“Katja, ils bombardent ma maison” : témoignage d’une immigrante russe pendant l’invasion russe de l’Ukraine

Nous publions ce témoignage d’Ekaterina Bodyagina, journaliste et photographe russe basée en Allemagne. Une partie de sa famille est originaire d’Ukraine et y vit, sous les bombes russes, tout comme beaucoup d’ami·es proches. Une autre est russe et vit en Russie. Tous·tes lui écrivent des messages désespérés. Qu’elle partage dans un texte poignant.

« C'est mon premier autoportrait. J'avais environ dix ans. Je me souviens avoir arrangé la scène et trouvé la pose, pour que toutes les lignes correspondent. C'était dans le village de ma grand-mère, en Russie centrale, une dizaine de maisons entourées de champs et de forêts, sans route adaptée aux voitures. Il n’y avait que deux autres enfants avec qui jouer lorsque je m'y rendais chaque été, marchant 5 km à pied depuis la route principale. C'est là où j'ai appris à penser, à rêver et à écrire. Chacun des trente étés de ma vie, j'y suis allée au moins une fois. Quand je pense que je ne pourrai plus y aller pendant je ne sais combien d'étés, j'essaie de me consoler en pensant que je peux encore penser, rêver et écrire. C'est ce que le gouvernement russe ne peut pas me prendre. » © Ekaterina Bodyagina

“Le jeudi 24 février, j’ai été réveillée par une photo : mon mari était dans un abri anti-bombes à Kiev. Ensuite, plus de messages ou de nouvelles. J’ai compris exactement ce qui se passait et j’ai commencé à chercher un moyen de le secourir, ravalant des larmes de désespoir. Tous les billets de train et de bus étaient épuisés, même si la plupart des habitant·es avaient décidé de rester à Kyiv – incrédules à l’idée que l’armée russe puisse bombarder la capitale ukrainienne – ou bien n’avaient tout simplement pas de places libres dans leur voiture. J’ai trouvé la dernière voiture de location disponible. Mon mari avait exactement trente minutes pour la prendre, ce qu’il a heureusement réussi à faire.

Le trajet de Kyiv à Lviv a duré 24 heures. Dont 11 heures à sortir de Kyiv, à la vitesse de quelques mètres par heure. Sur la carte de guerre, je voyais l’armée russe approchant de l’Est et mon mari conduisant vers l’Ouest à un rythme péniblement lent.

Lorsqu’il a finalement atteint l’ouest de l’Ukraine, j’ai pensé dormir un peu, mais deux roquettes sont tombées à côté de la ville de Rivne juste au moment où il la longeait. La connexion était instable et les trois premiers appels que j’ai passés pour savoir s’il était vivant n’ont pas abouti. Lorsque j’ai enfin entendu sa voix, je n’ai rien pu dire, je me suis contentée de sangloter de façon incontrôlée au téléphone. Il m’a dit : “Oui, j’ai vu un flash brillant et une brume orange à ma droite, mais je vais bien, ne t’inquiète pas.” À ce moment-là, j’ai décidé de ne même pas essayer de dormir, terrifiée à l’idée que quelque chose puisse arriver et que je rate l’occasion d’entendre sa voix pour la dernière fois.

Lorsqu’il a atteint la frontière, j’ai poussé un soupir de soulagement. Comme j’avais tort. Mon mari a fini par passer deux jours là-bas. Dormant à la station-service voisine pour ne pas mourir de froid la nuit (ce qui est arrivé à certain·es), mangeant un paquet de chips par jour et montrant, hélas en vain, son passeport allemand et sa carte de presse aux gardes-frontières, qui ont refusé de le laisser partir.

Pendant les trois premiers jours de cet enfer, les autres dimensions de ce qui se passait ne m’étaient pas encore apparues. Une peur primitive pour la vie de l’un de mes proches occupait une grande partie de l’espace et seules des explosions sporadiques de colère et de chagrin remontaient parfois à la surface. Cependant, une fois qu’il a franchi la frontière polonaise, j’ai fait face à ce qui se passait.

La Russie bombarde l’Ukraine.

L’armée du pays dont je suis citoyenne bombarde mes ami·es et leurs familles.

L’armée du pays dont je suis citoyenne bombarde mes ami·es et leurs familles dans mes chères villes de Kyiv, Odessa et Kharkiv. Dans la ville de Lubni, dont est originaire la partie juive de ma famille, les sirènes hurlent.

Messages d’Ukraine

Mes ami·es ukrainien·nes m’ont envoyé les textos suivants :

“Katya, la maison voisine de la mienne a explosé. C’était le numéro 6, et nous vivons au numéro 4. Ma mère l’a vu de ses propres yeux. Nous sommes rentré·es à la maison peu de temps avant l’explosion. Nous sommes déjà dans un abri mais tout le quartier est bombardé.”

“Katya, je viens juste de réussir à m’échapper. Il y a des tas de décombres partout. C’est terrifiant. Je m’inquiète pour ma grand-mère, elle refuse de quitter Kyiv, je m’inquiète aussi pour la maison… Ici les roquettes volent dans toute la ville, il y a aussi des saboteurs [des personnes habillées en civil espionnant pour le compte de l’armée russe, ndlr] et des mitrailleuses.”

“Katya, j’ai dormi [cette nuit] mais j’ai entendu des explosions constantes. Les moments les plus terrifiants sont ceux où ma mère m’appelle pour me dire qu’elle m’aime et qu’il y a [à Kharkiv] de nouveau des tirs et que [mes parents] vont se cacher.”

“Katya, ils sont en train de tout détruire !”

“Katya, s’il te plaît, ne reste pas silencieuse.”

Ces interdictions ne visent pas seulement la liberté d’expression mais la dignité humaine elle-même et je refuse de m’y plier.

Et je ne l’ai pas fait. J’ai écrit des articles, j’ai partagé sur mes réseaux sociaux toutes les tactiques de distraction que l’armée russe met en œuvre en Ukraine. Puis le Parlement russe a adopté une loi tristement célèbre sur les “fausses informations”. Elle punit les personnes qui diffusent ce que la propagande russe considère “fake” (par exemple, appeler ce qui se passe en Ukraine une “guerre” ; appeler les civil·es tué·es des “civil·es tué·es”) d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison. Et juste comme ça, ils m’ont coupé de ma patrie. Je ne souhaite ni tester la pratique légale de cette loi ni me taire. Il est humiliant de ne pas pouvoir condamner ce que l’on croit mauvais et affirmer ouvertement sa position. Ces interdictions ne visent pas seulement la liberté d’expression mais la dignité humaine elle-même et je refuse de m’y plier. Pour moi, personnellement, cela signifie que je n’ai aucune idée de si et quand je reverrai ma famille et mes ami·es bien-aimé·es en Russie ; si et quand je pourrai marcher dans les rues de ma ville natale chérie.

En janvier, j’avais prévu de prendre l’avion pour Moscou. Ma grand-mère fêtait son anniversaire. Mais la vie a fait que je n’y suis finalement pas allée. Nous prenons tous·tes parfois de mauvaises décisions, mais les conséquences de certaines sont insupportables à vivre.

J’ai peur que le gouvernement russe ne bloque complètement l’internet et que je n’aie aucune possibilité de me connecter avec mes proches ; j’ai également peur qu’en raison des sanctions, mes proches perdent leur emploi et que certains mois, elles/ils meurent de faim ; que les médicaments viennent à manquer et que les membres de ma famille souffrant de problèmes de santé n’aient pas accès aux traitements. De plus, si cela se produit, je ne pourrai pas les aider ou venir leur faire mes derniers adieux.

Pendant la journée, j’ai l’habitude de prendre des nouvelles de mes ami·es ukrainien·nes : certain·es essaient toujours de quitter Kyiv, Kharkiv et Odessa ; d’autres sont sorti·es et attendent maintenant de passer la frontière ; d’autres encore sont déjà en Moldavie, en Pologne, en Slovaquie et en Allemagne, et nous cherchons à savoir où elles/ils vont rester et ce qu’elles/ils vont faire là-bas.

Messages de Russie

Je passe le reste de mon temps à réfléchir avec mes ami·es en Russie à la manière dont elles/ils peuvent sortir du pays, où elles/ils vont travailler, vivre. Ainsi qu’à lire leurs messages désespérés :

“Katya, tout est vraiment foutu. Pendant les deux premiers jours [de la guerre], je me suis senti complètement vide, je ne savais pas comment vivre avec ça. Je suis terrifié par la souffrance du peuple ukrainien, [je me sens] absolument impuissant dans cette situation. De plus, à chaque heure qui passe, la possibilité de construire un avenir en Russie s’évanouit.”

“Katya, mon entreprise ici [en Russie] est déjà partiellement détruite ou va bientôt être complètement détruite. Mais cela n’a pas d’importance en comparaison avec ce qui se passe en Ukraine. Tout à coup, nous nous sommes réveillés pour réaliser que nous vivons en 1984 [en référence au roman dystopique 1984 de George Orwell, ndlr].”

“Katya, j’ai l’impression que la vie est détruite, sous toutes ses facettes.”

“Katya, je ne sais pas ce que je vais faire ensuite. Mais je sais une chose : je ne vais pas simplement quitter la Russie, je vais fuir. Je vais être déplacée de ma propre maison, de ma vie familière. Et je dois vivre avec. C’est ma nouvelle réalité. Je suis en train d’en prendre conscience et de l’accepter. Pour le moment, je suis quelque part entre le désespoir et la colère.”

“Katya, j’ai signé des pétitions. Toutes les pétitions. Je suis sortie dans la rue, j’ai marché avec tout le monde. Tout le monde [les manifestant·es] a un regard vide sur le visage. Personne ne sait quoi faire. Je suis resté là [à la manifestation]. J’ai transféré de l’argent à des fonds de charité. J’ai parlé avec tout le monde. J’ai fait des câlins à certains. Mais rien n’a changé, n’est-ce pas ? Ma mère est furieuse au téléphone : “Ne te mets pas dans le pétrin, tu es notre seule fille.” Et un collègue dont la famille vit en Ukraine me dit : “Pourquoi tu ne fais rien ? !” C’est une situation tellement stupide : quoi que tu fasses ou ne fasses pas à ce moment-là, tu n’as jamais raison. Je ne ressens rien d’autre qu’un engourdissement total”.

Mon mari est maintenant à la maison, grâce aux diplomates croates qui ont fait sortir leur équipe de tournage et l’ont embarqué hors d’Ukraine (nous ne savons toujours pas pourquoi les diplomates allemand·es n’ont pas fait de même). Je me réveille encore toutes les nuits en faisant des cauchemars où je pense qu’il est à la frontière et je me mets à le chercher dans l’obscurité de notre chambre. Un autre type de rêve que je fais, c’est une famine en Russie ; les gens s’entretuent pour un morceau de pain. Dans le troisième type de rêve, mon arrière-arrière-arrière-grand-père juif, qui a été (dans la vraie vie) brûlé par les nazis dans une synagogue en Biélorussie, se cache dans sa ville natale ukrainienne de Lubni pour échapper aux bombardements de l’armée russe, au nom de la dénazification de l’Ukraine.”

Ukraine : à Lviv, trois destins de femmes en temps de guerre

Environ 2 millions de femmes, d’enfants et d’hommes de plus de 60 ans ont fui l’Ukraine depuis le début de la guerre. La majorité passe par Lviv, la plus grande ville de l’ouest de l’Ukraine, à 100 km de la première gare polonaise et à 500 km de Kyiv, la capitale. C’est ici que se croisent Christina, la jeune bénévole, Alexandra et ses sœurs qui fuient vers la Pologne et Tania, qui aimerait accoucher dans son pays natal.

Tania et Halyna se retrouvent dans le centre de Lviv, moment de tendresse entre les deux femmes qui ne s’étaient plus vues depuis des années. © Bertrand Vandeloise

Il est 8h40. Sur le quai, Christina fixe un train qui entre en gare. Elle a 20 ans, les yeux clairs, et dégage une impression de bienveillance. Étudiante en quatrième année à la faculté de médecine de Kyiv, elle a traversé le pays pour s’engager dans le service d’aide psychologique de la gare. Elle apporte un soutien aux milliers de réfugié·es qui arrivent du front, principalement des mamans avec leurs enfants. “Les trois premiers jours de guerre, je n’ai fait que pleurer, je passais mon temps à lire les informations. Quand j’ai compris que je pouvais faire quelque chose, je suis venue ici et je me suis sentie beaucoup mieux.”

Christina regarde un train qui entre en gare. © Bertrand Vandeloise

Son rôle est d’accueillir les familles pour les orienter vers une salle polyvalente de la gare où elles trouvent un peu d’accalmie, mais elle enseigne aussi la médecine tactique au personnel de la défense militaire et les premiers secours aux civil·es. “J’ai les connaissances et la force pour aider les gens ici. Il y a beaucoup de mamans qui ont besoin d’aide émotionnelle parce qu’elles sont terrifiées. Je peux dire que Lviv est un lieu de concentration d’horreur et de peur. Les gens d’ici ont vraiment besoin d’aide !”

Images irréelles

Dans la gare de Lviv, de jour comme de nuit, des trains bondés débarquent à un rythme élevé, de vieilles locomotives bleues qui tirent parfois une trentaine de wagons surpeuplés.

Ukraine, Lviv, le 7 mars 2022. Des réfugié·es de la gare de Lviv, dernière gare avant l’Europe. © Bertrand Vandeloise

Par moments, la foule inonde les rails et la gare bouge comme dans une fourmilière. Une maman peine à porter ses deux enfants épuisés, elle n’a qu’une seule valise, lourde de l’essentiel d’une vie. Une vieille dame à bout de souffle avance centimètre par centimètre, visage courbé vers le sol, sa petite-fille essaye en vain de lui donner quelques gorgées d’eau. Une fillette pleure, sa mère se met à genoux à sa hauteur, à bout de nerfs, elle craque, ses larmes commencent à couler. Les images de cet exode sont à la fois irréelles et terriblement injustes.

Au premier étage de la gare, une immense salle polyvalente accueille les mamans et les femmes qui souhaitent prendre un temps de repos. Ici, contrairement au brouhaha permanent de l’extérieur, il fait calme et les volontaires parlent à voix basse. Des bénévoles distribuent à manger, des matelas sont étalés sur le sol, quelques enfants jouent et il n’y a pratiquement pas d’hommes.

Dans la salle polyvalente, Alexandra tresse sa sœur dans le calme. © Bertrand Vandeloise

Alexandra, ses deux sœurs et sa fille sont assises sur un matelas. Alexandra tresse sa sœur cadette pendant que sa fille joue avec une poupée. Elles sont arrivées il y a quelques heures seulement, de l’autre bout du pays. “Nous venons du sud de l’Ukraine. Il y a un aérodrome près de chez nous. Lorsqu’il a été bombardé, notre maison a pris feu et nous avons été emmenées chez nos parents au village Novy Buh.”

Il y a un aérodrome près de chez nous. Lorsqu’il a été bombardé, notre maison a pris feu.

Malgré le long chemin, elles paraissent sereines et ont des gestes de tendresse les unes pour les autres. Alexandra prend de longues secondes pour caresser la tête de sa sœur, parle d’une voix harmonieuse. “Nous souhaitons nous rendre en Pologne, à Varsovie précisément, des amis nous attendent là-bas. Notre ville de Mykolaiv est dans une zone de guerre et c’est compliqué d’y vivre.” Lorsqu’elle aborde la question de ses parents restés au village, elle n’arrive pas à contenir des larmes contagieuses et toute la petite famille se met à sangloter.

“C’est ici que je suis née”

Partout, des hôtels mettent leurs chambres gratuitement à disposition des réfugié·es. Comme c’est le cas pour Tania, de l’autre côté de la ville. Elle est enceinte de 8 mois et devait accoucher à Kyiv entre fin mars et début avril. La guerre a tout chamboulé. Ce midi, Tania retrouve une amie de longue date, Halyna. Elles étaient à l’école ensemble il y a une quinzaine d’années, de beaux souvenirs. Halyna vit à Lviv et a promis à Tania de l’aider à trouver un·e gynécologue, mais également à se repérer dans la ville, à partager du temps et du réconfort.

Dans trois semaines, elle mettra son premier enfant au monde. Au même moment, son mari partira sur le front.

Mais Tania n’arrive pas à cacher son anxiété. Elle respire difficilement et, à plusieurs reprises, s’arrête de parler au milieu de ses phrases, trop émue. Dans trois semaines, elle mettra son premier enfant au monde. Au même moment, son mari partira sur le front de Kyiv. Quand son amie lui demande pourquoi elle ne part pas se réfugier en Allemagne ou en France, sa réponse est catégorique. “C’est ici que je suis née, c’est ici que toute ma famille vit, c’est ma terre, je ne peux pas imaginer la vie loin de mon pays natal. Depuis le début de la guerre, à Kyiv, lorsque j’arrivais à sortir, je marchais pieds nus sur le sol pour me donner de la force…”

Non, féminicides et filicides ne sont pas des “homicides altruistes” et voici pourquoi

Dans la presse, cette semaine, les notions d’”homicide altruiste” ou de “suicide altruiste” ont servi de grille de lecture à un féminicide conjugal et à deux filicides paternels. Trois expertes des mécanismes des violences de genre et de leur médiatisation, Patrizia Romito, Nathalie Grandjean et Sarah Sepulchre, nous apportent un éclairage alternatif et grandement nécessaire.

CC Ittmust

Depuis le 1er janvier 2022, 7 femmes et au moins 3 enfants ont perdu la vie dans un contexte de violences conjugales exercées par le conjoint ou ex-conjoint (cet article a été écrit le 4 mars 2022). Des féminicides et des filicides paternels qui prouvent, s’il le fallait encore, que la gestion des violences conjugales et leur prise en charge sont insuffisantes. Certains des auteurs étaient connus de la Justice pour des faits de violences. Certaines victimes avaient déjà appelé à l’aide. Candice H. n’en a pas eu l’occasion. Michel M., son ex-conjoint avec lequel elle partageait toujours son domicile, a décidé de la tuer, de tuer leurs deux enfants et de se donner la mort ensuite. C’était à Awans, en Province de Liège, ce dimanche 27 février.

Comme c’est habituellement le cas dans le traitement médiatique des féminicides conjugaux, ce que pointions déjà dans cet article, les titres de presse se suivent et se ressemblent : “drame”, “horreur”, “conflit conjugal” ; le contenu des articles et des sujets décrit  un couple gentil et calme, un homme charmant. Ce qui est relativement nouveau cette fois, ce sont des termes que nous avons pu retrouver dans au moins deux articles (Le Soir et la RTBF), celui de “suicide altruiste” ou d’”homicide altruiste”. Quelle est cette notion ? Quel crédit lui donner ? Et pourquoi ce terme a-t-il été jeté dans la presse, sans aucun travail critique ? Décryptage.

“Ça n’est pas autre chose que de la violence conjugale”

Dans l’article de la RTBF, daté du 1er mars, un criminologue de l’Université de Liège, Serge Garcet, explique : “C’est cette idée d’homicides altruistes qui serait de considérer qu’à partir du moment où j’ai tué la mère de mes enfants et que je compte me donner la mort, l’avenir des enfants et la souffrance qui va en découler pour eux est insupportable et je ne peux pas, puisque j’aime mes enfants, leur infliger cela. Et donc à ce moment-là, le fait de les tuer, ce qui peut évidemment paraître paradoxal, peut aussi se comprendre dans une logique de protection, d’évitement de la souffrance pour les enfants.”

Je suis tombée de ma chaise quand j’ai lu cette interview.

Cette explication a fait bondir les expertes des mécanismes des violences faites aux femmes et les associations féministes. Parmi elles, Nathalie Grandjean, chargée de recherches à l’Université Saint-Louis et professeure au Master Genre. “Je suis tombée de ma chaise quand j’ai lu cette interview, nous confie-t-elle. Je me suis demandé si on parlait de suicide ou d’homicide altruiste dans d’autres situations ? Est-ce que, dans le cas d’un enleveur d’enfants par exemple, on accepterait la théorie qui serait de dire :” Oui mais, il les a enlevé·es, il les a torturé·es… C’était trop dur de les laisser vivant·es, pour éviter les traumatismes, il les a tué·es, c’était généreux de sa part.” Personne n’accepterait cette hypothèse ! Mais dans le cadre de la famille, dans une situation parentale, on l’explique.”

“Ça n’est pas autre chose que de la violence conjugale, nous explique Patrizia Romito, professeure de psychologie sociale à l’Université de Trieste (Italie), spécialiste des violences faites aux femmes et auteure de nombreux ouvrages sur le sujet, en particulier Un silence de mortes. La violence masculine occultée, qui fait référence. “Cette confusion m’étonne. D’autant plus que dans les articles que j’ai pu lire sur ce qui s’est passé à Awans, les journalistes écrivent qu’il [le criminel, ndlr] a laissé une lettre. On n’en connaît pas le contenu, mais c’est une situation que je connais bien, malheureusement, puisque nous avons déjà eu des cas similaires en Italie. Généralement, dans ces lettres, l’homme dit clairement : “Je veux que ma femme souffre autant que je souffre, elle ne doit pas vivre sans moi, les enfants non plus” ou des paroles équivalentes. De manière très explicite, ils écrivent qu’ils veulent punir la femme.” En tuant ce qu’elle a de plus cher au monde, ses enfants. Acte ultime de domination.

  • À lire / “Après ces vagues de violences, il redevenait gentil et me disait qu’il ne pourrait jamais nous faire du mal. J’avais envie d’y croire, je suis donc restée mais il avait identifié mon point faible : les enfants. Je suis hyper-protectrice envers elles, il ne faut pas y toucher. Et donc il a joué avec ça”. Dans notre enquête “Enfants exposé·es aux violences conjugales”.

D’où vient le terme de “suicide altruiste” ?

Pour comprendre, nous avons pris le temps de lire articles et théories, très peu référencées, autour du “suicide altruiste”. Cette notion a notamment été abordée dans un article du journal La Croix de 2013 intitulé “Les psychiatres tentent d’expliquer les suicides altruistes” – article qui parle non pas d’un suicide individuel, mais bien d’un suicide précédé par l’assassinat de toute la famille par celui qui se suicide par la suite. On peut y lire : “L’auteur est le plus souvent un homme, marié, âgé de 41 à 60 ans et sans activité professionnelle. Il commet son acte à domicile et sa principale motivation est la non-acceptation de la séparation. Quand l’auteur est une femme, elle est le plus souvent âgée de 31 à 50 ans. La principale cause du passage à l’acte est la volonté de mettre fin aux violences subies. Les auteurs femmes sont en effet souvent des victimes de violences conjugales.”

Mais il faut remonter au sociologue français Émile Durkheim et à sa typologie des suicides de 1897 pour voir apparaître ce terme de “altruiste”. Durkheim oppose en particulier deux types de suicides : l’”égoïste” et l’”altruiste”. Il explique qu’un “suicide égoïste” interviendrait lors d’un défaut d’intégration : l’individu ne serait pas suffisamment rattaché aux autres. Le suicide altruiste serait quant à lui déterminé par un excès d’intégration. Les individus ne s’appartiendraient plus et pourraient dans ce cas en venir à se tuer par devoir : on peut avoir en tête les suicides dans l’armée, dans des sectes, etc.

Dans le cas du féminicide et des filicides paternels à Awans, cette notion représente-t-elle une grille de lecture pertinente ? Selon Patrizia Romito, non. “Le suicide altruiste de Durkheim, c’est toi qui te tues pour sauver les autres, explique la chercheuse. La personne qui fait ça pense que sa mort va aider la communauté ou va aider une cause supérieure. Ou alors ce sont des situations pathologiques complètement différentes.”

Nathalie Grandjean abonde dans ce sens : “Cette notion de “suicide altruiste” est déjà très contestable, selon moi. Mais ici, ce genre de propos, c’est de l’aveuglement, du déni des rapports sociaux de domination. On ne traite pas les violences faites aux femmes et aux enfants comme on traite les autres types de violences. Les violences faites aux femmes et aux enfants font l’objet d’un travail scientifique depuis plus de trente ans. Cette criminologie-là [citée par la RTBF, ndlr] est incapable de voir les rapports de domination. En plus, cela se base sur Durkheim, c’était donc il y a plus d’un siècle… En un siècle, les choses, l’analyse des relations, ont évolué ! Ces propos sont datés.”

C’est une technique grossière d’occultation des violences.

Patrizia Romito ajoute que l’utilisation de cette notion est “une technique d’occultation des violences. Mais une technique grossière, qui ne tient pas debout, ajoute-t-elle. Il faut faire une lecture réelle des faits : un homme et une femme se séparent, l’homme ne l’accepte pas, il la tue et tue les enfants avant de se tuer. Point. On n’a pas besoin de s’appuyer sur des catégories psychanalytiques qui sont, en plus, assez problématiques.”

Tenter de qualifier ces crimes d’”homicides altruistes”, ou en retenir l’idée du “suicide altruiste”, rend invisibles les actes criminels posés par le conjoint/ex-conjoint et masque les trois victimes – et non pas les “autres” victimes. Qu’est-ce qui pèse si lourd sur les représentations pour qu’on en vienne à utiliser des expressions montrant un tel déni ? “C’est la figure du Pater Familias, selon Nathalie Grandjean. Il a le droit de vie et de mort sur les personnes qui vivent dans sa maison.” 

“Partout dans le monde, poursuit Patrizia Romito, il y a cette idée patriarcale que les hommes ont le droit de décider pour leur famille parce que la famille leur appartient. Jusqu’à récemment, c’était le père qui “possédait” les enfants après la séparation. Pour beaucoup d’hommes, ce n’est pas tolérable qu’on leur “enlève” parce que, sociétalement, c’est intolérable. Il y a donc le niveau individuel et le niveau social. Finalement, comme dans le cas du syndrome d’aliénation parentale, où l’on donne tous les droits aux pères, même s’ils sont violents.”

La responsabilité médiatique

“On constate aujourd’hui que des journalistes récoltent des interviews sans les discuter, nous explique Sarah Sepulchre, professeure à l’École de Communication de l’UCLouvain et autrice d’une étude sur le traitement médiatique des violences envers les femmes en Belgique francophone. On oublie que les journalistes doivent analyser et critiquer les discours qu’ils reçoivent.”

Les journalistes, en utilisant des mots qui ne sont pas appropriés, décriminalisent ce qu’il s’est passé.

Comme le précisent la Convention d’Istanbul, les études de l’Association des Journalistes Professionnels et les recommandations du Conseil de Déontologie (voir plus bas), la responsabilité des journalistes dans le traitement des violences faites aux femmes et aux enfants est pourtant importante. “Elle est même majeure, insiste Sarah Sepulchre. Je ne suis pas certaine que tous et toutes s’en rendent compte. Malgré les études et les formations que nous donnons dans les rédactions sur ces thématiques, ce n’est pas une priorité pour certaines et certains. C’est dommage. C’est d’autant plus dommage que le public, la société civile est de plus en plus imprégnée de ces questions. Si les journalistes n’écoutent pas l’AJP, etc., ils devraient au moins être à l’écoute de ce qui se passe dans la société. C’est la base du journalisme.”

Pour étayer ses propos, Sarah Sepulchre donne cet exemple : “Quand un journaliste parle de “gestes déplacés” au lieu d’attentat à la pudeur ou d’agressions sexuelles, il minimise l’acte criminel. C’est fort, ce que je dis, mais c’est la réalité. Les journalistes, en utilisant des mots qui ne sont pas appropriés, décriminalisent ce qu’il s’est passé. Un viol, une agression sexuelle, c’est du ressort de la Justice pénale. Mais un geste déplacé, c’est quoi ? Ça va où ?”

Bien que la question des violences faites aux femmes soit plus présente dans les médias qu’auparavant, la manière d’aborder ces violences reste problématique, selon Sarah Sepulchre : “Toutes les recherches montrent que, malgré la médiatisation grandissante, il y a une invisibilisation complète des violences. On en parle, mais on le fait mal. Et en le faisant mal, on fait l’inverse de ce que l’on voudrait peut-être faire, c’est-à-dire qu’on renforce ces violences en les rendant invisibles.”

On parle des violences, mais on le fait mal.

Cette incapacité de certaines rédactions ou de certain·es journalistes à analyser adéquatement le phénomène des violences de genre, et donc à les traiter correctement, est négative pour le lectorat est pour la société, qu’elle contribue à nourrir de représentations biaisées. Elle l’est aussi pour les victimes : elle peut contribuer à leur victimisation secondaire  définie au Québec par le fait de “faire face à des réactions négatives, à des attitudes de minimisation ou à de l’insensibilité de la part d’une personne ou d’une institution, en regard de l’acte de violence dont elle a préalablement été victime.”

Mais la “maltraitance médiatique” a également un impact négatif pour les médias eux-mêmes, estime Sarah Sepulchre : “Les médias sont en crise de lectorat, de public, mais ils doivent peut-être se demander si [le traitement médiatique inadéquat des réalités vécues par les femmes] ne joue pas un rôle aussi. En 2003 déjà, la chercheuse Sylvie Debras expliquait que les femmes ne lisaient pas ou peu la presse parce qu’elle était faite par les hommes, pour les hommes. Elle disait également déjà que les jeunes hommes lisaient moins la presse également parce qu’ils ne se retrouvaient pas dans le traitement médiatique réalisé, tout sujet confondu. Ça revient à ce que je disais au début : les rédactions ne prêtent pas attention à un phénomène qui devient de plus en plus important pour toute une partie de la société et de la sorte, elles se font du mal, elles se coupent d’une partie importante d’un lectorat ou d’un audimat.”

Responsabilité sociale, sujets de société, enjeux démocratiques et même enjeux économiques pour eux-mêmes : les médias ont tout intérêt à s’adapter à ces réalités.