L’accès à un toit est un besoin fondamental et un droit. Notre Constitution indique que chacun·e a droit, au nom d’une vie conforme à la dignité humaine, à un logement décent. C’est quoi, pour vous, un logement décent ?
Soizic Dubot : « Quand on est très loin du logement, avoir un toit peut déjà sembler être un logement décent. Mais un logement décent, c’est aussi un « chez-soi », donc plus qu’un toit : un lieu dans lequel on se sent exister, où on ne va pas être victimes de violences intrafamiliales, où on met sa famille, ses enfants, à l’abri. Un endroit qui nous permet d’exercer d’autres droits. Sans domiciliation, ce sont des allocations auxquelles on n’a pas accès ; ça rend la recherche d’un emploi compliquée ; l’accès à un compte en banque est interdit. Un logement décent, c’est un lieu où s’épanouir, recevoir des gens. C’est un lieu à soi, une chambre à soi – je pense à Virginia Woolf. Et c’est enfin un lieu qui ne met pas à mal la santé. »
Quand on est très loin du logement, avoir un toit peut déjà sembler être un logement décent.
Chloé Salembier : « Il y a de multiples façons d’habiter et souvent, elles sont pétries par des normes. La décence d’un logement va renvoyer à certains tabous culturels. Ce qui peut être visible dans certaines sociétés ne peut pas l’être dans d’autres : plein de pratiques réalisées par les femmes sont remplies de tabous, certaines visibles et autorisées dans l’espace public – comme l’allaitement par exemple –, d’autres invisibilisées dans le logement. Habiter, c’est bien plus qu’un toit sur sa tête, et c’est imbriqué dans plusieurs échelles. On peut avoir un logement de grande qualité mais dans un quartier tellement dégradé en termes de services, d’accès à la mobilité, qu’on ne va pas pouvoir se l’approprier de façon décente. À l’inverse, on peut avoir un logement dégradé, même si le quartier est d’une grande qualité. »
On parle de « crise du logement », mais la pénurie est devenue un état permanent. Avez-vous des éléments d’explication ?
Ch.S. : « La crise du logement, on la date au début des années 2000, avec une explosion des prix des loyers qui grimpent entre 1998 et 2004 de 30 à 50 %. Depuis, ce sont les loyers les plus bas, studios et appartements, qui augmentent le plus. Ça touche donc davantage les personnes les plus précaires. Et les loyers augmentent plus vite que les revenus des personnes. À Bruxelles, le parc immobilier est ancien et dégradé. Il y a pas mal de logements inoccupés, d’autres inadaptés par rapport à la demande : il est très difficile de trouver des logements pour familles nombreuses et ceux qui existent s’arrachent à des prix très élevés. En fait, l’offre est suffisante, mais inadaptée aux réalités. Et l’offre de logements publics est insuffisante : moins de 7 % du parc immobilier, avec des durées d’attente de dix ans. En Région bruxelloise, où on connaît une croissance démographique et une augmentation des ménages pour lesquels une intervention publique est nécessaire, on a aujourd’hui plus de 50.000 ménages inscrits sur liste d’attente pour accéder à un logement social, soit 10 % de la population bruxelloise, et on estime que 50 % pourraient prétendre à l’accès à un logement social ! Pour autant, il faut aussi mettre en évidence que la Région s’est dotée de toute une série de plans pour augmenter le parc public. Néanmoins, ce n’est pas suffisant. »
Quelques chiffres • En Belgique, entre 1996 et 2020, les loyers ont presque triplé. • Hausse des loyers moyens en 2023 : + 4,3 % en Wallonie (4,6 % en 2022) ; + 8,6 % à Bruxelles (3,9 % en 2022). • 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle en Belgique sont des femmes. • Seulement 17 % des femmes solos sont propriétaires de leur logement, contre 83 % des couples. • Près d’une femme sur quatre en couple (23 %) est en situation de dépendance financière, contre seulement 3 % d’hommes en couple. Sources : OCDE, Federia (Fédération des agents immobiliers francophones de Belgique), Collectif des Femmes, Statbel.
En quoi la dimension financière liée au logement touche plus particulièrement les femmes ?
S.D. : « À Vie Féminine, on avait fait dès 2006 une recherche-action, « Au féminin précaire », sur la façon dont les femmes vivent la précarité. Ce qui ressortait et ressort toujours, c’est comment le logement est une clé de précarité, en lien avec d’autres champs de la vie quotidienne, notamment l’accès aux revenus. L’écart de revenus entre les femmes et les hommes pénalise les femmes tout au long de leur vie, en termes de salaire et jusqu’à la pension, femmes locataires ou propriétaires, souvent plus âgées. Ces aînées s’étaient posé la question du montant de pension qu’elles devraient toucher pour pouvoir vivre correctement ou entretenir leur bien. Indexé, ce montant s’élèverait aujourd’hui à 1.800 euros ; on en est encore loin.
Le logement est une clé de précarité, en lien avec d’autres champs de la vie quotidienne, notamment l’accès aux revenus.
De nombreuses femmes sont aussi poussées à rester dans des logements insalubres. Parce qu’elles en ont enfin un. Ou alors, et là je vais utiliser une autre définition d’insalubrité, elles vivent dans un logement où s’exercent des violences mais y restent parce qu’il n’y a pas de possibilité de se projeter psychologiquement et financièrement dans une vie en dehors de ce logement. Et les enfants restent jusqu’à ce qu’ils puissent accéder eux-mêmes à un logement, éventuellement par la mise en couple… C’est ce qui marque des trajectoires de vie de femmes, encore à l’heure actuelle. Ces schémas se répètent, aussi à cause de la situation du logement. »
Il y a aussi beaucoup de discriminations liées à des stéréotypes. Par exemple, un propriétaire qui refuse de louer un logement à une femme cheffe de ménage avec enfants, sous prétexte qu’une femme ne sait pas bricoler et garder le logement en bon état…
Ch.S. : « Une étude de 2007 sur le mal-logement des femmes mettait en évidence que les personnes les plus mal logées à Bruxelles étaient les aînés, les familles monoparentales et les personnes isolées. Les femmes sont surreprésentées dans les trois catégories. Elles sont discriminées sur le marché du logement pour des raisons économiques, mais pas seulement. Il y a aussi beaucoup de discriminations liées à des stéréotypes. Par exemple, un propriétaire qui refuse de louer un logement à une femme cheffe de ménage avec enfants, sous prétexte qu’une femme ne sait pas bricoler et garder le logement en bon état, ou qu’elle ne pourra pas être suffisamment autoritaire avec ses enfants et que cela va déranger les voisin·es… La Région bruxelloise a créé des outils pour lutter contre les discriminations racistes et sexistes, mais ça reste insuffisant. »

On parlait des différentes échelles du logement : la situation géographique joue-t-elle aussi un rôle discriminant ?
S.D. : « Quand on a enfin accès à un logement social, on ne choisit pas sa localisation, qui peut être dans une commune périphérique. Faut-il accepter ce logement – une chance en termes de coût, bien en dessous du marché – et changer les enfants d’école, qui n’est plus accessible en transport en commun ? À quoi donne-t-on la priorité ? Et quand l’emploi entre en ligne de compte, et encore plus si on travaille dans les services aux personnes avec de nombreux déplacements, les choix dépassent la dimension purement économique. On ne peut pas séparer le logement de l’espace et des lieux de vie qui l’entourent. »
On ne peut pas séparer le logement de l’espace et des lieux de vie qui l’entourent.
Ch.S. : « Les rôles sociaux vont déterminer la façon dont on va se déplacer. Les femmes étant davantage en charge du travail reproductif, elles vont avoir une mobilité « zigzag » : trajets école-emploi-courses… contre la mobilité « pendulaire » des hommes. »
Certaines règles ou le manque de réactivité des institutions entravent de plus l’accès au logement pour les femmes…
Ch.S. : « La règle du nombre de chambres pour pouvoir héberger ses enfants est une norme de salubrité édictée au départ pour protéger contre la suroccupation. Elle peut faire l’inverse de ce qu’elle souhaite, c’est-à-dire restreindre l’accès à un logement pour une femme qui aurait, par exemple, une fille et un garçon de 12 et 15 ans : il leur faudrait un appartement trois chambres. Ou alors, certaines mamans perdent la garde de leurs enfants parce qu’elles n’ont pas un logement suffisamment adéquat pour accueillir leurs enfants. On a comme ça des ruptures de trajectoire dans les parcours de vie qui sont clairement liées à des enjeux de logement et surtout de non-accès à un logement de qualité et digne. »
Certaines mamans perdent la garde de leurs enfants parce qu’elles n’ont pas un logement suffisamment adéquat pour accueillir leurs enfants.
S.D. : « Au niveau législatif, le statut de cohabitant·e pèse lourdement. II nuit aux solidarités mais aussi à l’autonomie économique des femmes. Le fait d’habiter sous le même toit qu’une autre personne adulte réduit nos allocations. C’est un statut profondément injuste, à abolir. Je pense aussi au problème de la domiciliation, pour les femmes victimes de violences ou les femmes sans abri mais logées chez différentes personnes ; elles n’auront pas accès à l’inscription pour un logement social, ou ne pourront pas garder des points de priorité… »
Autre problème, l’insalubrité. Il existe des contrôles, mais les gens hésitent à porter plainte parce que le risque de perdre leur logement et de ne pas en retrouver un autre existe.
Ch.S. : « D’une certaine manière, le logement social favorise les femmes, car elles sont majoritaires dans toute une série de catégories qui sont prioritaires : monoparentalité, situation de violences intrafamiliales, précarité, etc. Ces leviers pour pallier les inégalités existent, mais ils s’accompagnent de violences institutionnelles, via un contrôle permanent de la part des travailleurs/euses sociaux/ales des sociétés immobilières publiques : est-ce que vous vous êtes remise en couple, ou non ? Quel type de revenus avez-vous ?, etc. Autre problème, l’insalubrité. Il existe des contrôles, mais les gens hésitent à porter plainte parce que le risque de perdre leur logement et de ne pas en retrouver un autre existe. Il y a des leviers au niveau institutionnel mais c’est toujours la question des moyens qu’on y met. »
- À écouter / « Sue et la chambre vide », 2e épisode du podcast De l’argent à elles
D’après vous, que faudrait-il mettre en place en termes de politiques publiques pour réduire les inégalités ? Faut-il restreindre la propriété privée ?
Ch.S. : « La propriété privée est quand même un facteur de protection des femmes face aux inégalités structurelles qu’elles subissent. Après, on peut imaginer d’autres leviers qui permettent non pas un droit de propriété, mais un droit d’usage pérenne, ce qu’on retrouve par exemple dans des modèles dits coopératifs. La difficulté de ce modèle – on n’est pas propriétaire de la brique mais d’une part de la coopérative –, c’est qu’il faut une mise de départ. Étant donné leurs conditions de travail – temps partiels, inégalités salariales, etc. – et leurs charges quotidiennes, est-ce que les femmes réussissent à se créer une sécurité de logement à long terme ? Souvent la réponse est non. Lors d’un divorce par exemple, la théorie des « pots de yaourt » est une réalité : les femmes se rendent compte que leur salaire a souvent servi à faire les courses, mais pas à acheter la maison, la voiture, etc. Elles sont donc perdantes financièrement. Il faut penser la question de la propriété en termes de droit d’usage suivant les besoins, et si ce droit d’usage doit passer aujourd’hui par un accès à la propriété privée pour permettre aux femmes l’accès à un logement digne, alors c’est oui. »
Réguler les loyers sur le marché privé pourrait être une solution puisque l’offre des marchés publics n’est pas suffisante pour faire pression.
S.D. : « Si le logement est un droit, on est amenée à se poser la question de sa marchandisation. Le logement n’est pas le seul droit à être mis sur le marché, mais cette mise en marché est une des clés du problème. Il existe des grilles de loyers indicatifs mais aucune contrainte ne pousse à les respecter. L’enquête « Bruxelles Rentière » montre comment le logement est un moyen pour des multipropriétaires de se faire une rente. Réguler les loyers sur le marché privé pourrait être une solution puisque l’offre des marchés publics n’est pas suffisante pour faire pression. Une mesure avait donné il y a quelques mois un peu d’espoir : le gel de l’indexation des loyers quand la performance énergétique était mauvaise. Mesure minime mais d’intervention sur le secteur marchand du logement. Une mesure qui était aussi très provisoire. »
Chloé Salembier, vous faites partie de l’asbl Angela.D (en référence à Angela Davis, militante afro-américaine antiraciste), qui développe des projets féministes : de quoi s’agit-il ?
Ch.S. : « L’asbl Angela.D, Association Novatrice pour Gérer Ensemble le Logement et Agir Durablement, créée en 2018, propose des solutions collectives d’accès au logement par et pour les femmes en travaillant sur le renforcement communautaire. Dans ces projets, dont le projet CALICO, il y a toujours des espaces communs qui sont, pour nous, porteurs de pistes d’émancipation. C’est à partir de ces espaces communs que le logement va se définir et non plus à partir de la sphère privée.
Depuis le 19e siècle, la ville a été organisée de manière binaire entre espace privé dans lequel les femmes sont reléguées et l’espace public plutôt réservé aux hommes.
Depuis le 19e siècle, la ville a été organisée de manière binaire entre espace privé dans lequel les femmes sont reléguées et l’espace public plutôt réservé aux hommes. Les espaces intermédiaires entre le public et le privé permettent de donner, ou de redonner, une dimension politique à la sphère domestique. Les espaces communs nous obligent à réfléchir et à prendre ensemble des décisions : comment répartir la parole pour décider comment occuper l’espace ? Quelles activités sont permises, à quelles conditions, etc. ? Les espaces communs vont permettre également de mutualiser ou de socialiser le travail du soin. Les habitantes peuvent prendre en charge une tâche domestique à tour de rôle : la surveillance des enfants, la préparation des repas, etc. Ce qui permettra de libérer du temps pour le travail reproductif ou pour s’investir davantage dans le travail communautaire. »
S.D. : « On voit aussi des initiatives informelles, des mamans solos qui habitent dans des appartements voisins se rendre ce type de services. Ces solutions de solidarité poussent non seulement à voir le logement non seulement comme espace privé/public/intermédiaire, mais aussi à l’envisager comme une question de temporalité. Temps et espace fonctionnent ensemble. Si le logement comprend des espaces de jeux pour enfants, extérieurs ou semi-extérieurs, avec une visibilité depuis l’intérieur, ça permet de coupler des espaces à un temps de jeux d’enfants mais aussi de travail dans la maison, ce qui correspond beaucoup plus aux formes de vie actuelles. »
Ce qu’il y a aussi d’intéressant dans les projets Angela.D, c’est la séparation juridique du bâti et du sol…
Ch.S. : « Il existe différents modèles. Ce sont des expérimentations et c’est très marginal, mais ça permet de mettre en pratique des projets féministes qui vont à l’encontre de visions patriarcales et capitalistes de la ville. Ces projets nous inspirent par exemple pour repenser les grands chantiers de rénovation des logements collectifs. On pourrait intégrer une perspective de genre et créer toute une série d’espaces communs proposant de mutualiser le soin, de remettre du collectif dans le logement, pour sortir les personnes de l’isolement – un vrai problème de santé publique – et prévenir les violences domestiques. On peut imaginer que ces projets pilotes puissent inspirer de nouvelles manières de concevoir le logement à l’avenir et de ne plus favoriser, aussi bien au point de vue des politiques urbaines que des politiques fiscales, les ménages nucléaires [deux adultes, avec ou sans enfants, ndlr] et l’étalement urbain qui isole, et de davantage penser le logement comme un lieu du politique où peuvent s’inventer de nouvelles formes démocratiques. »
Il faut aussi penser le logement comme évolutif dans la durée de la vie, avec des situations qui changent, des moments où on vit à plusieurs, à moins, des moments en couple ou non, ou quand on vieillit…
S.D. : « Ces expérimentations, à encourager, doivent se combiner avec une régulation du marché privé, avec la suppression du statut de cohabitant·e qui concerne beaucoup de cohabitantes, et avec la création de logements sociaux. Il faut aussi penser le logement comme évolutif dans la durée de la vie, avec des situations qui changent, des moments où on vit à plusieurs, à moins, des moments en couple ou non, ou quand on vieillit… Et on n’y échappera pas. Il faut se donner des lignes d’horizon. »
