Fin mai, le GAMS Belgique (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines) a lancé une campagne nationale de prévention de l’excision avant les départs en vacances – un moment de risque pour les filles concernées. Les nombreuses rencontres organisées par l’asbl ont été l’occasion de porter la lutte contre les mutilations génitales féminines dans l’espace public. Car le tabou fait des ravages : Halimata Fofana, autrice et marraine de cette campagne, milite pour la libération de la parole autour de l’excision. Elle et Fabienne Richard, directrice du GAMS Belgique, nous parlent de leur engagement.
Halimata Fofana est française, d’origine sénégalaise. Elle travaille comme éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse d’Évry et publie en 2015 son premier roman Mariama, l’écorchée vive (Karthala) dans lequel elle met des mots sur l’excision dont elle a été victime à l’âge de 5 ans, lors d’un voyage au Sénégal. En 2022, elle signe son deuxième roman, mi-fictif mi-autobiographique, À l’ombre de la cité Rimbaud (Éditions du Rocher) et réalise la même année le film documentaire, À nos corps excisés, sur Arte. Autrice, réalisatrice et oratrice aux mots flamboyants, Halimata Fofana s’engage aux côtés du GAMS Belgique et de Fabienne Richard, sage-femme et directrice de l’association.
“Ça se passe sous nos yeux”
Halimata Fofana parle de la publication de son premier livre comme d’une déflagration : “Des gens avec qui j’ai grandi n’en revenaient pas. Une prof m’a un jour écrit pour me demander pardon parce qu’elle n’avait pas vu, et qu’elle, comme d’autres, était à mille lieux d’imaginer qu’il y avait des jeunes filles dans sa classe qui avaient subi une excision. Certaines personnes me disent : “Ah, ça existe encore l’excision ? “Oui, ça existe encore, malheureusement.”
Certaines personnes me disent : “Ah, ça existe encore l’excision ? “Oui, ça existe encore, malheureusement.
Selon elle, “il faut que les gens sachent ce qu’est l’excision, qu’ils arrêtent de penser que ça ne se passe que loin, en Afrique, que ça ne les concerne pas. Les victimes sont des citoyennes françaises, belges ou canadiennes, et il est temps que ça soit dit comme ça dans les médias.”
En Belgique, rappelle Fabienne Richard, on estime à 23.000 le nombre de femmes excisées et à 12.000 le nombre de petites filles qui risquent de l’être (IEFH, 2022). Là se trouve aussi le cœur de la campagne du GAMS Belgique : faire de la sensibilisation et de la prévention avant les vacances. Parce que des petites filles, nées à Liège ou à Bruxelles, partent en vacances dans leurs villes et villages d’origine et peuvent courir le risque d’y être excisées à la demande de personnes de leur famille.
L’excision est en effet une norme sociale très contraignante. Dans les communautés où elle est pratiquée, les filles non excisées, qu’elles vivent directement sur le sol ou qu’elles soient issues de la diaspora, peuvent subir, de même que leur famille, de nombreuses formes de pression et d’exclusion sociale. Comme le pointe la directrice du GAMS Belgique, malgré la distance, “ça se passe sous nos yeux”.
Moi, j’en suis persuadée, si elle se pratique ailleurs en Europe, pourquoi ne le serait-elle pas en Belgique ?
Mais l’excision se pratique aussi ici, c’est une réalité. Ainsi que l’explique Fabienne Richard, “certes, elle est interdite, mais les gens détournent la loi. Nous recevons beaucoup de témoignages. Si actuellement en Belgique il n’y a pas eu de condamnation comme c’est le cas en France, en Angleterre ou en Hollande, je dis toujours que ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’excision sur le sol belge. Moi, j’en suis persuadée, si elle se pratique ailleurs en Europe, pourquoi ne le serait-elle pas ici ?”
“Le combat commence par les mots”
Pour Halimata Fofana, avoir posé des mots et fait l’exercice de l’écriture, ça a été un point de bascule : une façon de guérir son corps et de se libérer d’un silence et d’une souffrance qu’elle vivait seule. “L’excision existe encore, parce qu’on n’en parle pas. Et tant que c’est le cas, cela se répétera. Il va falloir briser le silence, propre d’ailleurs à toutes les violences faites aux filles et aux femmes, et c’est là que les choses pourront commencer à changer”, partage l’autrice.
Dans son documentaire, elle fait le tour de problématiques corollaires à l’excision (enjeux d’identité et de culture, de transmission, mariages forcés…) et montre comment l’ensemble fait système et participe à fabriquer le silence dans lequel les femmes excisées sont maintenues.
“Affronter le tabou est une vraie épreuve, explique Halimata Fofana, c’est aller à l’encontre d’une manière de penser et à l’encontre d’une éducation qui les enjoint à rester dans ce schéma de répétition. C’est un vrai et long travail sur soi.” En témoigne le cheminement de sa mère que l’on entend dans le film. Au début, lorsque Halimata Fofana prononce devant elle le mot “excision”, elle lui répond de ne surtout pas prononcer ce terme, mais elle finit par dénoncer la pratique et par vouloir en protéger des petites filles.
Affronter le tabou est une vraie épreuve… C’est un vrai et long travail sur soi.
Pour les deux femmes, sensibiliser est une priorité qui commence donc par les mots. “Nous devons dire “excision” et y entendre “violence” d’autant plus que, trop souvent, on y entend “fait culturel”. L’excision est une violence. Faite aux filles, faite aux femmes. On ne peut faire abstraction du fait que c’est une violence au nom de la culture. La culture ne peut servir d’excuse pour fermer les yeux”, insiste Fabienne Richard.
Ainsi, le travail d’une association comme le GAMS Belgique permet aux femmes et aux familles concernées – y compris aux hommes – d’accéder à des espaces où s’informer, échanger, poser des mots, comprendre, être accompagnées dans ce processus. Halimata Fofana mesure quant à elle l’ampleur de l’impact de sa parole publique : si tant de femmes lui écrivent et osent lui raconter leur excision, c’est parce qu’elles ont vécu la même chose. Quand une porte est ouverte, que les victimes savent qu’elles pourront être entendues sans être jugées, alors leur parole se libère.
“Une responsabilité politique”
Pour Halimata Fofana, il est fondamental de penser plus largement les corps des femmes comme politiques : “Nous exciser, c’est contrôler nos corps. Il est alors évident qu’un engagement politique est nécessaire.” Les deux militantes sont sans équivoque : il faut voir le problème d’un point de vue global. Il est indispensable, selon elles, de former et d’informer toutes les sphères de la société… et, par exemple, que soit considéré comme une faute médicale le fait qu’un·e professionnel·le de la santé dise “Je n’ai pas osé en parler” et n’accompagne ni n’ouvre le dialogue avec sa patiente, comme Fabienne Richard explique que c’est souvent le cas.
Nous exciser, c’est contrôler nos corps. Il est alors évident qu’un engagement politique est nécessaire.
La directrice du GAMS Belgique le dit sans détour : “La société civile, nous, on fait notre job. Mais il faut un engagement de l’État.” Elle explique : “Lors des nombreuses formations qu’on donne, on dit toujours qu’on veut que chaque petite fille qui part en voyage [dans une zone géographique concernée, ndlr] ait un entretien médical pour évaluer le risque d’excision, pour discuter avec les parents et leur faire signer un engagement sur l’honneur de connaissance du droit belge – qui les rend condamnables si leur fille revient de l’étranger excisée.”
Les nombreux outils et procédures créées par le milieu associatif sont vues comme des “bonnes pratiques” mais ne sont jamais systématisées, déplore Fabienne Richard, car leur application dépend du bon vouloir des professionnel·les. Les deux militantes appellent donc le niveau politique à s’engager avec elles, aux côtés des réseaux associatifs.
Comme le revendique haut et fort Halimata Fofana, “la liberté s’acquiert par la connaissance”. Et pour que personne ne puisse plus dire que sur le corps des femmes se voit “la trace de l’ignorance”.
Un beau roman, une belle histoire, des milliers d’euros évaporés et puis le gouffre, et puis la honte. Les “arnaques sentimentales” – en fait, une forme de violence psychologique et économique – façonnent chaque jour de nouveaux enfers, arrimés dans les failles creusées par le patriarcat. Depuis d’anciens territoires coloniaux, se copient-collent les mêmes phrases de la séduction mondialisée. Derrière le masque de l’amour, un millefeuille de dominations mal superposées. Martine, Marie et Kristien* l’ont payé de leur cœur brisé.
Les fleurs étaient en plastoc, oui, mais c’était des roses. « C’est comme ça qu’il l’a eue », soupire Laure, la fille de Martine. À 78 ans, sa mère, une commerçante retraitée – du genre à ne pas s’en laisser conter – est tombée raide dingue d’un « mec » de 42 ans, peintre en bâtiment auvergnat. La France était à nouveau confinée, elle déprimait ferme dans sa maison au pied des Vosges. Fini les vacances au club et les virées en bagnole pour aller boire le café chez les copines. Ne restait que Facebook pour les nouvelles du front : de fils d’actu en algorithmes, la voici sur Bisoutendresse, un compte avec 1 million de followers, sorte de supermarché aux citations sur la vie en général et sur combien les êtres humains sont décevants en particulier. Le tout assorti de chiens mignons et de GIFs chocolat-chaud-fumant comme tentatives de se donner du baume au cœur : celles qui like se signalent à leur insu comme des proies de premier choix. De la douceur dans un monde de brutes, on peut leur en donner.
« L’amour n’a pas d’âge »
Stéphane B., par exemple, en a à revendre. Il contacte Martine, qui craque sur sa photo. Beau gosse si l’on veut, mais ce n’est pas ça : c’est qu’il tient par l’épaule, protecteur et souriant, sa minuscule maman ridée. Assez pour vriller le cœur de cette veuve qui a perdu l’une de ses filles et désespère que la seconde ne vienne pas la voir plus souvent. Ce sont d’abord des échanges en tout bien tout honneur. Martine raconte, Stéphane s’intéresse et puisqu’il retient tout, elle en dit davantage. Il passe alors à la vitesse supérieure. Déclaration. Flamme. Superlatifs. Autant de fois qu’il le faut, il balaie ses réserves quant aux 36 ans qui les séparent. Que l’amour n’ait pas d’âge, Martine n’est-elle pas bien placée pour le savoir ? Après la mort de son mari, elle a vécu, à la soixantaine, une histoire avec un homme de 20 ans son cadet. Sa fille avait fait la grimace. Cette fois, c’est décidé, elle suivra le conseil que son amoureux a affiché sur sa photo de couverture Facebook : « Si tu veux réussir ta vie, ne la raconte à personne. »
On vit une histoire où l’on a l’impression d’être aimée pour qui l’on est. On refuse que quelqu’un démolisse cette histoire.
Un bonheur n’arrivant jamais seul, Stéphane vient de toucher un héritage de 20 millions d’euros. Le jackpot lui sera versé lorsqu’il aura payé les 20.000 euros de droits de succession, que Martine accepte de lui prêter. Les fausses roses suivront, livrées à domicile. « Des fleurs, ça ne dure pas. Mais en plastique, c’était sûr qu’elle les aurait sous le nez pour toujours », raconte Laure qui a découvert le pot aux roses, le vrai, il y a un an, quand sa mère est entrée en chimio. On venait de lui diagnostiquer un cancer du sein. « Elle m’a demandé de régler ses factures. J’avais une procuration sur ses comptes mais jusque-là, je ne m’en étais jamais servie. » Le relevé est sans appel : en quelques mois, sa maman près de ses sous s’est délestée de 80.000 euros. Envolées les économies pour la maison de retraite.
« Je lui ai demandé où était passé tout cet argent. Elle m’a dit : “Ça ne te regarde pas.” Alors je me suis assise : j’ai juré que je ne partirais pas avant qu’elle me réponde. Je suis restée deux heures sans bouger. » Martine a fini par raconter : pas l’arnaque bien sûr, mais l’amour. « Maman, tu t’es fait avoir », a rétorqué Laure. Face à elle, « une adolescente », frappée de surcroît par la grâce : « Tu ne comprends pas… Tu n’as jamais connu ça… Tu ne sais pas ce que c’est l’amour… »
Famille déchirée
Thierry Baut, initiateur du groupe Facebook d’aide aux victimes « Stop Escroqueries, Informations et Signalements », a mis la main sur l’adresse IP de Stéphane B. (l’identification de son réseau informatique) : elle le localisait à Abidjan. Avec son aide, Laure a fini par retrouver à qui appartenait le sourire impeccable du soi-disant peintre auvergnat, en l’occurrence un Brésilien gay, victime comme tant de citoyen·nes d’usurpation d’identité. Elle a cent fois étalé les preuves matérielles de la duperie sous les yeux de sa mère qui les a balayées aussi sec : naturellement, elle n’ignorait pas que Stéphane avait un jumeau. Et qu’il habitait, pourquoi pas, au Brésil. Elle a retiré à Laure la procuration sur ses comptes. En désespoir de cause, celle-ci a menacé de la mettre sous tutelle. « Ma mère a ouvert un tiroir. Elle en a sorti un couteau qu’elle a mis sous sa gorge. Elle a dit : “Si tu fais ça, je me tue.” »
Stéphane rassure son amour : quand on le verra à son bras pour le mariage de sa petite-fille, il faudra bien admettre qu’il est sincère. Bien sûr, ce n’est pas la première fois qu’il promet de venir en chair et en os. Un jour, il avait pris la route. Plus que quelques heures et le couple serait réuni. Ces heures avaient passé et Martine avait reçu sur son téléphone la photo d’un véhicule accidenté. Le relief vosgien a ses pièges, bien documentés par la presse locale à qui ce vieux cliché était emprunté. Qu’à cela ne tienne, Stéphane prendrait le train : Martine attendra à la gare une journée entière, l’œil rivé sur le tableau vert des arrivées. Une autre fois, elle fera la tournée des bars. Stéphane disait qu’ils finiraient par se rencontrer comme ça. Elle entrerait, il serait là. Mais il n’avait précisé ni le jour ni l’heure ni le bar. Martine est allée seule au mariage de sa petite-fille adorée qui, lassée de ses mensonges, refuse désormais de lui adresser la parole.
Elle préfère se priver d’eau, d’électricité, de bois, de nourriture, et continuer à donner de l’argent.
Laure, pendant ce temps, faisait sa propre tournée : celle des bureaux de tabac. Oui, on avait vu sa mère partout. Oui, elle avait recommencé. Oui, elle avait acheté des tickets PCS, un système qui permet de recharger à distance, avec un simple code, une carte prépayée. En termes de traçabilité, cela équivaut à donner du liquide de la main à la main. Ça s’achète en librairie. Si on veut faire taire les mauvaises langues, on pousse jusqu’au village d’à côté. « Elle préfère se priver d’eau, d’électricité, de bois, de nourriture, et continuer à donner de l’argent », se désole Laure qui ne veut pas croire que sa mère, malade, mourra folle amoureuse d’un type qui n’existe pas. Ces derniers temps, elle lui a vu des moments de doute, presque de lucidité. Mais Martine n’a pas souhaité me parler : une « arnaque », à ce stade, ce n’est pas encore vraiment ce qui lui est arrivé.
Podcast / À partir des discussions d’un groupe de femmes réuni dans une démarche d’éducation permanente féministe, De l’argent à ellesdonne la parole à cinq femmes qui se confient, analysent leurs réalités de vie et cherchent ensemble des pistes pour améliorer leur autonomie économique. Des intervenantes extérieures au groupe apportent un éclairage sociétal sur les problématiques soulevées. Au final, toutes – auditrices comprises – en sortent renforcées. Et plus déterminées à faire respecter leurs droits !
« Tu es hypersensible, mais tu es forte et courageuse »
Dans un village de la périphérie liégeoise planté entre une autoroute et une nationale, Marie, 63 ans, attend l’arrivée de son petit-fils. Sa fille a prévu un week-end avec son amoureux pour ses 40 ans. Après dix-neuf mois de descente aux enfers et 125.000 euros partis en fumée, leurs relations sont en voie d’apaisement. La mère perdait pied, la fille a employé la manière forte pour lui faire entendre raison : l’ami banquier pour le solde des comptes, l’ami policier pour le dépôt de plainte, les mots durs pour briser le rêve. « On vit une histoire où l’on a l’impression d’être aimée pour qui l’on est. On refuse que quelqu’un démolisse cette histoire », raconte Marie.
Ancienne employée du personnel dans une société de la région, cette femme réservée a pris sa retraite peu après le décès de son mari. C’est à ce moment que David Lefèvre, 47 ans, est apparu dans son uniforme de légionnaire : les arnaqueurs sentimentaux épluchent fréquemment les avis de décès publiés sur Internet pour alpaguer les veuves. Il l’a contactée sur Facebook, où Marie ne s’aventurait qu’avec méfiance. Étaler sa vie sur la place publique, très peu pour elle. Il se disait originaire d’Aubagne, dans le Sud de la France. « Je le trouvais bel homme. J’étais fière qu’à mon âge, un gars comme ça s’intéresse à moi. Je suis tombée dans le panneau. » Le légionnaire est divorcé, ses parents sont morts, il a la garde de son fils. Un classique. « Ils jouent sur la corde sensible de la femme », observe Marie.
Il m’a raconté qu’il avait divorcé après avoir trouvé sa femme au lit avec son meilleur ami. Mais depuis, j’ai appris qu’ils racontent tous ça.
Prévenant, empathique. « La solitude ne te pèse pas trop ? » Marie, encouragée comme tant de femmes de sa génération à la pudeur bienséante, baisse peu à peu la garde. Elle n’imagine pas que le moindre détail sera utilisé pour la manipuler. « Je lui ai dit des choses que je n’avais jamais dites à personne. » C’est que les David Lefèvre ont quelque chose que les autres n’ont pas : une compréhension intime de la fatigue des femmes, de leur manque de confiance en elles, de leur oubli de soi à force du soin aux autres. Ils se glissent dans leur peau. « Mon mari était sanguin. Il pouvait me faire peur. Lui était gentil, attentionné, très respectueux. » De quoi faire miroiter le repos aux guerrières ayant déjà donné. En fins connaisseurs du patriarcat, ces amoureux dévoués s’érigent comme exception signifiante du système. « Il m’a raconté qu’il avait divorcé après avoir trouvé sa femme au lit avec son meilleur ami. Mais depuis, j’ai appris qu’ils racontent tous ça », relève Marie.
Une mécanique implacable
Marie a conservé la trace de leurs échanges innombrables, dont elle m’a transmis des extraits. Je les retranscris tels quels. « Ensemble, on a prévu plein de projets. Qui j’espère vont se réaliser. Tu es hypersensible, mais tu es forte et courageuse, tu es une battante. Tu te bats contre tes démons et contre tous ceux qui veulent nous nuire… » Quand un conflit surgit, jamais de reproches, mais de la considération. « Tu as le droit de te plaindre, c’est le contraire qui m’aurait étonné. Je veux vraiment que les choses avancent de manière positive. » Et Marie qui ne cherchait pas à rencontrer quelqu’un…
« À 99 %, je savais que c’était faux, mais à 1 %, j’y croyais », résume-t-elle. Le 1 % a fini par prendre toute la place, à mesure que les messages arrivaient de tous côtés : téléphone, mail, applications de messagerie multiples, de jour comme de nuit. « Je t’aime tellement. » Ligne d’émojis cœur. « Bébé, sans te mentir j’ai vraiment envie de te faire l’amourrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr pendant des heures et des heures. » Une toile étroitement tissée, du love bombing (« bombardement d’amour ») à fond la caisse. « Sois ma maîtresse, apprends-moi : je serai ton élève. »
En quelques mois, Marie cesse de dormir, perd 15 kilos, devient totalement accro au légionnaire, se déleste de ses économies. Il est question d’un héritage bloqué en Grèce et de complications administratives kafkaïennes. C’est Kafka encore quand, dans une tentative ultime de garder la tête froide, elle demande à rencontrer en personne l’agente du Crédit Agricole censément en charge du dossier : l’affable banquière débarquera sans sourciller à la gare des Guillemins, avec les papiers à signer. Une complice, a fini par conclure Marie.
S’il te plaît, pourrais-tu me faire parvenir 600 euros que je règle mes soucis et que je rentre ?
Comme tout le monde, Marie savait que les « arnaques sentimentales » existaient. Comme tout le monde, elle avait levé les yeux au ciel : comment pouvait-on être si naïve ? Elle avait entendu dire que les types travaillaient depuis le Ghana ou la Côte d’Ivoire, qu’on pouvait les reconnaître à leur accent. Alors elle avait exigé une conversation téléphonique avec son homme. Qui se révélera avoir l’accent du Sud. Un complice azuréen peut-être. « J’avais sans cesse des doutes, mais il avait réponse à tout. » Marie dit stop ? L’enfant entre en scène, on l’hospitalise, il faut payer les frais. Elle souffre ? « Pardon pour tout le mal que je te fais bébé. » Elle se rebelle ? On inverse la culpabilité, on agite l’abandon. « J’ai une grande capacité à retirer facilement les personnes toxiques de ma vie en dépit de toute l’affection que je peux leur porter. Je peux t’aimer à en mourir, prendre volontairement une balle pour toi, mais quand même t’expédier radicalement hors de ma vie si tu me traites comme une serpillière. »
Voici ensuite le légionnaire engagé dans l’opération Barkhane, luttant contre les terroristes, emprisonné au Mali, tenu de payer une rançon pour sa libération. C’est à la fois gros comme une maison et angoissant au possible. Les affaires militaires sont si compliquées, si dangereuses. Des affaires d’hommes. « S’il te plaît, pourrais-tu me faire parvenir 600 euros que je règle mes soucis et que je rentre ? » Marie, à cette époque, n’a plus que 28 euros par mois pour manger. Mais elle est devenue, comme elle l’explique, une joueuse qui tente de se refaire. Elle empruntera. Il la paiera de mots. « Tu me manques mon ange et tu n’imagines même pas à quel point, tout de toi me manque. »
Après son dépôt de plainte, Marie replongera. Le légionnaire avouera qu’il n’est pas celui qu’elle croit mais un autre et que cet autre l’aime pour de bon. Elle comprendra que cet autre en cache un troisième. Qu’il faut à nouveau verser de l’argent. Que plusieurs personnes lui parlent. Que les reflets se multiplient. Une folie qui culminera, quand elle ne pourra plus payer du tout, par des menaces de mort. « Mais quand je regarde sa photo, j’ai encore des sentiments. » Qui a jamais réussi à oublier un fantôme ?
Aux États-Unis, la Commission fédérale du commerce évalue le coût des « arnaques sentimentales » à 547 millions de dollars pour 2021, soit une augmentation de 80 % par rapport à l’année précédente. En Belgique, selon les chiffres fournis par le SPF Économie, les « arnaques aux sentiments », parfois aussi appelées arnaques à l’amitié ou à l’émotion, ont représenté en 2021 un préjudice financier total de plus de 9 millions d’euros. « Les médiateurs de dettes sont souvent confrontés à des situations où les personnes ont été victimes d’arnaques. Même si elles ne le disent pas toujours au début », commente Aurélie Jourdain, chargée de communication à l’Observatoire du Crédit et de l’Endettement.
Car même en cas de dépôt de plainte, il est très rare que l’argent, sorti depuis longtemps de l’Union européenne, puisse être récupéré. Toujours selon les chiffres du SPF, on comptabilisait 244 signalements d’arnaques aux sentiments en 2017, 631 en 2018, 718 en 2019, 1.317 en 2020 et 1.826 en 2021. Ce qui signifie qu’en 4 ans, elles ont été multipliées par 7, le confinement étant aussi passé par là.
De nombreuses victimes se terrent dans le silence.
Sans compter les nombreuses victimes qui se terrent dans le silence. « Elles ont honte », résume Mary Ann Borgers, fondatrice de l’asbl Neniu, une association belge d’aide aux victimes d’escroqueries. Chaque mois, Neniu reçoit environ 60 nouvelles demandes d’accompagnement, émanant principalement de femmes. « La grande majorité concerne des arnaques aux sentiments. » Non seulement ces femmes se sentent trahies, mais si elles parlent, il leur faudra affronter l’humiliation sociale, le procès en bêtise, la minimisation systématique de leur douleur « puisque c’était faux ».
« Ces faits, qui relèvent de l’escroquerie et de l’abus de confiance, sont essentiellement qualifiés comme infractions économiques aujourd’hui, explique Antoine Delforge, du Centre de recherche information, droit et société (CRIDS) à l’UNamur. Mais il est vrai qu’on pourrait envisager la qualification, dans certains cas, de harcèlement moral. » Quoique le harceleur soit une pure fiction, un « poisson-chat » (catfish) dans le vocabulaire du web. Les choses s’améliorent, promet Mary Ann Borgers, mais longtemps, la police a accueilli les victimes avec cette question : est-ce qu’on leur avait mis un pistolet sur la tempe ? Cet argent, elles avaient « bien voulu » le donner…
Sac de nœuds
Quand elles s’installent avec autant de force que chez Martine et Marie, les dynamiques de l’arnaque sentimentale ressemblent pourtant trait pour trait à celles observées dans la violence conjugale ou les dérives sectaires. Ça s’appelle « l’emprise ». C’est partout autour de nous, mais on fait comme si ça n’existait pas. Pascale Jamoulle, anthropologue à l’UCLouvain et autrice de Je n’existais plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise (La Découverte 2021), définit l’emprise comme une « écologie », c’est-à-dire un système où tout se tient.
L’emprise est un système où tout se tient.
Elle utilise ainsi l’image d’un « sac de nœuds » aboutissant à « l’anéantissement et la dépersonnalisation ». « Il y a évidemment le nœud du genre, le patriarcat qui rend les femmes plus vulnérables, en raison d’une certaine soumission à l’autorité qu’on leur inculque, commente l’anthropologue. Ensuite, il y a le nœud d’expériences de désubjectivation antérieures, comme une expérience d’exil ou d’inceste, avec des formes de transmission intergénérationnelle. Et puis il y a le nœud de la mauvaise rencontre, sans quoi l’emprise n’est pas possible. Mais ça ne suffit pas encore : il faut aussi le nœud de la mécanique de l’emprise, avec ses procédés bien connus de contrôle, d’appropriation économique et d’appropriation des corps. Il faut enfin le nœud de la dépendance affective, qui pousse à aimer son agresseur. Puis le nœud de la désinformation : ne pas comprendre ce qui se passe, ne plus faire confiance à ce que l’on voit et ce que l’on sent. »
Selon Pascale Jamoulle, l’emprise relève donc moins d’un tête-à-tête que d’un « système concentrationnaire », « totalitaire ». Par bonheur, dans ce cauchemar, il existe comme elle le montre des possibilités de « déprise », chaque nœud pouvant être défait, pourvu qu’on en trouve la force et le temps. « La déprise consiste à se remettre à penser par soi-même, à se mettre en lien avec d’autres aussi. Cela se fait toujours à travers une forme de créativité, car dans l’emprise, on n’a plus d’imaginaire. L’imaginaire, c’est l’imaginaire de l’autre. »
De l’histoire ancienne
L’imaginaire de l’« arnaque sentimentale », Valentina Peri, anthropologue et commissaire d’exposition indépendante, en a identifié les sources. En résidence d’artiste au Ghana, elle s’est procuré pour quelques euros les modèles de textes (appelés « formats ») utilisés par les arnaqueurs et les a réunis dans un livre, The New Romance Scammer’s Instructor (Le nouveau guide de l’arnaqueur de l’amour, autoédité, 2022). On y trouve des lettres pour chaque circonstance, du premier échange aux promesses de vie à deux, en passant par les demandes d’argent et la description de rêves érotiques. « J’ai constaté une grande similitude entre ce répertoire de lettres types et les “Secrétaire galant” », nous dit-elle.
Les « Secrétaire galant » sont des guides épistolaires très en vogue aux 18e et 19e siècles dans la tradition française, mais aussi en Italie et au Royaume-Uni. Ils compilaient « déclarations, demandes de rendez-vous, invitations diverses, excuses pour un départ, pour une absence, réponses, acceptations, refus, reproches, jalousie, ruptures, raccommodements, adieux, demandes en mariage ». Des phrases toutes faites mais qui, parce qu’elles semblent avoir été écrites pour une personne en particulier, atteignent leur but. « Dans les formats utilisés par les escrocs, il y a des textes très attendus mais aussi des textes très beaux, très poétiques, commente Valentina Peri. Peut-être même des textes que leurs “clientes” ont écrits pour eux et qu’ils reprennent à leur compte… », suggère-t-elle.
« Fait social contemporain », l’emprise telle qu’elle se manifeste dans les « arnaques aux sentiments » est aussi, selon l’anthropologue Pascale Jamoulle, un lien mortifère qui nous attache les un·es aux autres dans la« modernité insécurisée », ce contexte globalisé d’insécurité culturelle, économique, sociale, politique et climatique liée à la mondialisation. Une analyse qui fait mouche quand on sait que derrière les faux profils enamourés se cachent rarement des manipulateurs jouissant de leur toute-puissance, mais plus souvent des jeunes sans ressources d’une Afrique de l’Ouest minée par la pauvreté et la pollution électronique de l’Occident.
Parfois, pourtant, les photos aguicheuses et les mots qui excitent ne suffisent pas.
Une réalité qu’a montrée le réalisateur belgo-ghanéen Ben Asamoah dans le documentaire Sakawa (2018) : on y voit des garçons de vingt ans errer au milieu de vieilles carcasses d’ordis dans une décharge à ciel ouvert, en quête d’un peu de cuivre à revendre. L’arnaque sentimentale sur Internet, ils la pratiquent massés à quelques-uns sur des coins de canapés défoncés, initiant à la pratique leurs cadets et leurs sœurs, parce qu’ils n’ont pas trouvé mieux.
« Si je n’avais pas eu la possibilité de vivre en Europe, je ferais probablement ce genre d’activité », expliquait dans une interview Ben Asamoah, qui a retrouvé parmi les « sakawa boys » pas mal de ses vieux copains d’école. Probablement pas ceux qui ont piégé Martine et Marie, lesquelles ont eu affaire à des arnaqueurs très organisés avec, dans le cas de Marie, un probable travail en réseau et des relais criminels en Europe. « Quand on est sur des sommes aussi importantes – et c’est de plus en plus fréquent –, il y a généralement derrière une organisation et des liens avec d’autres formes de criminalité comme la drogue ou le terrorisme », commente Mary Ann Borgers.
Ben Asamoah montre pour sa part des « petits joueurs », qui visent plutôt les hommes, à qui ils soutirent en moyenne quelques centaines d’euros. Il est moins question ici de grand amour et de promesses de nouvelle vie que de sexe pseudo-gratuit pour sugar daddies. Rien de nouveau sous le patriarcat.
Parfois, pourtant, les photos aguicheuses et les mots qui excitent ne suffisent pas. Quand il est question de soutirer aux victimes de plus grosses sommes – qui pourraient permettre de financer enfin un passeport ou de monter une petite affaire –, les « sakawa boys » font appel au vaudou pour mettre toutes les chances de leur côté. Au Ghana, le « sakawa » désigne précisément cette pratique qui allie l’arnaque en ligne et les rituels religieux animistes, très ancrés dans le pays. Le prêtre vaudou demande parfois lui-même des sommes importantes pour son intervention : c’est alors, suggère Ben Asamoah, une histoire d’arnaqueur arnaqué. Comme ses victimes, l’illusionniste a son propre système de croyances.
Dans Seules les bêtes (2019), Dominik Moll mettait pour sa part en scène un jeune catfish ivoirien cherchant à gagner assez d’argent pour dissuader la mère de son fils de partir vivre avec un riche Français. Dans ce but, il se faisait passer pour une jeune blonde auprès d’un agriculteur lozérien loin de rouler sur l’or. Rien n’est donc simple dans cet écheveau de dominations : c’est pourquoi il faut se méfier des raccourcis et des tentatives de récupération. Plusieurs fois, des groupes Facebook spécialisés dans la chasse aux « brouteurs » – une activité consistant à prendre les arnaqueurs à leur propre piège grâce à de faux profils – ont été fermés pour propos racistes. Des chevaliers servants trop heureux de défendre la veuve et l’orphelin d’un danger incarné par la figure de l’étranger, ce ne serait pas la première fois qu’on nous ferait le coup. Un panneau dans le panneau.
« Elle ne pouvait simplement pas imaginer ça »
Kristien a fait la connaissance d’Adrian Georges sur le site de rencontres Meetic dans les années 2010. Danseuse professionnelle, cette jeune Belge née en Flandre a d’abord travaillé dans une compagnie bruxelloise avant d’être engagée en région parisienne. Ses horaires lui laissaient peu de temps pour faire des rencontres. Sans quoi c’était plutôt l’embarras du choix. « Une fille superbe, la plus belle de la troupe », raconte sa collègue et fidèle amie Carol.
Adrian Georges est ingénieur, veuf et père d’un jeune garçon. Il se trouve actuellement au Nigeria pour le travail mais prévoit de revenir bientôt à Liverpool, où Kristien et lui pourront se rencontrer. Ils s’installeront ensuite à Paris, où Adrian souhaite fonder une famille : pas seulement pour lui, ni pour elle d’ailleurs, mais pour son fils, sa priorité. Pour Kristien, qui a perdu son père et sa mère à un an d’intervalle lorsqu’elle avait douze ans, ce foyer recomposé est tout ce qu’elle désire. Ses parents s’aimaient d’amour fou : aucune raison que ça ne lui arrive pas.
Kristien a commencé à me demander de lui prêter de l’argent.
Néanmoins, Adrian Georges rencontre quelques difficultés transitoires : l’enfant a des soucis de santé, il doit payer des taxes pour sortir du Nigeria. « À cette époque, on gagnait entre 2.500 et 3.000 euros par mois. Nous n’étions pas dans le besoin… Pourtant, Kristien a commencé à me demander de lui prêter de l’argent. Elle me disait que c’était pour sa sœur ou qu’elle avait fait trop de shopping… », poursuit Carol.
Puis, il y a ces deux voyages à Liverpool. À chaque fois, Adrian Georges a eu un empêchement : dans le quartier résidentiel où il dit habiter, Kristien trouve porte close. La troisième fois, Carol insiste pour l’accompagner. Elle a demandé à voir une photo de l’ingénieur ; elle est tombée des nues. « J’ai reconnu un copain, un photographe américain que j’avais rencontré quand je travaillais aux États-Unis ! Un type assez connu… » À Liverpool, les deux amies trouvent une nouvelle fois porte close : des voisin·es – des complices – leur assurent qu’Adrian Georges est toujours coincé au Nigeria.
Carol insiste pour se rendre à la police : les agents britanniques confirment à son amie qu’il n’y a pas d’Adrian Georges à cette adresse ni probablement d’Adrian Georges tout court. Kristien pâlit mais doute encore. « Elle a grandi dans un milieu très aimant : elle ne pouvait simplement pas imaginer ça. » Carol propose alors d’appeler le photographe américain et met le haut-parleur. « Mon ami a confirmé que ses photos étaient utilisées pour des arnaques, qu’il était au courant mais qu’il ne savait pas quoi faire et que Kristien n’était pas la seule… »
Désolée désolée désolée
À l’aéroport, alors qu’elles attendent leur avion pour rentrer en France, Carol s’inquiète de savoir si Kristien, qui n’a pas dit un mot ni versé une larme, tient le choc. Son amie haussera les épaules : « Je me suis fait avoir et puis voilà. Il faut juste que je trouve le moyen de rembourser tout le monde. » Soit les 300.000 euros puisés dans ses économies, empruntés aux banques, aux copains et copines, sous tous les prétextes. Mais une fois à Paris, Kristien est incapable de reprendre le boulot. Le congé maladie s’impose. Il lui faut du calme, du repos. Une fille si solaire, le cœur sur la main, la vie devant elle : Carol en est certaine, elle va s’en remettre. « Plaie d’argent n’est pas mortelle », c’est leur devise à toutes les deux. Quelques semaines plus tard, la sœur de Kristien, inquiète de ne pouvoir la joindre, alerte Carol. Elles trouveront Kristien pendue dans son appartement. Elle avait 27 ans. « Il n’y avait presque plus rien chez elle : une table, deux chaises, un lit. Sa garde-robe était vide : elle avait tout vendu. » Comme épilogue de cet invraisemblable gâchis, un mot griffonné à la hâte : « Je vous demande à tous pardon. Désolée désolée désolée. » Carol se souvient : « Elle était obnubilée par le fait de nous avoir menti. Et puis l’amour, c’était le plus important pour elle. »
Aujourd’hui, Carol est devenue bénévole chez Neniu, en mémoire de son amie. Elle se réjouit d’accompagner les victimes dans la « déprise », des solidarités nouvelles, de la légèreté retrouvée parfois, même si on reste toujours un peu sonnées, même si d’autres tombent quand certaines se relèvent. L’autre jour, une femme de 80 ans en fauteuil roulant s’est présentée à l’association. Elle était bleue d’un prince oriental, à qui allaient désormais ses maigres allocations. C’était louche, elle ne disait pas le contraire. Et puis elle a souri : « Et si c’était vrai ? » Elle était repartie sur son tapis volant.
Un groupe de femmes rassemblées par Vie Féminine Namur a participé à un documentaire sur le non-recours, l’aboutissement d’un travail d’éducation permanente d’un an sur cet enjeu essentiel en matière de protection sociale et de lutte contre la pauvreté. Des vies suspendues raconte le quotidien de femmes tentant de boucler leur fin de mois, de conserver un travail compatible avec leur vie de maman solo, de garder ou obtenir un logement, une allocation, une aide, de poursuivre une formation… Ces femmes sont en lutte constante mais, face à la montagne des démarches, des justificatifs à fournir, face au manque de respect et d’information, à la non-considération, elles finissent par s’épuiser et parfois par renoncer à leurs droits.
D’abord à trois, puis quatre, puis cinq. Comme un ramassage scolaire, Manon Voyeux, responsable adjointe de Vie Féminine Namur, passe prendre une à une les femmes chez elles, sur la route de Namur à Couvin, ancien berceau de la fabrication des raquettes de tennis Donnay avant que l’usine ne ferme en 1990. Ville frontalière, où Vie Féminine dispose d’une antenne et où Géraldine, animatrice et coordinatrice du projet avec Manon Voyeux, nous accueille pour la rencontre.
Le feu brûlait en moi. J’avais de la rage. Et mon implication dans Vie Féminine et dans ce film m’a empêchée de me consumer.
Serrée dans une petite voiture, la joyeuse troupe papote et met de la vie dans le paysage mélancolique des vallées de l’Entre-Sambre-et-Meuse qu’une épaisse couche de brouillard enveloppe. Ça parle de CPAS qui ne décrochent pas leur téléphone, de personnes âgées maltraitées, de l’école des enfants, de patchouli, d’hommes absents, d’éphémères amants. Comme une première scène d’un road movie féministe qu’on aimerait voir plus souvent au programme des salles obscures. Marie, Anne-Marie, Gwendolina, Lilou* et Manon ne se sont plus vues depuis novembre, lors de la projection en avant-première à Namur de leur documentaire consacré au non-recours. Elles ont, en tant qu’intervenantes-témoins et coréalisatrices, conçu ce film de sensibilisation, avec Télévision du Monde, association de création de projets audiovisuels pour le monde associatif et citoyen.
Les contours du non-recours
Le non-recours renvoie “à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre”, comme le définit Philippe Warin, l’un des fondateurs en 2002 d’Odenore, dispositif de recherche de l’Université Grenoble Alpes, pionnier en Europe dans l’observation du non-recours dans les domaines des prestations sociales, de la santé, de l’insertion sociale et professionnelle, des déplacements ou encore de la lutte contre les discriminations.
Exiger, ne plus quémander. Les droits ne sont ni des cadeaux, ni des privilèges, ni des faveurs !
Selon cette typologie, le non-recours s’explique du fait de la non-connaissance (le droit n’est pas connu par la personne), de la non-demande (le droit est connu mais n’est pas demandé), du non-accès (le droit est connu et demandé mais n’est pas perçu), de la non-proposition (le droit n’est pas proposé à la personne éligible par l’intervenant·e social·e). Les causes du non-recours se situent à trois niveaux : celui de la personne qui a besoin d’aide, mais aussi au niveau des administrations chargées de la mise en œuvre et au niveau de la législation et la réglementation. Le non-recours est donc un marqueur fondamental pour mieux appréhender la lutte contre la pauvreté, mais aussi évaluer les défauts et insuffisances de la protection sociale.
Les protagonistes du film sont toutes arrivées dans le projet via les antennes de Vie Féminine Couvin, Namur et environs. Avant de se lancer dans le projet du film – où elles témoignent de leurs parcours face (ou dos) à la caméra –, elles ont réalisé avec d’autres femmes rassemblées dans un groupe “CPAS” un journal, Mes droits face au CPAS, sorte de guide d’autodéfense concocté avec le soutien de Bernadette Schaeck, assistante sociale retraitée et militante infatigable qui défend les allocataires sociales/sociaux et dénonce les pratiques de chasse aux chômeurs/euses.
Les vies des coréalisatrices du film sont différentes, leurs âges aussi. Mais leurs parcours se croisent : femmes seules avec enfants, en situation de précarité, la défense de leurs droits – et de ceux des autres – chevillée au corps. Le “non-recours”, elles ne connaissaient pas avant de participer à ce projet. Mais elles l’expérimentaient pourtant au quotidien. Boucler leur fin de mois, garder un travail compatible avec leur vie de maman solo, conserver ou obtenir un logement, une allocation, une aide, poursuivre une formation… Les raisons du non-recours au droit sont multiples : l’accès à l’information, la complexité des démarches administratives, la lourdeur des justificatifs, le découragement, les délais trop courts… Et quand une petite fissure se crée sur un chemin déjà compliqué, le risque est grand que tout le sol s’effondre.
Comme l’écrit Laurence Noël, sociologue et autrice du rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, consacré au non-recours aux droits sociaux et à la sous-protection sociale : “Les personnes précarisées vivent dans leurs parcours de vie et dans leurs parcours socioadministratifs des changements de statuts de plus en plus fréquents et réguliers, propices au développement du non-recours aux droits. […] Ces changements forgent et consolident des “espaces de précarités”. En effet, les personnes qui vivent ces changements restent de plus en plus longtemps “coincées” dans des interstices, entre deux statuts, et ne parviennent pas ou plus à régulariser leurs situations administratives.”
Un film réparateur
Participer à ce film a été une façon pour les femmes de dépasser la honte et l’humiliation tant de fois ressenties devant l’intervenant·e social·e du guichet du CPAS, devant la directrice de l’école des enfants. C’est aussi pour ne plus se taire, après tant de silences contraints devant des personnes qui tiennent les cartes de leurs destins en mains. Avec ce projet, elles ont dépassé leur peur de parler, de revendiquer, elles ont osé se défendre et sortir de leur rôle assigné de “femme qui se tait”, “qui pense que réclamer, c’est mal”.
“Le feu brûlait en moi. J’avais de la rage. Et mon implication dans Vie Féminine et dans ce film m’a empêchée de me consumer, confie Gwendolina. La lutte contre les injustices et les inégalités sociales a une fonction réparatrice. Je fais ce que j’aurais souhaité pour les autres. Exiger, ne plus quémander. Les droits ne sont ni des cadeaux, ni des privilèges, ni des faveurs !”, poursuit-elle, déterminée. “On est nées libres, pas pour ramper, assène Marie, doyenne de la bande. C’est pas parce que nous sommes des personnes âgées qu’on doit profiter de nous.”“On s’est rendu compte qu’on n’était pas seules quand on s’est rencontrées. Je me sentais dans l’impuissance, l’incapacité d’agir, et ça m’a fait du bien de rencontrer d’autres personnes qui s’insurgent”, abonde Lilou.
Leur combat ne s’est pas arrêté au film. Leurs galères non plus. Lilou se démène avec son contrat d’animatrice en maison de repos sous article 60. Marie vit dans un studio de 40 m2 avec “tout qui se fendille de partout”. Anne-Marie travaille comme accueillante scolaire sous contrat ALE à 4,10 euros de l’heure. Gwendolina peine toujours à se sentir sereine. “J’ai encore du mal à me réjouir de la veste d’hiver que j’ai pu m’offrir. Quand tu as connu tellement de difficultés, tu te sens toujours en insécurité.”
On est fatiguées, on est abîmées, et c’est aussi pour ça qu’on doit avoir la protection nécessaire !
Battantes, oui, elles le sont, le revendiquent. Mais pas question de souscrire aux rengaines des “Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts” ou “Quand on veut on peut” appréciées par l’État social actif depuis des dizaines d’années. Les femmes insistent. “On est fatiguées, on est abîmées, et c’est aussi pour ça qu’on doit avoir la protection nécessaire !”
“C’est l’accumulation des micro-agressions, et du mépris qui épuise”, explique Gwendolina. “J’ai encore du mal à identifier les situations de non-droit, j’ai tellement été conditionnée là-dedans”, complète Lilou. “C’est comme pour les agressions, poursuit Gwendolina. On ancre dans la tête des femmes que se plaindre ou réclamer, c’est mal. On inverse la charge de culpabilité pour nous faire croire que c’est de notre faute. Pas de crèche, pas d’emploi… On a l’impression qu’on doit payer pour notre séparation.” Anne-Marie, elle, identifie les injustices, mais perd patience : “Je sais que ce n’est pas de ma faute mais je ne comprends pas leur système… Tu parles à des murs. Mais je continuerai de me battre pour qu’on me prenne en considération.”
Sensibilisation
Le documentaire – construit avec des étudiant·es de 3e bac en assistant·e social·e de l’Hennalux – identifie aussi des leviers d’action concrets, comme une invitation adressée aux futur·es assistant·es sociales/aux que les coréalisatrices et d’autres rencontreront sur leur route. Parmi les leviers identifiés : être considéré·e comme un être humain ; tenir compte de “détails” comme le lieu d’accueil, la façon de parler ; s’assurer que la personne comprenne ce que l’intervenant·e social·e dit ; mettre en place un système d’assurance et pas d’assistance ; mettre en confiance plutôt que mettre sous pression. Mais aussi que les politiques fassent plus confiance au travail social… Autant de messages qu’elles comptent bien adresser aux élu·es en vue des élections de 2024.