État des lieux du logement, les femmes mal loties

Avoir un toit au-dessus de la tête, habiter, se sentir chez soi…, on en connaît l’importance. Mais le logement est en crise, les montants des loyers continuent d’augmenter, de moins en moins de biens adéquats sont disponibles… Pour explorer les (nombreux) enjeux du logement liés aux femmes, mais aussi des pistes de solutions, deux expertes : Soizic Dubot, coordinatrice socio-économique chez Vie Féminine, et Chloé Salembier, administratrice de l’asbl Angela.D, chercheuse au laboratoire Uses&Spaces du LAB et professeure de socio-anthropologie à la Faculté d’architecture LOCI (UCLouvain). Un entretien qui sera également bientôt disponible en podcast dans notre série L’heure des éclaireuses.

© Marie Boisson pour axelle magazine

L’accès à un toit est un besoin fondamental et un droit. Notre Constitution indique que chacun·e a droit, au nom d’une vie conforme à la dignité humaine, à un logement décent. C’est quoi, pour vous, un logement décent ?

Soizic Dubot : « Quand on est très loin du logement, avoir un toit peut déjà sembler être un logement décent. Mais un logement décent, c’est aussi un « chez-soi », donc plus qu’un toit : un lieu dans lequel on se sent exister, où on ne va pas être victimes de violences intrafamiliales, où on met sa famille, ses enfants, à l’abri. Un endroit qui nous permet d’exercer d’autres droits. Sans domiciliation, ce sont des allocations auxquelles on n’a pas accès ; ça rend la recherche d’un emploi compliquée ; l’accès à un compte en banque est interdit. Un logement décent, c’est un lieu où s’épanouir, recevoir des gens. C’est un lieu à soi, une chambre à soi – je pense à Virginia Woolf. Et c’est enfin un lieu qui ne met pas à mal la santé. »

Quand on est très loin du logement, avoir un toit peut déjà sembler être un logement décent.

Chloé Salembier : « Il y a de multiples façons d’habiter et souvent, elles sont pétries par des normes. La décence d’un logement va renvoyer à certains tabous culturels. Ce qui peut être visible dans certaines sociétés ne peut pas l’être dans d’autres : plein de pratiques réalisées par les femmes sont remplies de tabous, certaines visibles et autorisées dans l’espace public – comme l’allaitement par exemple –, d’autres invisibilisées dans le logement. Habiter, c’est bien plus qu’un toit sur sa tête, et c’est imbriqué dans plusieurs échelles. On peut avoir un logement de grande qualité mais dans un quartier tellement dégradé en termes de services, d’accès à la mobilité, qu’on ne va pas pouvoir se l’approprier de façon décente. À l’inverse, on peut avoir un logement dégradé, même si le quartier est d’une grande qualité. »

On parle de « crise du logement », mais la pénurie est devenue un état permanent. Avez-vous des éléments d’explication ?

Ch.S. : « La crise du logement, on la date au début des années 2000, avec une explosion des prix des loyers qui grimpent entre 1998 et 2004 de 30 à 50 %. Depuis, ce sont les loyers les plus bas, studios et appartements, qui augmentent le plus. Ça touche donc davantage les personnes les plus précaires. Et les loyers augmentent plus vite que les revenus des personnes. À Bruxelles, le parc immobilier est ancien et dégradé. Il y a pas mal de logements inoccupés, d’autres inadaptés par rapport à la demande : il est très difficile de trouver des logements pour familles nombreuses et ceux qui existent s’arrachent à des prix très élevés. En fait, l’offre est suffisante, mais inadaptée aux réalités. Et l’offre de logements publics est insuffisante : moins de 7 % du parc immobilier, avec des durées d’attente de dix ans. En Région bruxelloise, où on connaît une croissance démographique et une augmentation des ménages pour lesquels une intervention publique est nécessaire, on a aujourd’hui plus de 50.000 ménages inscrits sur liste d’attente pour accéder à un logement social, soit 10 % de la population bruxelloise, et on estime que 50 % pourraient prétendre à l’accès à un logement social ! Pour autant, il faut aussi mettre en évidence que la Région s’est dotée de toute une série de plans pour augmenter le parc public. Néanmoins, ce n’est pas suffisant. »

Quelques chiffres
• En Belgique, entre 1996 et 2020, les loyers ont presque triplé.
• Hausse des loyers moyens en 2023 : + 4,3 % en Wallonie (4,6 % en 2022) ; + 8,6 % à Bruxelles (3,9 % en 2022).
• 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle en Belgique sont des femmes.
• Seulement 17 % des femmes solos sont propriétaires de leur logement, contre 83 % des couples.
• Près d’une femme sur quatre en couple (23 %) est en situation de dépendance financière, contre seulement 3 % d’hommes en couple.
Sources : OCDE, Federia (Fédération des agents immobiliers francophones de Belgique), Collectif des Femmes, Statbel.

En quoi la dimension financière liée au logement touche plus particulièrement les femmes ?

S.D. : « À Vie Féminine, on avait fait dès 2006 une recherche-action, « Au féminin précaire », sur la façon dont les femmes vivent la précarité. Ce qui ressortait et ressort toujours, c’est comment le logement est une clé de précarité, en lien avec d’autres champs de la vie quotidienne, notamment l’accès aux revenus. L’écart de revenus entre les femmes et les hommes pénalise les femmes tout au long de leur vie, en termes de salaire et jusqu’à la pension, femmes locataires ou propriétaires, souvent plus âgées. Ces aînées s’étaient posé la question du montant de pension qu’elles devraient toucher pour pouvoir vivre correctement ou entretenir leur bien. Indexé, ce montant s’élèverait aujourd’hui à 1.800 euros ; on en est encore loin.

Le logement est une clé de précarité, en lien avec d’autres champs de la vie quotidienne, notamment l’accès aux revenus.

De nombreuses femmes sont aussi poussées à rester dans des logements insalubres. Parce qu’elles en ont enfin un. Ou alors, et là je vais utiliser une autre définition d’insalubrité, elles vivent dans un logement où s’exercent des violences mais y restent parce qu’il n’y a pas de possibilité de se projeter psychologiquement et financièrement dans une vie en dehors de ce logement. Et les enfants restent jusqu’à ce qu’ils puissent accéder eux-mêmes à un logement, éventuellement par la mise en couple… C’est ce qui marque des trajectoires de vie de femmes, encore à l’heure actuelle. Ces schémas se répètent, aussi à cause de la situation du logement. »

Il y a aussi beaucoup de discriminations liées à des stéréotypes. Par exemple, un propriétaire qui refuse de louer un logement à une femme cheffe de ménage avec enfants, sous prétexte qu’une femme ne sait pas bricoler et garder le logement en bon état…

Ch.S. : « Une étude de 2007 sur le mal-logement des femmes mettait en évidence que les personnes les plus mal logées à Bruxelles étaient les aînés, les familles monoparentales et les personnes isolées. Les femmes sont surreprésentées dans les trois catégories. Elles sont discriminées sur le marché du logement pour des raisons économiques, mais pas seulement. Il y a aussi beaucoup de discriminations liées à des stéréotypes. Par exemple, un propriétaire qui refuse de louer un logement à une femme cheffe de ménage avec enfants, sous prétexte qu’une femme ne sait pas bricoler et garder le logement en bon état, ou qu’elle ne pourra pas être suffisamment autoritaire avec ses enfants et que cela va déranger les voisin·es… La Région bruxelloise a créé des outils pour lutter contre les discriminations racistes et sexistes, mais ça reste insuffisant. »

© Marie Boisson pour axelle magazine

On parlait des différentes échelles du logement : la situation géographique joue-t-elle aussi un rôle discriminant ?

S.D. : « Quand on a enfin accès à un logement social, on ne choisit pas sa localisation, qui peut être dans une commune périphérique. Faut-il accepter ce logement – une chance en termes de coût, bien en dessous du marché – et changer les enfants d’école, qui n’est plus accessible en transport en commun ? À quoi donne-t-on la priorité ? Et quand l’emploi entre en ligne de compte, et encore plus si on travaille dans les services aux personnes avec de nombreux déplacements, les choix dépassent la dimension purement économique. On ne peut pas séparer le logement de l’espace et des lieux de vie qui l’entourent. »

On ne peut pas séparer le logement de l’espace et des lieux de vie qui l’entourent.

Ch.S. : « Les rôles sociaux vont déterminer la façon dont on va se déplacer. Les femmes étant davantage en charge du travail reproductif, elles vont avoir une mobilité « zigzag » : trajets école-emploi-courses… contre la mobilité « pendulaire » des hommes. »

Certaines règles ou le manque de réactivité des institutions entravent de plus l’accès au logement pour les femmes…

Ch.S. : « La règle du nombre de chambres pour pouvoir héberger ses enfants est une norme de salubrité édictée au départ pour protéger contre la suroccupation. Elle peut faire l’inverse de ce qu’elle souhaite, c’est-à-dire restreindre l’accès à un logement pour une femme qui aurait, par exemple, une fille et un garçon de 12 et 15 ans : il leur faudrait un appartement trois chambres. Ou alors, certaines mamans perdent la garde de leurs enfants parce qu’elles n’ont pas un logement suffisamment adéquat pour accueillir leurs enfants. On a comme ça des ruptures de trajectoire dans les parcours de vie qui sont clairement liées à des enjeux de logement et surtout de non-accès à un logement de qualité et digne. »

Certaines mamans perdent la garde de leurs enfants parce qu’elles n’ont pas un logement suffisamment adéquat pour accueillir leurs enfants.

S.D. : « Au niveau législatif, le statut de cohabitant·e pèse lourdement. II nuit aux solidarités mais aussi à l’autonomie économique des femmes. Le fait d’habiter sous le même toit qu’une autre personne adulte réduit nos allocations. C’est un statut profondément injuste, à abolir. Je pense aussi au problème de la domiciliation, pour les femmes victimes de violences ou les femmes sans abri mais logées chez différentes personnes ; elles n’auront pas accès à l’inscription pour un logement social, ou ne pourront pas garder des points de priorité… »

Autre problème, l’insalubrité. Il existe des contrôles, mais les gens hésitent à porter plainte parce que le risque de perdre leur logement et de ne pas en retrouver un autre existe.

Ch.S. : « D’une certaine manière, le logement social favorise les femmes, car elles sont majoritaires dans toute une série de catégories qui sont prioritaires : monoparentalité, situation de violences intrafamiliales, précarité, etc. Ces leviers pour pallier les inégalités existent, mais ils s’accompagnent de violences institutionnelles, via un contrôle permanent de la part des travailleurs/euses sociaux/ales des sociétés immobilières publiques : est-ce que vous vous êtes remise en couple, ou non ? Quel type de revenus avez-vous ?, etc. Autre problème, l’insalubrité. Il existe des contrôles, mais les gens hésitent à porter plainte parce que le risque de perdre leur logement et de ne pas en retrouver un autre existe. Il y a des leviers au niveau institutionnel mais c’est toujours la question des moyens qu’on y met. »

D’après vous, que faudrait-il mettre en place en termes de politiques publiques pour réduire les inégalités ? Faut-il restreindre la propriété privée ?

Ch.S. : « La propriété privée est quand même un facteur de protection des femmes face aux inégalités structurelles qu’elles subissent. Après, on peut imaginer d’autres leviers qui permettent non pas un droit de propriété, mais un droit d’usage pérenne, ce qu’on retrouve par exemple dans des modèles dits coopératifs. La difficulté de ce modèle – on n’est pas propriétaire de la brique mais d’une part de la coopérative –, c’est qu’il faut une mise de départ. Étant donné leurs conditions de travail – temps partiels, inégalités salariales, etc. – et leurs charges quotidiennes, est-ce que les femmes réussissent à se créer une sécurité de logement à long terme ? Souvent la réponse est non. Lors d’un divorce par exemple, la théorie des « pots de yaourt » est une réalité : les femmes se rendent compte que leur salaire a souvent servi à faire les courses, mais pas à acheter la maison, la voiture, etc. Elles sont donc perdantes financièrement. Il faut penser la question de la propriété en termes de droit d’usage suivant les besoins, et si ce droit d’usage doit passer aujourd’hui par un accès à la propriété privée pour permettre aux femmes l’accès à un logement digne, alors c’est oui. »

Réguler les loyers sur le marché privé pourrait être une solution puisque l’offre des marchés publics n’est pas suffisante pour faire pression.

S.D. : « Si le logement est un droit, on est amenée à se poser la question de sa marchandisation. Le logement n’est pas le seul droit à être mis sur le marché, mais cette mise en marché est une des clés du problème. Il existe des grilles de loyers indicatifs mais aucune contrainte ne pousse à les respecter. L’enquête « Bruxelles Rentière » montre comment le logement est un moyen pour des multipropriétaires de se faire une rente. Réguler les loyers sur le marché privé pourrait être une solution puisque l’offre des marchés publics n’est pas suffisante pour faire pression. Une mesure avait donné il y a quelques mois un peu d’espoir : le gel de l’indexation des loyers quand la performance énergétique était mauvaise. Mesure minime mais d’intervention sur le secteur marchand du logement. Une mesure qui était aussi très provisoire. »

Chloé Salembier, vous faites partie de l’asbl Angela.D (en référence à Angela Davis, militante afro-américaine antiraciste), qui développe des projets féministes : de quoi s’agit-il ?

Ch.S. : « L’asbl Angela.D, Association Novatrice pour Gérer Ensemble le Logement et Agir Durablement, créée en 2018, propose des solutions collectives d’accès au logement par et pour les femmes en travaillant sur le renforcement communautaire. Dans ces projets, dont le projet CALICO, il y a toujours des espaces communs qui sont, pour nous, porteurs de pistes d’émancipation. C’est à partir de ces espaces communs que le logement va se définir et non plus à partir de la sphère privée.

Depuis le 19e siècle, la ville a été organisée de manière binaire entre espace privé dans lequel les femmes sont reléguées et l’espace public plutôt réservé aux hommes.

Depuis le 19e siècle, la ville a été organisée de manière binaire entre espace privé dans lequel les femmes sont reléguées et l’espace public plutôt réservé aux hommes. Les espaces intermédiaires entre le public et le privé permettent de donner, ou de redonner, une dimension politique à la sphère domestique. Les espaces communs nous obligent à réfléchir et à prendre ensemble des décisions : comment répartir la parole pour décider comment occuper l’espace ? Quelles activités sont permises, à quelles conditions, etc. ? Les espaces communs vont permettre également de mutualiser ou de socialiser le travail du soin. Les habitantes peuvent prendre en charge une tâche domestique à tour de rôle : la surveillance des enfants, la préparation des repas, etc. Ce qui permettra de libérer du temps pour le travail reproductif ou pour s’investir davantage dans le travail communautaire. »

S.D. : « On voit aussi des initiatives informelles, des mamans solos qui habitent dans des appartements voisins se rendre ce type de services. Ces solutions de solidarité poussent non seulement à voir le logement non seulement comme espace privé/public/intermédiaire, mais aussi à l’envisager comme une question de temporalité. Temps et espace fonctionnent ensemble. Si le logement comprend des espaces de jeux pour enfants, extérieurs ou semi-extérieurs, avec une visibilité depuis l’intérieur, ça permet de coupler des espaces à un temps de jeux d’enfants mais aussi de travail dans la maison, ce qui correspond beaucoup plus aux formes de vie actuelles. »

Ce qu’il y a aussi d’intéressant dans les projets Angela.D, c’est la séparation juridique du bâti et du sol…

Ch.S. : « Il existe différents modèles. Ce sont des expérimentations et c’est très marginal, mais ça permet de mettre en pratique des projets féministes qui vont à l’encontre de visions patriarcales et capitalistes de la ville. Ces projets nous inspirent par exemple pour repenser les grands chantiers de rénovation des logements collectifs. On pourrait intégrer une perspective de genre et créer toute une série d’espaces communs proposant de mutualiser le soin, de remettre du collectif dans le logement, pour sortir les personnes de l’isolement – un vrai problème de santé publique – et prévenir les violences domestiques. On peut imaginer que ces projets pilotes puissent inspirer de nouvelles manières de concevoir le logement à l’avenir et de ne plus favoriser, aussi bien au point de vue des politiques urbaines que des politiques fiscales, les ménages nucléaires [deux adultes, avec ou sans enfants, ndlr] et l’étalement urbain qui isole, et de davantage penser le logement comme un lieu du politique où peuvent s’inventer de nouvelles formes démocratiques. »

Il faut aussi penser le logement comme évolutif dans la durée de la vie, avec des situations qui changent, des moments où on vit à plusieurs, à moins, des moments en couple ou non, ou quand on vieillit…

S.D. : « Ces expérimentations, à encourager, doivent se combiner avec une régulation du marché privé, avec la suppression du statut de cohabitant·e qui concerne beaucoup de cohabitantes, et avec la création de logements sociaux. Il faut aussi penser le logement comme évolutif dans la durée de la vie, avec des situations qui changent, des moments où on vit à plusieurs, à moins, des moments en couple ou non, ou quand on vieillit… Et on n’y échappera pas. Il faut se donner des lignes d’horizon. »

Femmes debout sur la scène du stand-up

Alors que le stand-up français connaît son #MeToo depuis janvier, la scène belge n’est pas non plus exempte de sexisme ni d’agressions sexuelles. Pour y répondre, des organisateurs/trices proposent des espaces plus « safe » où violences sexistes et sexuelles ainsi que blagues homophobes et transphobes sont bannies.

Lola d’Estienne souhaite instaurer une scène accueillante pour les femmes. © Pamela Morinière

L’ambiance est chaleureuse et sans chichis ce vendredi soir chez Kamilou, bar bruxellois où se tient le Funny Women Brussels, une scène de stand-up anglophone entièrement féminine et lancée par l’Estonienne Heli Pärna. Sur la terrasse, spectatrices, spectateurs et artistes sirotent leur premier verre. Dans la salle, les chaises sont installées en rangées, face à la scène, simple espace où se succéderont les huit humoristes de la soirée sous la houlette de l’animatrice, qui ponctuera chaque passage de diverses interactions avec le public.

Histoires universelles

Le stand-up, abréviation française de l’anglais américain stand-up comedy (« comédie debout »), a le vent en poupe en Belgique comme ailleurs. Et les femmes commencent progressivement à investir cet univers longtemps chasse gardée des hommes. À Bruxelles par exemple, le Next Prince.ss of Comedy, qui récompense chaque année un ou une  humoriste, a vu ses candidatures féminines augmenter de 9 à 28 % entre 2017 et 2023, selon les chiffres partagés par le Kings of Comedy Club, le plus ancien Comedy club bruxellois.

Les femmes commencent progressivement à investir l’univers du stand-up, longtemps chasse gardée des hommes.

Ce spectacle, au cours duquel un·e humoriste monte sur une scène sans décor ni accessoires pour partager des instants de vie ou ses réflexions sur le monde, attire son public, et pour cause : l’identification aux aventures malheureuses ou rocambolesques des humoristes est forte car les histoires racontées sont universelles : infortunes du dating (rencontres amoureuses), sexualité ratée, urgence climatique, vie de parent déboussolée, vacances fichues, coupe du monde de football…

« On part d’une anecdote personnelle, et on grossit le trait », résume Délia Rémy, comédienne française installée à Bruxelles depuis cinq ans. Et l’on essaye de respecter deux règles éthiques essentielles : ne pas se moquer des personnes plus vulnérables que soi ou minorisées (si on ne l’est pas) et pratiquer l’autodérision. Objectif : récolter des rires, nombreux, des applaudissements (« applauses »), fournis, et idéalement susciter l’hilarité générale (« retourner la salle »).

Mais qu’on ne s’y trompe pas, le stand-up n’est pas qu’un univers de joyeux drilles.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, le stand-up n’est pas qu’un univers de joyeux drilles. Les accusations de violences sexuelles portées en janvier 2024 par l’humoriste belge Florence Mendez à l’encontre de son confrère français Seb Mellia, suite à la collecte de nombreux témoignages, et les différentes enquêtes journalistiques menées depuis [voir encadré ci-dessous], ont révélé un autre visage du stand-up : un univers très masculin où sexisme, blagues misogynes et violences sexuelles font bon ménage.

→ ""Je t’ai dit non. Tu as continué" : onze femmes accusent l’humoriste Seb Mellia d’agressions sexuelles et de viols", Télérama, 7 mars 2024
→ "#MeTooStandUp : derrière les vannes, l’ordinaire du sexisme et des violences sexuelles", Mediapart, 19 avril 2024
→ "Dans le milieu du stand-up, le "combat permanent" des femmes humoristes contre les comportements sexistes", France Info, 31 mars 2024.

En Belgique, des noms circulent, mais personne ne moufte. Dénoncer, c’est aussi s’exposer à une plainte pour diffamation. Toutefois, des organisateurs/trices nous ont confirmé que certains humoristes ne sont plus les bienvenus sur leurs plateaux.

Le continuum des violences de genre

Car le stand-up n’échappe pas au sexisme ordinaire et aux agressions sexuelles. « Des humoristes se sont plaintes que des MC [animateurs, ndlr] leur avaient mis une main sur la cuisse », relate Lola d’Estienne, humoriste et cofondatrice de l’Atout Comedy Club, une scène féminine francophone. Délia Rémy raconte : « Un MC a annoncé qu’il n’avait pas été sucé depuis longtemps suite à mon passage où je parlais de fellation. » « J’avais été présentée comme « la seule fille de la soirée », se rappelle l’humoriste belge Lisa Delmoitiez. Si tu es la seule fille sur le plateau, tu as un peu l’impression de représenter tout ton genre. »

Quand une femme fait rire, de manière générale ça frustre les mecs, car ils n’ont pas l’habitude de perdre le pouvoir.

On part de loin, le rire étant encore traditionnellement « le propre de l’homme ». « Dans la longue construction des genres échafaudée par la culture patriarcale au cours des siècles, c’est l’homme qui rit et qui fait rire et la femme est son premier objet comique et son public », résumait la philosophe française Olivia Gazalé au micro de France Inter le 8 mars dernier. « Quand une femme fait rire, de manière générale ça frustre les mecs, car ils n’ont pas l’habitude de perdre le pouvoir », confiait à axelle l’humoriste Fanny Ruwez dans un précédent article sur ce sujet.

L’humour, véritable fait social, a donc été sous-valorisé chez les femmes. Pourtant, réelle prise de pouvoir, le rire est politique et contribue à dénoncer, notamment par l’entremise du stand-up, les travers de nos sociétés, y compris le sexisme, les préjugés et les stéréotypes. Refuser ou limiter l’accès des femmes à cet exercice revient à nier leur existence.

Le rire est politique et contribue à dénoncer les travers de nos sociétés, y compris le sexisme, les préjugés et les stéréotypes.

Le stand-up est un travail solitaire où l’on n’hésite pas à se mettre à nu. Un bon réseau et le soutien d’autres humoristes sont cruciaux. « Tu es seule, tu montes sur scène, tu donnes ce que tu as à donner, le public aime ce que tu fais, ou pas, et puis tu sors de scène, tu retravailles seule tes textes, tu es seule avec tes doutes », résume Lola d’Estienne, qui prône le travail collectif et l’entraide.

Scènes de femmes

Dans une soirée stand-up, le sexisme se joue souvent en coulisses, ce qui échappe aux spectateurs/trices. Un accueil froid, le dédain affiché de certains humoristes envers leurs consœurs, des plateaux quasi exclusivement masculins et l’on monte sur scène chargée d’une énergie qui ne portera pas son set (monologue). C’est pour répondre à ce déséquilibre que les scènes féminines et sensibles au genre se sont multipliées ces dernières années à Bruxelles. Objectif : donner la voix aux femmes et aux minorités de genre, sans pour autant s’estampiller « scènes féministes ».

Dans une soirée stand-up, le sexisme se joue souvent en coulisses, ce qui échappe aux spectateurs/trices.

« Je veux avant tout que le public vienne pour les blagues, pas parce que ce sont des femmes qui sont sur scène », insiste Lola d’Estienne. L’Atout Comedy Club est un pied de nez à l’expression « l’atout charme » de la soirée, utilisée par certains animateurs pour désigner la seule femme d’un plateau. En plus de vouloir en finir avec l’aspect décrédibilisant d’être uniquement invitée pour son genre, Lola d’Estienne souhaite instaurer une scène accueillante pour les femmes. L’Atout offre ainsi « un espace safer pour les femmes et les minorités de genre dans le milieu du stand-up » qui passe notamment par un accueil bienveillant des humoristes qui sont également « bien payées » avec un tarif fixe. De nombreuses scènes ouvertes rémunèrent les artistes au chapeau, par exemple, laissant la rémunération des humoristes dépendre de la générosité du public. Or, rémunérer justement les artistes est une façon de pérenniser la place des femmes dans le stand-up. « On voit beaucoup de femmes humoristes aux scènes ouvertes [spectacles où les humoristes passent les un·es après les autres, ndlr] et elles disparaissent au moment de la professionnalisation », déplore Lola d’Estienne.

Rémunérer justement les artistes est une façon de pérenniser la place des femmes dans le stand-up.

Funny Women Brussels, estampillée « première scène de stand-up anglophone pour les femmes humoristes » sur sa page Instagram, rassemble majoritairement des artistes expatriées. « Il n’y a que des femmes sur scène mais pas dans la salle », précise sa fondatrice Heli Pärna. Comme l’Atout, Funny Women propose aussi des ateliers pour permettre aux futures aspirantes au stand-up d’écrire ensemble et de se lancer.

La scène anglophone du Side Splitters Comedy Brussels organise, elle, des plateaux mixtes équilibrés. L’idée : s’assurer d’une vraie représentation des genres et des minorités. « On peut y rire de tout tant que ce n’est pas de mauvais goût », précise son cofondateur, Charlie Stevens. Le formulaire d’inscription comprend une charte rappelant que Side Splitters ne tolère pas de blagues sexistes ou transphobes. « Et ceux qui s’y essaient ne sont pas réinvités », avertit Charlie Stevens.

Si tu es la seule fille sur le plateau, tu as un peu l’impression de représenter tout ton genre.

Le Kings of Comedy Club propose désormais une programmation d’artistes avec un ratio femmes-hommes équilibré. Depuis 2020, le Kings impose à chaque artiste de signer une charte qui condamne toute forme de violence sexuelle tout en garantissant respect et sécurité à « tou.te.s les artistes, quel que soit leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine ».

Tout le monde a quelque chose à dire, il ne faut jamais penser qu’on n’est pas drôle.

Et si ces initiatives pouvaient changer la donne et contribuer à faire naître de nouvelles vocations ? On se sentirait presque des talents d’humoriste en écoutant les mots d’Heli Pärna : « Tout le monde a quelque chose à dire, il ne faut jamais penser qu’on n’est pas drôle. Si tu es sincère dans ton histoire, cela devient drôle et lorsque l’on monte sur scène, c’est toujours mille fois pire dans la tête qu’en réalité, face au public. »

À Goma, les mots pour thérapie

Dans l’est de la République démocratique du Congo, déchiré par la guerre, de jeunes slameuses scandent leurs textes engagés. Elles exorcisent leurs souffrances et sensibilisent le public sur les problèmes qui touchent leur région.
Un reportage réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Sylvie Baziga, slameuse et bénévole, pose pour un portrait dans la maison de son oncle à Goma, où elle réside après avoir fui la guerre qui a éclaté à Sake, sa ville natale du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo (16 mai 2024). © Arlette Bashizi

Lorsque le bruit des armes automatiques et des tirs de mortiers a retenti à l’aube dans la petite ville de Sake, Sylvie Baziga a jeté précipitamment quelques affaires dans un sac et a rejoint, à pied, la foule de civil·es affolé·es et de militaires en déroute. « Je suis née dans une région où la guerre se chante au quotidien », commence à raconter cette lycéenne de 19 ans, dont le regard empreint de tristesse contraste avec un sourire espiègle. Dans l’est de la République démocratique du Congo, on sait quand il faut fuir pour sauver sa vie. Quitte à n’emporter que ses traumatismes en bagage.

Sylvie a trouvé refuge chez son oncle, à Goma, la capitale provinciale. La ville de deux millions d’habitant·es est à l’image des ruelles défoncées de ses quartiers populaires. Abîmée, chaotique, vivante, bancale. Des murets construits en pierre de lave, traces laissées par plusieurs éruptions volcaniques dévastatrices, délimitent les parcelles des maisons. Les éclats de voix se mêlent aux bruits des motos et aux chants accompagnés de percussions qui sortent des églises évangéliques où des fidèles prient Dieu de ne plus détourner les yeux. Parfois, depuis les bords du lac Kivu, on entend le bruit des combats entre l’armée congolaise et les rebelles du M23, soutenus par le Rwanda, qui font rage sur les collines alentour, à seulement une vingtaine de kilomètres de là.

Le slam qui guérit

En périphérie de Goma, les tentes blanches bricolées avec les moyens du bord s’étendent à perte de vue, comme des radeaux qui flottent sur un océan de misère. Plus d’un million de déplacé·es vivent dans des camps surpeuplés et insalubres.

Prendre une plume, exprimer ce qui me fait mal, c’est ce qui me permet de survivre.

Sylvie pose son sac et ses cahiers dans une petite maison de briques sur le site de Mugunga, une banlieue pauvre et excentrée de Goma, devenue un gigantesque campement, où les milliers de nouvelles et nouveaux arrivant·es s’ajoutent à tous·tes celles et ceux qui ont été chassé·es de chez elles/eux au fil des crises précédentes. Sylvie est un peu pressée, ce jour-là. Elle doit réviser, les examens approchent. Mais elle n’a pas vu les enfants depuis une semaine, ils lui manquent.

« En cercle, en cercle ! » En un instant, des dizaines de gamin·es s’agglutinent autour d’elle et reprennent en chœur, de leurs voix criardes et excitées : « Congo, oooh je t’aime Congo ! » « Ce sont des chansons joyeuses, pour leur faire oublier, pour un moment, tout ce qu’ils ont dans la tête. Ces enfants ont besoin de croire en l’avenir, dit la jeune fille. Chacun aide comme il peut. » Entière, battante, un peu idéaliste, elle croit au pouvoir des mots, dont elle voudrait couvrir la musique des armes.

Je parle de mon vécu, de mon désir de paix, d’amour, des violences faites aux femmes…

« Prendre une plume, exprimer ce qui me fait mal, c’est ce qui me permet de survivre », confie-t-elle. Mais écrire des poèmes ne lui suffisait pas. Elle voulait conter ses histoires. Le slam lui tombe dessus, comme un coup de foudre : un genre débridé, incisif, écrit pour être lu à haute voix et interprété. « Pour moi, c’est un remède qui guérit, qui soulage du fardeau des peines, dit-elle. Je parle de mon vécu, de mon désir de paix, d’amour, des violences faites aux femmes… » Des femmes qui portent le poids de guerres faites par des hommes, mais dont la voix est souvent ignorée.