Étudiantes stagiaires dans les soins de santé : apprentissage ou travail gratuit ?

Les études de sage-femme et de soins infirmiers comprennent de nombreux stages non rémunérés. Les conditions de travail et d’apprentissage des stagiaires dans les soins de santé sont inquiétantes et révèlent des dysfonctionnements dans le système de santé. Six soignantes témoignent pour visibiliser cette réalité.

Manifestation d’infirmier·ères et d’aides-soignant·es protestant contre leurs conditions de travail, aggravées selon elles/eux depuis la crise du Covid-19. 20 juin 2021, Bruxelles. © Valeria Mongelli / Hans Lucas

Sur ses quatre années de cursus étudiant de sage-femme, plus de 2.000 heures de stage ont été prestées gratuitement par Élodie [prénom d’emprunt]1, membre du collectif La santé en lutte – un collectif qui milite pour un refinancement de la santé et contre la marchandisation des soins. Céline [prénom d’emprunt]2, diplômée en soins infirmiers après quatre années d’études, a déjà presté plus de 2.500 heures avant de se spécialiser en soins intensifs et aide médicale urgente. Laura [prénom d’emprunt]2, en master en sciences de la santé publique après avoir été diplômée en soins infirmiers, a calculé avoir presté 16 mois de stages en quatre ans d’études.

Des étudiantes à bout de souffle

Mais en plus de ces nombreuses heures de stages, les trois jeunes soignantes confient être submergées par le cumul des cours et des travaux. « L’année dernière, en plus des stages, on avait 18 examens en janvier et 20 en juin, avec à chaque fois une seule semaine de blocus. Le travail de fin d’études se passe aussi en même temps que les stages et les cours. Ce n’est pas possible de tenir comme ça », raconte Élodie. Murielle Conradt, présidente de l’Union Professionnelle des Sages-Femmes Belges (UPSFB) et enseignante, confirme : « Je ne voudrais pas refaire mes études de sage-femme maintenant. Les étudiantes sont épuisées par l’enchaînement entre les stages et les cours. » Les stagiaires semblent aussi poussées à bout par l’alternance entre travail de jour et de nuit sans pouvoir garder un rythme stable plusieurs semaines, mais aussi par la succession des périodes de stages. « Parfois on termine un stage le dimanche pour en commencer un nouveau le lundi », raconte Céline.

Parfois je me demande à quel moment on va me donner les moyens de remédier aux dommages physiques et psychiques subis pendant mes quatre années d’études.

Élodie affirme sans hésitation que les stages dans les soins de santé abîment la santé des stagiaires : « Parfois je me demande à quel moment on va me donner les moyens de remédier aux dommages physiques et psychiques subis pendant mes quatre années d’études. J’ai dû trouver des médecins pour me faire des certificats. Je leur disais que j’étais malade mais j’étais juste épuisée et incapable d’aller en stage. J’ai presque décidé d’arrêter mes études. »

Un manque d’encadrement

Les étudiantes dénoncent un manque d’encadrement pédagogique sur les lieux de stage. Élodie explique que chaque stagiaire est assignée à une sage-femme censée la prendre en charge : « Souvent, elle n’a pas le temps de nous expliquer. » L’UPSFB décrit la même situation. Deux travailleuses salariées interrogées affirment effectivement ne plus avoir la possibilité d’encadrer correctement les étudiantes à cause d’une charge de travail trop importante.

On manque de budget pour engager plus d’enseignantes alors que le nombre d’étudiantes augmente. Elles ont donc moins la possibilité de se rendre sur les lieux de stage.

Ce manque d’encadrement engendre aussi une pression pesant sur les stagiaires qui estiment ne pas avoir droit à l’erreur. « Il n’y a pas le temps de vérifier derrière nous », regrette Élodie. Pourtant, la santé, voire la vie des patient·es, se retrouve en jeu dans ces services et particulièrement dans les maternités. La jeune femme se souvient d’une situation précise. On lui avait demandé de vérifier les saignements d’une patiente qui venait d’accoucher : « Je n’avais jamais vu de saignements problématiques, donc j’ai demandé qu’on vérifie derrière moi. La sage-femme m’a dit qu’elle le ferait puis, malgré mon insistance, elle m’a demandé de dire à la patiente de rentrer chez elle sans avoir vérifié les saignements. » L’encadrement par le corps enseignant semble aussi défaillant. « On manque de budget pour engager plus d’enseignantes alors que le nombre d’étudiantes augmente. Elles ont donc moins la possibilité de se rendre sur les lieux de stage », déplore Murielle Conradt.

Des violences en milieu hospitalier

Les stagiaires évoquent toutes des situations de violence, de harcèlement et d’humiliation. Dans l’école de Laura, des groupes de parole étaient organisés à chaque fin de stage : « Tout le monde finissait par pleurer en racontant des histoires de harcèlement. » Une dizaine d’années plus tôt, la situation ne semblait pas très différente pour Valentine [prénom d’emprunt], diplômée en 2014, qui explique avoir vécu beaucoup de violences de la part de sages-femmes lorsqu’elle était stagiaire.

Les stagiaires évoquent toutes des situations de violence, de harcèlement et d’humiliation.

Cette image d’une institution maltraitante est tellement contraire à ce que représentent les soins de santé que les soignantes recherchent elles-mêmes des explications. Elles évoquent tout d’abord leurs mauvaises conditions de travail et les cadences infernales : difficile de se montrer agréable dans ce contexte. Ensuite, elles mentionnent la position hiérarchique des étudiantes : au bas de l’échelle, à la merci des travailleuses salariées pour obtenir de bonnes notes, réussir leurs stages et avoir leur diplôme, comme nous le précise Anna [prénom d’emprunt], kiné et membre de La santé en lutte : « J’ai des stagiaires qui arrivent tremblantes, apeurées du pouvoir que je représente. »

Pour Murielle Conradt, « il y a une maltraitance infernale envers les étudiantes parce que le personnel est lui-même maltraité ». Son analyse est partagée par les soignantes interrogées. En effet, plusieurs d’entre elles parlent de « mécanismes de reproduction » : « Quand tu as survécu à cette violence, une des stratégies pour lui donner un sens, c’est de la reproduire en se disant « Si moi j’ai vécu ça en stage et que j’ai réussi, c’est que ça a été utile » », explique Anna. Les soignantes notent également l’omniprésence de la notion de mérite, comme s’il fallait souffrir pour pouvoir soigner et qu’être « passée par là » représentait une forme de valorisation.

Un système de santé dysfonctionnel

Les soignantes comme l’UPSFB pointent un système de santé dysfonctionnel et des soins marchandisés. La santé en lutte souhaite sortir de cette logique marchande, demande de réelles politiques publiques axées sur la santé et dénonce la tarification à l’acte qui finance en grande partie les hôpitaux. Ce système de tarification les pousse à effectuer le plus d’actes techniques possible et à « optimiser » les soins de santé. Pour cela, il faut éviter les « pertes » et donc rogner sur le travail qui n’est pas quantifiable, considéré comme « non essentiel ». C’est le care (le travail de soin aux autres, y compris ses dimensions sociale et émotionnelle) qui passe alors à la trappe. Valentine le déplore : « Mon travail de sage-femme, normalement, ce n’est pas que des actes techniques. C’est de l’accompagnement et du soutien. » Élodie en parle aussi : « Une patiente s’est mise à pleurer et je me suis retrouvée à me dire : « Je n’ai pas le temps qu’elle pleure, j’ai encore trois patientes à aller voir. » » Cette course à l’acte technique impose également une cadence infernale aux stagiaires.

Les stagiaires représentent une force de travail qui permet au système de santé de tourner. Sans elles, les hôpitaux ne savent pas fonctionner.

Avec peu de financements et la volonté de réduire les coûts, la dégradation des conditions de travail du personnel soignant apparaît comme une conséquence inévitable de la marchandisation. Catherine [prénom d’emprunt], infirmière dans un service de dialyse, dit le constater depuis le début de sa carrière, il y a 35 ans. Cette détérioration engendre des fuites du secteur. Le personnel vient à manquer, les soignantes sont submergées. Sans moyens supplémentaires alloués aux services, certaines se retrouvent alors à devoir effectuer du travail administratif ou de nettoyage, par exemple, quand l’hôpital économise en réduisant son personnel.

Les soignantes interrogées tirent la sonnette d’alarme, estimant que le manque de personnel, la cadence infernale et le travail « à l’essentiel » mettent les patient·es en danger et induisent des pathologies. Murielle Conradt résume la situation : « Je crie depuis très longtemps qu’il y a un problème dans le fonctionnement du système de santé. Quand je vois trois sages-femmes pour gérer dix-sept accouchements sur une journée, je trouve ça dangereux… Et encore, la présence des stagiaires permet de limiter la casse. »

On nous demande de prendre des patientes entièrement en charge sans aide à partir de la 3e, alors qu’on a encore des choses à apprendre. Souvent, on se retrouve à sept étudiantes pour trois infirmières.

Pour La santé en lutte, les étudiantes jouent un rôle de remplacement et servent à pallier le manque de personnel, comme l’explique Anna : « Les stagiaires représentent une force de travail qui permet au système de santé de tourner. Sans elles, les hôpitaux ne savent pas fonctionner. » Élodie confirme : « En tant que stagiaires, on est comptées de la même façon que les membres effectives de l’équipe quand il faut faire les horaires. Pour une stagiaire de plus, on estime qu’on peut compter une infirmière de moins. On nous demande de prendre des patientes entièrement en charge sans aide à partir de la 3e, alors qu’on a encore des choses à apprendre. Souvent, on se retrouve à sept étudiantes pour trois infirmières. » Les stagiaires représentent donc, pour le personnel, un moyen de se délester d’une part de sa charge de travail. Elles ne peuvent par conséquent pas constituer une charge supplémentaire, ce qui explique l’impossibilité pour les travailleuses salariées de les encadrer correctement et de leur procurer un réel suivi pédagogique. L’UPSFB parle de « main-d’œuvre gratuite » pour qualifier le travail des stagiaires, ce que confirment les travailleuses salariées interrogées.

Un travail féminin dévalorisé

Difficile de ne pas voir de lien entre la surreprésentation des femmes dans ces métiers et le fait que ce soient des professions dévalorisées et mal rémunérées. Élodie le résume : « La société nous a appris qu’en tant que femmes, ce n’était pas grave si on n’était pas bien payées. Donc on accepte des salaires merdiques et des conditions de travail merdiques. Les sages-femmes elles-mêmes sous-estiment la valeur de leur travail, parce qu’on nous a fait croire que c’était naturel pour nous de prendre soin des autres, que c’était une vocation et que ça ne représentait pas vraiment du travail. »

Les sages-femmes elles-mêmes sous-estiment la valeur de leur travail, parce qu’on nous a fait croire que c’était naturel pour nous de prendre soin des autres.

Et quand il s’agit de comprendre comment la machine des soins de santé fonctionne au sein d’un régime capitaliste, les soignantes ne manquent pas de pointer le racisme et le sexisme qui permettent l’exploitation : « Les métiers à basse échelle sont principalement occupés par des femmes racisées. Les soins de santé survivent parce qu’on exploite d’autres personnes encore plus que nous. On ne pourrait pas faire notre travail sans le personnel d’entretien et les aides logistiques dont le travail est encore plus dévalorisé », explique Anna.

Précarité étudiante, enjeu féministe

Pour toutes les soignantes interrogées, la non-rémunération des stages s’inscrit dans un manque de valorisation global des métiers de sage-femme et d’infirmière. Élodie ajoute que les stagiaires effectuent le même travail que les travailleuses salariées sans pour autant bénéficier des mêmes droits : « Je travaille parfois 46h par semaine mais je ne suis pas payée et je ne cotise pas pour ma pension. »

Quand il s’agit de comprendre comment la machine des soins de santé fonctionne au sein d’un régime capitaliste, les soignantes ne manquent pas de pointer le racisme et le sexisme qui permettent l’exploitation.

Murielle Conradt évoque la situation de certaines étudiantes « dans une précarité extrême ». Pour Élodie, dans ce contexte, la non-rémunération des stages est une catastrophe. Parce que non seulement les stages constituent une forme de travail gratuit, mais en plus les frais qu’ils engendrent (transport, matériel, voire logement quand le lieu de stage est trop éloigné…) ne sont pas remboursés. Comme le fait remarquer Anna, certaines se retrouvent même à travailler après leurs heures de stage pour pouvoir le financer…

En Belgique, aucun stage étudiant n’est rémunéré dans le supérieur. Et les cursus dans les soins de santé comptent une quantité plus importante de stages que la plupart des autres parcours supérieurs. Cette réalité fait de la lutte pour la rémunération des stages un enjeu féministe, comme l’a relevé la campagne « Pas de salaire, pas de stagiaires » menée par l’Union Syndicale Étudiante et les Jeunes FGTB au cours de l’année scolaire 2022-2023. Cette campagne dénonçait, notamment, le recours abusif au travail gratuit des étudiantes en stage dans le secteur des soins de santé et réclamait un refinancement des services publics pour mettre fin à cette situation. Murielle Conradt, en tant que présidente de l’UPSFB, regrette également que les budgets de la santé et de l’enseignement soient restreints et que les hôpitaux soient en déficit : « Si on revalorisait ces deux pôles, on pourrait peut-être valoriser les stagiaires. »


[1] Témoignage recueilli dans le cadre d’un article pour la revue Camarade des Jeunes FGTB en février 2023 alors qu’Élodie était encore étudiante puis lors d’un second entretien en février 2024, après son engagement en tant que salariée dans un hôpital.
[2] Témoignage recueilli pour Camarade en février 2023.

L’homme est une hystérique comme une autre

L’effet de libération de #MeToo sur ses patientes, le développement des troubles de conduites alimentaires chez les hommes, les effets de contagion des réseaux sociaux, le ras-le-bol de l’insulte misogyne « hystérique »… Tout cela a conduit la psychologue clinicienne Isabelle Siac à vouloir remettre l’hystérie à sa place : un symptôme du poids des apparences. Que l’époque fait flamber.

Trois photos d'une série montrant une femme hystérique en train de bâiller. Vers 1890. Source : Hôpital Pitié-Salpêtrière, Collection Bourneville. Domaine public, via Wikimedia Commons.

En 1896, Nietzsche écrit dans Par-delà le bien et le mal : « On veut, de-ci de-là, changer les femmes en libres penseurs et en gens de lettres. On les rend de jour en jour plus hystériques et plus inaptes à remplir leur première et dernière fonction qui est de mettre au monde des enfants solides. »

Depuis Platon (5e siècle avant Jésus-Christ), pour qui la femme est un homme dégénéré, jusqu’aux années 1970 de la pilule contraceptive, le rôle de la femme est d’assurer le renouvellement de l’espèce. Hippocrate (contemporain de Platon) repère chez les femmes des symptômes qui lui semblent spécifiques, et qu’il nomme « hystériques » en référence à leur mystérieux utérus : boules dans la gorge, crises de paralysie ou de panique, hypocondrie [anxiété excessive à propos de sa santé, ndlr], maux de ventre inexpliqués… Il faut attendre le 18e siècle pour que la médecine les mette sur le compte des « nerfs », des femmes comme des hommes. Mais la Révolution française et le 19e siècle remettent bon ordre à l’hystérie généralisée des aristocrates, féminisés à force d’oisiveté de l’Ancien Régime, dont l’archétype le plus dangereux est Marie-Antoinette. L’hystérie et ses « vapeurs » (langueurs, évanouissements, crises de larmes…) ne peuvent être que féminines, puisqu’un homme, ça se tient. Et ceux qui n’en sont pas capables sont les artistes et/ou des « femmelettes » dévorés par leurs passions, mais pas des hystériques. Tout plutôt que cette étiquette infamante !

Hippocrate (contemporain de Platon) repère chez les femmes des symptômes qui lui semblent spécifiques, et qu’il nomme « hystériques » en référence à leur mystérieux utérus…

Et puis arrivent Charcot (1825-1893) et Freud (1856-1939). Le premier récupère les patient·es de l’hôpital de la Salpêtrière jugé·es incurables par les psychiatres, et comprend que l’hystérie peut toucher n’importe quel·le adulte, et même enfant. Mais l’époque n’est pas prête à l’entendre et Freud en retient la leçon. Fasciné par les avancées de Charcot, dont il a suivi les cours à la Salpêtrière, il a aussi vu comment ce grand professeur s’est décrédibilisé en tentant d’utiliser l’hypnose pour soigner l’hystérie. De retour à Vienne, il réactualise et installe l’hystérie en maladie des femmes victimes de traumatismes sexuels fantasmés. Rudolf Chrobak, son confrère gynécologue, ne lui a-t-il pas expliqué le remède miracle : « Pénis normal à doses régulières » ?

Expression du corps

Depuis l’Antiquité, où les experts débattaient (pour les femmes) de la nécessité hygiénique de la pratique sexuelle, ou au contraire de son abstinence, l’appareil génital féminin reste réduit à l’utérus assisté du vagin, destiné à accueillir l’indispensable pénis. Le clitoris ? Un inconnu, ou plutôt un connu n’arrivant pas à s’inscrire dans la durée, à l’image des femmes célèbres que l’Histoire écrite par les hommes efface aussi régulièrement qu’un essuie-glace la pluie du pare-brise.

De retour à Vienne, Freud réactualise et installe l’hystérie en maladie des femmes victimes de traumatismes sexuels fantasmés.

Mais à partir du moment où les femmes ont pris leur sexualité en main, si l’on peut dire, que reste-t-il de ce stigmate de leur musellement ? Tout simplement une façon d’exprimer ses émotions, sa dépression et ses angoisses, qui passe prioritairement par le corps à défaut de mots pour les dire : le corps cherche à attirer l’attention de la souffrance en se plaignant (il « somatise ») et/ou en séduisant à tout prix (tyrannie de la perfection extérieure). Dans l’hystérie, le corps peut devenir quasiment l’unique médium du rapport à l’autre, et d’autant plus qu’il est exposé au public (recherché avidement). Comédiens, hommes de média, entrepreneurs charismatiques, influenceurs… : tous des Marylin Monroe en puissance ! Dont le besoin maladif de séduire, mêlé à des comportements de « diva » (en réalité d’angoisse massive), exaspère tout le monde. Alors que l’hystérique court après l’empathie comme l’affamé après le pain.

Comédiens, hommes de média, entrepreneurs charismatiques, influenceurs… : tous des Marylin Monroe en puissance !

Les femmes n’ont donc pas le monopole de ce mode de fonctionnement qualifié souvent de « narcissique », alors qu’il révèle au contraire (ou justement) un manque de solidité fondamentale, qui peut aller jusqu’au trouble de la personnalité. Parce que l’hystérie peut aussi être une pathologie gravissime.

Traumatismes

Retour en arrière, Première Guerre mondiale. La violence inouïe des combats, leur ampleur, les armes d’une puissance inédite, le nombre de blessés… Par centaines, des hommes sont évacués du front à l’hôpital, victimes de paralysie, d’attaques de panique, de tremblements généralisés… c’est-à-dire de symptômes hystériques les rendant inaptes à faire ce qu’on exige d’eux : la guerre. Est-il possible que de robustes paysans, des ingénieurs éduqués, des commerçants à la tête sur les épaules se retrouvent incapables de tenir un fusil pour partir à l’assaut de l’ennemi, alors qu’ils n’ont même pas été blessés physiquement ?

L’expansion de la psychanalyse freudienne au 20e siècle, qui a installé l’hystérie du côté des femmes, retarde la reconnaissance de son universalisme.

La vieille question de la simulation, venue des procès de sorcellerie du Moyen-Âge, refait surface : ces hommes sont-ils des planqués doués pour la comédie ou de « vrais » malades mentaux – on ne parle plus de possession par le diable ? Comme à l’époque de l’Inquisition, des médecins – dont Freud – sont appelés en experts. Ils se montrent d’une extrême prudence, car la clémence peut rapidement être assimilée à de l’antipatriotisme. Certains, moins subtils, pratiquent la torture électrique pour ramener les tire-au-flanc à leur poste de combat. Pratique efficace à court terme, car les hommes terrorisés repartent aussitôt au front… pour en être aussi vite évacués, encore plus malades. Un homme ne peut pas être hystérique, fin de l’histoire. Pourtant, la connaissance du PTSD (en français : syndrome de stress post-traumatique) ne fait que commencer. Et avec elle les rapprochements de plus en plus évidents avec les symptômes hystériques.

Enfin, l’homme a le droit de souffrir d’hystérie. Plus il se l’appropriera, moins l’hystérie sera une insulte.

L’expansion de la psychanalyse freudienne au 20e siècle, qui a installé l’hystérie du côté des femmes, retarde la reconnaissance de son universalisme. Jusqu’au mouvement #MeToo, en 2017. Les femmes commencent à être entendues, donc s’autorisent à parler. Plus besoin de faire subir à son corps son angoisse : elle peut se voir en mots. Ferenczi, le disciple de Freud qui avait été exclu pour avoir soutenu que les traumatismes sexuels n’étaient pas des fantasmes mais la réalité, devient LA référence du traumatisme psychique. Quelques hommes prennent à leur tour la parole – notamment à l’occasion des scandales touchant l’Église. Enfin, l’homme a le droit de souffrir d’hystérie. Plus il se l’appropriera, moins l’hystérie sera une insulte. Et – espérons – moins il voudra se rendre malade de faire la guerre.