Comment définiriez-vous l’archéologie du genre ? Est-ce une discipline enseignée en Belgique ?

Isabelle Algrain : « Il s’agit d’une archéologie qui s’intéresse aux rapports sociaux dans les sociétés anciennes sur base de la culture matérielle. Ce n’est pas une archéologie « qui étudie les femmes » : on analyse les relations entre les sexes et entre les différents groupes d’individus, c’est-à-dire que nous avons une approche intersectionnelle. Nous allons aussi croiser les données avec la question des classes sociales, de l’âge, etc., pour bien comprendre le contexte dans lequel les individus vivaient. Pour l’instant, l’archéologie du genre n’est pas vraiment enseignée en Belgique, il n’y a pas de cours proprement dit. Cependant, nous sommes là, nous occupons le terrain et nous sommes invitées à venir parler de ces sujets avec les étudiant·es dans de nombreuses universités du pays. C’est un domaine dont on commence à parler. Il est vrai qu’il a longtemps été compliqué pour les professeur·es d’avoir des sources sur lesquelles se baser pour travailler sur ce sujet dans leurs cours. Notre livre est un outil pour les personnes qui voudraient enseigner cette matière. »

Laura Mary : « C’est aussi le manuel dont on a manqué lorsque nous étions nous-mêmes étudiantes. On met en avant d’où viennent ces réflexions et ces théories, on ne les sort pas de notre chapeau ! En Norvège par exemple, cela date des années 1980. C’est arrivé jusqu’aux États-Unis et puis, cela a mis du temps à percoler, en fonction des pays et des thématiques. La recherche genrée sur la préhistoire a plus facilement circulé que d’autres périodes archéologiques. Chez nous, et dans les autres pays francophones, l’archéologie du genre arrive petit à petit parce que la littérature scientifique en anglais sur cette question se développe, parce qu’on lit plus facilement l’anglais que le norvégien ! Il n’y a pas beaucoup de sources écrites en français sur l’archéologie du genre, et il y a aussi peu de ressources vulgarisées, une barrière théorique subsiste, par exemple sur la différence entre sexe et genre. En outre, dans le monde francophone, l’archéologie s’intéresse assez peu à la théorie, et va plutôt se concentrer sur l’étude très pragmatique des vestiges. Je pense aussi que la question du genre à l’université a longtemps été cantonnée aux facultés de philosophie ou de lettres. On en a discuté avec les archéologues Caroline Tremaud et Chloé Belard qui ont travaillé en France il y a quelques années sur des questions de genre dans le cadre de leur thèse et elles ont vraiment eu le sentiment d’être fort isolées au début de leur recherche. »
I.A. : « Aujourd’hui, on constate que de plus en plus d’étudiant·es en archéologie choisissent un sujet de mémoire en lien avec le genre, et veulent s’emparer de cette problématique. »
Avez-vous rencontré des obstacles spécifiques en travaillant sur ces sujets au sein du milieu académique ?
L.M. : « Je dirais qu’on rencontre de l’antiféminisme « classique », aussi des remarques sur le wokisme et sur le gauchisme. Il y a une résistance et une incompréhension générale sur ce qu’est l’archéologie du genre. L’objectif n’est pas de brûler tout ce qui a été fait en archéologie par le passé. On se pose juste d’autres questions face aux vestiges matériels. Notre démarche est vraiment celle-là : amener de nouvelles questions, qui valent tout à fait la peine d’être posées. »
Il y a une résistance et une incompréhension générale sur ce qu’est l’archéologie du genre.
I.A. : « On ne reçoit pas de tomates quand on donne des conférences (Rires). Face aux étudiant·es, nous sommes en terrain conquis, parce qu’ils et elles sont plus au fait que nous à leur âge sur les questions de genre. Ce que nous attendons désormais, ce sont des comptes rendus critiques de notre travail, de notre livre, par d’autres archéologues dans des revues scientifiques. »
Vous identifiez ce que vous appelez un « biais androcentrique » en archéologie, pourriez-vous développer ?
I.A. : « Pendant très longtemps, l’archéologie a été écrite par les hommes, et les travaux ont eu tendance à se concentrer sur la vie et les activités des hommes. Ils ont minimisé, voire pas du tout mentionné, la moitié de l’humanité : les femmes et les groupes minoritaires. Les publications en archéologie n’ont pas tenu compte de leurs apports, qu’ils soient politiques, économiques, culturels, etc. L’archéologie du genre va investiguer cet oubli, et s’intéresse à ce qui a été passé sous silence, sans tomber dans un biais gynocentrique et estimer que les femmes avaient forcément dans le passé une meilleure position qu’aujourd’hui. Certains travaux, souvent trop vulgarisés, tombent dans ce travers et laissent penser que les femmes se trouvaient auparavant dans une situation idyllique. Ce n’est pas vrai. Il faut trouver un juste équilibre entre ces deux biais et rester le plus proche possible des vestiges matériels qu’il nous reste de ces périodes-là. Cette idée de matriarcat primitif a fait beaucoup de tort au développement de l’archéologie du genre, nous y avons été associées, alors que nous savons qu’il ne faut pas croire qu’il y a eu un âge d’or pour les femmes, auquel on pourrait aspirer, une période dorée pendant laquelle les femmes ont pu tout faire, et accéder à toutes les positions dominantes. Cela n’a jamais existé ! »
Ce biais androcentrique a-t-il entraîné des conséquences graves ?
I.A. : « Oui, il a donné une image fausse de notre passé. Par exemple, quand les archéologues tombaient sur une sépulture avec des armes, ils en concluaient directement qu’il s’agissait de la sépulture d’un homme, sans réaliser d’analyses du squelette, ni même d’analyse ADN quand cela a été rendu possible. Quand ils se trouvaient face à des bijoux, ils estimaient qu’ils étaient devant la tombe d’une femme. Aujourd’hui, on sait sur base de la population enterrée dans des nécropoles que des femmes ont été enterrées avec des armes, que des hommes ont été enterrés avec des bijoux, et surtout qu’un certain nombre de personnes ont été enterrées avec ces deux types d’objets. Une vision binaire s’est développée dans l’analyse des objets, il n’y a pourtant aucune preuve que les sociétés du passé possédaient une vision aussi binaire que la nôtre. Il faut en tenir compte dans la manière dont on présente les informations au grand public. Or, de nombreux musées et manuels scolaires ne montrent que des pièces liées à la guerre, venant de sépultures d’hommes riches. Cela ne représente pas du tout la majorité de l’humanité.
Une vision binaire s’est développée dans l’analyse des objets, il n’y a pourtant aucune preuve que les sociétés du passé possédaient une vision aussi binaire que la nôtre.
Il faut préciser que la culture matérielle liée aux femmes a en grande partie disparu, car elle se conserve moins bien. Les femmes s’occupaient, majoritairement, du textile qui ne se conserve que dans un milieu très sec ou très humide. Malgré tout, on ne met pas assez en avant cette contribution des femmes. Il n’y avait pas de grands magasins à l’époque. Pour s’habiller, on avait besoin des femmes, ce n’est pas anecdotique. Dans les sociétés vikings, sans les femmes, il n’y avait pas de bateau : elles s’occupaient de tisser les voiles. C’est un travail très important mais encore invisible.
Dans les sociétés vikings, sans les femmes, il n’y avait pas de bateau : elles s’occupaient de tisser les voiles.
Puisqu’on parle des musées, l’Espagne constitue un terrain très riche en matière de recherches sur le genre. Des chercheuses se sont intéressées non seulement aux types de matériel exposé mais aussi aux mots qui sont utilisés. Pour parler des humains, le mot « homme », soi-disant neutre, est systématiquement employé. Dans les explications et les images, le rôle des hommes va être mis en avant, en tant que personnes actives. Les femmes occupent plutôt l’arrière-plan et sont montrées dans des positions passives. La société dans laquelle nous vivons aujourd’hui a un impact sur les représentations stéréotypées qui sont faites du passé, elles sont montrées à un large public qui risque de les reproduire. C’est un cercle vicieux. »

Vous citez notamment l’archéologie anarchiste comme source d’inspiration, est-ce que l’archéologie du genre partage les mêmes questionnements ?
L.M. : « Je connais l’archéologie anarchiste grâce au mouvement anglophone Black Trowel (Truelle noire, en français), qui a mis en place des bourses pour diversifier les personnes qui accèdent aux études d’archéologie. L’argent est le nerf de la guerre ! Ce ne sont pas des études qui sont accessibles à tout le monde, il y a notamment des stages à effectuer sur le terrain, qui ont souvent lieu à l’étranger. Il faut être capable de voyager. Ces bourses sont donc ouvertes aux étudiant·es venant d’un milieu défavorisé, en situation de handicap ou racisé·es, etc. Ces inégalités sont présentes depuis longtemps dans la profession. Pendant la colonisation, les Européens arrivés sur place sont parvenus à s’approprier la culture matérielle d’une population qui était toujours présente, qui ne vivait pas dans des temps anciens. Il faut garder cela en tête quand on part sur un site à l’étranger en tant qu’archéologue blanc : il y a une longue histoire de rapports hiérarchiques qu’on ne peut pas éluder. C’est là que le classisme rejoint le racisme, quand des archéologues universitaires et blancs prennent le pouvoir sur des chantiers, et ne reconnaissent pas le travail et le savoir des ouvriers et ouvrières locales. Cela se produit encore aujourd’hui. Il est certain que nos luttes se rejoignent pour combattre les inégalités et les dominations dans le milieu de l’archéologie, mais les archéologues anarchistes se posent d’autres questions face au passé et s’intéressent aux mouvements sociaux marginalisés, je pense aux pirates par exemple. Ces archéologues se penchent sur les populations considérées comme marginales, qui vivaient en dehors des grands systèmes de pouvoir. »
I.A. : « L’archéologie du genre, l’archéologie antiraciste et décoloniale, l’archéologie anarchiste, etc., s’intéressent en fait toutes aux rapports sociaux dans l’interprétation du passé et dans la situation des archéologues qui exercent au sein de cette profession. Nous nous parlons, nous nous croisons lors des mêmes événements ou tables rondes. »
Côté solutions, que peut-on mettre en place pour améliorer la situation aujourd’hui ?
L.M. : « Nous avons créé le projet Paye ta Truelle pour lutter contre le sexisme et pour plus d’égalité et de diversité en archéologie. Nous menons des actions de sensibilisation sur ces questions. Avec l’association Archéo-Éthique, nous avons mis sur pied l’exposition « Archéo-Sexisme » que nous faisons circuler gratuitement. Nous avons aussi écrit une charte qui accompagne les responsables de chantier, pour lutter contre les discriminations sur le terrain. Une trentaine de chantiers y ont adhéré depuis 2019. La situation évolue positivement depuis quelques années. Certains organismes d’archéologie privés et publics, ainsi que les syndicats, prennent la parole pour faire en sorte que les commodités sur les chantiers respectent le droit du travail. Il faudrait qu’il y ait au moins deux toilettes présentes, du savon, des poubelles. Certains chantiers pour faire des économies font l’impasse sur les toilettes… c’est très compliqué quand on a ses règles. »
Nous avons créé le projet Paye ta Truelle pour lutter contre le sexisme et pour plus d’égalité et de diversité en archéologie.
I.A. : « Pour les musées spécifiquement, il y a l’exemple du musée de Madrid qui a rénové sa salle consacrée à la Grèce antique, qui s’articule désormais sur l’opposition dans cette société entre les hommes et les femmes, entre les personnes grecques et les personnes non grecques. Une partie de la salle est dédiée à la polis, à la ville, et montre que les hommes étaient plus présents dans l’espace public, mais n’oublie pas de présenter des objets issus de la sphère domestique, de l’oikos, qui est un monde plus féminin. Les différents pôles de la société de cette époque sont montrés de manière parallèle et avec leurs spécificités sans minimiser l’un par rapport à l’autre. »
Qu’est-ce qui vous a le plus surprises en travaillant sur ce livre ?
I.A. : « L’archéologie du genre peut être appliquée partout, à toutes les époques, dans toutes les régions, dans tous les contextes. En écrivant le livre, et en m’intéressant à l’archéologie par le prisme du genre, j’ai été frappée par la transdisciplinarité que cela permet. Nous n’en n’avons pas l’habitude : en tant qu’archéologues, nous sommes enfermé·es dans notre domaine. Moi par exemple, j’étudie les vases grecs archaïques. Je ne vais pas voir ce qu’il se passe du côté des céramiques égyptiennes ! Et je ne sors pas de mes périodes de prédilection. Avec l’archéologie du genre, nous pouvons partager les mêmes questionnements, peu importe nos domaines et les périodes sur lesquelles nous travaillons. »
Interview intégrale dont certains extraits ont été publiés dans le magazine axelle de juillet-août 2024, en prolongation d’un article intitulé « Quand l’archéologie du genre repense notre passé ».

