Entretien avec Françoise De Boe : “La maltraitance institutionnelle atteint la personne dans sa dignité”

Écoles, hôpitaux, CPAS, certaines de ces institutions maltraitent les femmes, et la situation est encore pire pour les femmes précarisées. C’est l’objet d’une grande campagne entamée cette année par l’association Vie Féminine. axelle a rencontré Françoise De Boe pour l’interroger sur cette question. Active depuis de nombreuses années contre la précarité, elle a notamment travaillé 20 ans au Service de lutte contre la pauvreté, une institution créée par les pouvoirs publics pour organiser une concertation entre les associations au sein desquelles les personnes précarisées s’expriment et d’autres acteurs, privés ou publics, ayant une expertise en la matière. Aujourd’hui retraitée, elle garde un engagement associatif fort auprès du mouvement ATD Quart Monde – Agir Tous pour la Dignité.

© Fanny Monier pour axelle magazine

Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer le rôle du mouvement ATD Quart Monde ?

“Le mouvement ATD – Agir Tous pour la Dignité – est un mouvement international qui lutte contre la misère et toutes les inégalités du système qui l’engendre. Il considère que, pour lutter au mieux contre la pauvreté, il faut la connaître. C’est pourquoi il travaille directement avec les personnes qui vivent ou ont vécu dans la pauvreté. Celles-ci sont impliquées dans la préparation et la réalisation des actions ainsi que dans la gouvernance de l’organisation. Les personnes possédant le vécu de la misère ont une connaissance et une expérience unique indispensables pour avancer vers l’éradication de la pauvreté. Personnellement, les inégalités sociales m’ont toujours interpellée. Ce sont des rencontres avec des personnes de milieux très défavorisés qui m’ont poussée à m’investir dans le combat pour mettre fin à ces injustices sociales.”

J’ai appris – et apprends encore toujours – à voir comment les femmes précaires se démènent pour mener une vie digne malgré les conditions indignes dans lesquelles elles se trouvent et malgré les moments de découragement.

Que vous a appris toute cette expérience accumulée à propos de la précarité au féminin ?

“La pauvreté touche les hommes et les femmes. Les statistiques indiquent cependant que ces dernières sont plus nombreuses à vivre sous le seuil de risque de pauvreté. J’ai appris – et apprends encore toujours – à voir comment elles se démènent pour mener une vie digne malgré les conditions indignes dans lesquelles elles se trouvent et malgré les moments de découragement. J’ai appris avec elles à entrer dans la compréhension de leurs logiques d’action, souvent méconnues par les intervenants extérieurs et erronément interprétées. Les personnes pauvres disent : “Réfléchissez et agissez avec nous, pas pour nous”.”

Comment définiriez-vous, dans les grandes lignes, les violences institutionnelles ?

“La violence institutionnelle, c’est la façon dont l’État et les institutions traitent certaines personnes, certains groupes de personnes vulnérables. La relation entre ces dernières et les institutions se caractérise par une grande inégalité de position entre la personne qui s’adresse à l’institution et celle-ci. D’un côté, la personne cherche une aide qui lui est absolument nécessaire et de l’autre côté, il y a un professionnel qui a le pouvoir de l’accorder ou non. La violence institutionnelle est fortement ressentie par celle qui n’a pas d’autre choix que de s’adresser à une institution et d’accepter les conditions liées à l’octroi de l’aide, elle ne se perçoit plus du tout comme un sujet de droits, elle se sent humiliée. C’est encore plus vrai lorsque la personne cumule les vulnérabilités, lorsqu’elle est victime de discriminations liées à la prétendue race ou à l’âge, par exemple. D’un autre côté, la violence institutionnelle est ressentie aussi par beaucoup de professionnels qui dénoncent le manque de moyens pour accompagner correctement les personnes qui s’adressent à eux et la tension entre leur rôle d’accompagnement et de contrôle.”

La violence institutionnelle est fortement ressentie par la personne qui n’a pas d’autre choix que de s’adresser à une institution et d’accepter les conditions liées à l’octroi de l’aide, elle ne se perçoit plus du tout comme un sujet de droits, elle se sent humiliée.

À quels types d’institutions les femmes sont confrontées dans le secteur de la lutte contre la précarité ?

“La grande pauvreté atteint tous les domaines de la vie. Deux institutions avec lesquelles les femmes sont fréquemment en contact sont l’école et les services de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse. À l’école par exemple, ce sont elles et leurs enfants qui subissent en première ligne les humiliations liées au fait qu’elles n’arrivent pas à payer toutes les factures scolaires. En ce qui concerne les institutions de l’aide à la jeunesse, on sait qu’il y a un risque statistiquement significatif plus élevé de placement d’enfants lorsqu’ils sont issus de  familles défavorisées. Le placement est en principe conçu comme une mesure de soutien temporaire dont la durée doit être la plus courte possible. Mais les parents concernés vivent souvent les interventions comme de la maltraitance institutionnelle parce que le manque d’investissement des services dans le maintien du lien, durant le temps de la séparation, affaiblit les liens familiaux, allonge la durée du placement et rend parfois impossible un retour en famille. Une violence institutionnelle particulièrement grave vu son impact sur l’avenir de l’enfant.”

Les CPAS interviennent également pour lutter contre la précarité. Est-ce que ce sont des lieux où les femmes sont respectées, selon vous ?

“La mission légale des CPAS est de “permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine”. C’est donc a priori un lieu où les personnes sont respectées. Mais l’écart entre le texte de loi et les pratiques est encore grand. Le fait même de devoir se rendre au CPAS est difficile, on doit y “déballer” sa vie pour justifier la demande d’aide. Dans une société où la pauvreté est trop souvent considérée comme relevant de la responsabilité individuelle, devoir se présenter au CPAS provoque un sentiment de honte. Un recours contre les décisions du CPAS peut être introduit, mais cela ne se fait que rarement par manque de moyens, mais aussi par crainte des réactions du CPAS, auquel la personne aura encore probablement affaire, sauf si elle déménage. Certaines personnes changent de commune pour avoir accès à un autre CPAS et être mieux traitées. De nombreux professionnels au sein des CPAS vivent mal leur double rôle, accompagner les personnes et en même temps contrôler si elles ont droit au revenu d’intégration ou à une aide sociale. De même, ils vivent mal le manque de moyens pour faire face aux demandes croissantes.”

© Fanny Monier pour axelle magazine

Cela fait plusieurs fois que vous utilisez des mots comme “honte”, “humiliation” dans cet entretien…

“La honte est un sentiment fortement ressenti par les femmes et les hommes qui vivent dans la pauvreté. Elle est nourrie par le regard souvent négatif de la société sur les pauvres et par les maltraitances institutionnelles. La maltraitance institutionnelle est un facteur qui alimente le non-recours aux droits. Elle atteint la personne dans sa dignité. La personne reportera donc le plus longtemps possible ses contacts avec une institution susceptible pourtant de contribuer à améliorer la situation, voire renoncera à s’y adresser. A contrario, on constate que les personnes qui participent à des groupes de réflexion ou d’action au sein d’ATD perçoivent le regard positif porté sur elles. Petit à petit, leur capacité d’agir, freinée par le regard négatif de certaines institutions, augmente.”

La honte est un sentiment fortement ressenti par les femmes et les hommes qui vivent dans la pauvreté. Elle est nourrie par le regard souvent négatif de la société sur les pauvres et par les maltraitances institutionnelles.

C’est donc aussi le regard, plus général, que la société tout entière porte sur la précarité qu’il faut changer ?

“Les violences institutionnelles reflètent en effet une méconnaissance de ce que cela signifie de vivre dans la pauvreté. Au-delà des aspects les plus visibles comme le manque de revenus, il y a une série de dimensions encore largement ignorées. Une récente recherche participative menée en partenariat par l’Université d’Oxford et ATD Quart Monde International dans 6 pays [Bangladesh, Bolivie, France, Tanzanie, Royaume-Uni et États-Unis, ndlr] a identifié des “dimensions cachées” de la pauvreté, présentes dans ces pays, la maltraitance institutionnelle en fait partie. Il faut continuer à faire connaître ce sujet. Cela contribuera à l’élaboration de meilleures politiques de lutte contre la pauvreté des femmes, des hommes et des enfants, et donc à l’éradication de la pauvreté.”

Selon vous, pourquoi les institutions sont violentes ou deviennent violentes ?

“Il y a plusieurs facteurs qui entrent en jeu. Je voudrais insister sur le fait que les services publics travaillent dans le cadre d’une mission légale. Or certains textes législatifs contiennent les germes de la violence institutionnelle, notamment parce qu’ils partent de l’idée que la personne défavorisée est responsable, voire coupable de sa situation en ignorant la responsabilité des autorités par rapport aux conditions indignes dans lesquelles vivent ces personnes. Les autorités ne semblent pas être suffisamment conscientes du fait que les violences institutionnelles provoquent le non-recours aux droits et aux services chargés de les mettre en œuvre et qu’elles questionnent donc l’efficience de ces services, outre la souffrance humaine liée à la maltraitance institutionnelle.”

Les autorités semblent ne pas être suffisamment conscientes du fait que les violences institutionnelles provoquent le non-recours aux droits et aux services chargés de les mettre en œuvre…

Vous l’avez déjà mentionné, mais est-ce que les personnes qui travaillent dans les institutions subissent des violences elles aussi ?

“Oui, les professionnels qui travaillent dans les institutions subissent également des violences institutionnelles lorsqu’elles ne sont pas en accord avec les façons de faire de l’institution mais qu’elles ne sont pas libres de faire autrement ou quand elles n’ont pas les moyens de faire leur travail correctement. Je pense par exemple au moment où la loi sur la dégressivité des allocations de chômage a été adoptée. Il a fallu la mettre en œuvre dans les institutions et la faire respecter, “peu importe” ce que les professionnels en pensaient finalement.”

Comment créer des solidarités avec celles et ceux qui travaillent dans une institution et qui veulent faire changer les choses ?

“Mobiliser le plus largement possible sur la thématique de la maltraitance institutionnelle constitue probablement un précieux soutien aux professionnels dans les institutions. Leur faire connaître des initiatives intéressantes est aussi une façon de les encourager dans leur volonté de faire changer les choses.”

Justement, pourriez-vous pointer des initiatives que vous trouvez inspirantes, dont des institutions pourraient s’emparer pour évoluer ?

“J’ai deux exemples en tête, d’abord la démarche “Agora” : depuis plus de 20 ans maintenant, des parents en situation de pauvreté qui ont ou ont eu affaire avec l’aide ou la protection de la jeunesse rencontrent des professionnels du secteur – 10 réunions par an. Ce dialogue, sur un sujet extrêmement sensible, permet aux professionnels de mieux comprendre les parents qui vivent dans la pauvreté et à ceux-ci de prendre conscience des contraintes des professionnels. Ce dialogue est lent mais engrange des avancées sur le plan de la qualité des échanges et de pratiques des services sur le terrain ainsi que sur le plan législatif.

Un agent de l’Onem a reconnu que l’administration ne prend sans doute pas encore suffisamment en compte ces aspects humains impossibles à quantifier.

Plus récemment, une équipe de l’Onem a interpellé le mouvement ATD à propos du non-recours aux droits. Cette équipe souhaitait rencontrer des personnes qui vivent ces situations. Face à leurs récits et analyses, les employés de l’Onem se disent frappés par la “montagne de difficultés” rencontrées dans les parcours de demandes d’aides, par l’enchaînement et “l’effet cumulatif” des problèmes. Un agent a reconnu à cet égard que l’administration ne prend sans doute pas encore suffisamment en compte ces aspects humains impossibles à quantifier. L’importance de répondre par des moyens humains et personnalisés à des situations humaines est une des conclusions de cette première rencontre. Ce sont des initiatives à suivre.”

Vers une “réhabilitation” des sorcières ?

Lors de la chasse aux “sorcières”, pendant plusieurs siècles, la sorcellerie est condamnée dans des lois adoptées par la plupart des États européens. Les femmes accusées de sorcellerie seront jugées au sein de tribunaux civils et, en majorité, seront punies de la peine de mort. Retracer l’histoire des sorcières et de leurs procès, comme le font Charles Greco en Wallonie ou Chiara Tomalino à Bruxelles, c’est raconter des violences institutionnelles qui vont jusqu’aux féminicides. Aujourd’hui, certains pays et certaines communes ont amorcé un nécessaire devoir de mémoire face à ce passé collectif qui demeure bien présent.

En 2017, un mémorial a été inauguré aux États-Unis pour souligner l’innocence des 19 "sorcières" de Salem, pendues en 1692, parmi lesquelles Martha Carrier. CC Dex

“Toutes ces choses de sorcellerie proviennent de la passion charnelle ; qui est en ces femmes insatiables. […] D’où pour satisfaire leur passion, elles folâtrent avec les démons. […] Il n’y a rien d’étonnant à ce que parmi les sorciers il y ait plus de femmes que d’hommes. Et en conséquence on appelle cette hérésie non des “sorciers” mais des “sorcières”. “ Cette citation est tirée du livre Malleus Maleficarum (“Le Marteau des Sorcières”), un traité écrit par deux hommes d’Église, Heinrich Kramer Institoris et Jacob Sprenger, publié en 1486. “Pour Heinrich Kramer, le diable passe par l’intermédiaire des femmes, car elles sont le maillon faible de l’humanité. Les sorcières sont l’instrument du diable : elles sont, par nature, séductrices, un mot qui vient du latin seducere, qui signifie “détourner du droit chemin””, nous explique Charles Greco, gendarme belge à la retraite qui a enquêté sur l’histoire des sorcières.

Le traité “Malleus Maleficarum” a été écrit par deux hommes d’Église (Heinrich Kramer Institoris et Jacob Sprenger) et publié en 1486. CC BY 4.0, via Wikimedia Commons

Le Malleus Maleficarum, cet ouvrage misogyne, va servir de “mode d’emploi” pour la chasse aux sorcières qui prend place dans les siècles suivants. Les auteurs ne définissent pas clairement ce qu’est une sorcière mais décrivent par contre précisément les questions à poser et surtout les tortures à infliger. Ils écrivent également que la peine de mort est la seule solution face à une sorcière. “Au début, leur thèse ne prend pas, poursuit Charles Greco. Mais le 16e siècle arrive, un siècle de guerres de religion entre catholiques et protestants. Il y a également une crise économique et le climat se dégrade : des tempêtes dévastent les campagnes et les récoltes, les gens n’ont plus assez à manger et des maladies les déciment. Les gens pensent que ce nouveau contexte est dû au diable qui devient de plus en plus puissant et se mettent à croire aux sorcières. Tout est leur faute !” C’est ainsi que tout commence.

“La chasse aux sorcières a commencé à un moment où les gens avaient très peur”, souligne Chiara Tomalino, historienne de l’art et créatrice d’une visite sur les traces des sorcières à Bruxelles avec l’association L’architecture qui dégenre. “Avant de travailler sur ce sujet, je pensais que ces événements avaient eu lieu au Moyen Âge, mais ce n’est pas le cas. Contrairement à ce que l’on croit, le Moyen Âge a été un moment où les femmes avaient un rôle actif dans la société, où elles pouvaient être autonomes. La chasse aux sorcières vient détruire ces libertés lors de la Renaissance, un moment de l’histoire que l’on retient paradoxalement comme une époque “rationnelle”, avec des grandes découvertes scientifiques.” Au total, plus de 200.000 procès en sorcellerie auraient eu lieu à cette époque en Europe. Entre 50.000 à 100.000 femmes ont été brûlées.

Des féminicides institutionnels

“Les sorcières sont brûlées vives sur les places publiques pour ramener la tranquillité. La puissance publique veut le retour de l’ordre et la paix sociale. Elles vont servir de bouc émissaire. Et la sorcellerie était inscrite dans la loi, elle était condamnée dans le Code pénal”, analyse Charles Greco. Ce ne sont donc pas les tribunaux de l’Inquisition qui s’occuperont des procès en sorcellerie. “C’est un autre cliché que j’avais sur les sorcières, je pensais qu’elles avaient été poursuivies par les institutions religieuses. L’Église a préparé le terrain, mais ce sont des tribunaux civils qui étaient compétents. Une procédure spéciale était instaurée qui donnait beaucoup de pouvoir au juge d’instruction et qui permettait les tortures. Il fallait à tout prix obtenir des aveux. Comment prouver, sinon, qu’elles avaient couché avec le diable ?”, résume Chiara Tomalino. En France, il faudra attendre l’édit de 1682 qui sortira la sorcellerie du Code pénal à la suite de l’intervention officielle du Parlement de Paris.

La Belgique est évidemment touchée par la chasse aux sorcières. Rien qu’à Namur, entre 1480 et 1700, 337 femmes sont accusées de sorcellerie (et 29 hommes, le plus souvent accusés parce qu’ils sont en lien avec des “sorcières”).

La Belgique est évidemment touchée par la chasse aux sorcières. Rien qu’à Namur, entre 1480 et 1700, 337 femmes sont accusées de sorcellerie (et 29 hommes, le plus souvent accusés parce qu’ils sont en lien avec des “sorcières”). Pendant trois ans, Charles Greco a exhumé les résumés des procès pour sorcellerie des archives de certaines communes wallonnes. “Quand je me suis installé à Crisnée, une petite commune près de Liège, j’ai entendu qu’une sorcière y avait été exécutée et je me suis promis de revenir sur cette affaire à ma retraite, se souvient-il. En fouillant, je suis tombé sur les pièces originales des procès qui datent d’il y a plus de 400 ans. C’est assez émouvant : en les lisant, on se rend compte que ces femmes accusées ont essayé de se défendre. On met des noms sur elles, je pense à Marie Leale, qui a été dénoncée sous la torture par une autre sorcière. Elle nie en être une, et n’avouera jamais, mais elle ne verse aucune larme, ce qui est retenu comme une preuve contre elle. Elle est défendue par son mari, qui risque d’être accusé de complicité de sorcellerie. Elle a d’abord été bannie de la Principauté de Liège, mais elle sera finalement conduite au bûcher en 1590. Je pense aussi à Marie Bertrand. En 1581, elle a déclaré avoir des relations sexuelles avec le diable et avoir dansé dans les champs. Elle sera exécutée ici, à Crisnée.” Les tortures qui leur étaient infligées sont également décrites dans les archives. “C’est difficile à lire, elles ont beaucoup souffert, observe Charles Greco. Certaines d’entre elles étaient arc-boutées sur un chevalet, avec un entonnoir dans la bouche. On les gavait avec de l’eau chaude puis de l’eau froide.”

Les sorcières sont brûlées vives sur les places publiques pour ramener la tranquillité. La puissance publique veut le retour de l’ordre et la paix sociale. Elles vont servir de bouc émissaire.

À Bruxelles, presque aucunes archives ne sont disponibles sur les procès en sorcellerie, elles ont probablement été détruites dans les siècles qui ont suivi. La visite guidée menée par Chiara Tomalino s’arrête néanmoins devant la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule. “Il y a un vitrail qui rappelle les justifications de la persécution des Juifs au 13e siècle. Les persécutions des sorcières et des Juifs sont similaires, c’étaient des “boucs émissaires”. On retrouve aussi des similarités dans l’iconographie : les sorcières vont être représentées avec le nez crochu, comme les personnes juives”, indique l’historienne. Le “sabbat” des sorcières (rassemblement nocturne qui donnerait lieu à des sacrifices, des orgies avec le diable…) est d’ailleurs un nom péjoratif qui vise les Juif·ves et leur shabbat.

Détail d’une statue de Jules Jourdain (1917) dans la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule montrant la tête de La Bloemardinne sous le pied de Jan van Ruusbroec. CC Karmakolle, via Wikimedia Commons

“À l’intérieur de la cathédrale, continue Chiara Tomalino, il y a aussi la statue d’un homme d’Église, Jan van Ruusbroec, qui écrase avec son pied la tête de Heilwige Bloemart, dite La Bloemardinne, considérée comme l’une des premières féministes bruxelloises.” La visite se poursuit jusqu’à la Grand-Place de Bruxelles, où Josyne van Beethoven, l’une des ancêtres du compositeur Ludwig van Beethoven, aurait été brûlée vive après que plusieurs chevaux sont morts lors de son passage dans un village.

Un devoir de mémoire

Jugées et condamnées par des tribunaux, ces femmes sont toujours officiellement des “criminelles”. C’est la raison pour laquelle un vaste mouvement de réhabilitation a été lancé, un peu partout dans le monde. En 2017, un mémorial a été inauguré aux États-Unis pour souligner l’innocence des 19 “sorcières” de Salem, pendues en 1692. En 2022, c’était au tour de l’Écosse de s’interroger sur son passé. Le Parlement évalue une proposition de loi destinée à gracier les personnes victimes de la chasse aux sorcières. 3.837 personnes ont été exécutées dans le pays, parmi lesquelles 84 % de femmes. “Par habitant, entre le 16e et le 18e siècle, nous avons exécuté cinq fois plus de personnes qu’ailleurs en Europe. […] En Écosse, nous excellions parfaitement à trouver des femmes à brûler”, a souligné Claire Mitchell, avocate et membre de “Sorcières d’Écosse”, un collectif qui travaille à la réhabilitation de “sorcières”. Le collectif demande des excuses du gouvernement et la création d’un mémorial. “Il est juste que ce tort soit réparé, que ces personnes qui ont été criminalisées, pour la plupart des femmes, soient pardonnées”, a estimé quant à elle la députée Natalie Don, à l’origine de ce projet de loi.

À Crisnée, le conseil communal a unanimement voté pour la réhabilitation civile des femmes condamnées pour sorcellerie dans la commune et attribué un chemin à leur souvenir, le “chemin du Bac des Macrâles”. © Charles Greco

En Belgique, en 2014, une pétition avait été lancée à Mons pour réhabiliter Marguerite Tiste, étranglée puis brûlée en 1671, à l’âge de 16 ans, mais la démarche n’a pas abouti. À Crisnée, en 2015, Charles Greco est intervenu devant le conseil communal et a été entendu. Le conseil communal a unanimement voté pour la réhabilitation civile des femmes condamnées pour sorcellerie dans la commune et attribué un chemin à leur souvenir. “J’avais souhaité que ce chemin porte le nom de Marie Bertrand, mais la Commission royale de toponymie s’y est opposée, au motif que Marie Bertrand n’évoquait rien sur le plan historique… Le “chemin du Bac des Macrâles” [bac signifie chaudron en wallon, et macrâles désigne les sorcières, ndlr] a été retenu pour raviver la mémoire collective que les années ont fini par estomper. J’ai toujours à cœur d’y placer également des panneaux didactiques et d’ériger un monument sur le lieu des exécutions.” Chiara Tomalino réagit : “Je ne suis pas sûre que “réhabiliter” ou gracier soient les bons mots à employer. Car ces femmes n’étaient coupables de rien ! On n’a pas à les réhabiliter. Et si ces mémoriaux utilisent le mot “sorcière”, cela me dérange car c’est à cause de cette appellation qu’elles ont été exécutées. Il vaut mieux parler de massacres d’innocentes.”

“Il suffit d’une crise”

Charles Greco estime que ce mouvement de réhabilitation a le mérite de briser le tabou autour de ce sujet : “Je suis en colère quand je vois des fêtes comme Halloween, par exemple. Les sorcières ne devraient pas faire l’objet de fête, on ne devrait pas en rire. On parle de tortures et d’exécutions.” Le folklore wallon utilise encore l’image des sorcières, notamment le groupe folklorique “Les macralles de Vielsalm”. Et des effigies de macrâles sont encore brûlées de nos jours. “Tout le monde se rassemble autour du feu et crie…, confirme Charles Greco. Je pense qu’il faut expliquer aux gens que la recherche d’un bouc émissaire, cela va très vite. Cela peut revenir. Il suffit d’une crise…” Chiara Tomalino abonde : “Nous n’avons pas encore réglé les comptes avec ce passé. On ne connaît rien de ces violences et on ne se rend pas compte à quel point elles nous impactent toujours aujourd’hui. Les femmes ont appris à rester à leur place, elles savent qu’elles risquent gros si elles sortent de la norme. Nous sommes les héritières de ce trauma collectif.”

Je suis en colère quand je vois des fêtes comme Halloween, par exemple. Les sorcières ne devraient pas faire l’objet de fête, on ne devrait pas en rire. On parle de tortures et d’exécutions.

L’accusation de “sorcellerie” est d’ailleurs toujours utilisée contre les femmes dans le monde, avec des conséquences dramatiques. En juin dernier, au Pérou, plusieurs femmes, âgées de 43 à 70 ans, ont été séquestrées et torturées par des milices paysannes qui les tenaient responsables d’une vague de décès dans leur village. Le 22 juillet, quatre femmes ont été assassinées après avoir été torturées en Papouasie-Nouvelle-Guinée : elles étaient accusées d’avoir pratiqué la sorcellerie sur un homme d’affaires local. Derrière les “sorcières”, ce n’est pas le visage du diable que l’on découvre, mais l’une des multiples manifestations violentes du patriarcat.

Pas de soldes sur les congés familiaux !

Le gouvernement fédéral vient de boucler son budget pour l’année 2023. Il a décidé une limitation concernant le crédit-temps pour motif de “soin aux enfants”. Objectif de cette réduction : économiser 32 millions d’euros. Une mesure qui impactera principalement et directement les femmes : des “économies” sur leur dos, au détriment de la conciliation vie privée et vie professionnelle et de la prise en charge collective du soin aux autres ! Une carte blanche du mouvement d’éducation permanente féministe Vie Féminine.

Laetitia Genin (à gauche, tenant la pancarte "mères victimes, on vous croit !") - Vie Féminine

Mardi 11 octobre, au terme d’une nuit étirée à son maximum, le nouveau budget fédéral 2023-2024 a été finalisé. Il comporte une série de mesures visant principalement à réaliser des économies dans différents secteurs, tout en considérant les défis à relever aujourd’hui : crise énergétique, économique, etc. “Nous ne lâchons personne !”, a affirmé notre Premier ministre. Vraiment ? !

Quels autres droits vont encore disparaître ?

Qu’en est-il des parents, et plus particulièrement des femmes, qui depuis trop longtemps galèrent à maintenir un équilibre entre vie privée et vie professionnelle ? Qu’en est-il de ces femmes qui superposent différentes casquettes (mère, travailleuse, aidante, taxi, etc.) au détriment de leur santé physique et mentale, au détriment de leurs besoins, de leur carrière et de leur autonomie économique ? Ne sont-elles pas “lâchées” au seuil d’une précarité et d’un isolement croissants ? Et à l’avenir, doivent-elles s’inquiéter de voir disparaître d’autres droits ? Nous savons que le congé parental, lui aussi, a fait l’objet de réflexions visant notamment à limiter ses indemnités.

Dans un rapport publié ce 13 octobre, l’agence européenne Eurofond, spécialisée dans les politiques sociales et liées au travail, révèle justement l’ampleur de l’impact genré de la pandémie du Covid-19 et l’aggravation des tensions pour les femmes entre vie “privée” et vie professionnelle. Maria Jepsen, directrice adjointe d’Eurofond, déclare : “La crise du Covid-19 a mis en lumière les disparités entre les sexes au travail et à la maison. Après la pandémie, nous avons la possibilité d’apporter un réel changement en abordant les normes de genre, les comportements et l’innovation politique. Il est crucial que les décideurs politiques […] accordent la priorité aux questions de genre tout en continuant à suivre de près et à évaluer les progrès.”

Aujourd’hui encore, ce sont majoritairement les femmes qui sollicitent les congés parentaux, toutes formules confondues : 63 % de femmes contre 37 % d’hommes (chiffres d’avril 2022). En Belgique, est-ce que nos décideurs et décideuses politiques s’engageront VRAIMENT pour ne lâcher personne ?

Congé parental, crédit-temps, de quoi s’agit-il ?

Dans le budget du gouvernement fédéral, c’est le crédit-temps qui est attaqué. Mais le congé parental était aussi menacé. Présentons brièvement ces droits (retrouvez aussi plus d’infos ici).

Le congé parental peut être pris par la/le travailleur/euse salarié·e pour s’occuper de ses enfants jusqu’à l’âge de 12 ans. D’une durée de quatre mois à temps plein, de huit mois à mi-temps, de 20 mois à 1/5e temps, ou de 40 mois à 1/10e temps, il est assorti d’une allocation de 845 euros net par mois pour un congé parental à temps plein.

En 2017, d’après les chiffres de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, les congés parentaux, toutes formules confondues, étaient pris à 68 % par les femmes et à 32 % par les hommes, mais à 80 % par les femmes en ce qui concerne le congé parental à temps plein.

Le crédit-temps pour motif de “soin d’autrui” peut aussi être pris par un·e travailleur/euse salarié·e pour s’occuper de ses enfants. Il peut également être pris pour fournir des soins palliatifs, une assistance médicale à un·e membre de la famille gravement malade, ou prendre en charge un·e enfant en situation de handicap de moins de 21 ans. Jusqu’à présent, ce congé pouvait être pris jusqu’aux 8 ans de l’enfant, pendant maximum 51 mois, que ce soit à temps plein ou à temps partiel, avec une allocation de 516,63 euros net par mois pour un crédit-temps à temps plein.

En 2017, les femmes représentaient 85 % des utilisateurs/trices de ce crédit-temps et, d’après l’ONEM, leur nombre augmente également beaucoup plus vite. Les chiffres de l’ONEM montrent aussi que ce crédit-temps est majoritairement utilisé par les femmes pour s’occuper d’un·e enfant de moins de 8 ans (92,2 % des cas en 2018).

C’est concernant ce deuxième dispositif, le crédit-temps pour “soin”, que des changements vont avoir lieu. En effet, à partir du 1er janvier 2023, il ne pourra plus être pris qu’avant les 5 ans de l’enfant, et pendant une période de 48 mois maximum.

Le même type de congé existe pour les fonctionnaires, il s’appelle “interruption de carrière”. Il a aussi été raboté : la durée totale d’interruption de carrière passera de 60 mois à 48 mois pour un·e enfant âgé·e de maximum 5 ans.

Quels impacts pour les femmes ?

La “conciliation” des différents temps de vie reste un vrai casse-tête pour les femmes, sachant qu’elles assument encore majoritairement les responsabilités de soin aux autres (enfants, parents vieillissants, etc.), ainsi que la charge mentale qui y est liée. Et cette difficulté est d’autant plus conséquente pour certains publics, on pense notamment aux femmes en situation de monoparentalité, mais citons également les mères présentant une santé physique et/ou mentale affaiblie, les mères d’enfants en situation de handicap, etc.

Une diminution des mesures de soutien aux familles aura un impact désastreux.

Les contrats précaires, temps partiels subis, horaires décalés, petits salaires, sont le lot de nombreuses mères. Les femmes marchent sur un fil… qui s’effiloche chaque jour un peu plus. Une diminution des mesures de soutien aux familles aura un impact considérable et désastreux sur de nombreuses familles déjà en souffrance.

Que voulons-nous ?

Il nous semble essentiel d’augmenter les allocations liées aux congés familiaux ! Ces indemnités ne sont déjà pas suffisantes aujourd’hui, alors comment imaginer les réduire demain ! Cela reviendrait à contribuer à la précarisation directe de nombreuses familles. Il importe au contraire d’augmenter les indemnités liées aux congés familiaux afin de garantir de véritables conditions d’accès à chaque famille.

Il importe également de diminuer l’impact sur les droits sociaux : en effet, les congés familiaux ont notamment un impact direct sur le calcul de la pension. Les femmes, de par leur trajectoire professionnelle plus sinueuse (temps partiels subis, etc.) que celle des hommes, affichent déjà une plus faible pension. Il importe de ne pas l’assécher davantage.

Par ailleurs, il est nécessaire de favoriser l’accessibilité des congés familiaux : la complexité des informations et les conditions d’accès liées à ces congés ne permettent pas à tous les parents d’en bénéficier. Par exemple, il faut travailler au moins une année complète pour pouvoir bénéficier du congé parental. Mais les femmes sont particulièrement concernées par les contrats précaires comme des contrats de remplacement, des CDD, etc., ce qui limite de fait leur accès à ce droit.

Il apparaît indispensable d’encourager une réelle responsabilité partagée du soin aux autres au sein du couple.

En plus d’un encouragement financier (augmentation des indemnités liées aux congés familiaux), il importe enfin de lutter contre les rôles sociaux stéréotypés et le poids des normes professionnelles genrées.

Il est urgent de répondre aux besoins des familles et de contribuer à la construction d’un véritable équilibre entre les différents temps de vie pour tous et TOUTES !

Personne de contact : Laetitia Genin, coordinatrice nationale de Vie Féminine, 0474 98 30 73 (coordinatrice-nationale-lg@viefeminine.be)

Giorgia Meloni : derrière le sourire, l’ombre du fascisme

Après la victoire de son parti aux élections législatives anticipées du 25 septembre, l’ultraconservatrice Giorgia Meloni est devenue Première ministre en Italie ce 22 octobre. Cette nomination fait craindre un recul des droits des femmes et des minorités.

À Turin, le 28 septembre 2022, flash mob féministe à l’occasion de la Journée mondiale pour le droit à l’avortement. La pancarte "Io non sono Giorgia" ("je ne suis pas Giorgia") fait référence au livre écrit par Giorgia Meloni, "Io sono Giorgia" ("je suis Giorgia"). © Marco Alpozzi / LaPresse / Sipa USA

Il est deux heures du matin, ce lundi 26 septembre, quand Giorgia Meloni, dirigeante du parti italien de droite radicale Fratelli d’Italia, se présente sourire aux lèvres devant ses militant·es dans un luxueux hôtel de Rome. Son parti vient de remporter les élections législatives anticipées avec 26 % des voix. Permettant à la coalition des droites – avec La Ligue de Matteo Salvini (autre force d’extrême droite) et Forza Italia de Silvio Berlusconi (une droite plus modérée) – d’être majoritaire au Parlement.

Cette nuit-là, Giorgia Meloni n’exulte pas et son discours est sobre. Pourtant, le moment est historique pour son parti qui avait à peine dépassé les 4 % en 2018. “Pour beaucoup d’entre nous, c’est une nuit d’orgueil et de revanche”, déclare tout de même celle qui a été nommée Première ministre par le président de la République le 22 octobre. Une première pour une femme dans l’histoire du pays.

Un engagement précoce

Peu connue de la presse étrangère il y a encore quelques années, Giorgia Meloni n’est pourtant pas une novice sur la scène politique italienne. Son engagement commence à Rome en 1992, alors qu’elle n’a que 15 ans. Une amie la traîne à une manifestation du Front de la Jeunesse, la branche jeune du Mouvement social italien (MSI), un parti fondé en 1946 par des partisans du dictateur fasciste Benito Mussolini. Conquise par la foule de militant·es, la jeune étudiante s’intéresse de plus près à ce courant politique, raconte-t-elle dans son autobiographie Io sono Giorgia, publiée en 2021.

Peu connue de la presse étrangère il y a encore quelques années, Giorgia Meloni n’est pourtant pas une novice sur la scène politique italienne.

Le 19 juillet 1992, l’assassinat du juge Paolo Borsellino par la mafia sicilienne Cosa Nostra finit par la convaincre de militer. Cet été-là, Giorgia Meloni pousse donc la porte de la section du Front de la Jeunesse de son quartier populaire de Garbatella et y trouve sa “deuxième famille”, confie-t-elle dans son livre.

Très vite, la jeune militante intègre la section Colle Oppio. “Très identitaire, c’est l’une des premières sections à Rome du Front de la Jeunesse”, retrace pour nous David Broder, auteur du livre  Les petits-enfants de Mussolini. Le fascisme dans l’Italie contemporaine (à paraître en 2023).

C’est en 2012 que Giorgia Meloni crée Fratelli d’Italia et devient la seule femme à la tête d’un parti politique.

Puis, tout s’accélère pour Giorgia Meloni. En 1998, à 21 ans, elle est élue conseillère provinciale à Rome. Quatre ans plus tard, elle prend la tête du mouvement des jeunes d’Alliance nationale, le parti qui a remplacé le MSI en 1995. À 29 ans, elle est vice-présidente de la Chambre, avant d’être nommée ministre de la Jeunesse en 2008, la plus jeune de l’histoire. Finalement, c’est en 2012, alors que le parti Alliance nationale a été dissous, qu’elle crée Fratelli d’Italia. Et devient la seule femme à la tête d’un parti politique. C’est une femme qui a “le courage, la force et l’envie de défendre ses idées. Qui a su se démarquer”, commente pour axelle Alberto Padovani, conseiller Fratelli d’Italia à Vérone.

Traditions du régime fasciste

Comme Giorgia Meloni, beaucoup de leaders de Fratelli d’Italia n’ont pas connu le régime fasciste (1922-1943) mais sont issu·es du MSI qui en “suit la tradition”, explique Giorgia Bulli, chercheuse en sciences politiques à l’Université de Florence. En 1995, Alliance nationale abandonne officiellement les références idéologiques au fascisme. Mais quelques ambiguïtés persistent. Interviewée en 1996 par la télévision française, Giorgia Meloni, alors âgée de 19 ans, estime que “Mussolini a été un bon politicien”. Encore aujourd’hui, elle se dit fière du symbole de son parti : une flamme aux couleurs du drapeau italien, utilisée dans le passé par le MSI. Toutefois, elle se distancie des leaders trop encombrant·es, comme Calogero Pisano, un candidat en Sicile qui vient d’être suspendu pour des posts Facebook de 2014 dans lesquels il acclamait Adolf Hitler.

Interviewée en 1996 par la télévision française, Giorgia Meloni, alors âgée de 19 ans, estime que “Mussolini a été un bon politicien”.

Consciente de la nécessité stratégique de débarrasser son parti d’une étiquette post-fasciste, la candidate a mené une opération de dédiabolisation pendant la dernière campagne électorale. Dans une vidéo publiée le 10 août, en français, espagnol et anglais, elle assure qu’“il y a plusieurs décennies que la droite italienne a relégué le fascisme à l’Histoire”. Un message qui s’adressait à la presse étrangère, qu’elle accuse de la dépeindre “comme un danger pour la démocratie”. Le 22 septembre, l’hebdomadaire allemand Stern lui consacrait sa une en titrant : “La femme la plus dangereuse d’Europe”. Le jour même, en meeting à Rome, Giorgia Meloni s’en amusait : “Ils disent que je fais peur. Je vous fais peur à vous ?”, demandait-elle à un public conquis.

Les “deux visages” de Meloni

Paradoxalement, avec Giorgia Meloni, la droite radicale a connu un “basculement féminin” qui la rend “plus respectable et plus rassurante”, constate Giorgia Serughetti, chercheuse en philosophie politique. Être une femme serait l’une des clés de son succès, comme cela a été le cas avec Marine Le Pen en France. D’ailleurs, certains éléments de la cheffe du Rassemblement National se retrouvent chez Giorgia Meloni, constate à son tour Giorgia Bulli. Toutes les deux présentent “une image absolument pas agressive, en décalage avec le ton que bien souvent elles utilisent”, explique-t-elle.

Paradoxalement, avec Giorgia Meloni, la droite radicale a connu un “basculement féminin” qui la rend “plus respectable et plus rassurante”.

Pour Giorgia Serughetti, “Giorgia Meloni a deux visages”. D’un côté, celui de la femme moderne, qui a eu une enfant hors mariage. De l’autre, un ultraconservatisme basé sur l’identité italienne et la famille traditionnelle, “naturelle”, fondée sur le mariage, “où les rôles des hommes et des femmes sont bien définis”, continue la chercheuse. Elle a pour devise “Dieu, Patrie, Famille”, rappelant celle du fascisme, même si la cheffe de file le conteste.

Projet politique

Une des obsessions de Giorgia Meloni : que les Italiennes fassent des enfants. Et les dissuader d’avorter. Toutefois, elle assure ne pas vouloir toucher à la loi autorisant l’avortement. Elle n’en aurait d’ailleurs pas besoin : “telle qu’elle est formulée, la loi permet déjà d’y restreindre l’accès”, explique Giorgia Serughetti. En effet, 65 % des gynécologues en Italie refusent de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse au nom de leur morale ou religion.

Dévouée à la famille traditionnelle, Giorgia Meloni rejette le mariage ou encore l’adoption par des couples homosexuels.

Dévouée à la famille traditionnelle, Giorgia Meloni rejette le mariage ou encore l’adoption par des couples homosexuels. À plusieurs reprises, elle s’en est prise à un certain “lobby LGBT” et à “la théorie du genre”, une expression inventée pour décrédibiliser les études de genre et affirmer qu’il n’existe que le sexe “naturel”.

Enfin, sur la question migratoire, sa politique est claire : contrôler le plus possible les frontières. Giorgia Meloni s’oppose aussi farouchement au droit du sol (qui accorde automatiquement la citoyenneté aux personnes nées dans le pays) et au “Ius Scholae” (qui octroie la nationalité aux jeunes étudiant·es né·es en Italie ou arrivé·es avant 12 ans).

Sur la question migratoire, sa politique est claire : contrôler le plus possible les frontières.

L’accès au pouvoir de Giorgia Meloni fait-il pour autant craindre une dérive autoritaire du pays ? Giorgia Serughetti n’y croit pas. “Dans l’immédiat, elle va essayer de rester raisonnable pour conserver cette image plus modérée qu’elle s’est construite auprès des interlocuteurs internationaux”, explique la chercheuse. De plus, l’Italie a “une Constitution solide et des organismes de contrôle”, continue-t-elle. Sans compter la capacité de mobilisation du réseau militant qui, trois jours seulement après les élections, a réuni des dizaines de milliers de personnes à travers le pays pour défendre le droit à l’avortement.

Article mis à jour le 26 octobre 2022

Qui a une dette envers qui ? Rencontre avec Christine Vanden Daelen et Camille Bruneau

Fin juin, les grandes vacances se profilent, on pouvait envisager un peu de repos, pour celles qui ont la chance de prendre du temps pour elles et les leurs. Le moment idéal pour rencontrer Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen et parler dette, travail gratuit des femmes et inégalités économiques. Car si nous sommes toutes épuisées, ce n’est pas sans lien avec ce dont elles traitent dans l’ouvrage Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes.

Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen

Alimentées par les apports et rencontres de militantes, de chercheuses, d’autrices, de collectifs, Christine Vanden Daelen, chercheuse en sciences politiques, et Camille Bruneau, sociologues, toutes deux militantes féministes, ont élaboré une série de clés pour comprendre le système financier avec un regard féministe et écoféministe. Elles expliquent, de manière extrêmement pédagogique, combien le capitalisme compte sur le travail gratuit des femmes et comment le système se nourrit des dettes que nous contractons, structurellement et individuellement. Elles montrent que l’austérité, qui définit les grandes lignes politiques de nos États depuis plusieurs années, est sexiste, car elle contraint les femmes à jouer leur rôle assigné de pourvoyeuses de soin pour la reproduction sociale (l’ensemble des activités, des rapports sociaux et des institutions nécessaires à la reproduction de la vie). Mais plus que tout, elles démontrent qu’il ne faut pas avoir honte de nos dettes individuelles car elles ne sont que le résultat d’un système capitaliste hétéropatriarcal dont nous sommes victimes. Et auquel on peut résister !

Éditions le passager clandestin 2022, 288 p., 18 eur.

De quoi est-il question lorsqu’on parle de “dette” dans ce livre ?

Camille Bruneau : “La dette est souvent vue comme quelque chose d’individuel, de financier et de compliqué. Nous, on essaye de dire que la dette n’est pas juste un problème individuel, mais collectif et politique. On ne fait pas un livre compliqué à comprendre. La dette permet de mettre en place des rapports sociaux de domination, des inégalités de classe, de genre, de race. Elle permet aussi d’accentuer des inégalités qui préexistent, car il y a déjà d’autres systèmes de domination. Nous, on met tout ça en lien. On parle donc de “dettes illégitimes”, c’est-à-dire qui ne servent pas les intérêts des populations. On propose aussi de passer à tout autre chose et de concevoir la dette autrement. On propose de mettre en place d’autres formes d’économie, de revaloriser d’autres choses, comme le travail de soin et la nature.”

Christine Vanden Daelen : “On a inversé le stigmate. Ce ne sont pas les femmes qui ont une dette à payer, même si elles le font. Ce sont elles qui sont les créancières d’une énorme dette, qui est la dette sociale, la dette du care.”

En quoi est-ce un enjeu féministe aujourd’hui en Belgique ?

C.V.D. : “C’est devenu un enjeu dès le moment où l’austérité s’est imposée. À partir du moment où le gouvernement a pris des mesures d’austérité, on a directement vu que les personnes les plus impactées étaient celles qui se trouvent du “mauvais” côté des rapports sociaux, des systèmes de domination. On s’est donc d’emblée dit qu’il fallait parler des impacts spécifiques que la dette a sur les femmes. Ces impacts sont évidents et il faut les faire connaître. Le collectif “V’là la facture” l’a fait, par exemple, en créant un outil qui a permis d’élaborer un message à envoyer au gouvernement qui disait : “Voilà la facture et ce que l’État doit aux femmes pour tout le travail gratuit qu’elles font pour compenser les services publics qui sont détruits et toutes les ressources financières qu’elles perdent à cause de votre austérité”.”

Votre lecture écoféministe ajoute une dimension supplémentaire à votre analyse.

C.B. : “Les femmes sont impactées spécifiquement et elles payent plus cher les crises de la dette. La société leur est redevable d’une énorme dette sociale, qu’on appelle “dette reproductive”. Les écoféminismes nous apportent des arguments supplémentaires pour plaider l’annulation des dettes, mais aussi pour concevoir la dette autrement. Ils montrent qu’il y a aussi les dettes coloniales, les dettes écologiques et les dettes qu’on appelle incarnées, qui sont dues à toutes les personnes, à tous les mécanismes, tous les processus, toutes les entités qui contribuent à régénérer le monde et à prendre soin des équilibres.

Les écoféminismes invitent à dépasser la pensée occidentale qui met le technique, le marchand en valeur. Ils appellent à voir conjointement les contributions et l’exploitation des corps marginalisés, de la colonisation des femmes, des territoires, des peuples des Suds dont les ressources ont été pillées, des animaux, de la terre. Ils font le parallèle entre l’accaparement des capacités régénératives de la nature et du travail reproductif des femmes. Ils prennent en considération la dette climatique pour les dommages environnementaux qui impacteront plus durement certaines populations. Les écoféminismes nous invitent à élargir notre conception de la dette et à voir aussi la dette due au vivant.”

Les écoféminismes nous invitent à élargir notre conception de la dette et à voir aussi la dette due au vivant.

C.V.D. : “Les écoféministes vont même plus loin dans le sens où elles proposent un monde sans dettes. Il y a le fait d’élargir les notions de dette, mais aussi celui d’envisager d’autres pratiques et d’autres modes relationnels qui mettent au centre la coopération, l’échange, la durabilité de la vie, pour faire en sorte qu’on ne soit plus dans le rapport duel de quelqu’un doit quelque chose à une autre personne.”

Comment agir à notre échelle ?

C.V.D. : “D’abord, se mettre ensemble, comprendre les logiques structurelles du capitalisme hétéropatriarcal, faire un énorme travail de collectivisation, de vulgarisation, de réappropriation, de luttes et de mobilisation dans la rue.”

Il s’agit de se dire que les femmes sont impactées en tant que travailleuses, en tant qu’usagères de services et d’allocations, en tant que personnes qui vont compenser quand il y a des coupes, en tant que productrices, agricultrices, en tant que victimes des violences…

C.B.  : “C’est dans la rue que ça se passe, mais c’est partout que ça se passe. À l’échelle individuelle, cela passe par le langage ainsi que par le fait de dire “stop” à tout ce qui entretient ces logiques, même si on nous prend pour la “chiante” de service. L’autre chose, pour moi, c’est de revaloriser et montrer l’invisible, signaler dans notre quotidien quand c’est la dixième fois qu’on fait la même tâche et que personne ne le remarque. Montrer que ce n’est pas anodin et évoquer les liens que cela a avec d’autres rapports d’oppression. Montrer pourquoi ce n’est pas juste. Dire “stop”, dire qu’on arrête… et puis surtout, se soutenir.

Nous, dans ce bouquin, on donne un cadre qui peut être utilisé pour l’analyse de n’importe quelle mesure. Il s’agit de se dire que de manière générale, les femmes sont impactées en tant que travailleuses, en tant qu’usagères de services et d’allocations pour elles-mêmes et leurs proches, en tant que personnes qui vont compenser quand il y a des coupes, en tant que productrices, agricultrices majoritaires, en tant que victimes des violences qui augmentent et en tant que personnes qui vont s’endetter. Si on a ces choses-là en tête, je pense qu’on peut réfléchir à plein de choses avec les bonnes clés !”

Dans un monastère roumain, l’exil est devenu une affaire de femmes

Depuis début mars, deux familles ukrainiennes ont trouvé refuge dans un monastère orthodoxe en Roumanie. Sans leurs maris, restés en Ukraine en raison de la conscription. Seule la sororité qui anime les trois femmes leur permet de combattre la douleur de l’exil.
Anna Huot (texte) et Apolline Guillerot-Malick (texte et photo).

© Apolline Guillerot-Malick

Des rires d’enfants résonnent, brisant le silence monastique. On en voit quatre, emmitouflé·es dans leurs manteaux et écharpes. Le pâle soleil de fin d’hiver n’est pas encore venu à bout des plaques de neige qui s’agrippent au bitume. C’est ici que les mômes ont installé des cages de football bancales et tirent à tour de rôle dans les filets. L’un des moines, traits juvéniles, s’est pris au jeu. Dans sa longue robe noire, père Vasile alterne les buts et les passes, riant de bon cœur malgré les frissons qui secouent son corps. En face de ce terrain improvisé, de l’autre côté de la route, se dresse le monastère de Sihastria Putnei, un immense bâtiment soigneusement repeint, surplombé de croix orthodoxes.

Passer la frontière

“Au départ, on était assez stressées, parce que c’est un monastère d’hommes et nous ne savions pas comment nous comporter. Mais nous avons vite compris que nous étions dans un endroit bienveillant.” La voix vient d’Iryna, surnommée Ira. Les bras croisés, elle surveille les enfants au bord du terrain. Ses yeux noirs en amande font écho à sa chevelure brune, coiffée d’une longue natte. Elle montre du doigt deux des garçons : Myha, son aîné de 12 ans, et Vladyslav, le cadet, 8 ans. Ensuite, il y a Sofia et Hlib, les enfants de sa meilleure amie, qui porte le même prénom qu’elle, Iryna. Son bébé, Hordiy, n’est pas là ; il somnole dans son landau à l’intérieur de la maison.  “Myha et Sofia sont camarades de classe depuis sept ans. On s’est rencontrées comme ça avec Iryna”, explique Ira.

Les deux femmes ont quitté l’Ukraine, laissant derrière elles leurs familles. “On s’est réveillés un matin, le 2 mars. Nos maris nous ont dit qu’on allait se rendre dans une ville encore en paix en Ukraine, Tchernivtsi, qu’ils allaient nous y laisser un moment et qu’ils reviendraient à la fin de la guerre. Et nous les avons crus.” Iryna a rejoint notre conversation. Elle est coiffée comme son amie, d’une longue tresse qui dépose sa chevelure blond foncé sur son épaule. Elle pointe un van usé, garé à quelques mètres de là. C’est ce fourgon qui les a amené·es jusqu’ici. Derrière le pare-brise, on voit encore le mot “enfants” écrit en ukrainien sur une feuille A4, mince protection contre les bombes russes et les dangers de la route. “Difficile à croire que cette épave a réussi à rouler”, sourit-elle avant de reprendre le récit de leur fuite.