Nucléaire en Belgique, gros sous et microfissures

Notre pays devait sortir du nucléaire en 2025. Ou peut-être en 2035. Entre les batailles politiques et la guerre qui fait rage sur le continent européen, la retraite de nos vieilles centrales s’éloigne de plus en plus. Mais elles ne sont plus entretenues et coûtent très cher, de la production d’énergie à l’impossible gestion des déchets. En Belgique, le glas de l’atome sonnera-t-il un jour ? Tentative de réponse avec Lucie Dendooven, journaliste science et santé à la RTBF, et Jan Vande Putte, spécialiste du nucléaire chez Greenpeace Belgique.

La centrale nucléaire de Doel, dans la province d’Anvers (photo), est située à 25 km de la capitale flamande et à 42 km de Bruxelles. Elle compte 4 réacteurs dont le premier, Doel 1, a été mis en service en 1974, initialement pour 40 ans. La seconde centrale belge est située à Tihange, dans la province de Liège, sur la Meuse, et est dotée de 3 réacteurs. Le combustible nucléaire usagé est actuellement entreposé dans les centrales, pour une période de 80 ans. Mais les déchets les plus radioactifs ("de haute activité") doivent être isolés plusieurs centaines de milliers d’années, "voire un million d’années", explique l'Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (ONDRAF) sur son site. CC Roel Wijnants

Savez-vous que c’est en Belgique qu’a été créé le premier réacteur nucléaire civil européen ? Mais que 78,1 % de l’énergie consommée chez nous en 2020 provient de l’étranger ? Notre pays est dépendant : un risque accru de problèmes lors de crises mondiales – sanitaires, énergétiques ou géopolitiques.

Deux camps

Après la Seconde Guerre mondiale, les Belges réalisent la puissance de l’atome et envisagent directement son utilisation civile. Lucie Dendooven raconte : “La première bombe atomique, le “projet Manhattan”, a été construite à partir de l’uranium du Katanga, au Congo. Les Belges avaient accepté de donner ce minerai aux Américains en échange d’un savoir nucléaire. Nous avons été les premiers à construire un réacteur nucléaire civil, mis en service en 1962. C’était un prototype de réacteur à eau pressurisée, le même modèle que l’on trouve partout en Europe aujourd’hui. À l’époque, la Belgique était à la pointe du nucléaire civil.”

En Belgique, nous avons été les premiers à construire un réacteur nucléaire civil, mis en service en 1962.

Dans les années 1960 et 70, les centrales fleurissent partout en Europe. Mais des événements tragiques changent la donne. À commencer par la catastrophe de Tchernobyl, continue Lucie Dendooven. “En 1986, Tchernobyl est un cataclysme pour le secteur nucléaire européen. Plusieurs pays décident d’arrêter l’utilisation du nucléaire ou de la ralentir. En 1989, quand l’Allemagne de l’Est se rattache à l’Ouest, tous les réacteurs nucléaires russes situés sur le territoire de l’ex-RDA sont mis immédiatement à l’arrêt, considérés comme peu fiables. Quelques années après, l’Allemagne scelle sa sortie du nucléaire. Par référendum, les Italiens aussi, la Suisse… Aux Pays-Bas, une deuxième centrale devait être construite mais le gouvernement fait marche arrière. Chez nous, un 8e réacteur devait sortir de terre mais le projet est abandonné.” L’Europe se retrouve coupée en deux. Avec, “de l’autre côté, les pronucléaires, comme la Finlande, la Grande-Bretagne ou encore la France, qui a 56 réacteurs – c’est énorme. Même après Fukushima, les deux camps s’opposent encore.”

L’uranium, une ressource non renouvelable, est la principale matière première utilisée par l’industrie nucléaire. Les six plus gros producteurs mondiaux sont le Kazakhstan – environ 40 % de la production mondiale –, le Canada, l’Australie, la Namibie, l’Ouzbékistan et le Niger. CC Wayne England

Situation alarmante, scénarios mouvants

“En Europe, sauf exception, en France notamment, on ne construit presque plus de centrales nucléaires depuis plus de 15 ans, note Jan Vande Putte. Les réacteurs existants vieillissent, on fait des efforts pour les prolonger, ce qui multiplie les risques d’accident et d’approvisionnement. À Tihange 2 et Doel 3, il y a tellement de fissures que ces réacteurs devraient être arrêtés depuis longtemps. Ils sont en régime spécial de réduction de température, ce qui coûte de l’argent à la société de production.” Cette société, c’est le groupe français Engie, arrivé chez nous début 2000 lors de la privatisation du secteur énergétique, à la suite d’une OPA de Suez (aujourd’hui Engie) sur Electrabel, gestionnaire des centrales. “On se retrouve avec des centrales qui ne nous appartiennent plus”, conclut Lucie Dendooven.

À Tihange 2 et Doel 3, il y a tellement de fissures que ces réacteurs devraient être arrêtés depuis longtemps.

À l’arrivée au pouvoir des écologistes en 1999, la sortie du nucléaire a été mise sur la table. En 2003, une loi est approuvée. Dans sa version originale, elle prévoyait la fermeture de trois réacteurs dès 2015. À ce jour, aucun n’a cessé de fonctionner. Il faut dire que juste après la publication de la loi, des élections voient les écolos relégué·es dans l’opposition. De crise politique en crise politique, une première prolongation du nucléaire est décidée. Puis une deuxième, jusque 2025. Argument : si nous sortons du nucléaire trop tôt, nous n’aurons plus d’électricité. En ce moment, une nouvelle prolongation de dix ans – jusqu’en 2035 – est en négociation entre le gouvernement et Engie. Il a déjà été décidé qu’une société sera créée pour gérer Doel 4 et Tihange 3 ; l’État et Engie se partageraient le gâteau 50/50. Bonne nouvelle pour les bénéfices… moins bonne pour la gestion des déchets, on y reviendra.

L’époque des bénéfices

Le rachat des centrales belges fut une bonne opération pour Engie (alors Suez). Lucie Dendooven analyse : “Les centrales avaient été amorties, payées par les citoyens et citoyennes belges, l’entreprise française engrangeait donc des bénéfices faramineux. Ce qu’il faut bien avoir en tête, c’est que sur votre facture d’énergie, ce que vous payez réellement pour votre consommation, c’est un tiers de la facture. Les deux tiers restants, c’est le transport, la distribution et les taxes pour la création et/ou le maintien des infrastructures qui fournissent cette énergie. Quand le gouvernement s’est rendu compte que les rentes nucléaires étaient très élevées, il a commencé à les ponctionner [via des taxes, ndlr]. Il y a eu à l’époque de grosses négociations. Juste après ces discussions, la “crise des microfissures” est arrivée, les centrales rapportaient moins, et puis il y a eu l’exigence européenne de remettre en état tout le parc nucléaire. Tout cela coûtait cher, ce n’était plus aussi rentable pour Engie. Résultat, il y a eu un désinvestissement et même une volonté de revendre les centrales, ce qui n’a pas marché.”

Le gros problème d’Engie, c’est leur responsabilité pour les déchets nucléaires. On parle d’un coût de 40 milliards d’euros pour démanteler les centrales.

Jan Vande Putte précise : “Engie a vu ses bénéfices diminuer de manière significative lors de la prolongation des autres centrales nucléaires, Tihange 1, Doel 1 et 2.” Mais les bénéfices du groupe français sont encore énormes : selon le dernier rapport de la CREG, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (1er février 2022), sur les centrales nucléaires belges, Engie réalise un bénéfice de près de 2,1 milliards en 2021. “Le gros problème d’Engie, explique Jan Vande Putte, c’est leur responsabilité pour les déchets nucléaires. On parle d’un coût de 40 milliards d’euros pour démanteler les centrales. À charge d’Engie. On a décidé de retarder l’enfouissement en profondeur des déchets nucléaires, mais cette prolongation retarde encore le démantèlement possible. Toutes les discussions entre le gouvernement et Engie tournent autour de cette question : combien est-ce qu’Engie va encore devoir investir dans le fonds de démantèlement ?”

Vache à lait tarie

Lucie Dendooven ajoute : “L’an dernier, la ministre de l’Énergie, Tinne Van der Straeten [Groen, ndlr] avait demandé qu’Engie réfléchisse aux centrales au gaz pour remplacer le nucléaire. Mais la guerre en Ukraine a éclaté et ce n’est pas le moment de se rendre dépendants du gaz russe. Qu’est-ce qu’Engie propose aujourd’hui ? Que l’État belge reprenne des billes dans les centrales. C’est le monde à l’envers ! Après avoir profité de bénéfices mirobolants tout le début des années 2000 et au lieu de faire des réserves ou d’investir dans les énergies du futur, Engie a donné beaucoup à ses actionnaires. Et aujourd’hui, ils veulent se défaire de la vache à lait tarie. La question du démantèlement est aussi importante. Ce que beaucoup redoutent, c’est qu’Engie se débarrasse du nucléaire belge et que le fonds pour démanteler et dépolluer ne soit pas suffisamment alimenté.”

Après avoir profité de bénéfices mirobolants tout le début des années 2000 et au lieu de faire des réserves ou d’investir dans les énergies du futur, Engie a donné beaucoup à ses actionnaires. Et aujourd’hui, ils veulent se défaire de la vache à lait tarie.

Dans cette éventualité, l’actuel gouvernement a déposé une loi, validée par la commission de l’Énergie de la Chambre en juin dernier. Cette loi prévoit que la gestion des combustibles irradiés et le démantèlement seront gérés par Engie et que, si le groupe ne respecte pas cette disposition, des amendes lourdes lui seront infligées. Sauf qu’avec le dernier scénario et la création de cette société de gestion (État/Engie), il a été décidé que ce serait l’État belge qui paierait le traitement des déchets pour les dix ans de prolongation. Le groupe Engie ne veut pas en assumer seul les risques financiers et le gouvernement, bien embêté, est obligé de trouver des compromis. Un sacré recul (et une toute nouvelle loi déjà morte ?) qui fait bondir les associations militant pour la sortie du nucléaire. “C’est le plus gros cadeau jamais fait à Engie”, dénoncent Greenpeace, Inter-Environnement Wallonie et Bond Beter Leefmilieu.

Dépendance et renouvelable

La dernière analyse du SPF Économie (mai 2022) détaille : “La dépendance de la Belgique vis-à-vis des importations de combustibles fossiles pour faire face aux besoins énergétiques domestiques est très forte. En 2020, la dépendance énergétique s’élevait à 78,1 % de la consommation intérieure brute.” Selon Jan Vande Putte, le constat est clair : “Notre dépendance au nucléaire a eu un rôle très important sur le ralentissement du développement du renouvelable. Dans certains pays, il y a une volonté politique de protéger les intérêts de ceux qui gèrent le nucléaire, le gaz et le charbon.”

Notre dépendance au nucléaire a eu un rôle très important sur le ralentissement du développement du renouvelable.

En Belgique, des énergies renouvelables seraient donc la solution pour sortir de la dépendance. Selon Lucie Dendooven, “nous avons fait un bon travail sur l’éolien offshore mais, à part ça, on est très en retard par rapport à d’autres pays européens. Le souci, c’est aussi que le renouvelable, ce n’est pas 100 % d’électricité dans 100 % du temps. Et la Belgique n’a pas encore assez développé son renouvelable aujourd’hui pour être indépendante sur le plan énergétique. Il faut donc réfléchir à compléter cette offre. Entre la crise des énergies fossiles, le vieillissement des centrales nucléaires, le renouvelable qui tarde à avancer… C’est compliqué. Il va falloir jouer avec un réseau très étendu sur plusieurs pays, entre le terrestre et l’offshore.”

Quels sont les risques chez nous ?

Selon les deux spécialistes, les risques seraient minimes. Mais “si nous prenons l’exemple de ce qu’il s’est passé à Fukushima, explique Jan Vande Putte, il n’y avait que 170.000 personnes qui habitaient aux abords directs de la centrale, dans un rayon de 30 km. Chez nous, à Doel, c’est 1,5 million, 800.000 à Tihange. On est dans un tout autre niveau de catastrophe potentielle. Surtout en termes d’évacuation. Comment on fait ? Et avec les hôpitaux ? Au Japon, 2 ou 3 jours après la catastrophe, l’immense majorité des habitants avait été évacuée. C’est impossible chez nous. Comment voulez-vous évacuer Liège ? Aucun scénario ne tient la route pour gérer un tel problème.”

Aujourd’hui, le monde financier ne s’intéresse pas au nucléaire, qui ne rapporte plus assez. C’est devenu un jeu purement politique, populiste et à court terme.

Jan Vande Putte conclut : “Aujourd’hui, le monde financier ne s’intéresse pas au nucléaire, qui ne rapporte plus assez. C’est devenu un jeu purement politique, populiste et à court terme. Et, comme par le passé, on va payer ça très cher.” Pour l’instant, le plan belge prévoit donc une sortie pour 2035, mais les tensions sont vives entre Engie et le gouvernement. Reste à voir si les négociations aboutiront d’ici la fin de la législature ou si les élections de 2024 rebattront les cartes, encore une fois.

“Cher connard” : nos retrouvailles avec Virginie Despentes

Faut-il encore présenter l’autrice française Virginie Despentes ? Les plus anciennes lectrices d’axelle se souviennent peut-être de ses précédentes interviews dans nos pages : autour de King Kong Théorie (hors-série 2007) ou à l’occasion de la sortie de l’adaptation cinématographique de son roman Bye Bye Blondie (n° 147). Il ne vous aura pas échappé qu’elle vient de sortir un roman, répondant au titre provocateur de Cher connard… rien que ça ! Et pourtant, contrairement aux apparences, ce texte est empli de douceur. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Virginie Despentes garde son franc-parler, ses punchlines qui dézinguent et son envie farouche de dépatriarcaliser le monde. Nous avons eu la joie de la retrouver et de passer un long moment en sa compagnie. Extraits impatients d’un article à retrouver en intégralité dans notre numéro de novembre.
Propos recueillis collectivement par July Robert et Sabine Panet, avec la complicité de Maïté Warland et l’inspiration en coulisses de Djia, Éléonore, Laurence et Léa.

© JF PAGA

July : J’ai l’impression que Cher connard est une nouvelle étape. Dans King Kong Théorie, c’est Virginie Despentes qui se raconte. Dans ce nouveau roman, j’ai eu le sentiment que ce sont trois Virginie Despentes qui parlent, trois pans de ta personnalité qui s’expriment et parfois se rejoignent. Est-ce intentionnel ou bien est-ce au fil de l’écriture que tu t’es décidée à distiller des bouts de toi ?

V.D. : “Tu es la première à le formuler comme ça et, à t’entendre, oui, c’est évident. C’est peut-être une réponse à d’autres livres que j’ai écrits où les personnages étaient vraiment en conflit ouvert, et qui étaient déjà des parties de moi-même. Peut-être qu’avec l’âge, il y a une possibilité de dialoguer avec différentes parties de soi… C’est peut-être cela que j’ai mis en place, mais ce n’était pas conscient. Par contre, de façon consciente, en écrivant les personnages, je savais que certains me concernaient. Je ne me disais pas, par exemple, lorsque j’écrivais Oscar : “C’est horrible, c’est un mec qui n’est pas fin”, non : il me concernait aussi.

Grasset 2022, 352 p., 22 eur.

Je me suis réellement constituée sans aucune obsession de ma féminité. Et quand on n’y pense pas, le genre neutre, c’est le masculin. Il y a une composante très masculine chez moi. Il y a aussi une composante hétéro trépanée, à la Rebecca Latté [deuxième personnage de Cher connard, ndlr]. Mais Rebecca a aussi des caractéristiques de plusieurs de mes amies proches, qui lui ressemblent très fort. Et tes amies les plus proches, ce qu’elles sont et ce que tu es, ça se mélange… Quant à Zoé, c’est une féministe plus radicale, plus ordonnée chez moi. Plus butée aussi. À la fin du livre, pour ceux qui l’ont lu jusque-là, on sent que Zoé se demande ce qu’on fait avec la colère, avec la justice, avec la blessure ; ce sont des questions que je me pose.”


July : Dans le livre, on découvre le concept génial de “minusculiste” – c’est ainsi que tu qualifies les masculinistes… En même temps, on sent tout le long que tu as une grande confiance dans l’homme, l’être humain masculin, et en sa capacité à se déconstruire.

V.D. : “Oscar est une utopie… Mais en vrai, j’y crois ! Je pense que c’est d’abord une question d’âge et de position dans la vie. J’ai de l’affection pour la culture des hommes, même si cela s’est éloigné ces quinze dernières années. Il y a des artistes hommes, musiciens, auteurs, avec lesquels j’ai grandi, qui m’ont accompagnée, avec lesquels j’ai survécu. Je ne peux pas en faire l’économie. Et dans ma vie réelle, quand j’y réfléchis, les mecs, je les aime bien. Ceci dit, je n’en vois pas tant que ça, il n’y en a pas cinquante non plus ! Il se passe parfois six mois, neuf mois, où je pense à eux sans les voir. C’est clair que ces dernières années, je ne souffre pas de la même façon que quelqu’un qui doit aller travailler avec des mecs toute la journée, ou que quelqu’un qui a des gamins et qui doit les amener à l’école, voir les profs, les autres parents, etc. Moi, le masculin, je le convoque dans ma vie quand je veux, ça me rend très détendue.

C’est clair que ces dernières années, je ne souffre pas de la même façon que quelqu’un qui doit aller travailler avec des mecs toute la journée, ou que quelqu’un qui a des gamins et qui doit les amener à l’école, voir les profs, les autres parents, etc. Moi, le masculin, je le convoque dans ma vie quand je veux, ça me rend très détendue.

Sur les réseaux sociaux, je vois apparaître des gamins qui m’intéressent vachement. Par exemple – à chaque interview, je parle de lui – Bad Bunny, un mec du trap [un courant musical, ndlr]. Il remplit des stades partout où il joue, c’est vraiment le numéro un, il a 24-25 ans, il est beau, il est grand. Et il est souvent en jupe ou en robe et, dans ses concerts, il invite un artiste trans qu’il trouve brillant. Il vend des millions d’albums ! Et il a écrit une chanson, Andrea, à partir de l’histoire réelle d’une femme tuée par son mec après avoir déposé plainte à la police. On ne peut pas dire de lui qu’il utilise le féminisme ou le queer. Et la façon qu’il a de parler de cette femme, je n’avais pas encore entendu ça. Et donc je me dis qu’il y a une utopie possible, des garçons qui n’ont plus envie des mêmes conneries. Est-ce que je crois que c’est une solution pour le féminisme ? Les mecs ne peuvent pas être de bons féministes, on ne leur en demande pas tant ; mais ils peuvent être de vrais partenaires de lutte dans la dépatriarcalisation, ils y ont aussi un intérêt. Et un désir, peut-être, d’en sortir. Je crois que c’est un horizon possible. On peut, à un moment donné, avoir un objectif commun.

Je me dis qu’il y a une utopie possible, des garçons qui n’ont plus envie des mêmes conneries. Est-ce que je crois que c’est une solution pour le féminisme ? Les mecs ne peuvent pas être de bons féministes, on ne leur en demande pas tant ; mais ils peuvent être de vrais partenaires de lutte dans la dépatriarcalisation, ils y ont aussi un intérêt.

Mon optimisme est absolument lié au fait d’être lesbienne. Les deux sont liés. Je ne vis pas avec les mecs. Je ne compte pas sur leur importance. Si je travaillais dans la rédaction mixte d’un journal, là, je ne pense pas que je serais dans cet état-là. J’en voudrais beaucoup plus aux mecs !
J’aime particulièrement Maria Galindo, une féministe bolivienne que je trouve vraiment cruciale. Elle, son truc, c’est la dépatriarcalisation. Concernant cette lutte, je pense qu’on pourrait être surprises par l’attitude et l’avis réel des jeunes garçons, y compris des mecs hétéros ou non-binaires. Pas tous, hein ! Mais je crois qu’ils existent, je vois des mecs changer en ce moment. J’en vois évidemment beaucoup qui ne comprennent rien, mais j’en vois quelques-uns, même de mon âge [elle a 53 ans, ndlr], quelque chose rentre dans leurs oreilles et ça fait bouger des trucs. Vous y croyez, vous, ou pas du tout ?”

Sabine : Quand on dit les choses, parfois, on les rend possibles. Le verbe peut être transformateur…

V.D. : “Oui, et c’est super important en ce moment qu’on récupère des imaginaires. Sans se forcer, mais il le faut vraiment. Des imaginaires un peu enthousiastes. Moi, j’aime bien imaginer que les mecs vont eux aussi dépatriarcaliser le monde. Ça me plaît, comme idée.”

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July : Pourtant, tu dis tout de même que les imaginaires des “minusculistes” sont inertes.

V.D. : “Ah oui, eux, ça va être plus compliqué ! Je ne suis pas dans le pardon de tous les hommes, dans l’affection pour tous. Là, je parle de ceux avec qui il est peut-être possible de discuter, de faire des choses. Je ne parle pas des trépanés. Car oui, je constate que pendant que certains se déconstruisent, beaucoup ne comprennent rien, beaucoup se raidissent. Et on sait qu’il y a un backlash d’une violence incroyable. Je pense par exemple au procès de Johnny Depp et Amber Heard – je ne voulais pas m’y intéresser au début. Mais quand on parle d’orgie de misogynie et de machisme, là, c’est tout à fait ça. De la même façon que l’Académie des César a décidé de récompenser Polanski et donc nous dit “On vous crache à la gueule”, ce procès a été une façon de nous dire “On va vous faire taire”. Mais on ne se le tient pas pour dit. On ne se tait pas.

July : Comment te connectes-tu aujourd’hui aux combats des femmes des milieux populaires ?

V.D. : “Principalement via l’Amérique latine. Les femmes, là-bas, Chiliennes, Argentines, écrivent beaucoup, notamment sur la question de la dette. Elles nous disent que la condition féminine n’est pas périphérique à l’économie, mais qu’elle est au centre. Je suis aussi connectée aux travailleuses sexuelles, elles s’adressent à moi régulièrement, je les vois, je les lis. Il y a également eu une très longue grève des femmes de ménage pas loin de chez moi à l’hôtel Ibis des Batignolles : je suis ce qui se passe, mais plutôt de loin, en vérité. Ma première contribution, c’est que je peux donner de l’argent. Mais je n’ai pas envie de les instrumentaliser, je ne peux pas leur parler et puis essayer de faire un texte intéressant. Il y a un moment où “quand tu n’es pas, tu n’es pas” : moi, je ne suis pas à cet endroit. Par contre, il y a un an, j’ai des ami·es proches qui se sont occupé·es de faire venir des réfugiées afghanes et je les ai beaucoup vues cette année. Ce n’est pas des luttes des milieux populaires au sens où ce ne sont pas des femmes qui étaient pauvres en Afghanistan. Mais une fois en France, elles sont dans une merde noire et absolue. Et ça, je pense qu’on peut le voir comme un combat féministe populaire. Avec elles, je suis en dialogue et je me situe : c’est de l’amitié.

Il y a un an, j’ai des ami·es proches qui se sont occupé·es de faire venir des réfugiées afghanes et je les ai beaucoup vues cette année. Ce n’est pas des luttes des milieux populaires au sens où ce ne sont pas des femmes qui étaient pauvres en Afghanistan. Mais une fois en France, elles sont dans une merde noire et absolue.

La seule chose que je peux faire, c’est être attentive aux textes que je reçois et bien les lire. Je ne peux pas prétendre que je suis autre chose que ça. À Barcelone [où elle vit une partie de l’année, ndlr], c’est beaucoup plus facile pour moi parce que là-bas, la mixité sociale et raciale se fait plus facilement. J’ai donc l’impression de rencontrer plus de gens qui ont plus de préoccupations qu’en France où mon nom est trop connu, où je vis peut-être ma notoriété comme un poids. Ça ne l’est peut-être pas réellement, mais je le vis un peu comme ça, oui. En Espagne, j’ai l’impression de parler à plus de gens, de plus de choses.”

Sabine : Quand tu dis que tu reçois des textes auxquels tu es attentive, est-ce que tu pourrais nous dire quelques mots sur la maison d’édition que tu es en train de créer ?

V.D. : “On envisage de la créer [avec la photographe et vidéaste Axelle Le Dauphin, ndlr], mais l’annonce de son lancement nous a échappé. On a déposé les statuts et puis… quelqu’un a écrit un article à ce sujet ! Mais moi, je viens de sortir mon livre, Axelle Le Dauphin finit un très long tournage ; on s’était dit qu’on se lancerait à la fin de l’année.

Il y a plein d’idées pour cette maison d’édition. Axelle voudrait publier des livres photos. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de publier des livres queers, mais aussi des gens qui entrent dans le langage autrement que par la porte principale. Des gens qui ont un rapport à l’écrit et au langage mais qui n’ont pas fait d’études, par exemple. Peut-être que je me trompe, mais je crois que j’ai un savoir sur ce que c’est que de faire des livres sans passer par l’université. Il y a beaucoup de choses que tu n’apprends pas. Tu n’apprends pas à parler en public, tu n’apprends pas à avoir un lieu où travailler, tu n’apprends pas à te fixer tes propres horaires. Il y a plein de choses que tu peux savoir, mais il y en a plein d’autres qui te font gagner du temps si on te les apprend. Moi, Paul Preciado [voir axelle n° 225-226, ndlr] m’a appris beaucoup de choses. Parfois des trucs qui semblent bêtes, genre : il faut avoir un bureau. J’avais une table de cuisine, je ne voyais pas ce que j’aurais fait d’un bureau ! Mais en fait, il a raison ! Un bureau, c’est pas mal !”

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July : Tu situerais alors ton projet de maison d’édition davantage dans un processus d’accompagnement ? 

V.D. : “Ce serait en fait… un vrai travail d’édition ! J’ai déjà l’impression de le faire de temps à autre, à droite à gauche ; là, je pourrais le faire plus régulièrement. Au début, on parlait aussi de traductions, mais il y a tellement de nouvelles maisons d’édition géniales en France et tellement de projets de traduction… Justement, je voudrais faire traduire Maria Galindo. Mais le paysage éditorial va tellement vite sur les questions queers et féministes qu’on a peut-être pensé à quelque chose mais au moment de le créer, ce ne sera plus comme on l’avait imaginé, ce sera peut-être plus intéressant de travailler avec des structures qui existent déjà !”

Sabine : Est-ce que tu penses déjà à ton prochain livre ? Est-ce que tu peux partager avec nous ton processus de gestation, de création d’un sujet ?

V.D. : “J’ai déjà l’idée de ce que je voudrais faire après. Je ne sais pas si je vais le faire, je ne sais pas si c’est bien d’avoir déjà un projet… Mais en vrai, à peine fini, j’avais déjà envie… Et je vois déjà tout ce qu’il n’y a pas dans le livre que je viens de finir, tout ce qu’il faut refaire. Mais cela ne veut pas dire que je suis tout le temps en train d’écrire. J’ai beaucoup de mal à écrire, j’ai des angoisses et j’espère que ça va passer avec l’âge, parce que je n’ai pas toujours été comme ça.

Au tout début, je prends des notes dans un carnet, ça… j’aime bien. Mais le moment le plus dur est celui où je commence à écrire et que ça ne ressemble à rien, où je me dis que je suis une pauvre patate, il y a un moment comme ça. Et puis arrive le moment où j’en sors, où je me dis qu’en fait, il y a un livre.

Mais j’ai envie d’écrire de la fiction et j’ai envie d’écrire un essai – je les ai en tête. Je vais essayer et puis… si c’est trop nul, je ne le ferai pas et je ferai autre chose. Mais mon processus est comme ça. J’aime beaucoup le moment où tu as le livre en tête. Au tout début, je prends des notes dans un carnet, ça… j’aime bien. Mais le moment le plus dur est celui où je commence à écrire et que ça ne ressemble à rien, où je me dis que je suis une pauvre patate, il y a un moment comme ça. Et puis arrive le moment où j’en sors, où je me dis qu’en fait, il y a un livre. Annie Ernaux dit : “Je n’arrive jamais à écrire mes livres et d’un coup, ils sont là, et je ne sais pas comment je les ai écrits.” Je me sens vraiment comme ça. Un jour, je me dis : ça a le nombre de pages d’un livre, ça a la forme d’un livre, je crois qu’il y a un livre.”

Sabine : Il y a des jaillissements qui nous renvoient à King Kong Théorie dans Cher connard. Il y en a d’ailleurs un peu partout, des morceaux de King Kong Théorie : en tous les cas, dans les tripes de beaucoup de femmes. Est-ce que tu crois que tu pourrais le réécrire, ou l’écrire autrement aujourd’hui ?

V.D. : “Je le regarde avec un œil toujours surpris d’être celle qui l’a écrit. Je vois ce qu’on m’en dit, je me dis que c’est génial d’avoir écrit ce livre alors que quand je l’ai écrit, je ne pensais pas du tout à ce résultat. C’était juste après le film Baise-moi : je pensais qu’on allait continuer dans la même lignée, l’auteure maudite qui va se faire flageller sur la place publique à espaces réguliers. Non, je ne le relis pas, mais je connais le début par cœur parce que Béatrice Dalle le lit, dans une lecture qu’on fait ensemble. En général, je m’y reconnais. Par contre, je ne pourrais pas le réécrire. Je ne voudrais pas, par exemple, raconter à nouveau mon viol. Une fois, c’est bon ! Je me dis que c’est génial de l’avoir fait et en même temps, à la fin, je me demande pourquoi j’ai fait ça, parce que c’est horrible ! Mais par contre, j’aimerais revenir à la forme autobiographique.”

July : Dans Cher connard, partout, tu répares – nous répares, en tous les cas – avec des “phrases douceur”. Sans perdre ton punch, mais comme si tu pouvais, maintenant, te permettre cette douceur-là. Pourquoi ?

V.D. : “À la fin du Covid, pour la première fois, je me suis dit que tout le monde avait ramassé. C’est la première fois que j’ai eu envie de faire un livre qui parle à tout le monde – sans pour autant être “feel good”, ce n’est pas ma ligne de nage. Mais oui, j’avais plutôt le cœur à consoler et ici, peut-être, sans distinction de genre. Les femmes, on est en première ligne, c’est clair, la distinction de genre nous est imposée ; mais les gars, vous aussi, vous avez morflé. Je suis super contente si ce livre peut être doux.”

Les étudiantes de l’ULiège s’arment face au sexisme

Des profs qui utilisent parfois des mots ou stéréotypes sexistes, des étudiant·es qui changent de cours pour éviter des violences psychologiques, un cercle qui humilie et violente des condisciples… Voilà ce qui attend Anne-Sophie Nyssen, nouvelle rectrice de l’ULiège. Première femme élue à ce poste, l’ex-vice-rectrice au bien-être aura fort à faire pour redresser la barre et faire de l’Université de Liège un lieu de progressisme et de tolérance sur les questions de genre, de lutte contre le racisme et les violences. Plongée en Cité ardente à la rencontre des actrices de terrain et de témoins.

Une agente Gembloux Agro-Bio Tech (l’une des 11 facultés de l’Université de Liège) revêt une combinaison protectrice pour s’attaquer à un nid de frelons asiatiques. © Belpress

Un gros bâtiment gris au centre de Liège, entouré d’immeubles d’habitation, du Théâtre de Liège et de la Grand Poste. Un bâtiment qui a vécu et que l’on tente de camoufler avec quelques beaux graffitis et des terrasses de petits lieux étudiants branchés. Bienvenue à l’ULiège, sur l’un des quatre sites du campus.

Ces 10 et 11 mai a eu lieu le second tour de l’élection au poste de “recteur” de l’institution académique qui compte plus de 26.000 étudiant·es. C’est pour la première fois, en 200 ans d’existence de l’université, une femme, Anne-Sophie Nyssen, qui a été élue par les étudiant·es (votant·es minoritaires) et le corps professoral et académique de l’université liégeoise. De nombreux défis attendent l’institution. La lutte contre les violences sexistes et sexuelles en fait partie ; Anne-Sophie Nyssen nous en parle dans cet article.

Amanda et Sidonie

Pour écrire cet article, nous avons passé un appel à témoins sur d’éventuelles violences sexistes ou d’autres types de violences au sein de l’université. Plusieurs étudiant·es et ex-étudiant·es nous ont répondu. Nous publions les témoignages de deux ex-étudiantes ; elles ont demandé à prendre un prénom d’emprunt.

La première est Amanda. Il y a quelques années, lors d’un examen oral, un professeur lui a tenu des propos validistes : “Lors de mon examen oral, mon professeur me fait remarquer que je suis très tendue. Je lui réponds alors que je suis une étudiante en situation de handicap.” Le professeur lui aurait alors répondu : “Le statut d’étudiant en situation de handicap, on peut le donner à tout le monde aujourd’hui, quand je vois qu’il y a des étudiants qui ont de simples “dys” [troubles de l’apprentissage, ndlr] qui obtiennent ce statut. Ce sont des privilèges, alors qu’ils savent très bien dans quoi ils s’engagent en venant à l’unif…” Amanda, choquée, lui répond qu’elle-même est autiste. “Là, son comportement a changé et il m’a dit : “Ah, mais ça, ça va, alors.”” Un échange qui s’avère particulièrement heurtant pour Amanda : “J’ai dû me battre pour pouvoir aller dans l’enseignement supérieur et arriver là où j’en étais.” Amanda a donc décidé de quitter le cours de ce professeur, même s’il l’intéressait beaucoup.

Je vois que certains hommes, que nous avions dénoncés à l’époque, signent des cartes blanches dans les médias ou sur les réseaux pour lutter contre les violences et le sexisme… C’est hallucinant !

Quant à Sidonie, ancienne doctorante de l’Université de Liège, elle raconte avoir été victime de mépris et témoin de remarques sexistes à plusieurs reprises de la part de certains professeurs de l’université. “Je sais aussi qu’il y a déjà eu des agressions sexuelles ou du harcèlement.” Sidonie estime qu’une “culture sexiste” se perpétue au sein de l’institution. “Beaucoup de profs se permettent de draguer des étudiantes. Certaines acceptent d’avoir des relations avec eux. Ce sont des relations consenties entre deux adultes, bien entendu, mais ça met une drôle d’ambiance au sein de la faculté. Il y a aussi parfois des conflits d’intérêts flagrants. Certaines étudiantes sont parfois en couple avec le professeur censé juger leur thèse…  Et puis il n’y a déjà pas beaucoup de femmes qui donnent cours, mais il n’y a jamais non plus aucune femme invitée lors des grandes conférences de l’université.” Cette absence avait effectivement déjà été dénoncée par le collectif féministe La Barbe ; en 2019, elles montent même sur scène pour une action éclair.

Sidonie et quelques autres étudiantes avaient alors décidé d’alerter, en interne, sur le sexisme ambiant, au manque de femmes et de diversité. Leur mail provoque des remous au sein de la communauté de l’ULiège ; Sidonie et les autres signataires espèrent alors un changement. Mais aujourd’hui, selon Sidonie, rien ou presque n’a changé. “Je vois aussi que certains hommes, que nous avions dénoncés à l’époque, signent des cartes blanches dans les médias ou sur les réseaux pour lutter contre les violences et le sexisme… C’est hallucinant !”

Un cercle sexiste et violent

Pour mieux comprendre cette “culture sexiste” dénoncée par Sidonie, nous nous sommes intéressées à un cercle en particulier : “La Basoche”. Un cercle d’étudiants en droit, très récemment  (2020 ou 2021, selon nos informations) ouvert aux femmes. Il est fréquenté par des hommes dont certains sont aujourd’hui professeurs (ou ex-professeurs), ou membres éminents du barreau liégeois, et a été plusieurs fois accusé de couvrir des comportements sexistes, voire des agressions. Deux exemples concrets : un “journal” édité depuis au moins 1996 établit un classement des étudiant·es (“la plus moche”, “le plus con”…). En 2016, après un article du magazine Le P’Tit Toré (depuis retiré du site), une tempête médiatique force les autorités universitaires à réagir : elles condamnent cette publication et annoncent son interdiction… En 2022, le journal existe toujours.

Autre exemple : en novembre 2021, sur son mur Facebook, une jeune femme expliquera avoir été victime d’une agression lors d’une soirée du cercle. Face au tollé sur les réseaux sociaux, et après un nombre important de nouvelles plaintes, la faculté de droit prive le cercle de local.

Encercler le machisme

“Nous pensons qu’il aurait fallu dissoudre cet ordre, tout simplement”, estime le cercle féministe. Les deux femmes qui ont accepté de répondre à nos questions pour cette enquête s’expriment en tant que “cercle féministe”, non pas individuellement : elles sont toujours au sein de l’université et veulent se protéger.

Le cercle a été créé en 2017. “Au départ, il s’agissait d’un très petit groupe et, depuis un an, on s’élargit, on veut proposer des activités de sensibilisation aux étudiant·es et travailler avec l’université… Même si, pour l’instant, nous n’avons pas été sollicitées. Nous nous revendiquons d’un féminisme intersectionnel et nous aimerions donc travailler avec d’autres cercles : LGBTQIA+, les étudiant·es racisé·es, etc.”

Cette volonté est d’autant plus forte qu’elles pointent aussi, comme nos témoins, des problèmes profonds. “L’ULiège est un bastion patriarcal. Tous nos profs ou presque sont des hommes. Nous entendons des propos sexistes régulièrement, nous n’étudions que des hommes en cours ou presque. Nous apprenons même, dans certains cours, des théories masculinistes… Aucun·e théoricien·ne noir·e ou racisé·e n’est enseigné·e, ou presque. La diversité n’existe pas. Lors des cours, on constate aussi que les garçons ont beaucoup plus de temps de parole que les femmes, il n’y a rien qui est concrètement mis en place pour l’éviter, aucune prise de conscience.”

Tous nos profs ou presque sont des hommes. Nous entendons des propos sexistes régulièrement, nous n’étudions que des hommes en cours ou presque.

Aucune prise de conscience, pire, des attaques lorsqu’elles dénoncent ce qu’elles constatent : “Nous avons beaucoup de colère et de frustrations au quotidien. On ne se sent pas soutenues, même parfois par les autres étudiant·es, qui sont influencé·es par l’état d’esprit des professeurs et de l’environnement dans lequel on vit. On a peur aussi. On n’ose pas toujours parler, on sait que des étudiant·es ont été victimes de retombées négatives après la dénonciation de certains faits. Quelques professeurs nous soutiennent. C’est rare mais ça suffit pour donner beaucoup de force et de courage. Et puis les victimes qui nous contactent comptent sur nous. Ça nous motive aussi.”

De l’espoir

“Dans ce contexte, ajoute le cercle féministe, on comprend que les étudiantes, quand elles ont un problème, ne s’adressent pas à l’université mais balancent sur les réseaux sociaux ou viennent nous parler. Nous constatons qu’il n’y a pas ou peu de plaintes pour violence au sein de l’université, alors qu’on sait qu’il y a des agressions. Nous avons donc demandé à être l’intermédiaire entre l’université et les victimes. Ça sera peut-être plus facile pour elles de nous parler à nous. D’autant plus que nous avons appris que, dans certains cas, l’université propose une “médiation” avec l’agresseur. Cela veut dire qu’on propose à la victime de discuter avec son agresseur ! Ça ne va pas.”

Il faut des mesures précises et claires, notamment des positions fermes sur la question des sanctions contre les auteurs d’agressions et de harcèlement sexiste ou sexuel.

Elles placent de l’espoir dans ce nouveau rectorat. “On espère beaucoup de Madame Nyssen. On attend d’elle et de son équipe qu’elles collaborent avec les acteurs et actrices de terrain qui sont expert·es dans ces domaines, mais aussi avec les étudiant·es. Il faut des mesures précises et claires, notamment des positions fermes sur la question des sanctions contre les auteurs d’agressions et de harcèlement sexiste ou sexuel. Il faut aussi un travail autour des étudiant·es trans ou non-binaires, sur la diversité, sur la parentalité, sur la précarité étudiante.”

Et il semble que le cercle féministe ne soit pas le seul à vouloir construire, avec la rectrice, les bases d’une université plus safe pour tous·tes puisqu’une partie importante des cercles étudiants est en train de préparer un programme d’actions. Le document, en cours de rédaction, devrait être remis à la nouvelle rectrice dans le courant de l’année académique.

La rectrice de l’ULiège, seule dans la tempête ?

Suite à tous les témoignages et constats présentés dans notre article “Les étudiantes de l’ULiège s’arment face au sexisme”, nous étions impatientes de rencontrer celle qui va incarner le changement attendu par les étudiant·es. Anne-Sophie Nyssen nous a octroyé une longue entrevue, dans son futur ex-bureau de vice-rectrice au bien-être.

Anne-Sophie Nyssen © Quena SCS

 

Qu’est-ce que la campagne #Respect ?

“Elle a été lancée en 2019. C’est une campagne de lutte contre toutes les discriminations. Lorsque je suis devenue vice-rectrice au bien-être, il m’est apparu essentiel de travailler sur ces questions. Nous étions un peu après #MeToo, toutefois je ne voulais pas m’attaquer qu’aux violences faites aux femmes, mais à toutes les discriminations. Nous sommes plus efficaces si nous avançons sur toutes les formes plutôt que sur un seul type. L’ensemble de la communauté peut davantage porter le changement de culture que je souhaite mettre en place. Nous avons donc voulu travailler sur le racisme, le sexisme, les stéréotypes, le harcèlement et d’autres formes de discriminations qui existent à l’université, comme partout ailleurs.”

Vous avez présenté le “plan genre” pour l’Université de Liège. Il s’applique au personnel, mais aussi aux étudiant·es ?

“Oui, ce plan inclut les membres du personnel de l’université mais aussi les étudiant·es. Il a été mis en place dans la foulée de la campagne. Il a été élaboré par tous les membres de l’institution qui voulaient travailler sur ces questions. Avec mon entrée en fonction, il sera renforcé. Parmi les actions phares, le soutien à la parentalité est une priorité. Une crèche sera bientôt accessible aux étudiant·es et au personnel.

Avant le Covid, nous avions des rendez-vous réguliers avec des groupes d’étudiant·es qui voulaient avancer sur plusieurs dossiers, notamment le consentement. En mars dernier, nous avons mis en place les ateliers slam autour du thème du consentement. L’idée était d’aider les étudiant·es à parler sur les sujets des violences. La démarche artistique proposée par L-Slam [collectif féministe de slameuses, voir axelle n° 246, ndlr] nous semblait être un bon vecteur pour verbaliser ce que certain·es vivent. Je suis évidemment à l’écoute d’autres thématiques qu’ils et elles souhaitent aborder.”

Très peu de plaintes sont déposées pour l’instant au sein des structures académiques (l’ULiège reçoit en moyenne 7 à 8 dossiers par an). Ne pensez-vous pas qu’il faudrait réfléchir à créer une structure de prise en charge différente ? Peut-être avec les cercles étudiants ?

“Les affaires étudiantes travaillent déjà beaucoup avec d’autres étudiants. Cela peut certainement être renforcé et amélioré, évidemment. Parmi les pistes, il y a aussi la création d’une cellule de médiateurs/stewards référents dans chaque faculté. Nous avons par ailleurs mis en place un numéro spécial d’écoute et de conseils [le 0800 35 200, ndlr]. Tous ces outils sont nécessaires pour une meilleure prise en charge.

Nous avons par ailleurs mis en place un numéro spécial d’écoute et de conseils.

Je pense qu’il faut aussi prendre le temps d’analyser les faits, c’est fondamental. Quand les faits sont reconnus, des mesures doivent être prises – disciplinaires, mais aussi créatives. Les procédures disciplinaires sont lourdes à mettre en place, mais nous le faisons. Mais nous avons d’autres mesures correctrices qui peuvent être tout à fait envisagées, avec l’accord des deux parties. C’est souvent de la médiation.

L’une des difficultés que nous rencontrons, c’est aussi la communication. Parfois, nous avons péché par manque de communication. Il arrive que les victimes demandent l’anonymat et/ou la discrétion, et c’est primordial de respecter leur volonté. Mais il faut tout de même trouver le moyen de dire quand l’université a réagi suite à un fait de violence ou de harcèlement.”

Lorsqu’un professeur publie des propos sexistes sur les réseaux sociaux, comment doit réagir l’université ?

“Il y a des situations très claires qui sont punies par la loi. Si ce post rentre dans ce cas, la question ne se pose pas. Mais c’est vrai que souvent, ces posts sont mis sur les réseaux sociaux du professeur, et là, c’est compliqué pour nous. Mais nous allons tout de même mettre en place un cadre. Ce cadre permettra de clarifier ou d’expliciter nos recommandations par rapport à la prise de parole. Il y a évidemment la liberté individuelle et elle doit être respectée mais nous aimerions que, si ce genre de communication doit avoir lieu, l’auteur indique clairement qu’il s’exprime en son nom propre et pas au nom de l’institution. La liberté d’expression est essentielle pour moi mais, à force de ne donner aucun cadre, on ne donne aucune balise.”

Quelles sont les autres priorités de l’ULiège ?

“Nous n’avons que 26 % de femmes chargées de cours. Une grande priorité est d’améliorer l’équilibre, un travail déjà en route. Nous avons lancé différentes formations avec les administrations. Il faut que toutes les personnes qui siègent dans les commissions de sélection et de promotion soient formées au biais de genre. L’idée est de construire un comité genre reconnu qui va nous aider à avoir des réflexions sur ces thématiques-là. Une réflexion pourrait se faire pour intégrer de manière transversale la question de genre dans les cours : journalisme, droit, sciences politiques…”

Où en est l’ULG sur les dossiers #BalanceTonFolklore et #BalanceTonBar ?

“En janvier, nous avons participé à l’enquête européenne l’UniSAFE qui vise à mieux comprendre la prévalence des violences sexuelles et sexistes au sein des universités. Les données récoltées aideront à la mise en place d’outils concrets pour y mettre fin. Participer à cette enquête, c’est déjà une position forte : jamais de telles questions n’avaient été posées à l’université. Nous allons donc bientôt recevoir les conclusions. Nous pourrons les comparer à d’autres universités, voir où nous nous situons. L’objectif est aussi d’échanger les bonnes pratiques.”

Selon certains témoignages que nous avons obtenus, les femmes et les personnes racisées seraient souvent absentes des cours donnés à l’ULiège. Vous êtes consciente de ce problème ?

“Le problème, c’est que cela relève de la liberté académique. Donc… c’est compliqué. Mais mon objectif, c’est un changement de culture. Nous avons un phénomène de contamination positive au sein des étudiant·es, mais aussi des profs. C’est à nous de montrer le bon exemple. Et la formation est nécessaire.”

Qu’en est-il de La Basoche, ce cercle de droit qui a posé de nombreux soucis ces dernières années ?

“La faculté de droit a eu un geste très fort, elle a décidé de leur retirer leur local. Il y a eu effectivement plusieurs problèmes et plusieurs plaintes. La faculté a eu le courage de se positionner. Cela montre la détermination de l’université.”

Autre dossier “embêtant” pour l’ULiège, les témoignages de ce qu’il se passe à la faculté Agro-Bio-Tech de Gembloux. Une page Instagram a été créée pour aider les victimes à libérer la parole. Que comptez-vous faire ?

“Une enquête a été réalisée par des étudiant·es sur les réseaux sociaux l’an dernier. Le doyen avait été mis au courant et m’a envoyé leurs conclusions. Le souci, c’est la crédibilité de ce type d’enquête. Nous allons en tenir compte et agir, mais nous ne pouvons pas publier cette enquête comme s’il s’agissait de chiffres officiels et vérifiés. Nous n’avons aucune info sur la manière dont elle a été réalisée. Donc c’est délicat pour nous.”

Cette enquête ne relève-t-elle de la responsabilité de l’université ?

“Nous le ferons si une plainte est déposée officiellement. Nous avons envoyé une référente sur ces questions à Gembloux et un travail a lieu, en ce moment encore, sur le renforcement de la sensibilisation sur le site.”

Travailleuses domestiques en lutte, un souffle de dignité

Dans l’ombre des foyers et des hôtels, des femmes, majoritairement issues de l’immigration, récurent, frottent, dépoussièrent, réveillent et endorment les enfants, refont les lits des client·es, dans l’indifférence et l’exploitation. Mais un souffle chaud et collectif s’élève du plancher. En juin, la Ligue des travailleuses domestiques a organisé une grève, une première en Belgique. En France, trois jours plus tard, Rachel Keke, l’une des victorieuses de la grève historique des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, est devenue députée à l’Assemblée nationale.

La députée NUPES Rachel Keke, élue en juin, organise un pique-nique au parc Villette de Fresnes (29 juillet 2022). © Magali Cohen / Hans Lucas

16 juin. Journée internationale du travail domestique. Place du Luxembourg à Bruxelles, une séance parlementaire pas comme les autres dédiée au travail domestique se déroule en plein air, devant un parterre de citoyen·nes représentant les député·es. En fin de séance, une motion est votée à l’unanimité pour rendre accessible le “permis unique” (une autorisation unique de travail et de séjour) et régulariser les travailleurs/euses sans papiers.

19 juin. Dimanche d’élections législatives françaises, les résultats tombent sur les écrans. Rachel Keke, ancienne gouvernante et porte-parole de la longue grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles (Paris) est élue députée de la 7e circonscription du Val-de-Marne. Elle devient ainsi la première femme de chambre à siéger à l’Assemblée nationale.

Le 16 juin 2022, place du Luxembourg à Bruxelles, s’est tenue la première grève organisée par la Ligue des travailleuses domestiques. © Manon Legrand

Trois jours séparent ces événements politiques. Alors que le premier a sa part de fiction (même si la motion sera vraiment déposée en cette rentrée), l’un et l’autre sont inédits et s’inscrivent dans une lutte de plus en plus incontournable, celle des femmes de ménage, des nounous, des travailleuses domestiques. Femmes sous-traitées, femmes maltraitées. Métiers essentiels et exploités. Travail de qualité, travail déqualifié. Travail invisible exercé dans les foyers ou les “domiciles de transit”, ainsi que Soizic Dubot, coordinatrice nationale à Vie Féminine et spécialiste des questions socioéconomiques, nomme les hôtels pour souligner le point commun entre les travailleuses domestiques et les femmes de chambre. “Un travail en marge “pour ne pas perturber”, un travail invisible qui ne se voit pas, qui ne doit pas se voir”, analyse-t-elle dans son intervention le jour de la grève des travailleuses domestiques à Bruxelles.

Être visibles

Elles sont des milliers. Mais sur le tapis rouge déployé pour l’occasion place du Luxembourg, elles sont dix-sept, fières, émues et en colère. Dix-sept femmes, immigrées, travailleuses domestiques, pour la plupart sans papiers, membres de la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC-Bruxelles. En cette journée internationale du travail domestique, elles ont pris le risque de s’arrêter.

Pour l’occasion, les femmes de la Ligue ont imaginé la tenue d’un Parlement, et précisément d’une fausse Commission des Affaires économiques et de l’Emploi sur le thème des travailleuses domestiques. La performance se passe en face d’un parlement, lui, bien réel, le Parlement européen. “Vous teniez à ce que ce parlement se tienne ici, en ce lieu qu’est la place du Luxembourg, espace public central au sein des quartiers aisés où vivent et travaillent certains de vos employeurs, vous teniez à ce que cette commission soit visible, visible à l’inverse de votre travail que d’autres continuent d’invisibiliser”, explique Soraya Soussi, journaliste solidaire dans le rôle de la  présidente de cette commission parlementaire extraordinaire.