Fin octobre 2022, le gouvernement fédéral, sous l’égide de la secrétaire d’État à l’Égalité des genres Sarah Schlitz (Ecolo), a adopté un projet de loi-cadre visant à doter la Belgique d’un ensemble d’instruments pour protéger les victimes de féminicide et mesurer ces crimes. Fait marquant : la future législation définit, officiellement et largement, la notion de féminicide. Alors que le projet de loi poursuit maintenant son parcours législatif, axelle a souhaité en parler avec Sarah Schlitz en conclusion d’un dossier que nous consacrons à ce sujet.
Pourquoi était-il important de créer une loi à ce sujet ?
“Pour moi, il est central de rappeler que c’est la société civile qui a permis de politiser la question des féminicides et de la mettre à l’agenda politique. Il était important de prendre le relais. C’était une demande qui nous était directement adressée. Avec cette loi, nous nous dotons d’une série d’outils qui vont notamment permettre de comptabiliser les féminicides. Cela signifie que ce ne seront plus les associations féministes qui devront le faire, à partir des articles de presse.
Pour pouvoir les comptabiliser officiellement, il nous a fallu travailler sur une définition. Qu’est-ce qu’un féminicide ? Nous avons finalement repris quatre types différents de féminicides, sur base des définitions de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes : le féminicide intime (par exemple d’une (ex-)compagne), non intime (par exemple d’une femme dans un réseau de prostitution), indirect (à la suite d’un avortement forcé ou d’une mutilation génitale féminine) et l’homicide fondé sur le genre (dans le cas d’une personne transgenre par exemple).
La législation définit également les différentes formes de violences qui peuvent précéder ce type de crime, comme la violence sexuelle, la violence psychologique et le contrôle coercitif.
Il était fondamental que le niveau fédéral s’en empare pour permettre à des mesures de protection des victimes de s’appliquer sur tout le territoire de la Belgique et pas uniquement en fonction d’un arrondissement judiciaire, dont on sait que certains fonctionnent mieux que d’autres sur ces questions, ce qui crée une inégalité.”
Donc le féminicide n’entrera pas dans le Code pénal, comme c’est le cas dans d’autres pays ?
“Nous n’avons pas choisi cette option, mais nous nous sommes assuré·es que les violences sur base du genre soient mieux prises en compte dans la nouvelle mouture du Code pénal. Par exemple la question du harcèlement ou encore les coups qui peuvent entraîner la perte du fœtus chez les femmes enceintes – on sait que la grossesse est un moment où les violences conjugales augmentent. La violence sur base du genre sera reconnue comme une circonstance aggravante dans tous les faits préjudiciables.
Nous avons également obtenu dans la future loi que les magistrat·es et les policiers/ères soient mieux formé·es à propos des violences sur base du genre. Ces professionnel·les comprendront le concept de cycle des violences et auront plus d’empathie pour les victimes. Si les bons mots sont utilisés dès le début de l’enquête lors d’une plainte, dans le PV d’audition, cela va impacter tout le reste de la procédure judiciaire. Certain·es juges d’instruction ne comprennent pas pourquoi les victimes restent vivre avec leur bourreau. Il faut expliquer les violences économiques et la dépendance qui est créée pour que les femmes violentées ne partent pas. Il faut éviter ces violences secondaires, qui arrivent dans un deuxième temps .”
Qu’en est-il de la prévention, avant que les violences ne se produisent ?
“Au niveau fédéral, il n’existe pas beaucoup de leviers concernant la prévention. Il est évident qu’il faut aussi un changement de mentalité. À mon niveau, j’ai débloqué des moyens supplémentaires pour les associations de terrain, qui ont beaucoup d’impact grâce à leurs actions percutantes et qui sont en lien direct avec leur public. J’ai veillé à les consulter, ainsi que différentes expertes, dans l’élaboration de cette loi et je vais continuer à le faire. Ces retours venant du terrain sont nécessaires.”
Une carte blanche d’Aline Dirkx, coordinatrice de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (PFVFF) et de StopFeminicide.
CC Yvan Dalize
Cet article est le 5e chapitre d’un focus consacré aux féminicides.
En 2016, la Belgique a ratifié la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes. Selon ce traité à caractère contraignant, l’État est tenu de collecter les données statistiques et de soutenir la recherche à propos de toutes les formes de violences faites aux femmes, ainsi que de tenir ces informations à la disposition du public afin d’appuyer et d’adapter le travail de prévention, de protection et de poursuite des violences machistes (article 11).
Il faudra attendre six ans pour que la Belgique tienne parole et qu’un projet de loi au sujet des féminicides, qui n’étaient donc pas encore recensés officiellement, soit approuvé par le gouvernement.
Pour pallier ce manquement, la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes, une plateforme militante regroupant une vingtaine d’associations francophones comme néerlandophones, a pris les devants en 2017 et créé le blog StopFeminicide, tout en continuant de militer pour pousser l’État à remplir ses obligations. Pendant six ans, des bénévoles provenant des associations membres de la Plateforme, puis récemment sa coordinatrice (autrice de cette carte blanche), ont réalisé une veille médiatique et comptabilisé les féminicides qu’il était possible d’identifier dans la presse.
Enfin, le 29 octobre dernier, la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, Sarah Schlitz (qui nous avait à ce sujet préalablement consultées, ainsi que d’autres associations féministes), a annoncé que le gouvernement avait approuvé le projet de loi qu’elle porte, #StopFéminicide, précisant par la même occasion que la Belgique serait le premier pays d’Europe à adopter une loi sur la lutte contre les féminicides et les violences qui les précèdent.
Le même jour, nous avons découvert le féminicide de Teresa, 23 ans. Assassinée par son ex-compagnon le 27 octobre à Bruxelles, elle est la 174e victime de féminicide comptabilisée par StopFeminicide depuis 2017. Elle ne sera hélas pas la dernière pour l’année 2022.
le féminicide intime, “homicide intentionnel d’une femme parce qu’elle est une femme, commis par un partenaire ou un membre de la famille” (il faudrait absolument que les “ex-partenaires” soient inclus dans cette définition, si ce n’est pas le cas) ;
le féminicide non intime, “homicide intentionnel d’une femme par un tiers parce qu’elle est une femme ou mort d’une femme résultant de pratiques dommageables aux femmes” ;
le féminicide indirect, “homicide non intentionnel d’une femme parce qu’elle est une femme ou mort d’une femme résultant de pratiques dommageables aux femmes, par exemple le “suicide forcé” d’une femme suite à des violences entre partenaires. D’autres exemples mentionnés de féminicides indirects résultant de pratiques dommageables aux femmes sont la mort à la suite d’un avortement forcé ou d’une mutilation génitale féminine.
Le projet de loi définit également l’”homicide fondé sur le genre” (c’est-à-dire, par exemple, le meurtre d’une personne transgenre).
En outre, il définit les différentes formes de violences qui peuvent précéder les féminicides, comme les violences sexuelles, économiques, psychologiques ou en ligne, ou encore le contrôle coercitif, un concept moins connu et pourtant très important à visibiliser. Cette volonté de “définir les contours du phénomène” de manière complète est essentielle pour pouvoir mesurer et traiter le problème, mais également pour reconnaître que ces violences multiformes précèdent les féminicides.
On en revient à la notion de continuum de violences dont nous parlions ici : les féminicides ne sont pas des faits de hasard, des crimes commis sur un coup de tête, des “drames” survenant aléatoirement, mais bien la forme ultime de ce continuum de violences s’alimentant mutuellement et s’immisçant à tous les niveaux de vie. N’en reconnaître que certaines signifierait invisibiliser les autres. Cette loi devrait donc mener à un regard global sur le phénomène, ce qui permettra, espérons-le, de trouver des solutions adaptées.
Collecter des données
Le deuxième volet du projet de loi comprend trois nouveaux dispositifs ayant pour objectif de collecter des données pour monitorer les féminicides, c’est-à-dire en faire le suivi :
un rapport annuel reprenant les principales statistiques du phénomène (les caractéristiques des victimes, des auteurs et de la relation entre victime et auteur) ;
une étude bisannuelle (tous les deux ans) qui identifiera les manquements des pouvoirs publics et formulera des recommandations à leur adresse ;
un comité interdisciplinaire (des membres de la Justice, de la police, du monde académique, de la société civile) qui réalisera des analyses qualitatives des féminicides pour identifier les dysfonctionnements et également formuler des recommandations aux politiques.
Le troisième volet repose sur des mesures concrètes pour protéger les victimes, ce qui se traduit par le renforcement de leurs droits. Ainsi, la future loi engage l’État à garantir un accueil de qualité des victimes dans les commissariats : un local adapté offrant la discrétion nécessaire, des policiers/ères formé·es aux violences fondées sur le genre pour réaliser l’audition, le choix du genre de la personne qui interrogera, une traduction gratuite des documents, des informations sur les mesures de protection existantes…
La loi vise aussi à faciliter le dépôt de plainte en ligne pour les violences basées sur le genre.
Précisons que les enfants exposé·es, premières victimes collatérales des féminicides, n’ont pas été oublié·es. Elles/ils verront la reconnaissance de leur qualité de victime renforcée et pourront donc bénéficier de différentes mesures de protection – dans le cadre du champ d’action d’une loi fédérale ; il sera toujours nécessaire que toutes les institutions du pays, à tous les niveaux de pouvoir, se mettent aussi à appliquer les articles de la Convention d’Istanbul considérant l’enfant exposé·e aux violences (en ce compris, donc, le cycle des violences qui précèdent un féminicide) comme étant elle/lui même victime.
Dans son interview à la Fondation RAJA-Danièle Marcovici, Sarah Schlitz parle également d’un “outil d’évaluation des risques” dans le contexte d’une plainte, c’est-à-dire une grille d’évaluation du niveau de danger auquel la victime est exposée, accompagnée des mesures de protection adéquates en fonction du résultat à chaque étape de l’enquête.
Enfin, ce troisième volet inclut la formation obligatoire de professionnel·les de terrain, et en particulier les magistrat·es et la police. Nous resterons vigilantes quant à la forme que prendra cet outil d’évaluation des risques, ainsi que l’application et la qualité de la formation susmentionnée.
Les constatations des rapports, des études et des analyses prévues par cette loi-cadre tendront immanquablement vers l’aspect systémique du phénomène. Car les violences se retrouvent dans tous les niveaux de la société, dans la sphère privée comme dans la sphère publique et institutionnelle.
Nous identifions le croisement des systèmes de domination (patriarcat, racisme, capitalisme, validisme, cishétéronormativité, etc.) comme étant la source des violences faites aux femmes. Nous espérons que les politiques seront prêt·es à investir le temps, l’argent et l’énergie nécessaires à développer et appliquer des mesures concrètes et globales pour prévenir ces violences, au-delà de formations pour la police et les magistrat·es (quid de toutes les autres fonctions concernées ?). Nous sommes en outre curieuses de découvrir quelle ligne budgétaire sera allouée à la concrétisation et mise en application de cette loi-cadre, une fois qu’elle aura fini son parcours législatif.
Maryse a survécu à des violences conjugales et à une tentative de féminicide. Elle livre à axelle le récit d’une longue descente aux enfers et d’un grand déchaînement de violence de la part de son ex-compagnon, qui illustre le concept de continuum des violences. Avant un féminicide, bien d’autres types de violences s’exercent. Maryse parle pour alerter la société et permettre de mieux protéger les femmes concernées.
Maryse. D.R.
Cet article est le quatrième chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne.
Attention, cet article contient des descriptions de violences. Le numéro gratuit pour les victimes de violences conjugales est le 0800 30 030.
“Un énorme coup de foudre”. C’est comme cela que Maryse qualifie sa rencontre avec son ancien compagnon, dans des conditions pourtant compliquées. Elle est agente pénitentiaire, il est incarcéré dans la même prison située en Wallonie. “Déontologiquement, la situation n’était pas tenable et j’avais un peu fait le tour de ce travail. J’ai donc démissionné pour vivre mon amour au grand jour”, précise-t-elle. Elle rencontre beaucoup de difficultés pour pouvoir aller lui rendre visite en prison. “On s’est mariés très rapidement, pour que je puisse accéder aux visites. On s’est mariés dans la prison. Pour moi, tout ressemblait au début à une grande histoire d’amour, tout se passait à merveille.”
Il a été violent verbalement ce jour-là.
Après deux ans de relation, il est finalement libéré. “J’avais tout prévu, qu’il vienne vivre à la maison, avec mes deux enfants, qu’il suive une formation.” Quinze jours après sa libération, “son comportement a commencé à changer”, déplore Maryse. Le premier incident se déroule lors de l’anniversaire qu’elle organise pour lui. “J’avais organisé une surprise, invité les collègues de sa formation et il me l’a reproché car cela signifiait que j’avais parlé à d’autres hommes. Il a été violent verbalement ce jour-là. Beaucoup d’hommes qui sortent de prison manque de confiance en eux, j’ai déjà vu cela dans mon ancien travail. J’ai trouvé des excuses pour son comportement.”
“Il a fait le vide autour de moi”
Deux mois plus tard, il fait un infarctus. “Il a eu beaucoup de pression à sa sortie de prison, il faut tout justifier, remplir des obligations, ce n’est pas évident. C’est quelqu’un de très sportif et il n’a pas supporté être diminué à sa sortie des soins intensifs. Son comportement a empiré, j’ai mis ça sur le coup de l’infarctus, mais c’était sa jalousie !”
Il ne voulait plus que je travaille, il voulait que je sois à lui !
Maryse travaille désormais au sein de Fedasil, au contact avec des personnes en situation de migration. “C’est un travail que j’aime beaucoup, un travail social qui est important pour moi, mais qui est vraiment prenant, avec des horaires compliqués. Il n’a pas aimé que je ne sois pas à la maison pour m’occuper de lui… Il ne voulait plus que je travaille, il voulait que je sois à lui ! Il a commencé à faire le vide autour de moi”, se souvient-elle. Empêcher leur conjointe de travailler est un comportement fréquent chez les hommes violents, qui créent ainsi une situation de dépendance économique. “Je n’osais plus inviter personne à la maison car il cherchait la petite bête pour provoquer une dispute.” Elle parvient malgré tout à garder son emploi.
Elle explique néanmoins “s’éteindre petit à petit”. “J’essayais de m’adapter à ses humeurs pour ne pas créer de problèmes. Les choses se sont passées crescendo. Au début, c’est de la violence verbale, il crie beaucoup et il est imposant. Moi, je m’écrase. D’un autre côté, il me met beaucoup sur un piédestal, me dit que je suis belle.”
Un jour, un collègue envoie un message à Maryse pour la tenir au courant d’un événement au travail. “Il a décidé que j’avais une relation avec ce collègue. Il m’a bousculée fortement puis m’a donné une gifle… Je suis tombée des nues qu’il en vienne aux mains. Il s’est mis à genoux, m’a demandé pardon. C’est là qu’il a commencé à me perdre, je savais que ce n’était pas normal. Mais nous étions mariés. Et ce n’est pas si simple dans cette situation, je ne peux pas juste changer les serrures, il a des droits.”
On alternait entre violences et moments de lune de miel.
Maryse se sent piégée dans sa propre maison. Elle commence à se renseigner sur ses droits à elle. Lors d’une nouvelle dispute, il la fait tomber par terre et elle se casse le coccyx. Il l’accompagne à l’hôpital. “On aurait vraiment dit qu’il avait peur pour moi et pour ma santé. Il me dit qu’il regrette. On était en plein dans le cycle de la violence conjugale, on alternait entre violences et moments de lune de miel.”
Selon l’asbl Praxis, qui travaille avec les auteurs de violences conjugales, ce cycle comporte quatre phases dont le but pour l’auteur est de maintenir son emprise sur l’autre : le climat de tension, la crise (qui comporte un passage à l’acte violent), la justification et la “lune de miel”. “J’ai un os cassé, je me retrouve en situation de dépendance par rapport à lui, je suis à sa merci, plus libre de mes mouvements. Il s’occupe de moi comme d’une princesse et j’en viens à le remercier de prendre soin de moi ! C’est lui qui m’a fait tomber pourtant ! Il savait qu’il fallait que ces semaines de repos forcé se passent bien pour qu’il puisse continuer sa violence par la suite”, analyse-t-elle.
Sous emprise
Un matin, cet homme décide qu’elle n’ira pas travailler. “Il a dégonflé les pneus de ma voiture… J’avoue qu’à ce moment-là, j’explose et je l’insulte. Je lui demande s’il veut que je perde mon travail. Je suis la seule à subvenir à nos besoins, à nous quatre.” Elle se rend à la station-service pour regonfler ses pneus. “Il m’a suivie et m’a rattrapée là-bas. Il m’a donné des coups très violents. Cette fois-ci, la police intervient.”
Je suis sous emprise. Mon cerveau, conditionné, veut croire qu’il évolue.
Il est renvoyé en prison, puis dans un hôpital psychiatrique, afin de faire un travail sur sa colère. “Mais cela se passe en plein pendant la pandémie de covid. Donc en réalité, il n’a pas de réunion de groupe, beaucoup d’activités sont supprimées, etc. Il me fait pourtant croire qu’il change, il redevient très gentil et très attentionné. Je suis sous emprise. Mon cerveau, conditionné, veut croire qu’il évolue.”
La psychologue Maria Barbier définit très clairement ce qu’est l’emprise : dans les cas de violences conjugales, “si les femmes ne partent pas, c’est qu’elles ont été “piégées” dans une relation d’emprise. L’emprise est un système de domination psychologique mis en place par une personne sur une autre. Le but étant de conditionner l’autre à répondre à ses attentes sans aucune considération pour son libre arbitre ni pour son bien-être. La victime est au service psychique de la personne qui la contrôle. Son individualité, ses propres sensations, ses propres choix disparaissent devant celui qui impose son pouvoir. Elle ne pense et n’existe plus qu’à travers lui.”
Maryse lui permet de rentrer à la maison, sous condition. “Oui, je lui laisse une seconde chance, mais il doit aller voir un psychiatre trois fois par semaine. Ce qu’il ne fera pas, notamment parce que le psychiatre ne fait pas bien son travail. Il finit par se réinstaller dans ses habitudes. Il me frappe et j’ai des bleus que je dois dissimuler.”
Il était rentré chez moi et avait détruit tout l’intérieur de ma maison.
Après un nouvel épisode violent lors de vacances en Espagne avec ses enfants et lui, Maryse propose qu’il prenne son propre appartement, pour “souffler” de temps en temps. “Il accepte mais il revient dormir à la maison, notamment quand mes enfants sont chez leur papa. Un soir, il me réveille à 3 heures du matin parce qu’il souhaite un rapport sexuel. Je refuse car je dois me lever à 5 heures du matin pour aller travailler. Il le prend très mal et quitte la maison.” Le lendemain matin, il débarque au travail de Maryse. “Il a foutu le bordel sur mon lieu de travail. Il était sous l’emprise de l’alcool, je lui ai demandé d’aller cuver dans la voiture ou de rentrer. J’ai essayé de continuer ma journée, je n’ai plus eu de nouvelles de lui, jusqu’à ce que je reçoive une notification sur mon téléphone, disant que mon système d’alarme, à la maison, avait été déconnecté. Il était rentré chez moi et avait détruit tout l’intérieur de ma maison. Je vous assure qu’on aurait dit qu’ils étaient venus à 10 pour tout casser. Je vois son téléphone sur le sol donc je sais que c’est lui qui est rentré chez moi. Entre-temps, la police est arrivée. Quand j’ai compris qu’il était à l’origine de tout cela, j’ai décidé de ne pas porter plainte. J’avais trop peur de ce qui allait se passer.”
“Il est passé au stade supérieur”
Elle apprend alors qu’il a fait un nouveau malaise cardiaque et qu’il est à l’hôpital. “J’ai appelé l’hôpital et ils m’ont confirmé qu’il était là, j’étais rassurée. J’ai commencé à ranger ma maison, avec l’aide d’ami·es.” Vers 2 heures du matin, alors qu’elle est seule, elle reçoit un appel de l’hôpital. “Ils m’ont expliqué qu’il avait débranché tous les appareils et qu’il était sorti… Là, j’ai compris qu’il allait m’arriver quelque chose. J’ai voulu appeler la police mais je n’en ai pas eu le temps. Je regarde par ma fenêtre. Il avait sauté au-dessus de la grille et était sur ma terrasse. Il est entré et il a fait preuve d’une grande violence. Pour la première fois, il abîme fortement mon visage. Il est passé au stade supérieur. J’ai eu peur de mourir cette nuit-là. Il a fini par repartir.”
On apprend à très bien mentir quand on est sous emprise.
Elle ne peut pas aller travailler le lendemain. “Ma cheffe de service se doutait de quelque chose et a insisté pour m’appeler avec une vidéo. Quand elle a vu l’état de mon visage, elle m’a dit que j’étais en danger. Elle m’a demandé d’aller à l’hôpital pour faire constater mes blessures. Elle ne m’a jamais jugée. Mais j’ai menti à l’hôpital, j’ai dit que c’était une bagarre au boulot. On apprend à très bien mentir quand on est sous emprise.”
Maryse appelle néanmoins les parents de cet homme pour annoncer la fin de leur relation et demander qu’ils viennent chercher ses affaires. “Ils sont arrivés… et il était avec eux. J’étais choquée car il était pimpant. Il s’était mis sur son trente et un. Moi, j’étais défigurée. Il a essayé de me faire un beau discours, de me dire que c’était moi qui le rendais plus fort, qu’il faisait tous ces efforts pour moi. Je n’ai pas accepté et je lui ai rendu ses affaires.”
J’ai payé ses factures pour avoir la paix. En le faisant, j’ai rouvert une porte.
Elle souligne alors avoir repris le cours de sa vie pendant quelques mois, jusqu’à ce qu’elle reçoive un appel de sa part. “Il avait des gros problèmes d’argent. Nous étions toujours mariés, j’ai eu peur des conséquences pour moi. J’ai payé ses factures pour avoir la paix. En le faisant, j’ai rouvert une porte. Il m’a proposé de finir les travaux qu’il avait entamés à l’extérieur de ma maison, pour me rembourser cette dette. J’ai accepté parce que je galérais avec les ouvriers et qu’il m’a promis de ne jamais entrer à l’intérieur de chez moi. Cela me faisait faire des économies. J’ai ouvert une deuxième porte à ce moment-là. Il m’invite au restaurant et j’accepte. Un lien se recrée, au début platonique, puis de plus en plus fort. Il faut dire que j’avais toujours peur de lui dire non, la boule au ventre était toujours bien là. Les gens me posaient des questions car ils ont bien vu qu’il travaillait sur ma maison. Je faisais semblant de ne pas les entendre.”
“Le visage de ma fille est apparu”
Ce que Maryse appelle pudiquement “le jour J” approche. La veille, il l’appelle beaucoup, sollicite son attention. “Je me suis énervée car j’étais très fatiguée à cause de mon travail. Je voulais qu’il me laisse tranquille et je le lui ai dit. Je n’ai plus eu de ses nouvelles et j’ai été me coucher.” Au matin, le 1er avril 2022, elle dépose sa fille à un stage et rentre chez elle. “Il m’appelle et exige qu’on se voie. On devait se voir le soir, mais je refuse car j’ai un rendez-vous médical prévu et ma fille va rentrer de son stage. Je raccroche le téléphone. Par réflexe, je regarde à nouveau sur ma terrasse, là où il était apparu la dernière fois. Il était là.”
Je me liquéfie. Et décide de le laisser entrer pour ne pas faire d’histoire.
Il exige d’entrer pour boire un café et menace d’entrer par la fenêtre de toute façon. “Je me liquéfie. Et décide de le laisser entrer pour ne pas faire d’histoire. Il a une odeur nauséabonde. Je lui dis qu’il sent mauvais et quand il se retourne vers moi, je ne reconnais pas son visage tellement il est déformé par la colère. Il me donne trois coups de poing, directement. Je me suis relevée à moitié assommée et j’ai fait comme si de rien n’était, même si je sentais mon œil gonfler. J’ai été lui faire un café à la cuisine, pour apaiser les choses. Il a pris la tasse de café bouillante et l’a lancée sur mon visage. J’ai été fortement brûlée.”
Il s’ensuit deux heures d’un déchaînement de violences que nous avons décidé, en accord avec Maryse, de ne pas décrire de façon précise. “C’est un boxeur et j’étais un punching-ball vivant. À un moment, je me suis rappelé que j’avais laissé un couteau à beurre dans la salle de bain, pour déboucher l’évier. Je savais que c’était lui ou moi. Il m’a suivie, s’est placé derrière moi et a commencé à m’étrangler. Quand on vous étrangle, on sent la mort arriver, mes membres s’engourdissaient les uns après les autres. J’ai vu mon père qui est décédé et je lui ai demandé de m’emmener avec lui et que cela aille vite. Mais ensuite, c’est le visage de ma fille qui est apparu. Je me suis souvenue qu’elle allait rentrer de son stage, je ne savais pas ce qu’il allait lui faire, si elle allait me trouver dans cet état.”
Maryse : “Je suis aidée par mes enfants qui ont été très courageux et par mon chien, qui m’apporte beaucoup de réconfort. Il m’a sauvée, à sa manière.” D.R.
Rassemblant ses dernières forces, elle lui donne un grand coup de coude dans le ventre. “Il m’avait appris des gestes d’autodéfense, cela m’a servi contre lui… J’ai touché le foie, car il a commencé à vomir. Cela m’a permis de m’échapper. Je cours dans la rue mais j’étouffe dans mon propre sang. Les gens ont peur de moi. Finalement, un monsieur qui sortait ses courses de sa voiture me voit et me prend dans ses bras.”
Les médecins ne savent toujours pas comment j’ai fait pour m’enfuir et courir.
Quand Maryse est emmenée à l’hôpital, son pronostic vital est engagé. “Les médecins ne savent toujours pas comment j’ai fait pour m’enfuir et courir. Je suis arrivée à l’hôpital avec 9 côtes cassées, un poumon perforé, une jambe cassée, plusieurs fractures du crâne et des os orbitaux. J’ai aussi perdu des dents.” Son ex-compagnon s’enfuit et sera en cavale pendant cinq jours. “Il a fait tourner la police en bourrique, en disant qu’il allait se rendre, il n’est bien sûr jamais venu. Sa condition pour se rendre était de pouvoir me voir. Cela a affolé beaucoup de gens et j’ai été sous protection policière à l’hôpital. On avait peur qu’il vienne “finir ce qu’il avait commencé”… Il a finalement été arrêté grâce à ma sœur. Elle l’a appelé et l’a provoqué. Il l’a rappelée en l’insultant. Il a été localisé grâce à cet appel. Il était chez une autre femme, rencontrée à l’hôpital psychiatrique et avec laquelle il avait une liaison. Il m’a violentée par jalousie, alors que lui me trompait vraiment.”
Pour Maryse commence un long parcours de soins qui n’est toujours pas complètement terminé aujourd’hui. Sa santé physique doit se remettre, sa santé mentale également. “En rentrant chez moi après les soins à l’hôpital, j’avais perdu le goût de vivre. J’avais même besoin d’un déambulateur pour parvenir à marcher. J’avais épuisé toutes mes forces mentales et physiques pour me sauver, c’est grâce à cela que je peux encore vous parler. J’étais en train de craquer.”
C’est alors qu’une autre tentative de féminicide se produit à la gare de Tournai, toute proche. “Mon fils prend le train le matin pour aller à l’école. Ce jour-là, il est revenu directement à la maison. Moi, j’étais comme un légume dans mon lit. Il m’a fait un énorme câlin et m’a expliqué qu’une femme avait été tuée à la gare [heureusement, la victime a survécu, ndlr]. Il m’a dit : “Cela aurait pu être toi. Reviens. On a besoin de toi, tu es forte !” Cela a été un déclic pour moi. Mes larmes ont enfin commencé à couler.”
Témoigner
Quelques jours plus tard, Maryse décide de témoigner auprès de la télévision locale, Notélé. “Cela m’a beaucoup aidée de pouvoir expliquer au grand public ce qu’est le phénomène d’emprise, pourquoi on n’arrive pas à partir quand les violences commencent. Beaucoup de jeunes m’ont contactée à la suite de la diffusion du reportage. Je me suis rendu compte que je voulais m’investir dans cette lutte.”
Elle s’engage dans la prévention des violences, en allant témoigner de ce qu’elle a vécu dans les écoles, accompagnée de Delphine Devolder, criminologue au sein de la police de Tournai, et de Stéphanie, inspectrice de police au service intervention qui était présente lors de l’arrestation de son mari. “J’explique à mes petits jeunes que l’amour, ce n’est pas ça. Ce n’est pas la violence, la manipulation. L’amour, c’est un sentiment merveilleux qui donne des papillons dans le ventre.” Elle est également entrée en contact avec la victime de la tentative de féminicide à la gare de Tournai. “Comme moi, elle tente de se construire une nouvelle vie. Nous en avons discuté. Je suis aidée par mes enfants qui ont été très courageux et par mon chien, qui m’apporte beaucoup de réconfort. Il m’a sauvée, à sa manière.”
N’oublions pas les survivantes. Nous sommes là, c’est aussi la réalité.
Elle souhaite briser le tabou qui entoure les violences faites aux femmes. “On n’en parle pas assez. Il faut dire que cela peut arriver à tout le monde, peu importe l’âge ou la classe sociale. Pour moi, tout a commencé comme une belle histoire d’amour. Et il n’y a pas assez de choses mises en place pour nous protéger. On m’a par exemple rétorqué que je devais quitter mon domicile, moi, si mon conjoint était violent. C’est à lui de partir normalement, pas à moi !” Elle insiste : “Je trouve aussi qu’on parle uniquement des femmes qui meurent lors des féminicides. Il faut en parler, c’est certain, mais en n’oubliant pas les survivantes. Nous sommes là, c’est aussi la réalité. Et nous avons nos problèmes spécifiques. J’arrive à vous parler, mais ce n’est pas tous les jours le cas. J’ai des journées plus difficiles, encore maintenant.”
Des journalistes ont assisté aux audiences et m’ont salie dans leur article.
Lors du procès de son agresseur, les audiences étaient accessibles au public. “Cela devrait être à huis clos. Des journalistes ont assisté aux audiences et m’ont salie dans leur article… Ils ont écrit des choses terribles. Les journalistes ont une responsabilité, ce qu’ils écrivent est lu par le grand public, et cela peut provoquer de la méchanceté chez les gens”, dénonce-t-elle.
Nous finissons d’écrire cet article le vendredi 25 novembre 2022, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. “Est-ce que je peux encore ajouter quelque chose ?, nous demande Maryse. Je veux dire que j’ai pardonné. Ce n’est pas pareil qu’oublier. Mais je ne vais pas le laisser encore plus me détruire.”
L’agresseur de Maryse, quant à lui, a été condamné ce 29 novembre en première instance à huit ans de prison et à 10 ans de mise à disposition du Tribunal d’application des peines.
Dans l’article précédent de ce focus consacré aux féminicides, nous avons éclairé la démarche première du blog StopFeminicide dans son recensement des féminicides, et de leurs victimes “collatérales” : honorer la mémoire des femmes tuées parce qu’elles étaient des femmes, soit leur rendre “femmage”. C’est ce que nous allons faire dans cet article : rendre “femmage” à chacune des femmes tuées cette année – chacune de celles à propos desquelles nous avons pu récolter des informations. D’autres demeurent, et cela nous brise le cœur, inconnues.
Une carte blanche d’Aline Dirkx, coordinatrice de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (PFVFF) et de StopFeminicide.
D.R. Collages Féministes Bruxelles (merci.)
Cet article est le troisième chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne.
Cette année, en Belgique, au moment d’écrire ces lignes début décembre, 22 femmes ont été assassinées dans le contexte des violences inhérentes à notre société patriarcale. Ou plutôt, au moins 22, puisque les chiffres que nous fournissons chez StopFeminicide ne sont hélas pas suffisamment représentatifs de la réalité. Les pouvoirs publics n’ayant pas encore lancé le recensement officiel des féminicides (prévu dans la loi-cadre #StopFéminicide, nous y reviendrons longuement dans ce dossier), nous obtenons nos informations via la presse, qui ne relaye pas toujours tous les meurtres. Et quand elle le fait, les articles manquent parfois cruellement d’informations, nous empêchant de déterminer s’il s’agit d’un féminicide ou non.
Dans cet article, nous souhaitons rendre aux femmes victimes de féminicide la place centrale qu’elles devraient occuper dans leurs propres récits. À travers les quelques fragments d’histoire dont nous disposons, nous tenons à leur rendre hommage. Et femmage.
Anita, Juliette, Rosa, Yohanne, Lucia, Lamia
Anita.
La première femme dont nous avons identifié le féminicide cette année est Anita, tuée le 12 janvier à Heuzy. Son mari a voulu faire croire qu’elle était tombée dans les escaliers. Le médecin légiste a rejeté cette version des faits et a constaté l’intervention d’un tiers. Le mari a ensuite été placé sous mandat d’arrêt pour chef de meurtre. Anita avait 57 ans.
Julienne.
Julienne, qui avait 73 ans, a été assassinée par son mari le 25 janvier à Keerbergen. Celui-ci a voulu faire passer son meurtre pour un suicide. Il a été arrêté.
Rosa, ensuite, est décédée de mort violente le 3 février à Waregem. Elle avait 87 ans, et son mari, qui a rapidement été arrêté, en avait 92.
Yohanne.
Yohanne avait 40 ans et était mère d’une petite fille de 3 ans quand elle a été poignardée à plusieurs reprises par son mari. Elle tenait un salon de toilettage pour chiens et défendait la cause animale avec passion. Elle était impliquée dans la vie de sa région. Elle est morte le 8 février à Gesves.
Lucia.
Lucia a été poignardée le 19 février à Jumet par son compagnon, déjà connu pour des faits de violences sur des femmes et recherché pour d’autres condamnations. Elle avait 58 ans.
Deux jours plus tard, à Trazegnies, Lamia, maman d’un jeune enfant, a été tuée d’une balle dans la tête par son compagnon. Celui-ci a été placé sous mandat d’arrêt pour homicide volontaire. Lamia avait 22 ans.
Candice, Julien et Lucas, Flavienne, Magali et Coline
Candice
Candice avait 44 ans et était kinésithérapeute. Ses deux fils, Julien et Lucas, étaient âgés de 11 et 14 ans. Ses garçons et elle ont été tué·es au couteau et à la hache par leur mari et père, après que ce dernier les a endormi·es à l’aide de médicaments. L’homme s’est ensuite suicidé. Au moment des faits, le 28 février, à Awans, le couple était en cours de séparation.
Flavienne
Flavienne avait 57 ans quand elle est morte le 22 mars à l’hôpital de Willebroek, des suites de coups portés par son mari. Ce dernier a été arrêté et inculpé de coups et blessures ayant entraîné la mort.
Coline et Magali.
Le lendemain, dans la nuit du 23 au 24 mars, Magali, 46 ans, et sa fille Coline, 17 ans, ont été, respectivement, poignardée à mort et quasiment décapitée à Kraainem. Trois suspects ont été placés sous mandat d’arrêt : l’ancien compagnon et beau-père des victimes, dont Magali venait de se séparer, qui a avoué son implication dans ce double féminicide ; un Bruxellois qui les aurait tuées sur demande du premier ; et un habitant de Libin qui aurait mis en contact les deux premiers suspects. Magali était institutrice primaire à Anderlecht et Coline était en rhéto à l’Institut Don Bosco, à Woluwe-Saint-Pierre.
Sandra, Marly et Martinus, Véronique, K., Madisson
Sandra.
Deux mois plus tard à Berlare, le 25 juin, Sandra a été assassinée par son ex-amant. Âgée de 32 ans, la jeune femme, qui était mariée, avait décidé de mettre un terme à une aventure extraconjugale avec un voisin. Celui-ci lui a tiré plusieurs fois dessus avec une arme à feu. Sandra est décédée à l’hôpital.
Marly.
Marly était une éducatrice de 35 ans et mère d’une jeune fille. Elle et son cousin Martinus, 40 ans, ont été assassiné·es le 12 juillet par l’ex-partenaire de Marly. Celui-ci la harcelait depuis leur rupture ; Marly en avait peur, elle avait porté plainte contre lui à plusieurs reprises et avait fini par faire installer des caméras dans son appartement. Au moment des faits, Martinus passait la nuit chez elle, à Kinrooi, pour la rassurer.
Véronique.
Véronique avait 53 ans quand elle a été assassinée par son compagnon, le 1er août à Saint-Léger. Ce dernier a avoué l’avoir étranglée et frappée et a été placé sous mandat d’arrêt.
K. était quant à elle âgée de 52 ans quand elle a été poignardée à mort dans le district anversois du Kiel, le 7 septembre, en présence de membres de sa famille et de celle de l’auteur, son ex-époux. Les services d’urgence n’ont pas pu la réanimer. Le présumé meurtrier s’est rendu à la police peu après. Ce n’était pas la première fois qu’il s’en prenait à son ex.
Madisson.
Trois jours plus tard, Madisson a été tuée d’une balle dans la tête par son ex-compagnon, à Sprimont. Celui-ci s’était déjà montré violent et ne “supportait pas leur séparation”. Il a été placé sous mandat d’arrêt pour meurtre. Madisson avait 27 ans et laisse derrière elle ses deux filles, âgées de 4 ans et de 6 mois.
Ann, Delphine et Jean-Pierre, Meryeme, Teresa, Myriam
Ann.
Une semaine après, le 17 septembre, Ann, 56 ans, a été retrouvée morte à Leuven sur le parking derrière l’immeuble d’appartements où elle résidait. Elle était à moitié dénudée. Un homme de 36 ans qui la connaissait a été arrêté par la police et a avoué l’avoir délibérément poussée de la fenêtre de son appartement.
Delphine.
Deux jours plus tard, Delphine et son compagnon Jean-Pierre ont été assassiné·es par l’ex-compagnon de Delphine, à Mont-sur-Marchienne. L’auteur de ce double meurtre ne “supportait pas sa séparation” avec Delphine. Il s’est rendu au domicile du couple et a tiré sur les deux victimes. Il est ensuite rentré chez lui et s’est donné la mort. Delphine était professeure d’histoire au Collège du Sacré-Cœur de Charleroi.
Meryeme, 60 ans, était mère de trois filles et deux garçons. Elle était une femme pieuse, surnommée “Hadja”, parce qu’elle avait fait son pèlerinage à la Mecque. Elle a été retrouvée pendue au balcon de son appartement le 12 octobre à Saint-Gilles. Son mari, qui la battait vraisemblablement depuis des années, a tenté de camoufler son meurtre en suicide. Il a été placé sous mandat d’arrêt.
Teresa.
Teresa était une Espagnole âgée de 23 ans. Elle a été tuée le 27 octobre par son ex-partenaire, à Bruxelles. Elle était infirmière et avait récemment quitté l’Espagne pour venir travailler en Belgique. Son ex n’a pas supporté son refus de revenir avec lui en Espagne et l’a mortellement poignardée.
Myriam.
Myriam, 59 ans, a été assassinée dans son sommeil le 5 novembre, à Schaffen. Son mari a avoué lui avoir infligé un coup de couteau. Il a lui-même appelé les services d’urgence, qui l’ont trouvé gravement blessé suite à une tentative de suicide. Il a été envoyé à l’hôpital. Myriam, elle, est morte sur place. Le couple était ensemble depuis vingt ans, mais s’était marié seulement trois mois auparavant.
Cennet, Heidi
Ce samedi 3 décembre, Cennet, une femme enceinte âgée de 28 ans (la grossesse est un facteur de risque pour une femme subissant des violences conjugales), ainsi que son enfant de 5 ans ont été assasiné·es par leur mari et père. La police avait déjà dû intervenir auprès du couple pour faits antérieurs de violences.
Le lendemain a eu lieu le dernier féminicide que nous avons recensé à l’heure d’écrire ces lignes : celui de Heidi, 52 ans, assassinée à coups d’épée par son ex-partenaire. Celui-ci a également tenté de tuer la petite-fille de Heidi, qui était sous sa tutelle. Il l’a blessée, mais l’enfant a réussi à s’enfuir et à appeler la police chez les voisins. L’ex-partenaire de Heidi n’aurait pas supporté qu’elle fréquente un autre homme et l’avait déjà menacée avec un couteau à plusieurs reprises (encore une fois, donc, des faits antérieurs de violences).
Victimes “collatérales” : Luca, deux petites filles
Nous tenons également à rendre hommage aux autres victimes de ces féminicides, les enfants et les proches, les victimes “collatérales” de ces assassinats liés aux violences machistes. Cette année, nous avons recensé 8 décès collatéraux.
Nous avons déjà cité Julien et Lucas, les fils de Candice ; Martinus, le cousin de Marly ; Jean-Pierre, le compagnon de Delphine ; l’enfant de Cennet (elle était de plus enceinte d’un autre enfant). Ajoutons trois autres personnes à cette liste de victimes collatérales.
Premièrement, il y a Luca, tué le 2 février à coups de couteau par l’ancien compagnon de sa mère, Madeleine, à Liège. Ce dernier s’était rendu au domicile de Madeleine, 44 ans, et avait tenté de l’étrangler. Elle avait pu s’échapper et se réfugier chez un voisin. Elle a alors prévenu sa famille, dont son fils Luca, 21 ans, qui est venu s’assurer qu’elle allait bien, au prix de sa vie.
Ensuite, il y a les deux petites filles, âgées de 5 et 8 ans, qui ont tout récemment été assassinées par leur père, à Oostkamp. Celui-ci devait déposer ses filles chez son ex-femme, mais ne s’est jamais présenté chez elle. Le couple venait de se séparer. Il s’agit d’un double infanticide avec préméditation : le père avait en effet effectué des recherches sur Internet plusieurs jours auparavant sur la manière dont il allait tuer ses enfants.
En général, les victimes collatérales des féminicides sont les enfants. Elles et ils peuvent être des victimes directes (nous comptons au moins 23 enfants tué·es dans un contexte de violences conjugales ou en même temps que leur mère depuis 2017) ou être témoins des assassinats, ce qui entraîne bien entendu de lourds traumatismes, et parfois le syndrome de stress post-traumatique.
Victimes non recensées
Notons que nous avons recensé neuf féminicides dans les trois premiers mois de l’année, et que le suivant que nous avons identifié a eu lieu deux mois plus tard. Nous pensons que cet intervalle cache d’autres féminicides.
Nous avons une pensée pour toutes les femmes et les victimes collatérales qui sont passées entre les – larges – mailles de notre filet les six dernières années, que ce soit parce que leur meurtrier a réussi à cacher son crime, ou parce que leur mort n’a pas été médiatisée, ou encore parce que nous n’avons pas réussi à déterminer si leur assassinat était un féminicide ou non. StopFeminicide est en pleine révision d’une longue liste de noms de femmes dont nous n’avons pas la certitude qu’il s’agit de victimes de féminicide ou non et nous restons vigilantes quant à toute nouvelle information qui pourrait indiquer des féminicides non recensés par le passé. Pour la plupart, nous ne le saurons sans doute jamais. Nous ne les oublions pas.
Fils rouges
Lorsque nous examinons ces 22 féminicides que nous avons recensés ainsi que les 155 autres commis au cours des six dernières années, nous remarquons certains phénomènes communs.
Dans neuf cas de féminicides sur dix dans le monde, la femme tuée connaissait son agresseur.
Premièrement, tous les féminicides de 2022, à l’exception de celui d’Ann, sont des “féminicides intimes”, c’est-à-dire commis par un partenaire ou ex-partenaire. Il s’agit là d’une tendance qui se répète les autres années également. Même s’il est important de ne pas invisibiliser les féminicides dits “non intimes”, notons que, selon Christelle Taraud, dans neuf cas de féminicides sur dix dans le monde, la femme tuée connaissait son agresseur et se trouvait même dans une relation de confiance avec lui.
Au niveau du motif, il s’agit souvent d’une incapacité de la part de l’auteur à supporter la rupture du couple et donc la perte de domination sur l’autre. En effet, on ne tue pas par amour, mais par désir de domination et, dans le cas de séparation, de reprise du pouvoir.
Ainsi, le contexte de séparation et la grossesse apparaissent comme des indicateurs de risque en matière de violences conjugales et intrafamiliales, augmentant la vulnérabilité à la violence perpétrée par le partenaire.
Nous observons également un certain nombre de suicides ou de tentatives de suicide par les partenaires ou ex-partenaires, suivant leur crime. Il s’agit souvent d’une manière pour l’auteur de ne pas se séparer de sa victime (et non pas nécessairement un geste révélant des remords).
Enfin, un phénomène caractéristique des féminicides que nous relevons également en Belgique est celui de l’”overkill”, c’est-à-dire un déchaînement de grande violence incluant un acharnement sur le corps des victimes, un nombre démesuré de coups assénés, ou encore la multiplicité des modes opératoires. Les féminicides que nous recensons sont en effet généralement des actes d’une très grande violence, parfois inimaginable. Nous pensons notamment (pour n’en citer que quelques-uns) à Laetitia B., 23 ans, poignardée une cinquantaine de fois par un homme qu’elle ne connaissait pas en 2017 ; à Alia B., la même année, étranglée, poignardée, puis dont le cœur a été arraché ; à Aurélie M., assassinée à coups de brique et de couteau ; à Sophie V.D.S., brûlée vive en 2020 ; ou encore à Candice, mentionnée plus haut, tuée au couteau et à la hache avec ses enfants en 2022.
Il ne s’agit pas d’un coup de folie ou de “crimes passionnels”.
La nature de ces violences est insoutenable, et il s’agit de ne pas se méprendre : aussi choquantes que ces dernières phrases puissent paraître, il est important de comprendre cette nature, et qu’il ne s’agit pas d’un coup de folie ou de “crimes passionnels”, mais bien d’un désir de l’auteur d’humilier, de mutiler, d’annihiler et d’exercer un contrôle total sur sa victime.
Un seul trait commun dans le profil-type des victimes
Les femmes que nous nommons et dont nous montrons le visage viennent de partout en Belgique, de Willebroek, en province d’Anvers, à Saint-Léger, dans le Luxembourg. Elles ont 17, 32, 58 ou encore 87 ans. Elles sont toiletteuse pour chiens, infirmière, professeure ou étudiante. Elles sont mères, sœurs, filles, amies. Elles sont toutes mortes parce qu’elles étaient des femmes et laissent derrière elles leurs proches qui doivent continuer à vivre alors qu’une vie leur a été arrachée. Notre recensement bouscule les représentations de la victime du féminicide : les femmes dont nous avons parlé dans cet article appartiennent à toutes les générations, proviennent de tous les milieux et habitent aux quatre coins de la Belgique. Il n’y a pas de profil-type des victimes de féminicide en dehors d’une unique caractéristique commune : ce sont des femmes.
Cette loi-cadre découle entre autres de le travail que nous menons depuis déjà six ans. Le cabinet Schlitz nous a d’ailleurs consultées lors de l’élaboration du projet, de même que d’autres organisations et associations féministes. À la lumière de cette évolution législative toute récente, la question de savoir pourquoi, chez StopFeminicide, nous avons pris l’initiative de “compter nos mortes” reste absolument pertinente.
Une carte blanche d’Aline Dirkx, coordinatrice de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (PFVFF) et de StopFeminicide.
D.R. Collages Féministes Bruxelles (merci.)
Cet article est le deuxième chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne.
Avant de parler des raisons qui nous poussent à recenser les féminicides en Belgique aujourd’hui, attardons-nous sur la notion de “féminicide” et sur ce qu’elle représente. Pour la définir, il est primordial d’appréhender le contexte spécifique dans lequel elle s’inscrit et qui la légitime.
Le féminicide : qu’est-ce que c’est ?
Les violences faites aux femmes sont multiples et multiformes : violences sexuelles, conjugales, institutionnelles, économiques, pour en nommer quelques-unes. Elles s’inscrivent dans un “continuum” : elles n’ont de limite ni dans le temps, ni dans l’espace ; elles sont toutes connectées et s’alimentent mutuellement. Au bout de cette spirale se trouve le féminicide, la forme ultime, la plus extrême, du continuum des violences faites aux femmes : il s’agit du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme.
Si l’Organisation mondiale de la santé catégorise les féminicides en 4 types (intimes, crimes commis au nom de “l’honneur”, liés à la dot et non intimes), ceux que nous observons majoritairement dans notre pays sont les “féminicides intimes”, c’est-à-dire commis par un partenaire ou ex-partenaire. Cependant, tous les féminicides ne relevant pas uniquement de la sphère privée, nous rencontrons également un certain nombre de “féminicides non intimes”, commis par une personne qui n’a pas de lien intime ou familial avec la victime.
Il y a là un paradoxe. D’une part, on pense souvent que l’espace le plus dangereux pour les femmes est l’espace public, alors qu’en réalité, la majorité des cas de violences à l’égard des femmes se produit dans la sphère privée. D’autre part, quand il est question de féminicide, beaucoup pensent encore que sa définition se limite au meurtre entre partenaires, c’est-à-dire à l’espace privé, occultant ainsi les féminicides non intimes.
Même si ces derniers ne forment qu’une minorité, il s’agit pourtant d’une réalité bien présente. Si une femme est cambriolée puis violée et assassinée par un inconnu (comme c’était le cas de Christine V., 70 ans, en 2020), ce meurtre n’est pas uniquement ce que d’aucuns qualifiaient de façon réductrice de “roofmoord”(meurtre pour vol, Het Nieuwsblad, 24/11/2020). Que du contraire : ce choix de mots ignore l’aspect genré et systémique du crime, qui reste inscrit dans le cadre de notre société sexiste et des relations de domination qui la caractérisent. C’est donc bien un féminicide.
Le “système” des féminicides
Après la question de la définition théorique, passons donc à celle du cadre. En effet, les féminicides sont indissociables de leur contexte : on ne peut pas réellement les appréhender sans comprendre qu’ils s’inscrivent dans un système. Ainsi, il ne s’agit pas de cas individuels ou de pratiques “communautaires” comme certain·es aimeraient le faire croire, mais bien d’une problématique générale et sociétale.
La notion est apparue il y a une quarantaine d’années grâce aux sociologues Jill Radford et Diana H. Russell, mais le féminicide est un phénomène qui existe depuis la nuit des temps, ainsi que l’historienne Christelle Taraud nous l’explique dans le premier chapitre de ce focus. Il est en effet l’expression du système de domination masculine qui opprime les femmes et qui existe partout et depuis toujours. Ce système, le système dit patriarcal, repose sur la violence et la perpétue. Il s’est infiltré dans nos imaginaires collectifs, nous faisant croire qu’il n’y a rien de plus normal, et que ce n’est “pas si grave que ça”. C’est pourquoi les violences faites aux femmes et les féminicides sont relativisés, banalisés, voire tolérés et ignorés, de nos représentations mentales jusqu’à nos institutions.
Un exemple parmi d’autres, cette décision de mars 2022 de la cour du travail de Liège (division de Namur), fort commentée parmi les juristes et à laquelle axelle a pu avoir accès. Un homme tue sa femme par étranglement, puis avoue et est arrêté en février 2018. À la suite de ce féminicide (“homicide volontaire”), son employeur le licencie pour “faute grave”. Lui, souhaitant réintégrer son emploi dans le cadre de sa libération (sous conditions en novembre 2018, soit… neuf mois après son arrestation), conteste la “faute grave”. Il obtient, en première instance puis en appel, le soutien du tribunal du travail. Il estimait, visiblement à raison selon la Justice, qu’il pouvait tout à fait retrouver son travail et que la confiance avec son employeur n’était pas rompue. Car un féminicide… n’est pas une faute grave.
StopFeminicide et son travail de recensement
StopFeminicide est un outil créé en 2017 par la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes. Il recense les féminicides partout en Belgique. Des années durant, il a été géré par des bénévoles qui fouillaient la presse quotidiennement et épluchaient tous les articles mentionnant des morts suspectes de femmes, des situations de violences conjugales, des corps retrouvés, des disparitions de femmes, etc. Cette veille médiatique, les bénévoles s’en chargeaient sur leur temps libre. Aujourd’hui, c’est la coordinatrice de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (autrice de cette carte blanche) qui assume ce travail de recensement.
Des années durant, le blog a été géré par des bénévoles qui fouillaient la presse quotidiennement sur leur temps libre.
À l’heure d’écrire ces lignes, début décembre, StopFeminicide comptabilise déjà 22 féminicides pour 2022. Le prochain article de ce focus dresse d’ailleurs un portrait de chacune d’entre elles, à leur mémoire. Depuis la création de notre blog, 177 féminicides ont été identifiés.
Lorsqu’on compare ces chiffres à ceux de la France, par exemple, ils s’avèrent considérables, toutes proportions gardées. Précisons toutefois que la comparaison est difficile, les méthodes de recensement n’étant pas les mêmes. En outre, les pouvoirs publics belges n’ayant décidé que très récemment d’enfin prendre le phénomène au sérieux, aucun chiffre officiel n’existe pour l’instant. Il a toujours fallu s’en référer à la presse. Au mieux, et pour toutes les raisons d’absence d’information, de transparence, de communication, ou encore d’évaluation de la pertinence que l’on peut imaginer, les médias ne se présentent pas comme une source fiable et, encore moins, exhaustive. En d’autres termes, les chiffres sont très partiels et ne représentent que la partie émergée de l’iceberg.
Alors, pourquoi compte-t-on nos mortes chez StopFeminicide ?
Premièrement, nous souhaitons leur rendre hommage (ou plutôt “femmage”). Nous voulons nommer et donner un visage à ces femmes ayant perdu la vie de façon tellement insensée et intolérable. Il est facile de les oublier quand elles sont anonymisées, quand leur féminicide n’est pas identifié comme tel ou qu’il est banalisé car relayé dans les faits divers d’un journal local.
Nous voulons nommer et donner un visage à ces femmes ayant perdu la vie de façon tellement insensée et intolérable.
Même si la situation évolue, le féminicide est un phénomène encore peu ou mal médiatisé. De plus, dans les médias comme dans le monde de la Justice, les auteurs sont souvent pris en pitié, voire excusés, à coups de termes nébuleux comme “drame familial” ou “il supportait mal la séparation”. Il arrive même que la faute soit imputée aux victimes, pas si subtilement que ça (comme dans le cas cité plus haut : dans le jugement, le tribunal du travail prend soin de donner de nombreux détails concernant la santé mentale de la victime, dans un but manifeste de dédouaner l’auteur).
Pour nous, il est primordial de se souvenir et d’honorer la mémoire des victimes, les femmes qui se cachent (ou que l’on cache) derrière ces histoires. Et de penser aux milliers de femmes qui continuent à survivre quotidiennement, en silence, aux violences machistes partout en Belgique.
Ensuite, nous souhaitons initier le changement. En profondeur. Comment faire à notre niveau ? En essayant tant bien que mal de lever le voile sur cette réalité occultée depuis des années, en tirant la sonnette d’alarme. Nous attirons donc l’attention, d’une part, sur les violences faites aux femmes, et plus particulièrement le féminicide, et d’autre part, sur le besoin crucial d’investissement dans la prévention de telles violences.
En Belgique, les mesures adoptées jusqu’ici en matière de violences faites aux femmes ont en effet essentiellement été répressives ou coulées dans des mécanismes d’accompagnement dans l’urgence, c’est-à-dire lorsque les violences ont déjà eu lieu. La question de la prévention, pourtant si primordiale, est entièrement déléguée aux associations féministes et aux services spécialisés.
C’est pourquoi en attirant l’attention sur les meurtres systémiques et systématiques des femmes, nous espérons faire montre de notre colère tout en signalant aux politiques que, même si elles/ils se sont enfin décidé·es à agir, nous continuerons à nous manifester, à les inciter à s’engager, à agir, collectivement, non seulement pour prévenir de futurs féminicides, mais aussi et surtout pour changer les mentalités en profondeur et contribuer à construire une société sans violences.
Un problème ne peut pas être résolu s’il ne peut pas être mesuré.
Qui plus est, il est indispensable de procéder au recensement des féminicides pour la simple et bonne raison qu’un problème ne peut pas être résolu s’il ne peut pas être mesuré. Si les autorités ne connaissent pas l’étendue du problème, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elles le traitent correctement. Dans la lutte contre les féminicides, l’absence d’informations n’est pas uniquement un obstacle, elle rend cette lutte impossible. Comment, sinon, mesurer l’ampleur de ce problème systémique mais invisibilisé ? Comment comparer la situation en Belgique par rapport à celle dans d’autres pays ? Comment mettre en commun nos recherches et réfléchir à des solutions concrètes, pointues et adaptées ?
Albert Einstein aurait dit (on lui attribue souvent de fausses citations) qu’aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré. En d’autres termes, qu’un problème ne peut pas être résolu en réfléchissant de la même manière qu’il a été créé. Et en Belgique, au niveau des pouvoirs publics, il n’y a pas de réelle remise en question du contexte sociétal dans lequel se produisent les féminicides. Il existe évidemment une dernière raison expliquant pourquoi nous recensons les féminicides : parce que, jusque-là, personne d’autre ne l’a fait.
Le combat continue
La loi a été votée. C’est une étape, attendue, nécessaire. Nous espérons désormais que le geste sera joint à la parole et que des changements concrets s’opéreront. Nous en avons assez de vivre dans une société qui, au-delà de ne pas pouvoir garantir le droit de vivre en sécurité à la moitié de sa population, tolère les violences faites aux femmes. Nous en avons assez de cette banalisation, de cette indifférence et, dans le moins pire des cas, de ce sous-investissement.
Nous espérons désormais que le geste sera joint à la parole et que des changements concrets s’opéreront.
Et, surtout, nous voulons que le gouvernement fasse de la prévention une priorité, au centre de la lutte contre les violences faites aux femmes et les féminicides. Nous voulons qu’à travers un travail de prévention globalisé et cohérent, qui prenne en compte les rapports de pouvoir inégalitaires entre femmes et hommes à notre société, il n’y ait plus de féminicides à comptabiliser. Notre message sera fondamentalement toujours politique : un tel changement ne pourra s’opérer qu’à travers une transformation profonde de notre société et de notre imaginaire collectif.
Voici donc, pour conclure, notre engagement ferme : nous n’arrêterons pas de recenser les féminicides, ni de donner un nom et un visage aux femmes qui en sont victimes.
Dans le livre Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte 2022), l’historienne et féministe française Christelle Taraud s’attache à remettre les féminicides dans leur contexte le plus large. Très imposant, l’ouvrage est un objet de plus de 900 pages, fort en lui-même face à la silenciation systématique des victimes de violences masculines. Christelle Taraud y a invité plusieurs dizaines d’autrices et d’auteurs. Le livre commence par la Préhistoire et couvre tous les continents pour montrer que les violences faites aux femmes, et a fortiori les féminicides, n’ont rien d’un phénomène récent ou seulement cantonné à certaines cultures. Au contraire, ces violences et ce “continuum féminicidaire” reposent sur un système formant la base de notre société et caractérisent la masculinité hégémonique. Pour ce premier chapitre de notre focus consacré aux féminicides, nous nous sommes longuement entretenues avec Christelle Taraud.
Cet article est le premier chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne. Pour retrouver le sommaire de ce focus, c’est par ici.
Quand avez-vous entendu le mot “féminicide” pour la première fois ?
“Je me souviens très bien du moment où le terme, que je connaissais déjà, a résonné d’une manière particulière pour moi. C’était au début des années 2000, lorsque deux meurtres particulièrement brutaux – celui de Sohane Benziane, retrouvée gravement brûlée dans une cave de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine, et celui de Marie Trintignant – ont violemment secoué la France. On commence alors à utiliser le terme “féminicide” pour parler de ces meurtres dans le milieu féministe, même si son usage reste assez peu médiatisé. On remet en cause les catégories classiques qui sont utilisées, par exemple le “crime passionnel” dans l’affaire Marie Trintignant. On explique déjà à ce moment-là que cela n’a rien à voir avec l’amour, que le féminicide est un acte de pouvoir, de possession, de contrôle. “Crime d’honneur”, “crime passionnel”, ce sont des termes qui euphémisent et culpabilisent les victimes, qui font d’elles les coupables, et des coupables les victimes. Pour Sohane Benziane, ce n’est pas le meurtre d’une femme par un partenaire intime. Il s’agit d’un homme qui voulait l’empêcher d’entrer dans la cité où elle sera finalement tuée. Selon moi, ces deux affaires marquent le début d’une prise de conscience de la spécificité des féminicides auprès des chercheuses féministes en France. Mais en fait, j’en avais entendu parler dès le début des années 1990.”
Cela fait si longtemps que l’on parle des féminicides ?
“Effectivement ! Je suis chercheuse, je lis les travaux de mes camarades à l’international, notamment en Amérique centrale. En raison du féminicide de masse qui se déroule à cette période au Mexique, j’entends parler de cette notion, de manière lointaine. En Europe, on parle assez peu de Ciudad Juárez. Il faudra presque dix ans pour que des travaux sur ce sujet soient diffusés et traduits. On a beaucoup de retard. J’ai aussi eu besoin de cette période pour comprendre que ce terme pouvait être utile afin d’analyser ma propre société, en France, mais aussi pour comprendre qu’il s’agissait d’un phénomène planétaire. Les deux cas français que j’ai cités précédemment m’ont fait prendre conscience de plusieurs choses.
D’abord, que toutes les femmes sont concernées. Entre Sohane Benziane et Marie Trintignant, il y a un gouffre ! Ce sont des femmes à deux niveaux différents du spectre social : Sohane Benziane est une enfant issue de l’immigration qui vit dans un quartier populaire. Marie Trintignant, quant à elle, est issue d’un milieu très privilégié. Je comprends qu’il s’agit d’un phénomène social global qui touche potentiellement toutes les femmes et par conséquent tous les hommes. Et pour que ce concept commence à s’inscrire dans la société, il faut que des chercheuses et des activistes, qui sont d’ailleurs parfois les deux, écrivent et vulgarisent afin que les journalistes et les politiques s’emparent de ce terme et en fassent un sujet sociétal majeur.”
Comment le concept est-il né ? Et quelle est la différence entre “fémicide” et “féminicide” ?
“À Bruxelles, en 1976, s’est réuni le premier “Tribunal international des crimes contre les femmes”, un événement militant et populaire qui a accueilli un certain nombre d’intellectuelles et d’activistes, notamment les Américaines Diana Russell et Jill Radford. Ce tribunal est très important pour comprendre le “continuum féminicidaire”, car il est vraiment précurseur. Dans le cadre de ce tribunal, la sociologue Diana Russell forge le concept de “fémicide” après avoir entendu le mot dans la bouche de l’écrivaine Carol Orlock. Trouvant qu’il résonnait avec ses travaux, Diana Russell a estimé que c’était le bon mot pour éclairer la spécificité de cette violence.
Qu’est-ce que le fémicide ? Il s’agit du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, en général par un partenaire intime.
Qu’est-ce que le fémicide ? Il s’agit du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, en général par un partenaire intime. L’histoire du concept rebondit au milieu des années 1980, lorsqu’en Angleterre, la chercheuse Liz Kelly travaille sur une enquête sociologique à propos de femmes qui vivent des violences sexuelles croisées. Elle invente alors le concept de “continuum” des violences sexuelles, qui deviendra plus tard le “continuum” des violences de genre. Elle explique qu’il est important de comprendre qu’il y a rarement un seul épisode de violences sexuelles dans le parcours des femmes. Il y en a plusieurs, qui sont connectés entre eux, même si cela n’est pas toujours conscient chez les victimes. Liz Kelly ne souhaite pas hiérarchiser ces violences, mais les considérer comme un flux, une dynamique.
La troisième étape, c’est évidemment Ciudad Juárez. On utilise le concept de féminicide comme s’il avait été inventé en Occident. Mais il a été forgé par une grande féministe mexicaine, Marcela Lagarde y de los Ríos. Face à ce qui se passait dans la zone frontalière entre les États-Unis et le Mexique, et plus encore dans la ville de Ciudad Juárez, elle considère qu’il faut forger un nouveau concept pour pouvoir donner sens au non-sens de cette situation. Car il s’agit là d’un crime d’État, de masse, collectif, et à tendance génocidaire. À cette époque, au Mexique, des milliers de corps de femmes sont retrouvés enterrés, à la va-vite, dans des fosses communes ou bien simplement abandonnés, tels des déchets, dans des terrains vagues, des décharges, des lieux isolés… Elles sont tuées, et même “sur-tuées”, car leurs corps sont soumis à des violences sexuelles, mutilés, profanés. Face à cette situation inouïe, Marcela Lagarde comprend que le concept de “fémicide” ne convient pas, qu’il faut inventer autre chose. Ce sera le “féminicide”.
On emploie aujourd’hui en Europe un terme qui dit “crime de masse” pour parler en réalité surtout de fémicide, de femmes tuées par leur (ex-)compagnon.
On emploie aujourd’hui en Europe un terme qui dit “crime de masse” pour parler en réalité surtout de fémicide, de femmes tuées par leur (ex-)compagnon. Il est évident que les deux termes sont liés, et que les fémicides sont massifs, il est néanmoins important de comprendre d’où viennent les concepts. Selon moi, le mouvement #MeToo a été le détonateur d’une nouvelle étape en 2017. Auparavant, on connectait différemment et moins vite toutes ces questions entre elles, dont celle du féminicide. La force du mouvement #MeToo est d’avoir produit un maillage féministe planétaire, à travers les réseaux sociaux en particulier, qui fait que l’information circule plus rapidement aujourd’hui. Pour le meilleur, comme pour le pire.”
Vous avez aussi mentionné le “continuum féminicidaire”, qu’est-ce que cela signifie ?
“Ni le féminicide ni le fémicide ne sont des catégories suffisamment larges pour intégrer tout ce qui permet l’écrasement des femmes à l’intérieur des systèmes patriarcaux. Il fallait donc forger un nouvel outil pour éclairer toutes les violences faites aux femmes, de la naissance à la mort et dans tous les domaines de la vie. Pour arriver au meurtre d’une personne, il faut l’avoir tuée et “sur-tuée” à plusieurs reprises auparavant. Il peut s’agir d’assassinat psychologique, symbolique, linguistique, etc. D’ailleurs, quand une femme est tuée, les études montrent qu’en réalité, elle était déjà détruite avant sa mort physique. Le féminicide est aussi, comme le montre bien la sixième partie du livre, une annihilation identitaire. J’ai donc pensé ce continuum selon la même logique que Liz Kelly.
Pour arriver au meurtre d’une personne, il faut l’avoir tuée et “sur-tuée” à plusieurs reprises auparavant. Il peut s’agir d’assassinat psychologique, symbolique, linguistique, etc.
Il est important de citer toutes ces femmes ! Elles ont chacune été le maillon d’une connaissance nouvelle qui remet en cause la manière dont le savoir a été produit et véhiculé depuis le 19e siècle en Europe et en Occident, comme avec les travaux de Silvia Federici ou de Patrizia Romito. Au lieu de nous conforter dans une science ronronnante, ce sont des chercheuses qui créent de nouvelles connexions, autant d’outils formidables pour remettre en question la supposée objectivité du récit commun, qui est bien sûr idéologisé. Il est important de se poser des questions différentes en tant que scientifique, sinon on raconterait la même histoire depuis Aristote ! Pourtant, quand des chercheuses travaillent sur certains sujets en se posant d’autres questions, on leur rétorque qu’elles ne sont pas assez objectives, que leur travail n’est pas scientifique… Les universités sont des structures de savoir et de pouvoir patriarcales qui n’ont pas vraiment intérêt à faire la promotion de ce type de discours. Il n’est pas étonnant que ce soit un haut lieu de résistances à ces recherches.”
La Découverte 2022, 928 p., 39 eur.
Et vous, comment avez-vous commencé à travailler sur ce sujet ?
“Avant de travailler sur le livre en tant que tel, cela faisait déjà plusieurs années que j’enseignais la question du féminicide à l’Université Columbia à Paris. Je connaissais donc un certain nombre d’autrices et d’auteurs qui écrivaient sur le féminicide dans des contextes différents, par exemple sur la question des féminicides au sein des génocides ou bien de l’esclavage et de la colonisation comme féminicides, un sujet sur lequel je me suis d’ailleurs spécialisée. J’ai aussi beaucoup travaillé sur le sujet des esclaves sexuelles coréennes et chinoises de l’armée impériale japonaise. Mon autre spécialité, c’est le Maghreb et l’Afrique subsaharienne francophone. Cela m’a amenée à la situation effrayante que connaît, depuis le début des années 1990, la République démocratique du Congo, confrontée à un féminicide de masse, globalement passé sous silence. La région du Kivu est l’antichambre de l’enfer pour les femmes. Pour moi, il n’y a pas de mots pour décrire cette situation, dire que c’est très grave ne suffit pas.
Je n’avais pas forcément l’idée d’en faire un livre, cependant cette question m’atteignait d’une manière terrible, j’en parlais souvent à des gens avec lesquels je conversais sur des sujets intellectuels et politiques. Cela me hantait, d’une certaine manière…”
Pourquoi était-il important d’en faire un livre, et un tel livre ? C’est un ouvrage particulier, massif, c’est déjà fort de le tenir entre ses mains. Différentes voix s’y expriment, il y a aussi de l’art. Ce n’est pas un livre comme un autre.
“Selon nous – je dis “nous” car le projet est collectif –, il s’agit d’une urgence. Les féminicides constituent une pandémie. Il y a de plus en plus de féminicides, individuels et collectifs. C’est la conséquence directe du fait que les femmes ne supportent plus de vivre dans le monde patriarcal tel qu’il est. Nous avons conçu le livre comme un outil de résistance et de combat. Nous mettons en avant le fait que les violences faites aux femmes sont probablement les premières violences de l’histoire de l’humanité, qu’elles reposent sur un système d’écrasement des femmes et du féminin très ancien et très ancré. Ce système s’est complexifié, entraînant des niveaux de pouvoir supplémentaires, comme les violences faites aux catégories socioéconomiques défavorisées ou les violences racistes.
Il y a de plus en plus de féminicides, individuels et collectifs. C’est la conséquence directe du fait que les femmes ne supportent plus de vivre dans le monde patriarcal tel qu’il est.
Le problème, c’est qu’il n’existait pas d’ouvrage qui faisait la synthèse, la plus exhaustive possible, de ce qui a été produit dans la recherche académique, toutes disciplines des sciences humaines confondues (archéologie, histoire, anthropologie, sociologie, philosophie, etc.). Nos travaux sont isolés et cloisonnés, et cela facilite la tâche de nos détracteurs qui estiment que ce que nous disons relève de “l’hystérie féministe” ou de la “méconnaissance historique”.
Pour comprendre ce qu’il se passe avec le féminicide, il faut travailler de manière pluridisciplinaire et intersectionnelle. C’est pourquoi j’ai invité d’autres femmes, des activistes, des artistes, des journalistes ou des survivantes, à participer au livre. Toutes ces voix sont traitées de manière égalitaire, le savoir de la chercheuse n’est pas “au-dessus” de celui de la militante de terrain. Ces expertises entrent en conversation pour éclairer la totalité du continuum féminicidaire. Ce projet n’avait encore jamais été réalisé. Or nous avions besoin de produire un ouvrage sur lequel les femmes en particulier vont pouvoir s’appuyer pour riposter. Il faut documenter cette violence qui nous est faite, le plus largement possible, pour réduire au silence les antiféministes par la puissance des faits, des analyses et des références mobilisées.”
Il y a des arguments récurrents que l’on entend quand on traite ce sujet, par exemple “les femmes sont aussi capables de violence”. Qu’en pensez-vous ?
“À chaque fois qu’on parle des violences faites aux femmes, il y a toujours des gens pour vous dire qu’il y a des femmes qui battent leur époux, qui violent, qui tuent leur compagnon. Personne ne le conteste ni ne prétend que les femmes seraient par “nature” meilleures que les hommes. Il faut cependant s’intéresser aux chiffres. Si on prend la question de l’inceste par exemple, entre 95 et 97 % des agresseurs sont des hommes. La situation incestueuse qui se produit le plus souvent est celle d’un père qui commet le crime d’inceste sur sa fille.
Cette remise en question est cependant systématique : lorsqu’on parle des violences faites aux femmes, on éclaire sous un autre jour la mythologie de nos sociétés de soi-disant “égalité des sexes”. Lorsque nous pointons du doigt le fait que notre civilisation est assez peu civilisée, pour le dire vite et de manière provocatrice, cela crée des réactions épidermiques.
L’antiféminisme peut cependant avoir plusieurs visages, notamment ce qu’on appelle la “manosphère”, c’est-à-dire les masculinistes qui se regroupent en ligne et lancent des campagnes de cyberharcèlement contre des femmes, des intellectuelles, des journalistes. C’est confortable comme pratique, car cela permet de faire des dégâts dans un grand anonymat. Ils pratiquent en fait un terrorisme antiféministe qui vise à ce que ces discussions, surtout à propos des féminicides, ne se passent pas comme elles devraient se passer, comme des discussions sur un problème très grave qu’il faut regarder bien en face. Il est pourtant temps de s’y mettre.”
Certains de ces hommes commettent d’ailleurs des tueries, des féminicides de masse, je pense aux incels par exemple, ces masculinistes qui rendent responsables les féministes et les femmes de leur célibat…
“C’est la dernière étape, oui. Le point d’acmé de ce système d’écrasement des femmes, c’est toujours le meurtre. Quand vous ne pouvez pas faire taire, imposer votre manière de penser ou votre modèle à quelqu’un, vous l’éradiquez. Ce type de féminicides de masse est commis par des masculinistes dans une volonté très claire de terroriser les femmes et de régler leur compte avec les féministes. À l’image de ce qui s’est produit à l’École polytechnique de Montréal en 1989, lorsque Marc Lépine y tue 14 jeunes femmes. J’ai aussi envie de parler des survivantes de cette histoire, certaines d’entre elles se sont suicidées après les faits. Le bilan est lourd. Ce masculiniste laisse une lettre, dans laquelle il avait listé les féministes les plus nocives qu’il aurait fallu, selon ses termes, “exécuter”, mais il explique que malheureusement (sic), il n’en aura pas le temps. Selon lui, l’ennemi, ce sont les féministes qui l’empêchent de vivre sa vie très confortable d’homme blanc privilégié.
Ces attentats sont maintenant récurrents, surtout en Amérique du Nord qui possède tout de même une spécificité de meurtres de femmes en masse. Je pense aux tueurs en série. La grande majorité d’entre eux sont des tueurs de femmes, leurs victimes étant à 90 % des femmes, en particulier pauvres et racisées.”
Vous mentionnez la chasse aux “sorcières”. Il s’agit de féminicides institutionnels, d’État ?
“Il s’agit d’un crime collectif qui touche tous les pays européens entre la fin du 16e siècle et le début du 18e siècle. Toutes les institutions de l’État et de l’Église travaillent ensemble pour éradiquer les femmes. On estime qu’entre 200.000 et 500.000 femmes ont été exécutées, ces chiffres étant probablement sous-estimés.
C’est aussi un crime à tendance génocidaire : quand on lit Le Marteau des Sorcières, qui est le livre qui forme l’architecture idéologique des grandes chasses, il ne s’agit pas seulement d’assassiner des femmes, mais de tuer une certaine forme de féminité considérée comme problématique. Ces chasses arrivent alors que depuis le 15e siècle en Europe, la masculinité hégémonique est remise en question et que la place des femmes a évolué dans la société, mais une nouvelle ère de masculinisme va commencer et il s’agit d’éradiquer celles qui sont jugées inadaptables. Le but de la chasse aux “sorcières” est donc bien de terroriser toutes les femmes mais aussi d’inculquer aux survivantes que la seule stratégie de survie possible est celle de la soumission.
Le but de la chasse aux “sorcières” est de terroriser toutes les femmes mais aussi d’inculquer aux survivantes que la seule stratégie de survie possible est celle de la soumission.
Dans les prochaines années, il est fort probable que nous pourrons enfin regarder cette histoire de manière différente, faire converser entre elles des recherches dans des champs disciplinaires et thématiques divers. La Norvège est d’ailleurs le premier pays à avoir reconnu qu’il s’agissait d’un crime d’État, par la naissance du Mémorial de Steilneset, en 2011. Depuis, d’autres pays ont suivi, comme l’Écosse.”
Quels sont les liens entre féminicide et colonisation ?
“D’abord, les chasses aux “sorcières” préparent la constitution des empires coloniaux. Mais le postulat de départ est beaucoup plus ancien et remonte à la Préhistoire : les femmes ne sont pas seulement des corps, mais aussi des territoires. Dans toutes les grandes mythologies de l’histoire de l’humanité, quand un principe incarne la terre, il est féminin. Les femmes sont donc les premières colonies de l’humanité. Et, en tant que telles, elles ont été domestiquées, marchandisées, ravagées, dévastées, profanées, etc. On passe de la conquête des femmes-territoires aux territoires eux-mêmes, à la colonisation des terres par des armées conquérantes, dirigées en général par des chefs guerriers qui incarnent des systèmes patriarcaux, dans une perspective impérialiste. Cela commence déjà avec l’Empire romain. On applique en fait la même méthode que celle qui a permis de violenter les femmes-territoires, mais à des espaces de plus en plus larges. Aujourd’hui, les deux bras armés de la société patriarcale sont bien entendu le capitalisme et le système racialiste, que l’on retrouve partout sur la planète, même s’ils prennent des formes différentes.”
La première partie du livre nous plonge dans la Préhistoire, il me semble que c’est précisément un domaine de connaissance qui a fortement évolué grâce aux chercheuses féministes ?
“La question de la place des femmes dans le récit académique est une question importante du livre, ce que j’appelle le “féminicide historiographique”, à la suite d’Éliane Viennot. L’étude de la Préhistoire s’est développée au 19e siècle, à un moment où la science était masculine, voire masculiniste. La place des femmes va être complètement invisibilisée, on parle de “néantisation” des femmes dans l’histoire de leur pays et de l’humanité. Quand on voulait alors illustrer l’évolution de l’humanité, on montrait d’abord un chimpanzé mâle qui se transformait, au fil du temps, en Homo sapiens. L’histoire de l’humanité, c’était celle des hommes ! Se pose donc la question de savoir si ces récits sont justes. L’absence totale de femmes en dehors de rôles traditionnellement féminins est-elle la réalité ou est-elle une réécriture à charge de l’histoire ?
Dans les années 1970, des paléontologues, archéologues, anthropologues, dont certaines sont féministes, commencent à regarder les traces matérielles avec un autre regard pour répondre à cette question. Elles découvrent par exemple que même si les groupes de chasseurs-cueilleurs étaient déjà inégalitaires, les femmes ont chassé et ont participé à la création des peintures rupestres. Les chercheuses qui travaillent dans ce domaine montrent qu’il n’y aucune raison biologique, naturelle, au système patriarcal. Tout l’édifice, toute cette construction pourrait bien s’écrouler. C’est pourquoi elles font face à des critiques d’une extrême virulence.
Ce système d’écrasement des femmes est si ancien que cela explique probablement pourquoi nous avons toujours du mal à en sortir aujourd’hui.
D’un autre côté, la paléontologue et historienne Claudine Cohen montre, en observant les restes humains, qu’il y a statistiquement plus de femmes qui sont décédées de mort violente durant la Préhistoire. Elle donne plusieurs exemples, la question des sacrifices notamment, on retrouve plus souvent dans les tombes des femmes tuées pour accompagner un homme puissant décédé. Elle trouve aussi plus souvent des traces de coups ou de blessures sur les corps des femmes et elle parle de même de la question des infanticides des filles. Quand on synthétise tous ces éléments, on commence à avoir une tout autre image de la Préhistoire que celle qui nous a été inculquée. Ce système d’écrasement des femmes est si ancien que cela explique probablement pourquoi nous avons toujours du mal à en sortir aujourd’hui.”
La Belgique vient de se doter d’une loi reconnaissant les féminicides. Qu’en pensez-vous ?
“Il est important que l’État prenne ce sujet en charge, puisqu’il est en grande partie producteur de ces violences, historiquement et politiquement, notamment en ne les ayant pas prises au sérieux. L’Europe est à l’arrière-garde de ce combat : le féminicide est déjà inscrit dans la loi de dix-huit pays d’Amérique latine et centrale. Nous, on est encore en train de se poser des questions !
Le problème n’est pas qu’on a déjà tout ce qu’il faut dans les lois existantes. Ici, on parle de symbole. Il s’agit de dire que c’est un crime spécifique. Quand on le pose dans la loi et dans le droit, cela devient incontournable, c’est une base à partir de laquelle travailler, une manière de reconnaître la responsabilité historique des États et de respecter les victimes. Par contre, il est illusoire de croire que les choses vont changer uniquement par l’inscription du féminicide dans la loi. Des tas de lois ont été promulguées sur nombre de sujets sans changer en profondeur les mentalités.”
Nous avons donc un intérêt commun à nous unir. Nous pouvons refuser catégoriquement d’adhérer au projet des sociétés patriarcales, c’est-à-dire à l’agression, à la prédation et à la violence.
Dans l’introduction du livre, vous dites que la sororité est une des solutions. Pouvez-vous expliquer ?
“La sororité relève des dispositifs qui sont à notre portée pour remettre en cause la masculinité hégémonique. Historiquement, les systèmes patriarcaux ont divisé les femmes, ils ont brisé les sororités. À l’époque médiévale en Europe, il y avait des sororités importantes qui étaient des groupes de parole, d’échange de savoirs et d’expertises, des réseaux d’entraide entre femmes. Nous devons les reconstruire. Chaque femme a vécu l’une ou l’autre violence du “continuum féminicidaire”, même si, bien sûr, certaines plus que d’autres. Nous avons donc un intérêt commun à nous unir. Nous pouvons refuser catégoriquement d’adhérer au projet des sociétés patriarcales, c’est-à-dire à l’agression, à la prédation et à la violence. Ce n’est pas facile, ceci dit ! Mais pour que cela fonctionne, il faut absolument que la sororité soit horizontale, inclusive, égalitaire, respectueuse des différences. On peut penser les choses différemment entre sœurs, mais l’enjeu commun est notre libération totale car tant qu’une femme est opprimée quelque part dans le monde, nous le sommes toutes…”
Pour terminer, comment avez-vous pris soin de vous pendant la réalisation de ce livre, qui parle de sujets vraiment très lourds ?
“C’est un livre éprouvant. Je dis souvent que j’ai vécu quatre ans en enfer, moi aussi. Parce qu’en réalité, même si je suis féministe depuis l’âge de 15 ans, pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment pris conscience de l’ampleur du désastre. Du désastre dans le temps et dans l’espace. J’ai compris la force et la pérennité de ce système d’écrasement. Ce qui m’a sauvée, c’est de penser le livre comme un outil de libération. J’observe dans mes contacts avec les nombreuses femmes que je rencontre depuis la sortie du livre, que je ne suis pas la seule dans ce cas. Les femmes me disent qu’elles sont dévastées mais qu’étonnamment, cette lecture leur donne le courage d’agir pour transformer notre réalité commune. Cela m’est arrivé aussi. D’ailleurs, tous les chapitres du livre se terminent par des actes de résistance des femmes.”
Invisibles dans l’imaginaire collectif comme pour nombre d’institutions de soins, les femmes toxicomanes subissent de plein fouet les violences et les clichés sexistes qui empêchent ou ralentissent leur parcours de guérison. axelle les a écoutées parler de leur addiction avec leurs propres mots et met le projecteur sur des initiatives qui leur sont destinées.
Les illustrations de l’article sont extraites de la BD Déraillée, de Jo Mouke (texte) et Julien Rodriguez (illustrations), Le passager clandestin 2022 : merci à elle et à eux !
C’est l’une des premières scènes de la série Euphoria. Rue, 17 ans, cherche à se procurer de la drogue. Elle vient de sortir d’une cure de désintoxication ; elle a fait une overdose quelques semaines plus tôt. La série suit, sans concession, le quotidien de cette adolescente toxicomane dans une petite ville des États-Unis. Il faut dire que le pays vit depuis les années 1980 une grave crise, appelée “crise des opioïdes”. À cette époque, et notamment sous la pression des laboratoires pharmaceutiques, la prescription des opioïdes, ces médicaments aux propriétés analgésiques utilisés pour soulager la douleur, s’élargit aux douleurs du quotidien. Des produits très puissants comme le tramadol, la codéine, le fentanyl et surtout l’oxycodone sont prescrits par les médecins généralistes pour traiter des rages de dents, des zonas, ou des maux de dos. Des milliers d’Américain·es plongent dans la dépendance, créant une catastrophe sanitaire toujours en cours. Selon les estimations, une personne meurt d’overdose toutes les 5 minutes aux États-Unis. Les femmes américaines sont durement frappées – nous avions d’ailleurs consacré un reportage à ce sujet en mai 2019.
Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), précise que cette crise “présente la particularité de toucher plus de femmes, en particulier issues des classes moyennes. D’une façon générale, la crise des opioïdes se singularise par le fait de toucher un certain nombre de publics “inhabituels”, par exemple les mères de famille actives […] : aujourd’hui [aux États-Unis, ndlr], un enfant dépendant aux opioïdes naît toutes les 19 minutes.” Car consommer un médicament opioïde peut faire moins peur que les autres substances illégales et ce, malgré les risques encourus.
Les femmes semblent plus susceptibles de développer une dépendance aux drogues, souffrent plus sévèrement des conséquences physiologiques et psychologiques de la consommation de drogues, et éprouvent plus de difficultés à briser leur dépendance.
En Europe, les femmes représentent environ un quart de l’ensemble des personnes qui souffrent de graves problèmes de drogue et environ un cinquième de l’ensemble des patient·es entrant en traitement pour consommation de drogues, explique l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) qui regrette le manque d’études se penchant spécifiquement sur les femmes toxicomanes. La consommation et la dépendance aux drogues ont longtemps été considérées comme un problème typiquement masculin. “Récemment, même si le problème demeure toujours largement l’apanage des hommes, l’écart qui les sépare des femmes a rétréci de façon importante, souligne la professeure en psychiatrie Adrianna Mendrek. De plus, les femmes semblent plus susceptibles de développer une dépendance aux drogues, souffrent plus sévèrement des conséquences physiologiques et psychologiques de la consommation de drogues, et éprouvent plus de difficultés à briser leur dépendance.” »
Illustration extraite de la BD Déraillée, de Jo Mouke (texte) et Julien Rodriguez (illustrations), Le passager clandestin 2022.
“J’étais aide-soignante, avant”
“Oh tiens, il pleut.” Mathilde [prénom d’emprunt], 33 ans, est sans-abri à Bruxelles. Elle est aussi polytoxicomane (fait usage en même temps de plusieurs drogues). “Je suis tombée dans la dépendance très jeune, par amour, raconte-t-elle. J’avais 21 ans et j’étais amoureuse d’un homme dépendant. Je ne connaissais rien de la drogue, j’ai cru que je pourrais le sauver… Aujourd’hui, j’ai compris que cela n’était pas possible.” En ce qui concerne sa consommation, elle parle d’un “cocktail Molotov”. “Je prends de la coke, de l’héroïne, des médicaments, de l’alcool. Tout ce qui me passe sous la main. Dans la rue, on essaie de se lâcher, de s’amuser et cela va jusqu’à l’extrême… On vit tout à fond. Il y a aussi l’envie d’oublier notre situation. Je souffre beaucoup de la solitude. On se met dans des états où même mourir n’est plus grave.”
Je suis tombée dans la dépendance très jeune, par amour. J’avais 21 ans et j’étais amoureuse d’un homme dépendant. Je ne connaissais rien de la drogue, j’ai cru que je pourrais le sauver…
Cela fait deux ans que Mathilde essaie de se sevrer. En ce moment, elle est en rechute. “C’est la merde, commente-t-elle. Je ne connais que des gens qui consomment. Cela va être difficile pour moi de me détacher d’eux, j’ai grandi avec eux. Mais ils ne sont pas de bonne compagnie pour moi. Je vais essayer de trouver du bénévolat pour rencontrer de nouvelles personnes. J’étais aide-soignante, avant.” Elle est soutenue dans son parcours par l’asbl DUNE qui propose un service d’accompagnement psycho-médico-social et de réduction des risques pour les usager·ères de drogues. “Je peux y recevoir du matériel propre pour consommer, et de l’aide si je suis blessée ou si j’ai une infection. Je peux aussi boire un café. Ça fait du bien”, explique Mathilde.
À propos de DUNE, Charlotte Bonbled, chargée de projets au sein de l’asbl, complète : “Nous avons la particularité d’accueillir un public qui est extrêmement précaire. 90 % de notre public n’a pas de logement ou vit dans des squats. L’histoire de DUNE a commencé dans les années 1990, il s’agissait d’un groupe de soutien entre personnes concernées. L’objectif était de réduire le risque de contracter le sida ou d’autres maladies comme l’hépatite via des injections de drogue avec des seringues contaminées. Aujourd’hui, ce groupe a été dissous et nous sommes devenus une asbl mais nous pensons toujours, très pragmatiquement, que nous n’allons pas régler d’un coup de baguette magique le problème de la consommation de drogues. Les gens consomment, c’est un fait et nous préférons d’abord réduire les risques sanitaires liés à cette consommation. C’est une manière pour nous de les accrocher et ensuite nous pouvons développer un projet plus complet pour sortir de la dépendance si la personne le souhaite. Chez nous, la personne est mise au centre et elle est actrice de son rétablissement, la participation active des usagers et usagères est importante. Nous établissons une relation de confiance et un suivi qui permettra peut-être par la suite à la personne d’être accompagnée par une structure de soins classique.”
La non-mixité, une sécurité
Autre particularité de DUNE, la création en 2018 d’un espace en non-mixité entre femmes au sein de l’asbl. “Moi, je ne traîne qu’avec des hommes en rue. Je n’ai pas trop de contacts avec des femmes. Une femme seule ne fait pas long feu, on a besoin des hommes pour nous protéger, souligne Mathilde qui fréquente l’atelier femmes de DUNE. On fait des activités : du théâtre, des cours d’autodéfense, on a aussi été à la mer toutes ensemble. On essaie de reprendre soin de nos corps”, sourit-elle.
Les femmes font peu appel aux structures de soins pour elles-mêmes, mais plutôt quand leur enfant ou leur conjoint en a besoin. Elles ne se considèrent pas comme prioritaires.
À Bruxelles, le dernier dénombrement fait état de 21 % de femmes sans-abri, un chiffre qui serait largement sous-estimé. “Parmi ces femmes, précise Charlotte Bonbled, il y a certainement des consommatrices de drogues et on voulait mettre en place un accompagnement qui réponde à leurs besoins spécifiques. Elles vivent certaines violences et on sait aussi qu’elles ont encore plus de mal à faire appel aux structures d’aide et de soins classiques. Une infirmière de l’asbl m’expliquait que les femmes font peu appel aux structures de soins pour elles-mêmes, mais plutôt quand leur enfant ou leur conjoint en a besoin. Elles ne se considèrent pas comme prioritaires. On part du principe que la non-mixité leur donne une sécurité qu’elles n’ont pas ailleurs et leur permet de s’exprimer librement. Depuis la création de l’atelier femmes, le pourcentage de femmes accueillies par DUNE est passé de 8 à 12 %.” Grâce à l’obtention d’un subside, ce dispositif sera prochainement complété, notamment par la création de maraudes qui iront spécifiquement à la rencontre des femmes en rue ou encore la mise en place d’un accompagnement ciblé sur la santé sexuelle et reproductive.
Un cercle vicieux
Parmi les risques spécifiques de la consommation de drogues se trouvent les violences sexuelles. “Oui, j’en ai vécu. Quand les hommes consomment, ils ne se contrôlent plus. On donne aussi notre corps pour avoir de l’argent et acheter du produit, parce qu’il n’y a que ça qui compte”, réagit Mathilde. Et c’est un cercle vicieux. Car ce sont les violences psychologiques, physiques ou sexuelles (dont sont plus victimes les femmes dans notre société) qui les amènent souvent à consommer. “La population féminine sollicite plus souvent que les hommes les psychotropes dans l’objectif de gérer un trouble dépressif, de l’anxiété ou un syndrome post-traumatique. La brièveté du soulagement et l’inadéquation de la pratique conduisent à augmenter la fréquence de la consommation et la quantité de drogues, exposant ainsi les personnes au risque de développer un usage problématique”, note Eurotox, l’observatoire de la consommation des drogues en Wallonie et à Bruxelles.
La population féminine sollicite plus souvent que les hommes les psychotropes dans l’objectif de gérer un trouble dépressif, de l’anxiété ou un syndrome post-traumatique.
Par ailleurs, la prohibition de certaines drogues, entamée au début du 20e siècle, n’a jamais empêché leur consommation. Elle a surtout eu comme résultat de permettre à des institutions de traquer les personnes toxicomanes et elle a mené à plus de stigmatisation. “Les lois ne sont pas assez claires, expliquait Antoine Boucher, travailleur chez Infor-Drogues. On est supposé pénaliser les gens qui “détiennent” des produits, pas ceux qui en “consomment” ! […] Quand on sanctionne les consommateurs, on les désocialise et on les déstructure encore plus, ce qui est dramatique car l’usage de drogues est parfois lié à un mal-être, à une difficulté à faire face à certains événements. Au lieu de soutenir des personnes déjà fragiles, on les enfonce.”
L’assimilation de la modération à la féminité et de la prise de risque à la masculinité contribue encore à une très forte condamnation morale des femmes consommant de l’alcool et des drogues, et plus encore, de leurs comportements à risque.
C’est le cas de Mathilde qui a fait de la prison “à cause de la drogue, précise-t-elle. Cela ne sert à rien de nous mettre en prison ! En plus, quand je suis sortie de prison, ils m’ont dit [le personnel de la prison, ndlr] : “On se revoit dans un mois !”, alors que je n’y suis plus jamais allée. Ça irait mieux si on m’aidait à trouver un logement, par contre.” Cette stigmatisation liée à la prise de drogues et à la toxicomanie est pire pour les femmes, sur lesquelles pèsent des attentes et des stéréotypes sexistes. “Dans l’esprit des gens, les femmes ne font pas ça, normalement. On sait qu’on est jugées, qu’on est considérées comme sales”, confirme Mathilde. Eurotox l’écrit également : “L’assimilation de la modération à la féminité et de la prise de risque à la masculinité contribue encore à une très forte condamnation morale des femmes consommant de l’alcool et des drogues, et plus encore, de leurs comportements à risque. Cette stigmatisation s’accompagne de violence institutionnelle de la part de certains représentants des services de police, de la justice et de la santé. La maternité est un autre facteur de culpabilisation : peur de ne pas réussir à gérer sa grossesse ou à prendre soin de ses enfants, conviction d’être jugée incompétente dans son rôle de mère, crainte de se voir retirer les enfants.” Ce qui contribue à éloigner les femmes des structures de santé et d’autres institutions et retarde leur prise en charge.
Dans tous les milieux
Jo Mouke [pseudonyme] a précisément été confrontée à une structure de soins classique quand, en 2019, elle se présente dans des urgences psychiatriques, à Paris, pour se faire hospitaliser à sa demande. “Je traversais une dépression profonde depuis plusieurs années avec des accès de mélancolie extrême, et je m’étais enfermée dans un cycle infernal d’addiction aux drogues dures. Je ne sais plus dire comment tout cela a commencé, sûrement par de la consommation festive, mais très vite, j’ai fini par utiliser la coke pour calmer mes angoisses.” Elle exerce un travail à responsabilités dans le cinéma et a des ami·es qui l’entourent. Pourtant, “il m’est arrivé de faire des overdoses la nuit, de recevoir des soins et d’aller travailler le lendemain matin comme si de rien n’était. Mes collègues, qui ne consomment pas de drogues, ne se doutaient de rien, et je ne disais rien à mes proches. Ça a duré 5 ans.”
Il m’est arrivé de faire des overdoses la nuit, de recevoir des soins et d’aller travailler le lendemain matin comme si de rien n’était. Ça a duré 5 ans.
Aux urgences psychiatriques, elle est confrontée aux stéréotypes qui entourent la toxicomanie et au classisme des soignant·es. “Les médecins pensent vraiment que la toxicomanie est uniquement liée au milieu précaire, poursuit-elle. C’est faux, cela se retrouve dans tous les milieux. Et puis, les drogues dures sont encore considérées comme masculines, les gens n’arrivent pas à imaginer que je prenais 3 g de coke avant d’aller travailler. À un moment, 100 % de mon salaire passait dans ma consommation. Cela ne rentre pas dans leur vision de la féminité. Il faut déjà arriver à convaincre ses proches et les médecins qu’on a un problème avant de pouvoir recevoir des soins. Moi, c’est parce que je les ai convaincus que j’avais des envies suicidaires que j’ai été internée.”
Jo Mouke et Julien Rodriguez. Le passager clandestin 2022, 128 p., 20 eur.
Mais ce n’est que le début des violences, qu’elle retrace de manière autobiographique avec le dessinateur Julien Rodriguez dans leur bande dessinée, Déraillée. Les premières pages de la BD, étouffantes, racontent l’épreuve de ce début de contact institutionnel, disent la solitude d’une patiente face à un dispositif médical incapable de l’aider et retracent le récit du parcours de soin comme parcours de combattante. À plusieurs reprises, le personnage principal de la BD, Pénélope Renard, se rend compte que les soignant·es ne lui adressent pas la parole ou ne prennent pas la peine de lui expliquer les procédures médicales. “J’étais enfermée dans cet hôpital et une copine éditrice m’a dit : “Tu n’as quand même rien à faire, tiens un journal” (rires). C’est devenu la BD Déraillée. Cela m’a aidée de dénoncer cette violence hospitalière. J’ai fait plusieurs rechutes pendant le processus d’écriture mais cela m’a donné un projet auquel m’accrocher. Inventer un personnage qui n’est pas moi était important aussi. J’ai pu dire “elle” au lieu de “je”, il y a une mise à distance qui était nécessaire pour moi.”
Dans mon parcours, j’ai croisé beaucoup de femmes alcooliques, et c’était aussi difficile pour elles. On leur répondait que c’était un truc de pauvre, qu’elles ne pouvaient pas être malades. C’est dingue !
À propos d’espaces en non-mixité comme celui créé par DUNE, elle estime que c’est une “bonne idée parce que dans des endroits comme les Narcotiques Anonymes, il est fréquent d’être draguée par ton parrain quand tu es une femme. On rassemble des personnes qui sont toutes toxicomanes au même endroit, leur cerveau fonctionne de cette manière, et on a vite fait de remplacer une addiction par une autre… J’ai encore du mal à accepter que je suis malade et que ce sera comme ça toute ma vie. Je ne peux plus rien consommer, pas d’alcool non plus.” L’autrice espère que la BD permettra de lutter contre le tabou qui entoure la toxicomanie des femmes. “Le pire, c’est le silence. Il faut parler de ce sujet. Dans mon parcours, j’ai croisé beaucoup de femmes alcooliques, et c’était aussi difficile pour elles. On leur répondait que c’était un truc de pauvre, qu’elles ne pouvaient pas être malades. C’est dingue !”
Illustration extraite de la BD Déraillée, de Jo Mouke (texte) et Julien Rodriguez (illustrations), Le passager clandestin 2022.
Nous avons constaté qu’au sein de notre programme de soins pour patients dépendants, la population féminine ne faisait que croître. Elle représente désormais plus d’un quart de notre patientèle.
Le programme “Femmes et alcool” rassemble maximum 8 femmes pour 10 séances d’atelier de groupe. En plus de Justine Drossart, deux autres intervenantes portent ce programme : une logopède et une infirmière spécialisée en soins psychocorporels. Depuis le 1er septembre 2022, un nouveau groupe de parole a vu le jour, “Vers elles”. “Il est constitué par un ensemble de femmes toutes concernées par la même préoccupation : gérer leur trouble lié à l’usage d’alcool, précise Justine Drossart. Ces séances de groupe leur permettent d’échanger autour d’un thème entre elles, mais aussi de verbaliser les envies d’alcool, les alcoolisations [les moments de consommation d’alcool, ndlr], les difficultés qu’elles ont vécues au cours de la semaine ou leurs réussites face à des envies et des expositions à l’alcool. Ainsi, elles s’encouragent, se soutiennent, s’échangent des astuces et des stratégies qui ont fonctionné. Le groupe permet d’entrer en résonance dans un contexte sécurisé et sans jugement. La dynamique dans les groupes mixtes et dans les groupes exclusivement féminins est tout à fait différente.” Ce groupe de parole se réunit le soir pour “toucher une population qui n’a pas accès aux groupes thérapeutiques en journée. Nous pensons notamment aux femmes actives, à celles qui, malgré une consommation d’alcool, continuent à avoir une vie professionnelle, à assumer leur rôle de mère et de femme dans la société”, continue-t-elle.
Un homme qui boit, c’est un bon vivant. Une femme qui boit, c’est une dépravée, c’est une femme qui n’est pas respectable. Et puis, surtout, c’est une mauvaise mère.
Selon l’experte, la honte et la solitude sont deux caractéristiques de l’alcoolisme féminin. “La consommation d’alcool par les femmes est encore, et depuis l’Antiquité, associée à l’immoralité. On considère encore beaucoup que les femmes qui consomment de l’alcool s’exposent à l’abandon de leur vie morale, voire à une sexualité débridée. Considérées comme les garantes de la moralité de la famille, elles se doivent d’être des femmes et des mères exemplaires. De ce fait, les femmes qui souffrent d’alcoolisme sont soumises à une stigmatisation sociale plus importante que les hommes alcooliques. En ce qui concerne les soins, l’alcoolisme féminin est étudié, évalué et traité en le comparant systématiquement à l’alcoolisme masculin, considéré comme la référence. Ce dernier est alors la grille de lecture pour interpréter et évaluer l’alcoolisme féminin. Pourtant, l’alcoolisme des femmes est tout à fait différent de l’alcoolisme des hommes”, analyse Justine Drossart.
Dans son documentaire Alcool au féminin, la réalisatrice Marie-Christine Gambart a réussi à faire témoigner cinq femmes sur leur addiction à l’alcool, dont Sylvie qui dit : “Je ne suis jamais rentrée dans un bar pour assouvir ma soif d’alcool. Jamais. C’est culturel, voilà. Une femme, ça ne boit pas à 9 heures du matin son petit blanc sur le zinc en compagnie d’hommes qui font la même chose. Un homme qui boit, c’est un bon vivant. Une femme qui boit, c’est une dépravée, c’est une femme qui n’est pas respectable. Et puis, surtout, c’est une mauvaise mère.”
Des antécédents d’agressions sexuelles et de viols multiplient par 36 le risque de relation problématique ou de dépendance à l’alcool.
Un chiffre est également cité dans le documentaire : des antécédents d’agressions sexuelles et de viols multiplient par 36 le risque de relation problématique ou de dépendance à l’alcool. Il y a aussi la pression qui pèse sur les femmes pour être “parfaites” : une bonne épouse, une bonne mère, une bonne travailleuse, une bonne amie… “La maladie alcoolique chez les femmes se manifeste généralement dans un contexte de solitude, de tristesse, voire de dépression et d’anxiété, abonde Justine Drossart. L’alcoolisation permet la plupart du temps de s’échapper du quotidien et des soucis qui lui sont inhérents, de se détendre, de s’assommer pour dormir et ne plus penser.”
“Touchée par le courage des femmes”
Elle poursuit : “Je suis toujours très touchée par le courage des femmes que je rencontre. Se questionner sur sa relation à l’alcool est bien plus compliqué qu’on ne le pense et franchir cette étape est très courageux. C’est toujours aussi très touchant et très encourageant de les voir devenir actrices de leur vie en s’appuyant sur leurs ressources et leurs compétences.” Ce qui l’a marquée particulièrement, c’est le parcours de patientes qui se battent depuis longtemps contre l’alcool, alternant les périodes d’abstinence et de rechute (c’est le cas de toutes les femmes auxquelles nous avons parlé pour cette enquête, y compris celle dont nous n’avons pas pu publier le témoignage), et faisant face aux maladies qui sont les conséquences* de l’alcoolisation chronique et massive.
Se questionner sur sa relation à l’alcool est bien plus compliqué qu’on ne le pense et franchir cette étape est très courageux.
Elle conclut : “Aujourd’hui, je suis aussi touchée par des femmes qui se questionnent sur leur relation à l’alcool. Celles qui consomment plusieurs verres de vin, par exemple, en rentrant le soir du travail, pour affronter la soirée en famille, pour apaiser le stress ou encore gérer la solitude. Ce sont des usages effectivement risqués de l’alcool et il est important d’offrir une place à la prévention et de donner une place à ces questions relatives à la consommation. L’alcool et les risques de sa consommation touchent toutes les catégories sociales. Personne n’est à l’abri. Ce qui diffère peut-être, ce sont les manières de s’alcooliser, les types d’alcool consommés. Mais boire trop de bière ou trop de champagne… représente un risque vers la dépendance.”
Retour à l’asbl DUNE, à Bruxelles. Mathilde se demande : “Est-ce que vous allez mettre autant d’humour dans votre article que moi j’en ai mis dans notre interview ? Est-ce que vous croyez que mon témoignage aidera d’autres femmes, vos lectrices ? C’est le plus important.” Pour la première question, ce n’est clairement pas garanti. Pour la deuxième, on ne peut qu’espérer avec elle.
* L’alcool affecte presque tous les organes du corps, et augmente le risque de cirrhose, de saignements gastro-intestinaux, de pancréatite, de cardiomyopathie, et d’un grand nombre de cancers.
Doucement mais sûrement, l’asioféminisme se dessine pour prendre sa place en Belgique. Les femmes asiodescendantes ont des choses à dire, besoin de se réunir et de faire groupe… et elles le font “maintenant !” Pour en parler, axelle a rencontré Mélanie Cao, féministe belgo-vietnamienne, cofondatrice de la collective des Féministes Asioscendantes de Belgique (FAB) et créatrice du projet Asiofeminism now !
Mélanie Cao (33 ans) est une féministe belgo-vietnamienne, spécialisée dans les questions de genre,les médias et les arts du spectacle. Engagée depuis plusieurs années pour les droits des femmes, elle opère un constat partagé de façon récurrente par les femmes racisées : le manque de représentation de leurs réalités dans les sphères féministes mainstream.
“Je me retrouvais plus facilement dans la parole des féministes racisées, comme les Afroféministes, par exemple. Et ce même si nos réalités sont très différentes. Et puis, les collectifs féministes mainstream étaient relativement homogènes, ce qui pouvait aussi reproduire des violences”, explique-t-elle.
Elles ne voulaient plus perdre un seul instant : la même année sont nées les FAB, Féministes Asiodescendantes de Belgique, afin de se réunir autour de thématiques qui les concernent et de défendre leurs droits.
Les femmes sont davantage fantasmées, fétichisées, à cause de stéréotypes hérités de la colonisation.
Mélanie Cao explique : “Les stéréotypes à la base des idées racistes anti-asiatiques ne sont pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes. Les femmes sont davantage fantasmées, fétichisées, à cause de stéréotypes hérités de la colonisation.”Des statues commémorant les anciennes colonies françaises d’Afrique et d’Asie existent d’ailleurs toujours. À Marseille, par exemple, devant la gare Saint-Charles, l’une représente des femmes africaines et asiatiques à moitié nues, dans des positions lascives.
Les réseaux sociaux, quant à eux, ont été ces dernières années le théâtre d’appels à la haine et de messages racistes. “C’était une prise de conscience collective et une découverte pour le grand public, en particulier pour les personnes qui ne sont pas concernées. D’un coup, les personnes asiodescendantes étaient en danger dans l’espace public. Ce qui n’était pas toujours le cas avant, contrairement à d’autres minorités”, déclare la féministe.
M. (23 ans) est étudiante en dernière année de bioingénierie. D’origine coréenne et grecque, elle ne pensait pas que le racisme anti-asiatique existait avant de rencontrer Mélanie Caolors de la conférence sur l’asioféminisme du 22 mai 2022 à laquelle elle participait avec sa sœur.
Les stéréotypes les plus répandus au sujet des personnes asiodescendantes ont pour la plupart une connotation positive. C’est ce qu’on appelle “la minorité modèle”. Elle est supposée “bien” se conduire, ne pas “faire de vagues”. Des préjugés parfois considérés comme valorisants par les personnes concernées. On parle alors de “racisme intériorisé”.
Marie témoigne en ce sens : “J’avais l’impression d’avoir des privilèges que d’autres personnes de couleur n’avaient pas. Par exemple, on était les racisés modèles, on disait que j’étais forte en maths, que j’étudiais bien à l’école et je voulais entrer dans ce moule pour ne pas décevoir les gens qui pensaient ça de moi”, confie l’étudiante. La pression endossée a abouti à un biais perfectionniste impactant plusieurs aspects de sa vie. “Je voulais toujours que tout soit parfait. Je voulais tout contrôler.”
Ces clichés ne permettent pas aux personnes asiodescendantes de se sentir légitimes dans la lutte antiraciste lorsque d’autres minorités subissent des violences “plus graves”, d’après Mélanie Cao. Parce qu’elles sont perçues comme “de bons éléments”, les personnes plutôt originaires de l’Est et du Sud-Est asiatiques* sont associées à la blanchité (tant qu’elles ne perturbent pas l’ordre établi et qu’elles ne revendiquent rien de politique). Ce statut peut être très vite remis en question, comme l’a démontré la pandémie de Covid 19 : cette blanchité est donc “honoraire” car, selon Mélanie Cao, elle ne tient qu’à un fil… qui rompt en période de crise.
[* Nous précisons “Est et Sud-Est asiatiques” parce que d’après Mélanie Cao, le terme “asiatique” est un mot fourre-tout, souvent utilisé pour identifier les personnes coréennes, japonaises ou chinoises… d’Asie de l’Est ou Sud-Est, donc. Ce concept invisibilise les personnes asiatiques du Sud comme les Indien·nes, les Pakistanais·es, les Népalais·es, etc.]
La blanchité associée
Lors des entretiens menés pour son projet éditorial de podcast et de recherche “Asiofeminism now !”, Mélanie Cao observe un biais récurrent chez les personnes asiodescendantes qu’elle a interrogées : le déni de leur identité asiatique. Elles s’associent inconsciemment à cette blanchité car leur “asianité” n’est pas valorisée.
“J’ai découvert très tard que j’étais asiatique. Je me pensais blanche”, déclare Marie. Elle prend réellement conscience de son identité lors de la pandémie. “Les gens changeaient de trottoir. Mes propres amis ne voulaient pas que je m’assoie à côté d’eux. Je devais préciser si j’avais été “dans mon pays” avant d’entrer dans des kots…” D’après Mélanie Cao, les jeunes asiodescendant·es ont tout de même moins de difficulté à revendiquer leur identité que leurs aîné·es. Car aujourd’hui, des outils existent pour questionner les identités et pour rejeter le mythe de la “minorité modèle”.
Bien que Mélanie Cao observe l’apparition d’une nouvelle identité collective, il demeure complexe, selon elle,de créer une vraie convergence. “En Belgique, la difficulté, c’est qu’il y a plein de communautés asiatiques différentes qui sont éclatées. C’est difficile de se rassembler en un groupe commun pour faire force politique. C’est récemment, avec la pandémie, que nous avons entamé ces rencontres. On parle de “Yellow Power”, en référence au mouvement politique asiatique-américain des années 1960. On peut faire groupe et voir ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous différencie.”
Ainsi, Grace Lee Boggs ou Yuri Kochiyama, des féministes antiracistes ayant lutté auprès des Black Panthers et dans le Black Power, sont inconnues. Radiées de l’histoire parce que récalcitrantes au sein de “minorités modèles”, et parce que les personnes asiatiques sont perçues comme dépolitisées.
Comment créer des convergences politiques ? Il est encore trop tôt pour y prétendre. Selon Mélanie Cao, “pour l’instant, c’est difficile de créer des convergences politiques avec d’autres personnes racisées parce que nous avons des difficultés à nous organiser entre communautés asiatiques. Mais à terme, on pourrait vraiment imaginer une solidarité entre féministes racisées. C’est hyper important parce qu’on est opprimées par le même système patriarcal et raciste, bien que cela se traduise différemment.”
À terme, on pourrait vraiment imaginer une solidarité entre féministes racisées.
Elle détaille : “L’immigration asiatique est présentée comme une plus-value par les politiques, opérant ainsi une hiérarchisation des groupes issus de l’immigration. Hiérarchiser l’immigration sert la suprématie blanche. Cela a pour effet de diviser les personnes racisées. Le but des groupes dominants, c’est que les personnes minorisées ne fassent pas alliance, parce que cela devient dangereux pour l’ordre établi.”
Le discours de l’ancien président français Nicolas Sarkozy à l’occasion du Nouvel An chinois, le 16 février 2010, où il félicitait notamment “les Asiatiques” français pour leur “intégration à la France” et pour leur “apport économique”, illustre les propos de Mélanie Cao. Une instrumentalisation récurrente chez les politiques français·es, en témoigne ce tweet du politicien d’extrême droite Damien Rieu le 19 juin 2022 : “On a colonisé l’Asie. Pourtant les asiatiques qui vivent en France n’ont aucun esprit de revanche contre nous. Bons résultats scolaires et pro, commettent très peu de délit… (sic)”
S’inspirer des féministes du passé
Dans le cadre de son master en genre, Mélanie Cao a étudié l’asioféminisme aux États-Unis. “Il ne se passait pas grand-chose en Belgique. Or, je voulais voir ce qui avait été fait pour être inspirée et envisager ce que l’on pouvait faire ici”, raconte-t-elle. L’objectif était de documenter les différentes solidarités politiques comme par exemple les Black Power et Asian American Movement, dans les années 1970 : les féministes de ces mouvements se retrouvaient pour militer ensemble.
À la recherche de modèles pour ses consœurs, elle met un point d’honneur à réaliser des portraits de femmes et de minorités de genre d’aujourd’hui ou d’avant, à retrouver sur la page Instagram du compte @asiofeminism_now. Vous pourrez ainsi y découvrir les histoires inspirantes et motivantes de Mari Katayama, Kelsi Phung ou encore Kei Lam…