pour la protection de cette témoin qui a voulu partager son histoire et pour la protection de ses enfants, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.
“J’ai 53 ans, j’habite aujourd’hui dans un pays de l’Union européenne. Cette histoire m’a coûté près de vingt ans de ma vie.
En 2000, je rencontre le futur père de mes enfants. En 2002, je suis enceinte d’une petite fille. Il a brutalement une attitude bizarre, que je mets sur le compte de la grossesse. Je suis très vite projetée dans un univers surréaliste : interdiction d’approcher ma fille à certains moments, spécifications très précises par rapport à la nourriture, comme ne pas utiliser de couverts… Parfois, il s’enferme des heures avec ma fille dans un local que nous avions à la cave. Elle allait assez mal dès qu’il arrivait, se mettait en posture “crêpe”. Je vais voir un psy, qui me parle de “situation incestuelle” et dédramatise. Mon mari est violent envers moi, il m’interdit de parler avec ma fille. M’enferme sur le balcon. J’appelle la police. Je dépose une main courante, mais ne porte pas plainte.
Je sais que mes enfants sont en danger et je pense que personne ne comprendra ce que je vis, ce qui amplifie le danger pour moi. Je me dis que je n’irai plus voir la police.
En 2004, ma fille a deux ans, je suis enceinte d’un petit garçon. Le père me raconte que la police, que je suis allée voir plusieurs fois, l’a contacté pour lui dire que je suis “dingue”. Je sais que mes enfants sont en danger et je pense que personne ne comprendra ce que je vis, ce qui amplifie le danger pour moi. Je me dis que je n’irai plus voir la police.
“Il me dit qu’il me croit”
Fin 2004, un policier m’aide, en me convoquant, à tout déballer : il m’a sauvé la vie ainsi que celle de mes enfants, car il me dit qu’il me croit, et qu’à la prochaine attitude que je jugerai inadéquate de la part de mon mari, grave ou non, je dois l’appeler.
Début 2005, j’appelle la police face à une attitude violente de mon ex-mari ; je quitte la maison en quelques minutes avec mes enfants, sous escorte. Une professionnelle du bureau d’aide aux victimes[auquel toute victime peut faire appel, ndlr], une personne magnifique de professionnalisme et d’humanité, me dit que je suis sous “emprise”, que je dois prendre mes responsabilités et ne pas retourner chez moi exposer mes enfants. J’ai un diplôme en droits de l’homme, et je n’avais pas fait le lien avec ce qui m’arrivait… C’est comme si un voile tombait.
Un policier m’a sauvé la vie ainsi que celle de mes enfants, car il me dit qu’à la prochaine attitude que je jugerai inadéquate de la part de mon mari, je dois l’appeler.
Je décide de demander le divorce, ignorant qu’on ne peut pas à la fois être dans une démarche protectionnelle et dans une démarche au civil, sinon j’aurais privilégié le protectionnel [la mise en place de mesures de protection des enfants, ndlr]. J’obtiens la garde.
Une avocate belge me conseille de quitter le territoire de la Belgique et de rentrer dans mon pays où ma famille pourra nous soutenir, ce que je fais. De peur que l’accusation de kidnapping posée par mon ex-mari ne soit retenue par la Justice, je reviens quand même en Belgique avec mes enfants. Le père voit les enfants du mercredi soir au jeudi matin et un week-end sur deux.
Ambivalence de la Justice
Ma fille est dans des états incroyables quand elle en revient, elle se fait du mal. Premier “dévoilement” : elle se met dans des “états de transe” quand elle parle de son père, demande à rester en pyjama pour aller le voir. J’ai l’impression de vivre un cauchemar. Je dépose plainte pour agression sexuelle, sans même songer à me constituer partie civile. Plainte classée, mais le protectionnel est mis en œuvre, ce qui nous place tous dans une situation équivoque. Les enfants ne peuvent voir le père que dans un centre médiatisé. De nombreuses expertises sont réalisées, mais il est estimé qu’il n’y a pas assez de “preuves”.
Ma fille se met dans des “états de transe” quand elle parle de son père, demande à rester en pyjama pour aller le voir.
En 2007, à nouveau, obtention d’un droit de visite de mon ex-mari, toujours dans un cadre protectionnel. Mon fils est dans un état grave, il a des problèmes à l’école que repèrent les institutrices. Face au mal-être de son petit frère, ma fille décide de parler. Second dévoilement. Je porte plainte au pénal sans me constituer partie civile, mais le procureur décide d’instruire. Enquête de deux ans. Le père n’est pas condamné, au “bénéfice du doute”. Mon fils souffre d’un herpès génital et ma fille avait une synéchie [cicatrice intra-utérine, ndlr], ce n’est pas pris en compte. Ma fille s’était exprimée sur des attouchements devant experts, a fait des dessins, il y a eu perquisition et on a trouvé de l’haldol [un puissant antipsychotique, ndlr] dans la chambre où dormaient mes enfants chez leur père. Pourtant, le père a été innocenté. Moi, je reste avec plein de questions.
Dilemmes insolubles
C’est normal que les enfants refusent de voir leur père, cela prouve qu’ils ont eu la force de réagir face à l’inacceptable, mais on refuse de croire leur parole et, en même temps, on interdit au père de voir ses enfants en dehors d’un centre. Cela nous mine à petit feu. Entre-temps, j’ai perdu mon boulot, ma santé. Lui s’est remarié. Il est médecin et je pense que cela a joué. La Justice assume qu’il y a sans doute eu “quelques attouchements”, je l’ai entendu de la bouche d’un procureur ! La conclusion reste sur une injonction paradoxale : il est “innocenté” mais il n’a pas le droit de voir ses enfants sans surveillance. C’est une décision de justice surréaliste, un micmac pas possible, avec menace de placement des enfants si les visites au centre médiatisé se passent mal. C’est épouvantable, tous ces messages contradictoires qui veulent juste cacher le manque de courage ou la soumission à des idéologies comme celle de l'”aliénation parentale” [un concept dont l’utilisation est interdite par plusieurs textes internationaux et pourtant décrit en toutes lettres par les services d’aide à la jeunesse sur leur site, ndlr] ou pire, le manque d’intérêt pour l’enfant.
Le “rôle” de la mère
Quand j’avais déposé plainte, un policier m’avait prévenue : “Vous en aurez pour dix ans.” Il avait raison. Les procédures pénales et protectionnelles sont séparées ; ça n’a aucun sens. Les conséquences ont été énormes. J’ai failli demander, pour prouver la perversité du système, que les enfants retournent chez leur père puisque tout était “ok”, mais, bien sûr, personne n’a pris la responsabilité d’une telle décision, tout en me mettant la pression : “Votre rôle de mère est que tout se passe bien avec le père, que tout soit normalisé.” On n’a jamais dit que je manipulais les enfants, et pourtant cela aurait arrangé tout le monde, mais le père a été déclaré non coupable au bénéfice du doute, ce qui lui a profité. Ce sont des maltraitances institutionnelles de dingue.
Les mères doivent dénoncer ces horreurs, mais quand elles le font, le parcours du combattant commence, et la Justice broie tout le monde sur son passage.
J’ai eu des avocats géniaux, mais pas assez “méchants”. Je suis restée réglo. Une psy du centre médiatisé m’a dit : “Il faut que vos enfants aiment leur père, c’est votre responsabilité” ; et, en même temps, si je n’avais pas dénoncé ce qui s’est passé, on me serait tombé dessus et on aurait eu raison. Les mères doivent dénoncer ces horreurs, mais quand elles le font, le parcours du combattant commence, et la Justice broie tout le monde sur son passage.
Une Justice qui prend ses responsabilités ?
En 2013, au bout du rouleau, harcelée par les services judiciaires, je suis retournée dans mon pays avec mes enfants. La Justice a accepté. En 2016, une juge de mon pays insiste pour que les enfants revoient leur père chez lui, hors d’un centre médiatisé où les visites se passent si mal que mon médecin traitant fait un signalement auprès du procureur. Les enfants me disent : “Nous, ce qu’on veut, c’est être normaux.” Ils ont 10 et 12 ans. J’ai toujours tout fait pour que ça se passe au mieux, je ne leur ai jamais dit que leur père était un salaud, mais que ce qu’il a fait est inacceptable.
J’ai toujours tout fait pour que ça se passe au mieux, je ne leur ai jamais dit que leur père était un salaud, mais que ce qu’il a fait est inacceptable.
Ils ont revu leur père, mais c’est moi qui ai dû signer un accord avec le père. Autrement dit, la Justice n’a pas pris la responsabilité mais me l’a mise sur le dos ! On peut dire que cela se passe bien, si on admet que le déni, c’est quelque chose de positif… mais j’ai ressenti chez les enfants la même soumission que quand ils étaient petits. Ils ne veulent plus entendre parler de “ça”. Moi, je suis très mal, j’ai même l’impression de les déranger : c’est comme si j’étais le témoin gênant des horreurs qu’ils veulent oublier. Je ne regrette pas ce que j’ai fait, pas un instant, la question ne se pose même pas, et je l’aurais fait pour des petits voisins. C’était un parcours du combattant énorme, mais j’ai sauvé mes enfants.
Système pervers
On dit aux femmes : “Allez témoigner”, ça me fait rigoler. Quand les enfants sont petits, leur parole n’est pas crue. Ils disent quelque chose d’effroyable. De non pensable ! On a d’abord refusé de prendre ma plainte en 2007, me disant que j’allais avoir des ennuis à force d’insister ! J’ai dû aller dans un autre commissariat qui, lui, a été très réactif.
Parce que la mère défend les enfants, un de mes avocats m’a dit : “C’est vous qui êtes nuisible, car vous imposez des expertises sans fin à vos enfants.” Pour ma part, je crois mes enfants, mais je reste incapable d’imaginer une scène que je ne conçois pas. Lui, il savait qu’il les foutait en l’air. La société envoie le signe à ces hommes qu’ils peuvent continuer : ils se sentent tout- puissants. Sinon, la société tombe.
Le rôle de la mère est intenable : si elle n’intervient pas, elle est coupable, si elle parle, elle est coupable de faire exploser la famille.
Le rôle de la mère est intenable : si elle n’intervient pas, elle est coupable, si elle parle, elle est coupable de faire exploser la famille. Il existe une minimisation des violences. Les violences conjugales sont dissociées des violences faites aux enfants, la Justice demande de choisir. On m’a dit : “Mais madame, violences contre les enfants ou contre vous, il faut choisir.” J’ai choisi. Ma souffrance n’a pas de mot. Je ne peux la déposer nulle part.
Le bureau d’aide aux victimes a été vraiment à la hauteur, tout comme le commissaire en charge de l’enquête, mais contre ce système indigne, que peuvent quelques personnes de bonne volonté ?
Partir a été un coup de force. On a menacé de placer mes enfants. C’est un chantage moral. Le juge force à me mettre du côté de mon ex-mari, à former un “couple parental” après ce qu’il s’est passé. Aux audiences, on me forçait à m’assoir à côté de lui. Comment une société peut-elle ne pas se préoccuper de ça ? Il s’agit de tout un système pervers. Les intervenants, les psys, ne se mouillent pas vraiment, mais il y a des gens courageux qui font leur travail et c’est grâce à eux que j’ai pu défendre mes enfants. Le bureau d’aide aux victimes a été vraiment à la hauteur, tout comme le commissaire en charge de l’enquête, mais contre ce système indigne, que peuvent quelques personnes de bonne volonté ?
Où est la formation aux violences de genre ?
Dans l’intervalle, j’avais recommencé des études universitaires sur les droits de l’enfant, j’ai été super choquée d’entendre un intervenant dire que les mères “exagéraient”, d’entendre des analyses basées sur le point de vue de l’agresseur. Je suis sortie, je refusais d’écouter ça… J’ai appris que pour sortir du statut de victime, il faut d’abord entrer dedans, mais mon ex-mari n’a pas été reconnu comme coupable !
Je suis tombée dans la période de l'”aliénation parentale”, qu’on servait à toutes les sauces, sans que jamais cela ne puisse être contré. Ce drame est comme une catastrophe nucléaire qui irradie tout le monde, tous, et sur des années… J’en veux d’ailleurs à la Justice qui a également invisibilisé mon fils aîné alors qu’il a lui aussi souffert de cette folie – grandir dans un tel contexte, c’est très dur – sous prétexte qu’il était issu d’un autre mariage.
Très peu de plaintes mènent à une instruction et, à l’époque, encore moins, et même si mon ex-mari n’a pas été condamné, que le procès a eu lieu au tribunal correctionnel entre deux affaires de voleurs de bicyclettes, mes enfants ont échappé au pire. Ils avaient confiance, ils m’ont parlé, j’ai réagi et la Justice, d’une certaine manière, en établissant le protectionnel sur tant d’années, a tenu compte de leur parole (et de celle de tous les témoins).
Lueur d’espoir
La Commission sur l’inceste, la CIIVISE, vient de proposer en France de “suspendre de plein droit l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse” : c’est une énorme avancée. Si on avait pu bénéficier de cela, on aurait pu se reconstruire et éviter bien des souffrances. Le principe de précaution devrait bénéficier aux enfants. On ne peut pas dire en même temps que l’inceste sévit dans tous les milieux et sur une échelle effarante, et dire à la mère qui dépose plainte : “Mais c’est du conflit parental, ça…”
Les enfants ont déjà du mal à parler : s’ils sentent que la parole de celle ou celui à qui ils se confient sera balayée, ils ne parleront pas.
Je veux témoigner pour prouver aux enfants qu’il y a des mères qui parlent, sinon ils vont intégrer l’image dominante de la femme faible qui accepte le pire. Les enfants ont déjà du mal à parler : s’ils sentent que la parole de celle ou celui à qui ils se confient sera balayée, ils ne parleront pas. Mes enfants vont bien, ils ont, comme l’a dit un expert psy, “une incroyable force de vie”, mais ils ont pu la mobiliser parce que je les ai écoutés et défendus, et aussi parce que j’ai été soutenue par mon père, par ma sœur et par des amis incroyables. Parfois, je me demande : “Si je n’avais pas réagi, comment seraient-ils aujourd’hui ?”, et rien que d’y penser me glace le sang.”
Seule des six mamans de notre enquête à avoir conservé la garde principale de son enfant – parce que le père n’en veut pas –, Julie est menacée par le SPJ (service de la protection de la jeunesse) du placement de son enfant de huit ans, au motif, dans un premier temps, d’”aliénation”. Son petit garçon dénonce les agissements du père et présente de manière récurrente des signes de maltraitances sexuelles et physiques. Le SPJ maintient pourtant le droit de visite du père. “J’ai dû déposer plainte suite au signalement des médecins ; le Parquet m’accuse de déposer plainte à tout va”, raconte Julie. Son fils reste en danger : “Vous savez, si on pouvait prouver que tout ça ne s’est pas passé, ce serait un réel soulagement.”
Avertissement
• Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici. • Cet article comprend le récit de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter. • Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole de Julie et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste. • Pour la protection de cette témoins qui a voulu partager son histoire et pour la protection de son enfant, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.
“Un an après la séparation, mon enfant va chez son père trois fois par semaine, sans délogement, selon les demandes du papa. Il a des difficultés à aller à la toilette et mal au ventre : on va aux urgences. Le médecin constate des selles particulières – rien à voir avec de la dysenterie ou de la constipation. Des photos sont prises, mais le médecin dit qu’il ne peut pas se prononcer. Trois mois après, on va voir un gastro-pédiatre. Mon fils a 4 ans. Le médecin lui demande s’il peut regarder ses fesses. Il prend en photo les selles. Son assistante sort avec mon enfant, et ce médecin me dit qu’il y a soupçon de maltraitances. Il avertit le SAJ (service de l’aide à la jeunesse). Le problème est qu’il y a déjà une procédure en cours contre le père pour coups sur l’enfant. Mon enfant est écarté du père pendant quelques mois. Par la suite, des visites sont organisées en espace-rencontre. Il y a à nouveau des problèmes, mais l’espace-rencontre ne veut pas attester que mon fils a changé de sous-vêtements pendant la visite chez son père, par exemple. Mon fils souffre également d’encoprésie [une forme d’incontinence fécale, ndlr]. Un médecin a fait une demande à l’espace-rencontre pour un examen : ça passe mal. Une intervenante parle d’”aliénation” de la part de la mère. L’espace-rencontre rend un rapport négatif et mensonger.
Inversion des responsabilités
Plus tard, mon fils revient à nouveau d’une visite chez son père en refusant de se laver, il dit que son père lui a fait mal. Il a des rougeurs et des selles identiques à celles des photos non recevables. Je vais aux urgences. Il ne peut pas être vu par l’urgentiste et nous sommes tenus d’attendre la police. La police prend mon témoignage et le CPVS (Centre de prise en charge des violences sexuelles) remet un rapport conséquent. Le mot “viol” est posé. Je pense alors que je ne devrai plus remettre l’enfant au père. Mais le rapport n’est pas pris en compte par la Justice. Je demande alors un suivi à SOS Enfants, qui propose une prise en charge de trois semaines en hôpital ; le père refuse, et SOS Enfants fait son rapport : l’enfant va mal, mais il n’y a pas de violences prouvées. La conclusion est qu’il faut faire un travail des deux côtés : chaque parent doit voir un psy, comme l’enfant… Le père m’accuse d’”aliénation parentale”. Mon fils passe deux auditions vidéos filmées : pas de reconnaissance, dans mon chef, du SAP [“syndrome d’aliénation parentale”, un concept dont l’utilisation est interdite par plusieurs textes internationaux et pourtant décrit en toutes lettres par les services d’aide à la jeunesse sur leur site , ndlr], mais je ne récupère pas la garde complète. Le SAJ dit qu’il faut une visite du père par semaine, de façon encadrée. Le père n’est pas d’accord, il saisit un avocat. Je reçois un référé d’un huissier et passe au tribunal, où je me fais démonter : le Parquet me dit que le problème, c’est moi. Et si je dépose encore plainte, mon fils sera placé.
Le mot “viol” est posé. Je pense alors que je ne devrai plus remettre l’enfant au père. Mais le rapport n’est pas pris en compte par la Justice.
Ensuite, mon fils retourne chez son père quelques jours par semaine. Là, il n’y a plus personne pour m’aider. On est inscrit au CLIF (Centre Liégeois d’Intervention Familiale), qui ne sera mis en place que bien plus tard. Mon fils ne veut plus parler des agressions pendant des mois ; il me dit : “Tu sais bien ce qu’il se passe.”
“Que faire quand un enfant rentre frappé ?”
Des mois plus tard, on a enfin rendez-vous au CLIF, tous les trois. Après 5 minutes, le papa s’en va. Il ne vient pas aux deux rendez-vous suivants. Je reçois un courrier : “Le père n’est pas venu, on ne peut rien faire.” Et le SPJ [qui peut mettre en place, sur mandat de la Justice, une aide contrainte, ndlr] ne fait rien non plus. La garde est toujours partagée, sans délogement.
Quoi qu’on essaie, le disque tourne en boucle sur le conflit parental.
Dernièrement, il y a eu une évaluation du SAJ. Le petit était encore revenu avec des hématomes. Et quatre professionnels – un thérapeute, un médecin traitant, une psychologue experte des violences faites aux enfants et Verlaine Urbain, d’Innocence en danger – ont examiné mon dossier et écrit un rapport alertant du danger couru par mon enfant. Pourtant, au SAJ, je me suis fait remballer. Ils m’ont aussi dit que le CVFE (Collectif contre les violences et l’exclusion) que je consultais quand j’étais encore en couple avec Monsieur, n’avait aucune crédibilité. Les rapports remis n’ont donc à nouveau pas été pris en compte. On me dit : “Vous voulez faire payer à Monsieur ce que vous avez subi” – dans mon cas, pas de violences corporelles mais psychologiques. Je leur demande que faire quand un enfant rentre frappé. Les intervenantes du SAJ m’ont répondu : “En parler avec le papa…” Ces intervenantes, la juge, sous-entendent que si mon fils était agressé sexuellement, il serait dans un autre état que ça. Je leur ai dit que si mon fils finissait en psychiatrie, ce serait de leur faute. Quoi qu’on essaie, le disque tourne en boucle sur le conflit parental. Vous savez, si on pouvait prouver que ça ne s’est pas passé, ce serait un réel soulagement.
Mère Vengeance
En juin 2021, au passage devant le tribunal, l’avocate de l’enfant a dit les faits en face à la juge : elle a parlé de choses introduites dans l’anus, de la peur, de l’angoisse de mon fils, dont la parole est portée aussi par des médecins, pas uniquement par moi. Et pourtant, la conclusion du tribunal est que Madame s’acharne sur Monsieur. Mais le tribunal recommande tout de même une hospitalisation en observation et le dossier repasse entre les mains du SPJ. Toujours pas une ligne à propos des maltraitances.
Et pourtant, la conclusion du tribunal est que Madame s’acharne sur Monsieur.
Au départ, il est décidé de laisser mon fils dans son milieu habituel (et de réaliser l’observation en ambulatoire). Une semaine après, changement soudain : le bilan se fera en internat. Je me dis que c’est un moyen de mettre mon enfant en sécurité pour trois semaines, et lui était ok. Avant son entrée, j’ai une réunion avec SOS Enfants et le SPJ : il n’y aura aucune recherche de maltraitance pendant cette hospitalisation, mais un examen du “conflit parental”. Les intervenants me disent qu’ils ne sont pas là pour enquêter. Je sors de là dépitée, et n’ose pas dire à mon fils que cette hospitalisation ne va servir à rien. J’apprends aussi que son séjour sera de minimum trois semaines – je n’ai aucune date de sortie – et que je pourrai le voir tous les 4 jours, après les 10 premiers jours sans aucun contact, ni courrier, ni téléphone. Je ne le verrai pas pendant 12 jours. Il est resté là 43 jours ! Plusieurs fois, quand je vais le voir, il s’effondre, dit que personne ne l’écoute, et qu’on lui parle de “soucis entre papa et maman”. J’avertis le SPJ que c’est trop dur pour lui. On lui annonce qu’il ne pourra pas être à la maison pour la Saint-Nicolas : c’est lui qui me l’apprend. Je n’ai reçu aucun courrier pour me tenir au courant. Je ne comprends pas ce qu’ils attendent encore de cet enfant. Il n’a pas mis le nez dehors plus de trois fois en plus d’un mois et le suivi scolaire s’est fait difficilement. Mon intime conviction est qu’ils cherchent une place en foyer.
Plusieurs fois, quand je vais le voir, il s’effondre, dit que personne ne l’écoute, et qu’on lui parle de “soucis entre papa et maman”.
Fin novembre, je contacte par mail la médiation de l’hôpital en leur annonçant que ce n’est pas légal de garder mon enfant une fois le bilan terminé : il sort une semaine plus tôt que prévu. SOS Enfants mettra un point d’honneur à ce que ce soit le père qui le récupère à la sortie. L’enfant vomira chez son papa et m’expliquera qu’il a été malade parce qu’il a eu peur de se retrouver dans la maison de son père. Au SPJ, à la dernière réunion avec SOS Enfants, ils iront jusqu’à rendre un rapport disant que JE suis maltraitante et, faute de pouvoir prouver l’aliénation parentale, ils utilisent le terme de “syndrome de Münchhausen par procuration” [rendre son enfant malade pour attirer la compassion, syndrome très rare, ndlr]. À présent, mon enfant va un week-end sur deux chez son papa. On me le laisse à condition que je ne consulte plus de médecin pour maltraitance et que je ne dépose plus plainte. On m’impose ainsi qu’à mon enfant un suivi psychologique. Je dois également faire une médiation avec le père. Afin d’être sûr que je ne tente plus de dénoncer des faits de maltraitance, le SPJ laisse en place ces mesures et maintient mon enfant sur liste d’attente en vue d’une place en foyer. Mon enfant est tétanisé, son père lui dit qu’il est un menteur.”
Il y a plus de 20 mois, son petit garçon (trois ans à l’époque) a été remis à la garde exclusive du père, violent avec Amélie. Suite à des constats physiques alarmants sur son fils, ne sachant plus vers qui se tourner, elle a fui la Belgique avec l’enfant. Arrêtée, ramenée en Belgique sous escorte, Amélie est restée chez elle en détention électronique jusqu’en décembre dernier : elle aurait eu un “délire paranoïaque aigu”.
Avertissement
• Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici. • Cet article comprend le récit de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter. • Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole d’Amélie et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste. • Pour la protection de cette témoin qui a voulu partager son histoire et pour la protection de son enfant, le prénom et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.
“En 2015, j’avais mon emploi, j’étais propriétaire. Sur Meetic [site de rencontres en ligne, ndlr], je rencontre mon ex, bien éduqué, cultivé. Malgré les précautions, je tombe vite enceinte. J’ai quand même 37 ans. On ne se connaît pas beaucoup, mais on décide d’essayer. Les violences ont commencé piano. La bonne excuse, c’était l’alcool. Il prend aussi de la drogue, mais je ne l’ai su que plus tard. Je n’osais pas parler à ma famille ; j’avais honte parce que je l’avais trop mis sur un piédestal. Il fallait aller tous les week-ends chez ses parents, belle baraque, pensionnés, des cadeaux. Je me disais, je suis bien tombée. Mon ex était aussi violent psychologiquement : “Conne, tu ne vaux rien, ta vie minable, t’es qu’une minable, qu’une femme de ménage, une sale étrangère, t’as une famille de merde, les gens ne t’aiment pas…” J’ai perdu confiance. Il ne m’a jamais frappée directement, parce que – je l’ai su par hasard – il purgeait une peine de travaux d’intérêt général. Il s’était “battu” avec son ex ; il n’a pas osé me frapper, sinon, il allait en taule.
Je voulais être une maman présente. Lui, ne prenait pas ses responsabilités.
Il n’attendait qu’une chose, c’est d’avoir l’enfant, je ne l’ai compris qu’après. En Belgique, c’est difficile de faire appel à une mère porteuse… Après la naissance, ses parents sont devenus envahissants, me trouvaient trop “couveuse”. Je voulais être une maman présente. Lui, ne prenait pas ses responsabilités, il disait [du bébé, ndlr] : “On dirait mon petit frère”. J’avais le baby-blues, je pleurais beaucoup. Une sage-femme avait entendu une dispute et m’a conseillé de consulter. Sans ma psychologue, ça aurait été encore plus pénible.
Appauvrissement et isolement progressifs
Je l’ai mis à la porte en 2017, espérant un électrochoc. Il n’en avait rien à faire. Enragée, j’ai pris un avocat, déjà, je suis quelqu’un de sanguin. Je voulais qu’il apprenne à être papa ; le juge a décidé trois fois deux heures par semaine, chez Madame, sans autorisation de sortie. Je courais parfois faire une course, sous stress, quand il était avec le bébé de dix mois, parce qu’il le faisait tomber, lui cognait la tête… Je ne sais pas ce qu’il lui faisait. Un jour, après avoir pris la température du bébé, il me dit : “Il aime bien quand on lui titille l’anus. Quand il sera grand, il sera homosexuel.” J’ai mis de côté. Je lui disais : “Fais un lien avec lui, avec moi : c’est ta famille.”
Je courais parfois faire une course, sous stress, quand il était avec le bébé de dix mois, parce qu’il le faisait tomber, lui cognait la tête…
Il est revenu vers moi. Il m’a convaincue qu’on allait acheter une maison ensemble mais “on met en vente ton appart et, pour s’habituer, on va d’abord louer.” Je voulais que mon enfant ait une famille. Je me disais : il propose, il évolue. Mais de propriétaire dans un bâtiment familial, je suis passée à locataire. C’était aussi ce qui m’avait poussée à vendre : fallait couper le cordon avec ma famille. J’ai fait tout, seule, et n’ai pas pris en compte un deuxième prêt travaux : il ne m’est presque rien resté. J’étais anéantie.
Ma famille n’était plus là ; le père buvait et me maltraitait de plus en plus. Je n’en pouvais plus. À chaque fois que ses parents et lui gardaient le petit, je le retrouvais blessé, la lèvre pétée… Un jour, j’ai vu qu’il avait énormément pleuré, je ne comprenais pas. Le lendemain, le grand-père téléphone – il ne le faisait jamais : “Le petit va bien ?” Quand j’ai voulu changer le bébé, il m’a donné des coups de pied, criait : “Ça pique ! Ça pique !” J’ai pas pu regarder ce qu’il avait. J’ai dû le calmer, une heure et demie. Puis, j’ai encore mis de côté. On allait partir en vacances. L’argent de la vente a servi à ça et à meubler la maison louée. En vacances, le père n’a pas essayé de renouer le lien ; j’ai su que ça n’aurait jamais pu marcher.
Imposer la terreur, inverser les soupçons
Peu après, nous sommes chez les parents comme tous les week-ends. Le grand-père engloutit son assiette et part montrer les vaches au petit. Une demi-heure après, le petit doit manger, mais mon ex : “Commence pas, tu laisses le petit là où il est.” Je m’énerve. La grand-mère : “Quand le petit va venir, commence pas à crier et faire ta folle.” Je panique. On m’insulte. J’essaie de sortir de la cuisine, il me bloque. Sa mère gueule : “Je vais t’enlever ton enfant et je vais te faire enfermer en psychiatrie.” J’ai vu noir, je pensais être plus forte. L’écran de mon téléphone devant moi, je n’arrivais pas à le voir. Je voulais appeler la police. J’ai crié au secours.
Sa mère gueule : “Je vais t’enlever ton enfant et je vais te faire enfermer en psychiatrie.”
Le grand-père revient avec le petit en pleurs. Mon ex et la grand-mère prennent l’enfant, et m’enferment avec le grand-père : “On est allés voir les vaches, t’es folle, t’es possessive !” C’est une séquestration – mais le juge ne prend pas ça comme séquestration parce que je n’étais pas toute seule enfermée à clé. Je veux reprendre mon gosse et ressors. La grand-mère court dans le jardin. Un truc de fou. Je cours, l’attrape par les cheveux, j’arrive à prendre mon enfant et rentre dans la cuisine pour fuir par l’avant. Là, ils m’arrachent l’enfant et tous les trois, bras dessus bras dessous, ils me bloquent contre la cuisinière, tout leur poids sur moi, le petit qui me regardait en pleurs. J’ai pincé le bras de la grand-mère, elle a eu un bleu. C’est dans les films que tu vois ça. J’ai poussé un cri. Ils m’ont lâchée mais ne voulaient pas me donner le petit. J’ai couru chez les voisins : “Appelez la police, aidez-moi s’il vous plaît.” Le père et le grand-père me ramènent le petit en pleurs et la voisine me dit : “Madame, ressaisissez-vous, vous ne voyez pas que vous faites pleurer votre enfant…”
À un moment donné, mon avocat m’a dit : “Il faut y aller, c’est grave ce qu’ils vous ont fait.”
Ce qui me tient debout, c’est la colère… Après, le père me ramène. Dans un état second, j’ai téléphoné à ma mère : “Je n’en peux plus, il se passe ça, ça et ça…” Elle m’a dit d’aller porter plainte. Je n’osais pas. À un moment donné, mon avocat m’a dit : “Il faut y aller, c’est grave ce qu’ils vous ont fait.” J’ai porté plainte mais les grands-parents aussi. Et la grand-mère est allée aux urgences : elle avait une griffe et un coup bleu sur le visage. Est-ce que, quand je lui ai tiré les cheveux, je l’ai griffée ? C’est possible. Mais je ne l’ai pas frappée. J’aurais voulu. Mais du coup, ma plainte n’a rien donné.
Déstabilisation
Un autre jour, j’avais laissé le petit avec eux. Quand je reviens, il va près de sa mamy et lui tire la blouse comme pour prendre sa tétée. Trop bizarre. Je me suis dit : “C’est moi qui exagère, c’est peut-être la réaction d’un enfant.” Mais on s’est disputés le soir, avec le père, “Tu insinues que ma mère lui donne le sein : t’es une tordue, une malade mentale.” Je sais aussi qu’il m’énerve pour que je crie, que les voisins entendent, et disent que c’est moi l’hystérique. Et il téléphonait à ses parents : “C’est une conne, elle me fait chier, elle n’est jamais contente.” Ce jour-là, avec le grand-père, je suis partie en live : “Vous êtes en train de me faire tomber malade, il y a quelque chose qui ne va pas.” Mon ex m’insultait, faisait des doigts d’honneur, voulait le téléphone. J’avais le petit dans les bras, il m’a tiré les cheveux, je lui ai lancé une lampe. Le bébé a eu peur. Je me suis enfermée avec lui dans la chambre. C’est toujours comme ça, parce que j’avais peur, mais plus pour le petit. Là, j’ai pris la décision de la séparation définitive.
Sidération
Je suis restée dans la maison louée, on a fait un arrangement à l’amiable. Mais j’apprends qu’il s’est acheté une maison : il ne paiera plus sa part. C’est des gens très intelligents et instruits, c’est ça le problème, et moi, comme il dit, de “basse classe”, ouvrière…
Je ne voulais pas laisser mon fils avec eux et j’étais obligée. Comme je l’allaitais, il ne délogeait pas. Automne 2019, le père me ramène le petit : ça a été l’effondrement du monde. Le petit était inerte. Ma psychologue peut me faire toutes les thérapies, je vais devoir vivre avec ça. Mon fils, je lui raconterai, même si je lui ai laissé des vidéos – si on continue cet acharnement, je ferai peut-être une dépression ou… Cette satisfaction-là, je n’ai pas envie de leur donner. Quand j’ai enlevé le lange, j’ai vu son anus dilaté, choc total. Je me dis, je suis folle. Comment est-ce que j’ai pu réagir comme ça ? Je n’ai pas porté secours tout de suite à mon fils, pas été aux urgences, pas appelé les voisins, pas gueulé, je suis restée dans le déni, avec lui dans les bras, très tard, je ne me rappelle pas. Le lendemain quand je l’ai changé, il n’y avait plus rien. Est-ce que c’était réel, ce que j’avais vu ?
“La confusion dans ma tête”
Après ça, j’étais en alerte. Un jour, il a fait des petites mimiques sexuelles, des gémissements, il se frottait par terre. J’ai commencé à tout écrire sur conseil de mon médecin traitant et de ma psychologue. J’ai été trouver la pédiatre : “Si vous constatez autre chose, il faut aller aux urgences.”
Fin de l’année 2019, le père ramène le petit et je remarque de nouveau une dilatation, pas aussi grande, et des coups bleus à l’intérieur des cuisses. Là, je fais des photos, parce qu’il faut que je me rende compte par moi-même. Mais je ne vais toujours pas aux urgences. “T’es une tordue, comment est-ce que tu peux penser des trucs comme ça”, c’est ce qu’il se passe dans ma tête. Le jour suivant, je faisais le ménage chez une médecin et je me mets à pleurer : “J’ai des confidences à vous faire. À mon avis, je ne suis pas très nette : est-ce que vous pouvez m’aider ?” Je lui raconte un peu. Elle a attesté que je m’étais confiée à elle. Le jour après, je vais chez mon médecin traitant : “Il faut prendre rendez-vous le plus vite possible avec un pédopsychiatre.” Là, je me suis dit : “Alors, c’est vrai.” Mais j’étais encore chaude et froide. On ne fait pas ça à un bébé. La confusion dans ma tête !
Là, je me suis dit : “Alors, c’est vrai.” Mais j’étais encore chaude et froide. On ne fait pas ça à un bébé.
Je prends un rendez-vous chez la pédiatre, mais fixé trois jours plus tard. Elle a regardé le petit : plus rien. Je lui montre les photos, elle constate par écrit et téléphone à une pédiatre spécialiste des abus sexuels sur mineurs. Qui lui dit que je dois porter plainte sinon, elle ne peut rien faire. Que si je ne porte pas plainte, c’est complicité. La pédiatre ne m’a pas donné le document et, sous le choc, je n’ai pas demandé. J’ai déposé plainte une semaine après les faits. Les photos sont envoyées au magistrat : “Si Madame veut continuer sa plainte, elle ne remet pas l’enfant, mais si elle veut tout stopper, elle remet l’enfant au père.” Je décide de ne pas lui remettre. Mais je me retrouve avec une plainte et pas de documents attestés. Et la psychologue de la police : “Ah, mais le petit va bien !” Ils ne veulent pas le croire, ça a été toute la difficulté : ils t’envoient au commissariat, à droite et à gauche, à l’aide aux victimes [service auquel toute victime peut faire appel, ndlr], où j’explique tout, ce qui est vraiment dur et pénible à raconter, et personne ne me croit.
Au-delà de la difficulté de prouver, croire la mère
À l’audience, je n’avais qu’un certificat médical de mon médecin. L’avocate adverse me traite de malade mentale. La juge met tout de même une protection : le père peut voir l’enfant 2h tous les 15 jours de façon encadrée, sans sortie. En attendant de trouver la vérité. Elle mandate le SAJ, et SOS Enfants pour enquêter, et un expert médico-légal doit expertiser l’enfant. Qui reste avec moi puisque j’ai déposé plainte. À SOS Enfants, il y a une psychologue, son assistante, une dame du SAJ et une autre assistante sociale : quatre à une table, et moi avec mon bébé que j’allaitais. On me l’arrache, on me dit que je suis une mère hyper-fusionnelle. Quand je raconte l’agression des beaux-parents, la psychologue lâche : “Maintenant, j’ai droit aux mimiques…” On est arrogantes avec moi.
Il est décidé de 4 rendez-vous avec une psychologue pour mon fils. Pas de pédopsychiatre, à nouveau. Première fois, le petit dormait. Deuxième fois, il jouait. Troisième fois, jeu de psychomotricité et traits de crayon : tout va bien. Le quatrième rendez-vous, c’était avec son père. L’équipe de SOS Enfants ne m’avait pas prévenue que les grands-parents seraient là : je ne l’ai su qu’à l’audience suivante. Le rendez-vous avec le médico-légal : “Je vais être honnête, on ne va pas faire des examens internes parce que c’est douloureux, et de toute façon, quand les enfants sont petits, les tissus cicatrisent très vite. C’est très difficile de déceler quelque chose.” Je pars en pleurs.
Machiavélique ? Ou folle ?
Je suis toujours dans la maison, je n’arrive plus à payer. Le père me menaçait, voulait voir le petit. La police me disait d’appeler, à chaque fois. C’est un truc de fou, mais tout le monde me prend pour une folle. Même la pédiatre de mon enfant. Qui me dit que c’est délicat, que c’est un problème qui concerne la Justice.
Ensuite, expulsée, je me retrouve SDF. Mon frère m’a laissé son appart le temps que je reloue. Mon ex a fait une citation en référé pour m’enlever l’enfant, en me faisant passer pour folle. J’avais fait dévier mon courrier, mais je n’ai pas été au courant de l’audience du 1er juillet 2019 : pas présente, j’ai été obligée de remettre l’enfant au père les mercredis et un week-end sur deux.
Deux jours après le jugement qui donnait la garde exclusive au père, je me suis barrée avec mon enfant à 6h du matin, en car, jusque dans le Sud.
Mon fils a recommencé ses dires, et des cauchemars. J’ai attesté par écrit. Et il y a les photos, jamais prises en compte. SOS Enfants voulait placer mon fils pendant un an. Dans leurs rapports, le petit n’a pas été violé, le père est un bon père, il faut m’enlever l’enfant, en danger psycho-affectif parce que je suis une maman dangereuse, hyper-fusionnelle, persuadée de ce que j’ai vu. Et donner la garde au père en exclusive. La mère peut voir son fils de façon encadrée.
Pourquoi est-ce qu’on est si sûrs que Monsieur n’a rien fait ? J’ai pleuré et j’ai pensé : “Barre-toi, mets ton gosse en sûreté.” Mon avocate de l’époque m’avait dit : “On ne vous enlèvera pas l’enfant, on ira en appel. Si vous ne remettez pas l’enfant, on vous le retirera. De toute façon, vous n’aurez jamais la vérité…” Il ne fallait pas me dire ça, j’entendais plus rien. Et elle ne m’a pas expliqué ce que je risquais. J’étais en stress total, je pesais 38 kg, je m’étais battue pour retrouver un appartement, un travail. Deux jours après le jugement qui donnait la garde exclusive au père, je me suis barrée avec mon enfant à 6h du matin, en car, jusque dans le Sud.
Criminalisée
Là, le Covid est arrivé et tout le monde a eu peur. La mutuelle m’avait stoppée, j’ai atterri dans un refuge mère-enfant. Avec un avocat, on a fait le nécessaire et le juge avait accepté, mais il a téléphoné à l’ambassade belge : mandat d’arrêt contre moi. 4 jours en prison, puis mise dans une structure. L’enfant a été placé pendant deux mois dans une autre structure, avant d’être remis au père.
Depuis avril 2020, je ne l’ai plus vu, à part en visioconférence les deux premiers mois. Expatriée en juillet, je suis mise sous bracelet électronique. On aurait dû me l’enlever après deux mois, mais ça a traîné jusque début 2021 ; le jugement me déclare folle sur base d’une expertise psychiatrique d’une heure, passée en octobre : incohérente, impulsive et, au moment du départ, délire paranoïaque. Conclusion : dangereuse pour mon enfant, pour son père, pour la société. Garde exclusive confirmée chez le père, qui dépose plainte pour obtenir l’interdiction totale de contact.
Je ne peux toujours pas approcher mon enfant. Et dois consulter un psychiatre pendant trois ans.
Je suis restée enfermée pendant 20 mois ; il y aurait eu de quoi devenir réellement folle… En décembre, le tribunal d’application des peines m’a remise en liberté, sous conditions. Je ne peux toujours pas approcher mon enfant. Et dois consulter un psychiatre pendant trois ans. À l’audience, le père a déclaré que le petit ne va pas bien, à cause de moi.
Je vais entamer une procédure au civil pour revoir mon fils. Un nouveau processus commence, pas facile. Mon fils ne m’a pas vue depuis presque deux années : il a cinq ans. J’ai fait un énorme travail sur moi-même pour ne pas sombrer. Je veux entamer cette période de façon positive.”
Elle aurait proféré des accusations d’inceste à l’encontre de son ex-mari, c’est ce qu’un juge a transmis récemment à Melani – qui ne souhaite pas témoigner sous pseudonyme. Déchue de ses droits parentaux, elle n’a vu ses enfants que quelques heures depuis novembre 2018. Melani n’a jamais accusé son ex-mari de violences sexuelles, mais a dénoncé les violences physiques et psychologiques sur ses enfants. Elle se demande toutefois si le père n’est pas en train de préparer sa défense face à des agressions sexuelles que les enfants, à la faveur du temps de garde qu’elle espère éventuellement récupérer, pourraient dénoncer. Elle sait qu’elle-même, quand elle vivait avec lui, s’est un jour réveillée avec des marques de bleus sur les cuisses – scène pour laquelle elle n’a jamais eu d’explication.
Avertissement
• Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici. • Cet article comprend le récit de faits de violences physiques et psychologiques qui risquent de heurter. • Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole de Melani et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de ces violences.
“La Justice m’a retiré mes enfants au prétexte de manipulations et d’aliénation parentale [“syndrome d’aliénation parentale”, un concept dont l’utilisation est interdite par plusieurs textes internationaux et pourtant décrit en toutes lettres par les services d’aide à la jeunesse sur leur site, ndlr]. J’ai été jugée coupable sans qu’aucune expertise n’ait été réalisée par des professionnels. Et les enfants n’ont jamais été entendus, ni par les tribunaux, ni par les experts, ni par des psychologues ou psychiatres. Mais les tribunaux confirment le diagnostic fait par la police, les autorités judiciaires et les SAJ/SPJ, et ils estiment qu’aucune expertise n’est nécessaire, même après tout ce temps, et malgré le fait que je la demande depuis la séparation, en décembre 2017.
La dernière fois que j’ai vu mes enfants plus d’une heure d’affilée, c’était début novembre 2018. Depuis, je les ai vus 4 heures et 15 minutes. En trois ans, je suis passée 40 fois devant les tribunaux (famille, jeunesse et pénal). Et en janvier 2021, tout à coup, au tribunal protectionnel, on me sort que j’ai accusé mon ex-conjoint d’attouchements sexuels sur notre fille. Pourquoi le père arrive-t-il avec ça maintenant ? Le juge prétend que j’ai proféré ces accusations devant lui : je l’ai vu deux fois dans ma vie, je ne comprends pas. Je suis enragée.
Violences psychologiques
Avec mon ex-mari, on est restés 21 ans ensemble. Il a été trois fois physiquement violent avec moi. Mais surtout violent psychologiquement, verbalement et financièrement – c’était moi qui bossais, lui qui gérait le portefeuille. Je suis sud-africaine, anglophone, métisse et quelqu’un de petite taille, mais qui dit ce qu’elle pense – chose que la Justice a toujours retenue contre moi. En 2017, mon ex a eu une relation avec l’institutrice de mon fils, 7 ans à ce moment-là. Quand je l’ai appris, je l’ai mis dehors. Depuis des années, je voulais divorcer mais il pleurait et disait qu’il allait se tuer. Il s’est séparé trois ou quatre fois de l’institutrice pendant les premiers mois, et il revenait pleurer, devant les enfants, en faisant des promesses, “On va voyager”, etc. Et en même temps, il portait plainte sur plainte contre moi. Il s’est ensuite trouvé un appartement seul, mais il imposait systématiquement la présence de sa compagne aux enfants. Avant d’être avec elle, il critiquait tout le temps son physique. Les enfants étaient en colère et ne voulaient pas aller chez lui. Il leur disait par exemple “Vous avez une nouvelle mère”. Même si lui, belge, blanc, a épousé une métisse, il disait que les mariages mixtes devraient être interdits, et qu’il n’avait jamais voulu d’eux. Mon fils se demandait s’il avait le droit d’exister.
Je suis sud-africaine, anglophone, métisse et quelqu’un de petite taille, mais qui dit ce qu’elle pense – chose que la Justice a toujours retenue contre moi.
Mes enfants ont parlé avec un psychologue et expliqué qu’ils étaient blessés par ce que faisait leur père. Et aussi parce qu’il n’arrêtait pas de m’accuser de 1.000 choses. Je pense qu’il trouve des conseils pour me faire perdre la garde sur des forums masculinistes… Très vite après la séparation, il m’avait accusée de vouloir partir en Afrique du Sud avec les enfants. En mars 2018, le tribunal de la famille m’a ordonné de “rendre” les passeports des enfants au père, mais il avait pris tous les papiers officiels, actes de naissance, passeports, etc., quand il était parti. J’avais voulu déposer plainte pour vol, mais la police avait refusé de la prendre : il n’y a pas vol entre époux. J’avais à nouveau essayé après le passage devant le tribunal. En mai 2018, j’ai finalement réussi à déposer cette plainte.
Policiers partisans
En janvier 2018, c’est moi qui avais contacté le SAJ pour trouver de l’aide, parce que les enfants ne voulaient pas retourner chez leur père et l’accusaient d’être violent avec eux. Mais c’est moi qui suis jugée mère indigne, aliénatrice en novembre 2018 et déchue de mes droits parentaux en décembre.
Au mois de juin, les enfants avaient fugué de chez leur père et étaient venus jusque chez moi, en pleurs. Mon avocate me dit de prévenir la police. J’appelle ; ils disent arriver pour dresser un constat. 20 minutes plus tard, autre appel : “Madame, vous refusez de remettre les enfants à leur père.” La police ne voulait plus venir. Je suis allée au poste de police où, quand j’arrive, j’entends mon ex se plaindre de moi. J’attends deux heures. Les mêmes deux policiers avec lesquels le père parlait me reçoivent, pas hyper sympas. Dans leur rapport, je suis suspecte de non-présentation d’enfants. Je ne le signe pas. Mes enfants ne sont pas des meubles, je ne peux pas les “donner”. Et est-ce que l’on se pose la question de pourquoi ils ont fugué ? À partir de ce moment-là, c’était fini pour moi.
Stéréotype de la mère manipulatrice
À cette époque, j’ai les enfants 9 jours et le père 5. Mais après cette première fugue, Monsieur a demandé la garde exclusive. Je leur avais dit : “Il faut aller chez papa. Vous vous aimez tous, il faut être avec votre père comme vous souhaitez qu’il soit avec vous.” De ça, je m’en veux. Je pense qu’eux aussi. Et quand je les ai vus l’année passée – trois heures – ils m’ont posé la question : “Pourquoi est-ce que personne ne nous a crus ?” C’est hyper dur.
Une psychologue avait conseillé à mes enfants d’écrire ce qu’ils ressentaient dans des carnets. Après cette fugue, j’ai lu leurs carnets. Ma fille écrivait par exemple, “Papa m’a giflée parce que je ne voulais pas éteindre la télé et puis il m’a promis qu’il allait m’acheter tous les Lego que je voulais.” Avant la séparation, il ne frappait pas les enfants mais disait par exemple à mon fils : “T’es qu’un con, t’es idiot, stupide.” Devant les autres, c’était le père parfait, derrière les portes, un homme exécrable. J’ai décidé d’aller à la police avec les carnets et d’expliquer mon inquiétude. La police a fait des copies, mais le rapport dit que les enfants écrivent des choses qui ne sont pas de leur âge, avec un vocabulaire trop élaboré. Ce sont les paroles des enfants par rapport à la violence physique que l’on met en doute ! Et moi, je leur aurais dit d’écrire des trucs pareils ? Ils écrivent aussi qu’ils sont allés à l’école sans petit-déjeuner 5 jours d’affilée ; le policier me dit qu’ils l’écrivent pour me faire plaisir. Pourtant, on était arrivés à un point où, même à l’école, ils ont accusé leur père de violence.
Devant les autres, c’était le père parfait, derrière les portes, un homme exécrable.
Fin juillet 2018, les enfants refusent catégoriquement de partir avec leur père, même en présence de la police. Début août, appel d’un inspecteur : “Si vous ne dites pas à vos enfants d’aller chez leur père, vous irez en prison.” Les enfants refusent à nouveau et en présence de la police, en expliquant que leur père est violent avec eux et qu’il ne les laisse pas me parler quand ils sont avec lui. Après 45 minutes, la police part sans avoir réussi à les convaincre. Le matin du 9 août, je suis convoquée pour non-présentation d’enfants. Un autre inspecteur m’ordonne de mettre les enfants devant la maison à 13h pour que le père puisse les récupérer, sinon je me fais mettre en prison tout de suite. Les enfants se débattent avec leur père, qui n’arrive pas à les mettre dans sa voiture.
Accusations racistes
Le 29 août, je me retrouve au tribunal correctionnel pour non-présentation d’enfants. Mon avocate, que je n’avais trouvée que 36 heures plus tôt, demande une remise, refusée par le tribunal. Je suis accusée de choses horribles : j’incite mes enfants “à haïr leur père”, “à mal se comporter chez lui”, etc. En sortant du tribunal, interpellée par la police, je dois aller au poste pour un interrogatoire. Je contacte mon avocate qui m’explique : “Dites-leur que vous voulez préparer cette audition avec moi ! C’est votre droit. Et qu’ils vous informent du motif de l’audition. C’est aussi votre droit.” Sur ce, la police m’annonce que je suis privée de liberté, me met des menottes. Au poste, on me déshabille et me donne une couverture en aluminium doré. On prend mes empreintes digitales et des photos. Je suis restée comme ça pendant trois heures en attendant un avocat. Mon ex-compagnon m’accusait de harcèlement. Pourtant, plusieurs mois auparavant, tous les soirs, c’est moi qui recevais des appels anonymes, parfois au milieu de la nuit : quelqu’un respirait fort au bout du fil. En 2020 seulement, j’ai eu accès à tout le dossier et j’ai vu que, dans les accusations de mon ex – ou dans celles de lui et de sa compagne –, il donne à la police les adresses de sites internet que j’aurais pu utiliser pour passer ces appels ! Il m’accuse aussi d’avoir voulu faire du vaudou. Au début, j’ai rigolé. Mais j’étais appelée sans arrêt par la police ; mon ex racontait avoir été contacté par un prêtre vaudou que j’aurais voulu engager mais que, comme je n’avais pas d’argent à lui donner, ce prêtre avait décidé de me dénoncer !
“Tout est retourné contre moi”
J’ai déposé une seconde plainte après la deuxième fugue : les enfants s’étaient retrouvés seuls le long d’une grand-route. J’ai été à Bruxelles, parce qu’on ne m’écoutait pas dans ma région. Le policier a reconnu le danger et informé le SAJ bruxellois qui a monté un dossier pour que les enfants ne doivent plus aller chez leur père. Ce dossier, avec des témoignages de personnes qui dénoncent les agissements du père, a été envoyé dans ma région, mais apparemment, on ne le retrouve plus. J’apprends également du SAJ de ma région que je ne peux pas avoir accès à certains documents du dossier…
Les enfants ont fugué au moins six fois, d’après les propres écrits du père – il adore écrire, à la police, aux juges… Il y reconnaît aussi, entre autres, qu’il a levé la main sur eux. Mais c’est moi le problème. Pour la Justice, je suis une mère qui refuse de “donner” ses enfants à leur père. Et quand je dis aux enfants de rester positifs, ça impliquerait que c’est négatif ce qu’ils vivent chez leur père… : il n’y a rien que je puisse faire, tout est retourné contre moi.
Attendre quoi ?
Il y a quelques mois, j’ai été appelée par le bureau d’aide aux victimes[auquel toute victime peut faire appel, ndlr], qui m’a dit qu’ils me reconnaissaient comme victime de violences post-conjugales, parce que plus d’une centaine de plaintes ont été déposées contre moi par mon ex ! Pour la plupart, je n’étais même pas au courant. Et encore récemment, alors que j’ai vu mes enfants moins de trois heures en un an. J’ai un compte Instagram, “The activist mom”, sur lequel je poste depuis des années des infos sur les violences domestiques. Après chaque post, mon ex prend une capture d’écran et porte plainte parce qu’il s’imagine que je parle de lui…
J’ai grandi dans le pays de l’apartheid mais les violences institutionnelles que j’ai vécues ici, je n’avais jamais connu ça.
Il m’a fallu perdre mes enfants, être condamnée, traverser tout ça pour que l’on se rende compte que c’est moi la victime. Et le bureau me dit : “Il va falloir du temps pour récupérer vos enfants. Il va falloir avoir de la patience.” Attendre quoi ? Que mes enfants soient adultes ? Et je dois payer 722 euros par mois de pension alimentaire à cet homme, alors que je suis au chômage, que je ne vois pas mes enfants, et que j’ai dû encaisser tout ce qui s’est passé avec les SAJ, SPJ, la Justice, la police… J’ai grandi dans le pays de l’apartheid mais les violences institutionnelles que j’ai vécues ici, je n’avais jamais connu ça.
Nouvelle stratégie pour discréditer les mères ?
En janvier 2020, le SPJ demande de continuer les mesures protectionnelles contre moi (en contradiction avec leur propre rapport où est écrit “arrêt de mesures”). En janvier 2021, le SPJ demande à nouveau une prolongation des mesures mais le juge décide de clôturer le dossier protectionnel. Je n’ai plus vu mes enfants depuis deux ans à ce moment là – je ne peux même pas leur envoyer une carte postale… Et ce juge me dit que j’ai parlé d’attouchements sexuels, qu’il m’a entendue en parler ! Selon moi, mon ex est désespéré, il a tellement menti au tribunal, et il doit trouver quelque chose d’autre. Tout est basé sur ses dires, mais il n’amène jamais rien de tangible. Aucun juge n’a jamais parlé avec mes enfants, ils n’ont jamais été entendus par personne ; Monsieur a toujours trouvé des excuses. Mais ça fait trois ans que mes enfants sont sans mère, et ça, c’est rien du tout. Il sait que j’ai cette relation proche avec mes enfants. Ils vont me parler de ce qu’ils subissent. Ils ont commencé… Je me demande s’il ne prépare pas sa défense. J’ai vraiment peur qu’il ait fait quelque chose à ma fille. Sinon, pourquoi il sort un truc pareil ? Un jour je me suis réveillée avec des bleus sur les cuisses. Je pense avoir été droguée. Je n’ai jamais compris ce qu’il s’était passé… J’ai parfois des pensées très noires.
Je n’ai plus vu mes enfants depuis deux ans à ce moment là. Je ne peux même pas leur envoyer une carte postale…
Je n’attends plus rien de la Justice belge. Je voudrais aller à la Cour européenne des droits de l’homme, mais il faut d’abord aller en appel sur le volet pension alimentaire, puis en appel à propos de la garde – où je vais récupérer une heure ici ou là. Et c’est comme si je devais acheter le droit de voir mes enfants : il faut que je paie 100 euros par heure pour les voir sous supervision. Ça continue à me coûter de l’argent, que je n’ai pas. Ce que je veux, c’est aller en cassation puis à la Cour européenne. D’autres mères veulent le faire également.