Halimata Fofana : “L’excision existe encore, parce qu’on n’en parle pas”

Fin mai, le GAMS Belgique (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines) a lancé une campagne nationale de prévention de l’excision avant les départs en vacances – un moment de risque pour les filles concernées. Les nombreuses rencontres organisées par l’asbl ont été l’occasion de porter la lutte contre les mutilations génitales féminines dans l’espace public. Car le tabou fait des ravages : Halimata Fofana, autrice et marraine de cette campagne, milite pour la libération de la parole autour de l’excision. Elle et Fabienne Richard, directrice du GAMS Belgique, nous parlent de leur engagement.

© Olivier David

Halimata Fofana est française, d’origine sénégalaise. Elle travaille comme éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse d’Évry et publie en 2015 son premier roman Mariama, l’écorchée vive (Karthala) dans lequel elle met des mots sur l’excision dont elle a été victime à l’âge de 5 ans, lors d’un voyage au Sénégal. En 2022, elle signe son deuxième roman, mi-fictif mi-autobiographique, À l’ombre de la cité Rimbaud (Éditions du Rocher) et réalise la même année le film documentaire, À nos corps excisés, sur Arte. Autrice, réalisatrice et oratrice aux mots flamboyants, Halimata Fofana s’engage aux côtés du GAMS Belgique et de Fabienne Richard, sage-femme et directrice de l’association.

“Ça se passe sous nos yeux”

Halimata Fofana parle de la publication de son premier livre comme d’une déflagration : “Des gens avec qui j’ai grandi n’en revenaient pas. Une prof m’a un jour écrit pour me demander pardon parce qu’elle n’avait pas vu, et qu’elle, comme d’autres, était à mille lieux d’imaginer qu’il y avait des jeunes filles dans sa classe qui avaient subi une excision. Certaines personnes me disent : “Ah, ça existe encore l’excision ? “Oui, ça existe encore, malheureusement.”

Certaines personnes me disent : “Ah, ça existe encore l’excision ? “Oui, ça existe encore, malheureusement.

Selon elle, “il faut que les gens sachent ce qu’est l’excision, qu’ils arrêtent de penser que ça ne se passe que loin, en Afrique, que ça ne les concerne pas. Les victimes sont des citoyennes françaises, belges ou canadiennes, et il est temps que ça soit dit comme ça dans les médias.”

En Belgique, rappelle Fabienne Richard, on estime à 23.000 le nombre de femmes excisées et à 12.000 le nombre de petites filles qui risquent de l’être (IEFH, 2022). Là se trouve aussi le cœur de la campagne du GAMS Belgique : faire de la sensibilisation et de la prévention avant les vacances. Parce que des petites filles, nées à Liège ou à Bruxelles, partent en vacances dans leurs villes et villages d’origine et peuvent courir le risque d’y être excisées à la demande de personnes de leur famille.

L’excision est en effet une norme sociale très contraignante. Dans les communautés où elle est pratiquée, les filles non excisées, qu’elles vivent directement sur le sol ou qu’elles soient issues de la diaspora, peuvent subir, de même que leur famille, de nombreuses formes de pression et d’exclusion sociale. Comme le pointe la directrice du GAMS Belgique, malgré la distance, “ça se passe sous nos yeux”.

Moi, j’en suis persuadée, si elle se pratique ailleurs en Europe, pourquoi ne le serait-elle pas en Belgique ?

Mais l’excision se pratique aussi ici, c’est une réalité. Ainsi que l’explique Fabienne Richard, “certes, elle est interdite, mais les gens détournent la loi. Nous recevons beaucoup de témoignages. Si actuellement en Belgique il n’y a pas eu de condamnation comme c’est le cas en France, en Angleterre ou en Hollande, je dis toujours que ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’excision sur le sol belge. Moi, j’en suis persuadée, si elle se pratique ailleurs en Europe, pourquoi ne le serait-elle pas ici ?”

“Le combat commence par les mots”

Pour Halimata Fofana, avoir posé des mots et fait l’exercice de l’écriture, ça a été un point de bascule : une façon de guérir son corps et de se libérer d’un silence et d’une souffrance qu’elle vivait seule. “L’excision existe encore, parce qu’on n’en parle pas. Et tant que c’est le cas, cela se répétera. Il va falloir briser le silence, propre d’ailleurs à toutes les violences faites aux filles et aux femmes, et c’est là que les choses pourront commencer à changer”, partage l’autrice.

Dans son documentaire, elle fait le tour de problématiques corollaires à l’excision (enjeux d’identité et de culture, de transmission, mariages forcés…) et montre comment l’ensemble fait système et participe à fabriquer le silence dans lequel les femmes excisées sont maintenues.

“Affronter le tabou est une vraie épreuve, explique Halimata Fofana, c’est aller à l’encontre d’une manière de penser et à l’encontre d’une éducation qui les enjoint à rester dans ce schéma de répétition. C’est un vrai et long travail sur soi.” En témoigne le cheminement de sa mère que l’on entend dans le film. Au début, lorsque Halimata Fofana prononce devant elle le mot “excision”, elle lui répond de ne surtout pas prononcer ce terme, mais elle finit par dénoncer la pratique et par vouloir en protéger des petites filles.

Affronter le tabou est une vraie épreuve… C’est un vrai et long travail sur soi.

Pour les deux femmes, sensibiliser est une priorité qui commence donc par les mots. “Nous devons dire “excision” et y entendre “violence” d’autant plus que, trop souvent, on y entend “fait culturel”. L’excision est une violence. Faite aux filles, faite aux femmes. On ne peut faire abstraction du fait que c’est une violence au nom de la culture. La culture ne peut servir d’excuse pour fermer les yeux”, insiste Fabienne Richard.

Ainsi, le travail d’une association comme le GAMS Belgique permet aux femmes et aux familles concernées – y compris aux hommes – d’accéder à des espaces où s’informer, échanger, poser des mots, comprendre, être accompagnées dans ce processus. Halimata Fofana mesure quant à elle l’ampleur de l’impact de sa parole publique : si tant de femmes lui écrivent et osent lui raconter leur excision, c’est parce qu’elles ont vécu la même chose. Quand une porte est ouverte, que les victimes savent qu’elles pourront être entendues sans être jugées, alors leur parole se libère.

“Une responsabilité politique”

Pour Halimata Fofana, il est fondamental de penser plus largement les corps des femmes comme politiques : “Nous exciser, c’est contrôler nos corps. Il est alors évident qu’un engagement politique est nécessaire.” Les deux militantes sont sans équivoque : il faut voir le problème d’un point de vue global. Il est indispensable, selon elles, de former et d’informer toutes les sphères de la société… et, par exemple, que soit considéré comme une faute médicale le fait qu’un·e professionnel·le de la santé dise “Je n’ai pas osé en parler” et n’accompagne ni n’ouvre le dialogue avec sa patiente, comme Fabienne Richard explique que c’est souvent le cas.

Nous exciser, c’est contrôler nos corps. Il est alors évident qu’un engagement politique est nécessaire.

La directrice du GAMS Belgique le dit sans détour : “La société civile, nous, on fait notre job. Mais il faut un engagement de l’État.” Elle explique : “Lors des nombreuses formations qu’on donne, on dit toujours qu’on veut que chaque petite fille qui part en voyage [dans une zone géographique concernée, ndlr] ait un entretien médical pour évaluer le risque d’excision, pour discuter avec les parents et leur faire signer un engagement sur l’honneur de connaissance du droit belge – qui les rend condamnables si leur fille revient de l’étranger excisée.”

Les nombreux outils et procédures créées par le milieu associatif sont vues comme des “bonnes pratiques” mais ne sont jamais systématisées, déplore Fabienne Richard, car leur application dépend du bon vouloir des professionnel·les. Les deux militantes appellent donc le niveau politique à s’engager avec elles, aux côtés des réseaux associatifs.

Comme le revendique haut et fort Halimata Fofana, “la liberté s’acquiert par la connaissance”. Et pour que personne ne puisse plus dire que sur le corps des femmes se voit “la trace de l’ignorance”.

Non-recours : donner de la voix pour déverrouiller l’accès aux droits

Un groupe de femmes rassemblées par Vie Féminine Namur a participé à un documentaire sur le non-recours, l’aboutissement d’un travail d’éducation permanente d’un an sur cet enjeu essentiel en matière de protection sociale et de lutte contre la pauvreté. Des vies suspendues raconte le quotidien de femmes tentant de boucler leur fin de mois, de conserver un travail compatible avec leur vie de maman solo, de garder ou obtenir un logement, une allocation, une aide, de poursuivre une formation… Ces femmes sont en lutte constante mais, face à la montagne des démarches, des justificatifs à fournir, face au manque de respect et d’information, à la non-considération, elles finissent par s’épuiser et parfois par renoncer à leurs droits.

Gwendolina : "La lutte contre les injustices et les inégalités sociales a une fonction réparatrice. Je fais ce que j’aurais souhaité pour les autres."

D’abord à trois, puis quatre, puis cinq. Comme un ramassage scolaire, Manon Voyeux, responsable adjointe de Vie Féminine Namur, passe prendre une à une les femmes chez elles, sur la route de Namur à Couvin, ancien berceau de la fabrication des raquettes de tennis Donnay avant que l’usine ne ferme en 1990. Ville frontalière, où Vie Féminine dispose d’une antenne et où Géraldine, animatrice et coordinatrice du projet avec Manon Voyeux, nous accueille pour la rencontre.

Le feu brûlait en moi. J’avais de la rage. Et mon implication dans Vie Féminine et dans ce film m’a empêchée de me consumer.

Serrée dans une petite voiture, la joyeuse troupe papote et met de la vie dans le paysage mélancolique des vallées de l’Entre-Sambre-et-Meuse qu’une épaisse couche de brouillard enveloppe. Ça parle de CPAS qui ne décrochent pas leur téléphone, de personnes âgées maltraitées, de l’école des enfants, de patchouli, d’hommes absents, d’éphémères amants. Comme une première scène d’un road movie féministe qu’on aimerait voir plus souvent au programme des salles obscures. Marie, Anne-Marie, Gwendolina, Lilou* et Manon ne se sont plus vues depuis novembre, lors de la projection en avant-première à Namur de leur documentaire consacré au non-recours. Elles ont, en tant qu’intervenantes-témoins et coréalisatrices, conçu ce film de sensibilisation, avec Télévision du Monde, association de création de projets audiovisuels pour le monde associatif et citoyen.

Les contours du non-recours

Le non-recours renvoie “à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre”, comme le définit Philippe Warin, l’un des fondateurs en 2002 d’Odenore, dispositif de recherche de l’Université Grenoble Alpes, pionnier en Europe dans l’observation du non-recours dans les domaines des prestations sociales, de la santé, de l’insertion sociale et professionnelle, des déplacements ou encore de la lutte contre les discriminations.

Exiger, ne plus quémander. Les droits ne sont ni des cadeaux, ni des privilèges, ni des faveurs !

Selon cette typologie, le non-recours s’explique du fait de la non-connaissance (le droit n’est pas connu par la personne), de la non-demande (le droit est connu mais n’est pas demandé), du non-accès (le droit est connu et demandé mais n’est pas perçu), de la non-proposition (le droit n’est pas proposé à la personne éligible par l’intervenant·e social·e). Les causes du non-recours se situent à trois niveaux : celui de la personne qui a besoin d’aide, mais aussi au niveau des administrations chargées de la mise en œuvre et au niveau de la législation et la réglementation. Le non-recours est donc un marqueur fondamental pour mieux appréhender la lutte contre la pauvreté, mais aussi évaluer les défauts et insuffisances de la protection sociale.

Une lutte sans répit

Les protagonistes du film sont toutes arrivées dans le projet via les antennes de Vie Féminine Couvin, Namur et environs. Avant de se lancer dans le projet du film – où elles témoignent de leurs parcours face (ou dos) à la caméra –, elles ont réalisé avec d’autres femmes rassemblées dans un groupe “CPAS” un journal, Mes droits face au CPAS, sorte de guide d’autodéfense concocté avec le soutien de Bernadette Schaeck, assistante sociale retraitée et militante infatigable qui défend les allocataires sociales/sociaux et dénonce les pratiques de chasse aux chômeurs/euses.

Les vies des coréalisatrices du film sont différentes, leurs âges aussi. Mais leurs parcours se croisent : femmes seules avec enfants, en situation de précarité, la défense de leurs droits – et de ceux des autres – chevillée au corps. Le “non-recours”, elles ne connaissaient pas avant de participer à ce projet. Mais elles l’expérimentaient pourtant au quotidien. Boucler leur fin de mois, garder un travail compatible avec leur vie de maman solo, conserver ou obtenir un logement, une allocation, une aide, poursuivre une formation… Les raisons du non-recours au droit sont multiples : l’accès à l’information, la complexité des démarches administratives, la lourdeur des justificatifs, le découragement, les délais trop courts… Et quand une petite fissure se crée sur un chemin déjà compliqué, le risque est grand que tout le sol s’effondre.

Comme l’écrit Laurence Noël, sociologue et autrice du rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, consacré au non-recours aux droits sociaux et à la sous-protection sociale : “Les personnes précarisées vivent dans leurs parcours de vie et dans leurs parcours socioadministratifs des changements de statuts de plus en plus fréquents et réguliers, propices au développement du non-recours aux droits. […] Ces changements forgent et consolident des “espaces de précarités”. En effet, les personnes qui vivent ces changements restent de plus en plus longtemps “coincées” dans des interstices, entre deux statuts, et ne parviennent pas ou plus à régulariser leurs situations administratives.”

Un film réparateur

Participer à ce film a été une façon pour les femmes de dépasser la honte et l’humiliation tant de fois ressenties devant l’intervenant·e social·e du guichet du CPAS, devant la directrice de l’école des enfants. C’est aussi pour ne plus se taire, après tant de silences contraints devant des personnes qui tiennent les cartes de leurs destins en mains. Avec ce projet, elles ont dépassé leur peur de parler, de revendiquer, elles ont osé se défendre et sortir de leur rôle assigné de “femme qui se tait”, “qui pense que réclamer, c’est mal”.

Marie : “On est nées libres, pas pour ramper. C’est pas parce que nous sommes des personnes âgées qu’on doit profiter de nous.”

“Le feu brûlait en moi. J’avais de la rage. Et mon implication dans Vie Féminine et dans ce film m’a empêchée de me consumer, confie Gwendolina. La lutte contre les injustices et les inégalités sociales a une fonction réparatrice. Je fais ce que j’aurais souhaité pour les autres. Exiger, ne plus quémander. Les droits ne sont ni des cadeaux, ni des privilèges, ni des faveurs !”, poursuit-elle, déterminée. “On est nées libres, pas pour ramper, assène Marie, doyenne de la bande. C’est pas parce que nous sommes des personnes âgées qu’on doit profiter de nous.” “On s’est rendu compte qu’on n’était pas seules quand on s’est rencontrées. Je me sentais dans l’impuissance, l’incapacité d’agir, et ça m’a fait du bien de rencontrer d’autres personnes qui s’insurgent”, abonde Lilou.

On veut… mais on n’en peut plus

Leur combat ne s’est pas arrêté au film. Leurs galères non plus. Lilou se démène avec son contrat d’animatrice en maison de repos sous article 60. Marie vit dans un studio de 40 m2 avec “tout qui se fendille de partout”. Anne-Marie travaille comme accueillante scolaire sous contrat ALE à 4,10 euros de l’heure. Gwendolina peine toujours à se sentir sereine. “J’ai encore du mal à me réjouir de la veste d’hiver que j’ai pu m’offrir. Quand tu as connu tellement de difficultés, tu te sens toujours en insécurité.”

On est fatiguées, on est abîmées, et c’est aussi pour ça qu’on doit avoir la protection nécessaire !

Battantes, oui, elles le sont, le revendiquent. Mais pas question de souscrire aux rengaines des “Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts” ou “Quand on veut on peut” appréciées par l’État social actif depuis des dizaines d’années. Les femmes insistent. “On est fatiguées, on est abîmées, et c’est aussi pour ça qu’on doit avoir la protection nécessaire !”

Anne-Marie : “Je sais que ce n’est pas de ma faute mais je ne comprends pas leur système… Tu parles à des murs.”

“C’est l’accumulation des micro-agressions, et du mépris qui épuise”, explique Gwendolina. “J’ai encore du mal à identifier les situations de non-droit, j’ai tellement été conditionnée là-dedans”, complète Lilou. “C’est comme pour les agressions, poursuit Gwendolina. On ancre dans la tête des femmes que se plaindre ou réclamer, c’est mal. On inverse la charge de culpabilité pour nous faire croire que c’est de notre faute. Pas de crèche, pas d’emploi… On a l’impression qu’on doit payer pour notre séparation.” Anne-Marie, elle, identifie les injustices, mais perd patience : “Je sais que ce n’est pas de ma faute mais je ne comprends pas leur système… Tu parles à des murs. Mais je continuerai de me battre pour qu’on me prenne en considération.”

Sensibilisation

Le documentaire – construit avec des étudiant·es de 3e bac en assistant·e social·e de l’Hennalux – identifie aussi des leviers d’action concrets, comme une invitation adressée aux futur·es assistant·es sociales/aux que les coréalisatrices et d’autres rencontreront sur leur route. Parmi les leviers identifiés : être considéré·e comme un être humain ; tenir compte de “détails” comme le lieu d’accueil, la façon de parler ; s’assurer que la personne comprenne ce que l’intervenant·e social·e dit ; mettre en place un système d’assurance et pas d’assistance ; mettre en confiance plutôt que mettre sous pression. Mais aussi que les politiques fassent plus confiance au travail social… Autant de messages qu’elles comptent bien adresser aux élu·es en vue des élections de 2024.

* Prénom d’emprunt.