« L’archéologie a minimisé l’apport de la moitié de l’humanité »

L’archéologie du genre tente de repenser notre passé pour en donner une image plus proche du réel, loin de la vision très masculine qui a longtemps été véhiculée. Pour autant, l’archéologie du genre, en tant que sous-discipline de l’archéologie, peine à se faire une place à l’université dans les pays francophones. Les archéologues belges Isabelle Algrain et Laura Mary ont combiné leurs connaissances et ont écrit à quatre mains un livre qui permet de mieux comprendre cette démarche salutaire, Introduction à l’archéologie du genre, sorti cette année. axelle en a profité pour rencontrer les deux autrices.

CC Archeologia.chodlik, via Wikimedia Commons

Comment définiriez-vous l’archéologie du genre ? Est-ce une discipline enseignée en Belgique ?

Isabelle Algrain. D.R.

Isabelle Algrain : « Il s’agit d’une archéologie qui s’intéresse aux rapports sociaux dans les sociétés anciennes sur base de la culture matérielle. Ce n’est pas une archéologie « qui étudie les femmes » : on analyse les relations entre les sexes et entre les différents groupes d’individus, c’est-à-dire que nous avons une approche intersectionnelle. Nous allons aussi croiser les données avec la question des classes sociales, de l’âge, etc., pour bien comprendre le contexte dans lequel les individus vivaient. Pour l’instant, l’archéologie du genre n’est pas vraiment enseignée en Belgique, il n’y a pas de cours proprement dit. Cependant, nous sommes là, nous occupons le terrain et nous sommes invitées à venir parler de ces sujets avec les étudiant·es dans de nombreuses universités du pays. C’est un domaine dont on commence à parler. Il est vrai qu’il a longtemps été compliqué pour les professeur·es d’avoir des sources sur lesquelles se baser pour travailler sur ce sujet dans leurs cours. Notre livre est un outil pour les personnes qui voudraient enseigner cette matière. »

Laura Mary. D.R.

Laura Mary : « C’est aussi le manuel dont on a manqué lorsque nous étions nous-mêmes étudiantes. On met en avant d’où viennent ces réflexions et ces théories, on ne les sort pas de notre chapeau ! En Norvège par exemple, cela date des années 1980. C’est arrivé jusqu’aux États-Unis et puis, cela a mis du temps à percoler, en fonction des pays et des thématiques. La recherche genrée sur la préhistoire a plus facilement circulé que d’autres périodes archéologiques. Chez nous, et dans les autres pays francophones, l’archéologie du genre arrive petit à petit parce que la littérature scientifique en anglais sur cette question se développe, parce qu’on lit plus facilement l’anglais que le norvégien ! Il n’y a pas beaucoup de sources écrites en français sur l’archéologie du genre, et il y a aussi peu de ressources vulgarisées, une barrière théorique subsiste, par exemple sur la différence entre sexe et genre. En outre, dans le monde francophone, l’archéologie s’intéresse assez peu à la théorie, et va plutôt se concentrer sur l’étude très pragmatique des vestiges. Je pense aussi que la question du genre à l’université a longtemps été cantonnée aux facultés de philosophie ou de lettres. On en a discuté avec les archéologues Caroline Tremaud et Chloé Belard qui ont travaillé en France il y a quelques années sur des questions de genre dans le cadre de leur thèse et elles ont vraiment eu le sentiment d’être fort isolées au début de leur recherche. »

I.A. : « Aujourd’hui, on constate que de plus en plus d’étudiant·es en archéologie choisissent un sujet de mémoire en lien avec le genre, et veulent s’emparer de cette problématique. »

Avez-vous rencontré des obstacles spécifiques en travaillant sur ces sujets au sein du milieu académique ?

L.M. : « Je dirais qu’on rencontre de l’antiféminisme « classique », aussi des remarques sur le wokisme et sur le gauchisme. Il y a une résistance et une incompréhension générale sur ce qu’est l’archéologie du genre. L’objectif n’est pas de brûler tout ce qui a été fait en archéologie par le passé. On se pose juste d’autres questions face aux vestiges matériels. Notre démarche est vraiment celle-là : amener de nouvelles questions, qui valent tout à fait la peine d’être posées. »

Il y a une résistance et une incompréhension générale sur ce qu’est l’archéologie du genre.

I.A. : « On ne reçoit pas de tomates quand on donne des conférences (Rires). Face aux étudiant·es, nous sommes en terrain conquis, parce qu’ils et elles sont plus au fait que nous à leur âge sur les questions de genre. Ce que nous attendons désormais, ce sont des comptes rendus critiques de notre travail, de notre livre, par d’autres archéologues dans des revues scientifiques. »

Vous identifiez ce que vous appelez un « biais androcentrique » en archéologie, pourriez-vous développer ?

I.A. : « Pendant très longtemps, l’archéologie a été écrite par les hommes, et les travaux ont eu tendance à se concentrer sur la vie et les activités des hommes. Ils ont minimisé, voire pas du tout mentionné, la moitié de l’humanité : les femmes et les groupes minoritaires. Les publications en archéologie n’ont pas tenu compte de leurs apports, qu’ils soient politiques, économiques, culturels, etc. L’archéologie du genre va investiguer cet oubli, et s’intéresse à ce qui a été passé sous silence, sans tomber dans un biais gynocentrique et estimer que les femmes avaient forcément dans le passé une meilleure position qu’aujourd’hui. Certains travaux, souvent trop vulgarisés, tombent dans ce travers et laissent penser que les femmes se trouvaient auparavant dans une situation idyllique. Ce n’est pas vrai. Il faut trouver un juste équilibre entre ces deux biais et rester le plus proche possible des vestiges matériels qu’il nous reste de ces périodes-là. Cette idée de matriarcat primitif a fait beaucoup de tort au développement de l’archéologie du genre, nous y avons été associées, alors que nous savons qu’il ne faut pas croire qu’il y a eu un âge d’or pour les femmes, auquel on pourrait aspirer, une période dorée pendant laquelle les femmes ont pu tout faire, et accéder à toutes les positions dominantes. Cela n’a jamais existé ! »

Ce biais androcentrique a-t-il entraîné des conséquences graves ?

I.A. : « Oui, il a donné une image fausse de notre passé. Par exemple, quand les archéologues tombaient sur une sépulture avec des armes, ils en concluaient directement qu’il s’agissait de la sépulture d’un homme, sans réaliser d’analyses du squelette, ni même d’analyse ADN quand cela a été rendu possible. Quand ils se trouvaient face à des bijoux, ils estimaient qu’ils étaient devant la tombe d’une femme. Aujourd’hui, on sait sur base de la population enterrée dans des nécropoles que des femmes ont été enterrées avec des armes, que des hommes ont été enterrés avec des bijoux, et surtout qu’un certain nombre de personnes ont été enterrées avec ces deux types d’objets. Une vision binaire s’est développée dans l’analyse des objets, il n’y a pourtant aucune preuve que les sociétés du passé possédaient une vision aussi binaire que la nôtre. Il faut en tenir compte dans la manière dont on présente les informations au grand public. Or, de nombreux musées et manuels scolaires ne montrent que des pièces liées à la guerre, venant de sépultures d’hommes riches. Cela ne représente pas du tout la majorité de l’humanité.

Une vision binaire s’est développée dans l’analyse des objets, il n’y a pourtant aucune preuve que les sociétés du passé possédaient une vision aussi binaire que la nôtre.

Il faut préciser que la culture matérielle liée aux femmes a en grande partie disparu, car elle se conserve moins bien. Les femmes s’occupaient, majoritairement, du textile qui ne se conserve que dans un milieu très sec ou très humide. Malgré tout, on ne met pas assez en avant cette contribution des femmes. Il n’y avait pas de grands magasins à l’époque. Pour s’habiller, on avait besoin des femmes, ce n’est pas anecdotique. Dans les sociétés vikings, sans les femmes, il n’y avait pas de bateau : elles s’occupaient de tisser les voiles. C’est un travail très important mais encore invisible.

Dans les sociétés vikings, sans les femmes, il n’y avait pas de bateau : elles s’occupaient de tisser les voiles.

Puisqu’on parle des musées, l’Espagne constitue un terrain très riche en matière de recherches sur le genre. Des chercheuses se sont intéressées non seulement aux types de matériel exposé mais aussi aux mots qui sont utilisés. Pour parler des humains, le mot « homme », soi-disant neutre, est systématiquement employé. Dans les explications et les images, le rôle des hommes va être mis en avant, en tant que personnes actives. Les femmes occupent plutôt l’arrière-plan et sont montrées dans des positions passives. La société dans laquelle nous vivons aujourd’hui a un impact sur les représentations stéréotypées qui sont faites du passé, elles sont montrées à un large public qui risque de les reproduire. C’est un cercle vicieux. »

Fedora 2024, 348 p., 23 eur.

Vous citez notamment l’archéologie anarchiste comme source d’inspiration, est-ce que l’archéologie du genre partage les mêmes questionnements ?

L.M. : « Je connais l’archéologie anarchiste grâce au mouvement anglophone Black Trowel (Truelle noire, en français), qui a mis en place des bourses pour diversifier les personnes qui accèdent aux études d’archéologie. L’argent est le nerf de la guerre ! Ce ne sont pas des études qui sont accessibles à tout le monde, il y a notamment des stages à effectuer sur le terrain, qui ont souvent lieu à l’étranger. Il faut être capable de voyager. Ces bourses sont donc ouvertes aux étudiant·es venant d’un milieu défavorisé, en situation de handicap ou racisé·es, etc. Ces inégalités sont présentes depuis longtemps dans la profession. Pendant la colonisation, les Européens arrivés sur place sont parvenus à s’approprier la culture matérielle d’une population qui était toujours présente, qui ne vivait pas dans des temps anciens. Il faut garder cela en tête quand on part sur un site à l’étranger en tant qu’archéologue blanc : il y a une longue histoire de rapports hiérarchiques qu’on ne peut pas éluder. C’est là que le classisme rejoint le racisme, quand des archéologues universitaires et blancs prennent le pouvoir sur des chantiers, et ne reconnaissent pas le travail et le savoir des ouvriers et ouvrières locales. Cela se produit encore aujourd’hui. Il est certain que nos luttes se rejoignent pour combattre les inégalités et les dominations dans le milieu de l’archéologie, mais les archéologues anarchistes se posent d’autres questions face au passé et s’intéressent aux mouvements sociaux marginalisés, je pense aux pirates par exemple. Ces archéologues se penchent sur les populations considérées comme marginales, qui vivaient en dehors des grands systèmes de pouvoir. »

I.A. : « L’archéologie du genre, l’archéologie antiraciste et décoloniale, l’archéologie anarchiste, etc., s’intéressent en fait toutes aux rapports sociaux dans l’interprétation du passé et dans la situation des archéologues qui exercent au sein de cette profession. Nous nous parlons, nous nous croisons lors des mêmes événements ou tables rondes. »

Côté solutions, que peut-on mettre en place pour améliorer la situation aujourd’hui ?

L.M. : « Nous avons créé le projet Paye ta Truelle pour lutter contre le sexisme et pour plus d’égalité et de diversité en archéologie. Nous menons des actions de sensibilisation sur ces questions. Avec l’association Archéo-Éthique, nous avons mis sur pied l’exposition « Archéo-Sexisme » que nous faisons circuler gratuitement. Nous avons aussi écrit une charte qui accompagne les responsables de chantier, pour lutter contre les discriminations sur le terrain. Une trentaine de chantiers y ont adhéré depuis 2019. La situation évolue positivement depuis quelques années. Certains organismes d’archéologie privés et publics, ainsi que les syndicats, prennent la parole pour faire en sorte que les commodités sur les chantiers respectent le droit du travail. Il faudrait qu’il y ait au moins deux toilettes présentes, du savon, des poubelles. Certains chantiers pour faire des économies font l’impasse sur les toilettes… c’est très compliqué quand on a ses règles. »

Nous avons créé le projet Paye ta Truelle pour lutter contre le sexisme et pour plus d’égalité et de diversité en archéologie.

I.A. : « Pour les musées spécifiquement, il y a l’exemple du musée de Madrid qui a rénové sa salle consacrée à la Grèce antique, qui s’articule désormais sur l’opposition dans cette société entre les hommes et les femmes, entre les personnes grecques et les personnes non grecques. Une partie de la salle est dédiée à la polis, à la ville, et montre que les hommes étaient plus présents dans l’espace public, mais n’oublie pas de présenter des objets issus de la sphère domestique, de l’oikos, qui est un monde plus féminin. Les différents pôles de la société de cette époque sont montrés de manière parallèle et avec leurs spécificités sans minimiser l’un par rapport à l’autre. »

Qu’est-ce qui vous a le plus surprises en travaillant sur ce livre ?

I.A. : « L’archéologie du genre peut être appliquée partout, à toutes les époques, dans toutes les régions, dans tous les contextes. En écrivant le livre, et en m’intéressant à l’archéologie par le prisme du genre, j’ai été frappée par la transdisciplinarité que cela permet. Nous n’en n’avons pas l’habitude : en tant qu’archéologues, nous sommes enfermé·es dans notre domaine. Moi par exemple, j’étudie les vases grecs archaïques. Je ne vais pas voir ce qu’il se passe du côté des céramiques égyptiennes ! Et je ne sors pas de mes périodes de prédilection. Avec l’archéologie du genre, nous pouvons partager les mêmes questionnements, peu importe nos domaines et les périodes sur lesquelles nous travaillons. »

Interview intégrale dont certains extraits ont été publiés dans le magazine axelle de juillet-août 2024, en prolongation d’un article intitulé « Quand l’archéologie du genre repense notre passé ».

Élise Thiébaut : Et si la ménopause était un deuxième printemps ?

L’autrice Élise Thiébaut consacre son dernier essai, Ceci est mon temps (Au diable vauvert 2024), à la ménopause. Elle y révèle un secret trop bien gardé sur cette période de la vie des femmes…

Élise Thiébaut © Pauline Rousseau

On parle d’années du changement (wechseljahre) en Allemagne, d’année du changement d’énergie (Geng Nian Qi) en Chine. En France, le mot ménopause apparaît sous la plume d’un médecin, Charles-Louis de Gardanne, dans un mémorable Avis aux femmes qui entrent dans l’âge critique en 1816. Tiré du grec « menes » (menstruation) et « pausis » (arrêt), le mot inscrit d’emblée ce phénomène pourtant naturel dans le registre de la pathologie. Il remplace notamment ce qu’on appelait le retour d’âge, un terme désuet évoquant le regain de jeunesse observé autour de 45 ans. En miroir de la puberté passée, les femmes avaient alors un éclat particulier qui en faisait des amantes recherchées, d’autant qu’elles ne risquaient plus de tomber enceintes…

Corps incontrôlables

Deux cents thèses paraissent au 19e siècle pour explorer les menstruations, le corps féminin, la ménopause, perpétuant des préjugés et idées erronées qui imprègnent la culture médicale jusqu’à aujourd’hui : les corps féminins – les seuls qui peuvent pourtant porter et mettre au monde des enfants – sont jugés inaptes, instables, incontrôlables, tandis que les corps masculins incarnent le standard, dont le féminin est la variante inférieure et peu fiable.

Dans les écrits des savants, des philosophes, des médecins et même des psychanalystes – Freud en tête –, la femme qui perd la capacité de procréer devient une hystérique, une acariâtre, voire une sorcière.

Dans les écrits des savants, des philosophes, des médecins et même des psychanalystes – Freud en tête –, la femme qui perd la capacité de procréer devient une hystérique, une acariâtre, voire une sorcière. Elle n’est plus « femme » au sens où on l’entend alors (et où on l’entend encore souvent), puisque la norme veut qu’elle soit sexuellement disponible et attractive. C’est-à-dire jeune. Or le vieillissement fait chuter drastiquement sa valeur sur ce que Virginie Despentes appelle dans King Kong Théorie, « le marché à la bonne meuf ». Et si le phénomène naturel de la ménopause est lent et progressif (il commence autour de 45 ans et va s’achever, le plus souvent, dix ans plus tard, l’arrêt des règles survenant en moyenne à 51 ans), la stigmatisation sociale qui l’accompagne se révèle, elle, plus brutale.

Alors que vieillir est ce qui se produit quand on ne meurt pas (ce qui est a priori une bonne nouvelle), on dit aux femmes qu’elles ne peuvent vieillir qu’à la condition de rester jeunes…

Alors que vieillir est ce qui se produit quand on ne meurt pas (ce qui est a priori une bonne nouvelle), on dit aux femmes qu’elles ne peuvent vieillir qu’à la condition de rester jeunes – au moins en apparence –, ce qui est souvent impossible. Cette injonction cruelle ne peut qu’entamer l’estime de soi, la joie de vivre et même la santé psychique et physique à un moment marqué par l’adolescence des enfants, et le vieillissement ou la mort des parents. Les femmes vivent plus longtemps mais sont plus pauvres, plus seules, moins bien soignées et toujours victimes de violences sexuelles et sexistes, même à un âge avancé. Quant au « marché à la bonne meuf », il n’est pas perdu pour tout le monde. Qu’il s’agisse de vendre des traitements, des cosmétiques, des régimes ou des liftings, la marchandisation de nos vies continue d’aller bon train. Sous prétexte de « briser le tabou », les médecins – souvent inféodé·es aux lobbys pharmaceutiques – passent leur temps à parler de « carence » en estrogènes, d’ »effondrement » hormonal ou d’augmentation « dramatique » des facteurs de risques cardiovasculaires ou d’ostéoporose, histoire de nous terrifier au seuil du nouvel âge. Il nous faudrait, contre vents et marées, continuer à performer une féminité dont nous savons bien, maintenant, qu’elle nous limite et même nous enferme – si toutefois on a réussi, au prix d’efforts souvent démesurés, à l’incarner en nous conformant aux standards qui nous sont imposés.

L’occasion de se libérer ?

Les mots sont des sorts. Ils constituent, dans nos vies, autant de prophéties autoréalisatrices, et la ménopause, comme les règles, relève alors de la malédiction au sens strict : ce qui est mal dit devient maladie.

Que la ménopause puisse être l’occasion de se libérer des normes, de s’épanouir et de s’accomplir, sans se préoccuper du regard masculin, est pourtant bien plus fréquent qu’on le dit.

Pourtant, plus de la moitié des femmes traversent le climatère – ainsi qu’on dénommait jadis le processus de vieillissement sexuel touchant aussi bien les femmes que les hommes – sans en souffrir, ou de façon négligeable. Que la ménopause puisse être l’occasion de se libérer des normes, de s’épanouir et de s’accomplir, sans se préoccuper du regard masculin, est pourtant bien plus fréquent qu’on le dit. Le secret ne doit pas être éventé, car notre liberté n’arrange personne.

C’est le moment de prendre du temps pour soi, de se choisir, de regarder s’écouler des lenteurs qui, jusque-là, nous échappaient, pour trouver enfin son propre chemin.

Dans la médecine taoïste, on dit que la ménopause peut être un deuxième printemps. L’énergie qui, jusque-là, était orientée sur la reproduction, se réorganise et vise la longévité. On nourrit la sagesse et on se relie à des cycles subtils, petit à petit. Les désordres du corps nous obligent à lui prêter une attention nouvelle. C’est le moment de prendre du temps pour soi, de se choisir, de regarder s’écouler des lenteurs qui, jusque-là, nous échappaient, pour trouver enfin son propre chemin. C’est le moment de savourer, de danser, de chanter, de voyager, de découvrir d’autres façons de se faire plaisir, de cultiver son jardin, ses amitiés, de lutter pour les causes qui nous importent, d’apprendre encore, de lire, de choisir enfin des vêtements confortables et surtout d’envoyer paître ce qui nous pourrissait la vie depuis trop longtemps.

Dans certaines cultures, pour certaines personnes, cela peut être aussi le moment de s’embraser, de tout changer, de tout oser, comme la Maria Pacôme du film de Coline Serreau La Crise, qui plaque son mari et ses enfants pour vivre enfin une passion qui la rend heureuse. Parce que toutes les saisons de la vie méritent d’être pleinement vécues, ne laissons pas les oiseaux de malheur nous voler notre vieillesse, qui peut bel et bien devenir une seconde jeunesse. À condition d’embrasser enfin la liberté d’être soi.

Le projet de logement CALICO : 34 appartements qui font du bien

En matière de logement, Bruxelles est plutôt déprimante. Le marché locatif privé appauvrit les locataires et posséder son logement devient le privilège des classes supérieures. Dès lors, rencontrer les habitantes de CALICO remonte le moral, puisqu’elles font l’expérience d’une exception résidentielle : leurs logements sont collectifs, abordables, anti-spéculatifs et féministes. Inaugurés en 2021, les 34 appartements de CALICO se situent dans le quartier Saint-Denis, à Forest, en Région bruxelloise. Les femmes et les familles y pratiquent un care intensif, parfois épuisant, mais globalement… ces personnes vont mieux.

Qui veut vient, qui veut cuisine, qui veut met un peu de sous dans la tirelire pour les aliments secs ou manquants. © Catherine Joie

L’immeuble n’a que trois ans, le crépi extérieur est encore tout blanc. D’apparence, CALICO se fond dans la masse de bâtiments résidentiels construits ces dernières années à Bruxelles : cinq étages, pas plus, et à l’intérieur de chaque logement, des pièces aux volumes et aux agencements normés. Des cuisines ouvertes, des petites terrasses, etc. Pour boucler la construction de l’immeuble en maximum trois ans, et assurer un soutien financier indispensable de l’Union européenne, le promoteur fut choisi pour son efficacité. La révolution n’est pas architecturale ; elle est structurelle, ou organisationnelle, bref, elle se trouve dans l’ADN du projet de logement.

Il y a du collectif, il y a du care

CALICO est un habitat collectif, féministe, bien moins cher que le reste du marché bruxellois (tant à la location qu’à l’acquisition) et anti-spéculatif (qui limite l’enrichissement personnel). Le projet compte 34 appartements et plusieurs espaces partagés conçus pour éviter la précarisation et l’isolement des habitant·es. Il y a du collectif, il y a du care, il y a majoritairement des femmes et ce mercredi, en fin de matinée, sous le préau situé au milieu de l’immeuble, il y a des cageots de légumes.

Qui veut vient, qui veut cuisine

« Je prends un peu plus de champignons, vu les ogres à la maison… Tu connais les ados, ils ont tout le temps faim. » Un mercredi sur deux, les habitant·es de CALICO reçoivent du magasin bio The Barn une série de produits alimentaires, périssables et invendus à se répartir entre ménages intéressés. Une partie des vivres passe à la préparation du repas collectif du même mercredi. « C’est quoi, ça ? Ah ! Des pruneaux. Donne, j’en ferai un far breton pour ce soir. »

À 18h30 se tiendra le grand rendez-vous organisé deux fois par mois par les membres de l’habitat collectif dans l’un des appartements partagés, celui du rez-de-chaussée. Qui veut vient, qui veut cuisine, qui veut met un peu de sous dans la tirelire pour les aliments secs ou manquants. Il devrait, ce soir, y avoir plus de mangeurs/euses qu’il y a deux semaines, pendant les vacances scolaires. Et de fait, quelques heures plus tard, une vingtaine d’habitant·es passent à table.

La salle à manger et la terrasse sont pleines. Ici, on se rend des clefs pour un vélo emprunté la semaine précédente. Là, on échange sur les horaires des enfants et on organise l’un ou l’autre trajet à venir. Nour, Nanie, Hafida, Isabelle et Maria-Rosa ont préparé soupe et salades, cuit des pâtes et de la sauce tomate à l’ail, enfourné du poulet, caramélisé des bananes pour accompagner le far breton.

Le sens de vivre ici

Le soulagement après une journée de travail à l’extérieur

Salomé vit à CALICO depuis 2021, soit depuis la finalisation de l’immeuble construit sur un bout de terrain de Forest auparavant occupé par des potagers de quartier. Salomé, maman solo, deux ados, estime que 99 % des problèmes quotidiens trouvent une solution grâce à la solidarité intensive pratiquée à CALICO et au sein de l’asbl Pass-ages (voir encadré). Elle ressent un soulagement, voire un sentiment de guérison, lorsqu’elle entre dans l’immeuble après une journée de travail à l’extérieur.

Le hall d’entrée – qui relie la maison de naissance, la maison de mourance et les étages où vivent les ménages bénévoles de Pass-ages – célèbre les débuts et les fins de vie à travers une mosaïque murale. « Ici, je retrouve vraiment du sens à vivre en Belgique », souligne Salomé, de retour à Bruxelles après dix ans sur le continent africain. Elle n’apprécie pas forcément l’idée de « cases à cocher » mais elle reconnaît que dans ce logement, elle se sent bien car « beaucoup de dimensions sont remplies » qui complètent le projet Pass-ages, comme le soin, l’intergénérationnel, l’approche féministe et le fait d’interroger le sens de la propriété privée.

On donne et on reçoit de l’aide mais rien n’est obligatoire

Salomé va bien ; ses voisines aussi. Pendant le repas collectif, Nanie m’explique qu’elle rêvait d’un habitat groupé depuis une dizaine d’années. Maintenant qu’elle y vit, elle est « hyper contente ». Houssaî, maman solo, six enfants, apprécie l’absence de pression au sein de CALICO. « J’aime que ce soit volontaire. On donne et on reçoit de l’aide mais rien n’est obligatoire, donc si on le fait, c’est avec plaisir. » Fatima paie un loyer plus élevé que pour son logement précédent (logement social à Etterbeek) mais elle trouve du sens à vivre ici, avec l’une de ses enfants et entourée d’autres familles. Isabelle, 72 ans, loue un appartement Angela.D, 1 chambre et 60 m² au total.

Isabelle ressent de la stabilité, nouveauté dans son parcours locatif : « Il y a plusieurs années, on se demandait avec d’autres artisanes comment on ferait quand on serait vieilles, parce que nos propriétaires de l’époque ne se souciaient pas de notre situation. On avait le sentiment de ne pas avoir de prise sur notre avenir. » Ici ? C’est radicalement différent. Elle sent qu’elle pourrait vivre à CALICO le restant de sa vie ; elle espère que le projet tiendra au moins jusque-là. Son loyer colle avec ses revenus (580 euros de loyer pour 1.500 euros de pension et de revenus complémentaires via son artisanat textile).

Plus qu’une habitante

L’appartement correspond à ses besoins : confortable, isolé, triple vitrage, parfois trop petit, parfois trop chaud, mais fonctionnel. L’approche Angela.D reflète ses valeurs féministes. Souhaitant être « plus qu’une habitante », elle a rejoint le conseil d’administration d’Angela.D, qui discute par exemple de la possibilité d’acheter un logement Angela.D – certaines locataires soulignent que l’empouvoirement des femmes passe par l’accès à la propriété privée, alors pourquoi limiter Angela.D à des locations ?

Ça ne va pas de soi

Toujours est-il que, depuis trois ans, Isabelle, Fatima, Houssaî, Nanie… vont bien ou vont mieux – preuve, s’il en faut encore, qu’un logement sain et abordable est le premier levier d’action contre la précarité. Katrien, également locataire Angela.D, se remet doucement du gros contrecoup (physique et mental) ressenti en emménageant à CALICO en 2021. « Ne pas avoir de toit au-dessus de sa tête et de celles de ses enfants, c’est beaucoup de stress, ça prend toute l’énergie disponible. Alors une fois qu’on ressent enfin de la sécurité, le corps lâche. » Vivre à CALICO reste énergivore, dit-elle, mais d’une autre nature.

Salomé la rejoint sur ce point : CALICO est un engagement important. La maison de naissance et la maison de mourance de Pass-ages fonctionnent par exemple grâce aux 40 bénévoles, internes et externes. En parallèle, cet engagement intensif permet à Salomé de se reposer sur les voisin·es en charge d’autres tâches qu’elle. Ainsi, interrogée sur le modèle financier de la coopérative Pass-ages, elle me renvoie vers le voisin responsable, puisqu’elle n’accorde pas d’attention à ce pan du projet, mais lui fait totalement confiance pour gérer cela correctement (un exercice de charge/décharge mentale et de lâcher-prise).

Les riches n’ont pas besoin d’en faire autant

La vie en groupe n’allant pas (ou plus) de soi, le CLTB (Community Land Trust Bruxelles, organisation anti-spéculative, propriétaire du terrain) a formé les ménages de CALICO à la tenue de réunions, à l’intelligence collective, à la recherche de consensus… Oui, il y a des paniers de légumes invendus, mais ils n’arrivent pas tout seuls. Certes, il y a un appartement commun au sein du bloc Angela.D — très pratique pour les fêtes d’anniversaire avec les ami·es des enfants, trop génial pour stocker la bibliothèque féministe, super malin pour disposer d’une chambre d’ami·es louée 15 euros la nuitée — mais il faut le gérer, ensemble. Et il n’y a pas de secret, souligne Katrien, si l’on a moins d’argent à fournir, on donne ce que l’on possède « d’autre » : son temps et son énergie. Qui a besoin de vie collective ? Les femmes, les mamans solos. Or, qui est prête à donner de son temps pour faire communauté ? On s’en doute.

« C’est toujours double, poursuit Katrien, un peu refroidie par l’ambivalence de la société. C’est toujours aux pauvres qu’on en demande plus. Les riches n’ont pas besoin d’en faire autant : ils achètent leur maison et voilà. Si j’avais la puissance économique, vivrais-je en habitat collectif ? Peut-être que je devrais faire moins d’effort. Mais puisque je ne l’ai pas… » Katrien, comment d’autres, « donne » de sa personne – de l’investissement personnel pour un projet collectif.