Inceste : se rapiécer, de mère en fille

Le traumatisme de l’inceste s’immisce dans tous les pans de la vie de la victime, et peut aussi se transmettre aux générations suivantes. Quels sont les enjeux spécifiques autour du lien mère-enfant et comment se reconstruire ?

© Émilie Muszczak pour axelle magazine

Devenir mère, Sarah [prénom d’emprunt] en rêvait. Quand ce rêve s’est concrétisé, à ses 28 ans, il s’est heurté à de nombreuses angoisses, notamment celle de ne pas réussir à protéger sa fille, puisque, elle-même n’a pas été protégée pendant son enfance, entre les maltraitances de sa mère et les agressions sexuelles de son grand-père. C’est l’une des nombreuses conséquences de l’inceste : la difficulté à fonder une famille quand celle qui nous a vu·es grandir a été dévastatrice. Sarah n’est pas un cas isolé. S’il n’existe pas de statistiques officielles sur l’inceste en Belgique, au vu de celles publiées par Ipsos en France (2020) ou par l’OMS (2014), on peut estimer qu’il concerne 2 à 3 enfants par classe.

C’est l’une des nombreuses conséquences de l’inceste : la difficulté à fonder une famille quand celle qui nous a vu·es grandir a été dévastatrice.

Virginie [prénom d’emprunt], 60 ans, a été violée par un oncle et par son frère aîné pendant son enfance et son adolescence. Son désir d’être mère – elle a deux enfants, grand·es maintenant – lui est venu de manière « animale ». « J’en avais envie, de la même manière qu’on a envie de boire, manger ou faire l’amour. C’était en dehors de l’institution sociale. » Avec du recul, elle dit qu’au moment de la naissance de ses enfants, elle était « profondément dissociée ». Lorsqu’une victime subit une violence, le choc est tellement lourd que le mental se protège en se déconnectant de ses émotions, en se distançant de l’horreur de la réalité. Le cerveau se paralyse, c’est la dissociation traumatique, un phénomène qui peut durer plusieurs années, voire toute une vie. « Si je n’avais pas été dissociée, si j’avais eu la conscience exacte de la gravité des événements que j’avais subis et de comment j’étais dévastée, j’aurais été incapable de faire un enfant. Tant biologiquement que psychiquement. »

Des incestes incessants

Adeline, 36 ans, a été violée par son frère aîné entre ses 4 et 14 ans. Elle ne veut pas d’enfant, car elle sait que l’inceste est un mécanisme ancré dans la famille, qui persiste généralement entre les différentes générations. L’anthropologue Dorothée Dussy a enquêté auprès de 22 détenus masculins, âgés entre 23 et 78 ans, incarcérés pour agression sexuelle ou viol auprès d’un·e ou plusieurs membres de leur famille. Des cas montraient de façon flagrante que les relations incestueuses étaient répétées avec le même schéma sur plusieurs générations. Par exemple, dans certaines familles, ce sont toujours les grands-pères qui violent leurs petites-filles. Dans d’autres, les frères agressent les sœurs. Les victimes se retrouvent même, inconsciemment, à épouser des « incesteurs ». Les parents et grands-parents agissent comme des modèles que les enfants vont recopier. Même si les incestes ne sont pas dits explicitement, ils transparaissent, notamment par le langage corporel. Les enfants vont capter et déchiffrer ces signes, de manière inconsciente.

Tout ceci s’inscrit dans un contexte sociétal. « L’inceste est structurant de l’ordre social. L’inceste, en tant qu’exercice érotisé de la domination, est un élément clé de la reconduction des rapports de domination et d’exploitation », explique Dorothée Dussy dans son livre. L’enjeu du patriarcat apparaît indéniable. Les victimes sont à 78 % des femmes (selon l’entreprise de sondages Ipsos et l’association française Face à l’inceste, 2020), tandis que les agresseurs sont à 96 % des hommes (OMS, 2014). Le patriarcat engendre une violence structurelle. À celle-ci s’ajoute le fait que « c’est culturellement accepté que les adultes aient le pouvoir de blesser, châtier ou humilier, les enfants. Comme si accompagner un humain à sa propre évolution octroyait aux adultes tous les droits d’un asservissement », nous confirme Soraya de Moura Freire. Dans le cadre de son doctorat en psychologie, elle a écrit une thèse sur les représentations de la parentalité chez les jeunes femmes ayant subi l’inceste.

Une victoire sur la vie

Pour Virginie, la grossesse a été l’apesanteur. « Je n’avais plus d’inquiétude sur ma capacité à m’occuper de mon bébé. Je faisais confiance à mon corps. » Elle se sentait libre, sans modèle maternel auquel se rattacher. Elle savait que la chose primordiale pour un·e enfant était ce dont elle avait manqué : la protection et l’amour. « J’étais très « maman-bisou ». Je prenais plaisir à faire des jeux ; justement parce que je n’ai pas souvenir d’avoir joué quand j’étais enfant. Je discernais une forme de légèreté qui m’était étrangère, je découvrais l’insouciance et la gratification de l’amour. » Devenir mère était pour elle une puissante victoire sur la vie. Ce qu’a aussi vécu Sarah, malgré ses angoisses : « En étant maman, tu as une force qui t’anime, c’est incroyable. »

Si Virginie a eu l’impression de faire table rase en donnant la vie, elle s’est rendu compte que « c’était une grosse illusion ». En grandissant, sa fille est devenue violente. Elle n’arrivait pas à détecter qu’elle « subissait des agressions ». Sa fille lui disait des « choses méchantes » et Virginie se sentait dans le même état psychologique que quand elle était agressée dans son enfance : « seule, coupable, démunie, menteuse ». Son fils, aussi, a piqué de grandes colères, jusqu’à en venir aux mains. Virginie a même songé à contacter la police.

Ne pas réussir à identifier les agressions et à s’en protéger est un phénomène fréquent chez les personnes ayant grandi dans un environnement violent.

Ne pas réussir à identifier les agressions et à s’en protéger est un phénomène fréquent chez les personnes ayant grandi dans un environnement violent. La philosophe Elsa Dorlin propose le concept de « phénoménologie de la proie ». Le fait de vivre dans la peur et de subir des violences répétées conduit, inconsciemment, à construire son identité en tant que proie. « Pendant son enfance, ma mère essayait de protéger sa sœur, qui se faisait agresser sexuellement par leur père, rapporte Julie, 31 ans. Elle se prenait la haine de son père en permanence, car elle lui mettait des bâtons dans les roues. » Autre histoire, même constat : à force d’intérioriser cette haine, Julie a l’impression que sa mère la provoque : « Elle a un positionnement autorisant les méchancetés. Je lui parlais super mal quand j’étais ado et elle ne m’a jamais recadrée. Aujourd’hui, dans la famille, tout le monde se moque d’elle. Elle se renferme dans ce rôle. »

L’enfant intérieur

Pour une victime d’inceste, en devenant parent, quelque chose se joue entre « son enfant dans la réalité » et « son enfant intérieur dont on n’a pas pris le temps de s’occuper », soulève la psychologue Soraya de Moura Freire. L’enfance de la victime a été détruite, la poussant à « agir dans le secret, dans une prise de distance avec ses ressentis profonds ». Or, comment aider un bébé à réguler ses propres émotions si la maman est elle-même dérégulée émotionnellement ? Virginie s’est rapidement posé la question. « J’ai commencé une thérapie à la naissance de mes enfants. » Comme si elle s’était pris la déflagration d’une bombe nucléaire, Virginie se sentait contaminée par quelque chose de mortel et invisible. « Je faisais de la décontamination avec les consultations, c’était indispensable pour protéger mes enfants. »

Ces séances de thérapie coûtent cher et ne sont pas remboursées dans la majorité des cas. Miriam Ben Jattou est juriste. Elle a créé l’asbl Femmes de Droit où elle lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, notamment l’inceste dont elle a elle-même été victime. Chaque mois, les frais qu’elle débourse pour sa santé mentale afin de vivre avec son traumatisme s’élèvent à 600 euros, alors qu’elle n’est remboursée que de 150 euros par an.

Lily Bruyère, coordinatrice de SOS Inceste Belgique souligne que, certes, le pays a fait des avancées au niveau juridique, avec l’inscription de l’inceste dans le Code pénal en 2022. Mais la résonance au niveau social et économique se fait attendre. « Comment se soigner si on n’a pas les moyens de payer ?, soulève-t-elle. Il faut introduire un remboursement des soins psychiques et physiques dès l’instant où on repère une victime. La plupart ont des difficultés économiques et d’insertion sociale, c’est le continuum des violences. Généralement, tant que la personne n’a pas fait un travail sur le traumatisme, le phénomène se répétera d’une certaine manière. »

Méfiance envers les autres

Le traumatisme peut impacter l’éducation qu’une mère donnera à ses enfants. D’après Soraya de Moura Freire, les survivantes d’inceste deviennent fréquemment hypervigilantes et hyperprotectrices. Ces comportements peuvent conduire à une dépendance de la part de l’enfant et à une méfiance envers les autres. Le monde extérieur est vu comme un danger. Virginie sait qu’elle a surprotégé ses enfants. Jusqu’à ce que sa fille ait 6 ans, elle ne l’avait fait garder par personne à part son mari. Elle n’avait pas confiance.

Julie se considère comme une victime collatérale de l’inceste : « ma mère a appris à aimer et à être aimée dans un contexte particulier. Ça a forcément un impact sur moi ».

L’inceste revient fréquemment sur le divan du psy de Julie. « J’essaye de comprendre le lien que j’ai avec cette histoire qui n’est pas vraiment la mienne, mais quand même la mienne. » Ce qui en ressort est flou et évolue en permanence. Le traumatisme familial l’a impactée, elle en est certaine. Les mots de sa grand-mère, la seule fois où elle a abordé le sujet, quand elle avait 12 ans, restent gravés en elle : « Ton grand-père aimait trop sa fille. » Sa vision de l’amour est biaisée, mais, d’après elle, les séquelles ne s’arrêtent pas là. Sa méfiance envers les autres est accrue, elle a toujours en arrière-pensée « l’idée que les gens peuvent être malintentionnés ». Paradoxalement, elle n’ose pas dire « non », soucieuse de faire plaisir aux autres, avec la crainte de ne pas être aimée. « J’ai des difficultés à identifier mes envies, mes désirs et donc à placer des limites quand il y a besoin. » Julie se considère comme une victime collatérale de l’inceste : « Ma mère a appris à aimer et à être aimée dans un contexte particulier. Ça a forcément un impact sur moi. » Puisqu’elle sait que l’inceste est un phénomène qui se reproduit souvent, elle a « peur d’avoir vécu un inceste mais de ne pas s’en rappeler » ; ce qui entrave sa relation avec son père : « ses gestes d’affection et ses remarques m’effraient ».

Des mots dans la peau, le trauma dans les veines

Tôt ou tard, les mères sont amenées à s’interroger sur la manière d’aborder leur passé avec leur enfant. Comment trouver les mots justes pour parler du chaos ? « Les secrets de famille peuvent devenir destructeurs. Pour grandir, un enfant doit pouvoir s’ancrer dans une histoire familiale », insiste Soraya de Moura Freire. Lorsque la fille de Virginie avait 10 ans, elle lui a demandé pourquoi elle ne savait rien sur la vie de sa mère, et pourquoi elle ne voyait jamais sa grand-mère. De façon analogue, Julie s’est questionnée sur son grand-père maternel qu’elle n’a jamais connu alors qu’elle le savait en vie. Dès 7 ou 8 ans, elle a consulté ses proches pour connaître les raisons de son absence. « D’abord, on m’a dit que c’était un salop et qu’il s’était mal comporté. Petit à petit, j’ai été au courant de l’histoire d’inceste. »

Julie se remémore une balade en forêt, il y a quelques années, aux côtés de ses parents et de son frère cadet. Elle aborde le sujet de l’inceste. Son frère tombe des nues, il n’apprend qu’à 26 ans l’existence de ce traumatisme familial alors qu’elle, elle a l’impression d’avoir grandi avec ce poids. Elle réalise que des non-dits persistent et qu’il y a une dissymétrie d’information entre les membres de la famille. « On n’en a jamais parlé complètement à plat ni de façon apaisée. Les adultes ne se sont pas préoccupés de savoir comment on recevait la nouvelle », poursuit Julie.

L’écrivaine et journaliste scientifique Donna Jackson Nakawaza a regroupé différentes études démontrant l’impact des traumatismes psychologiques sur le cerveau. Voici deux exemples frappants. Des scientifiques de l’université américaine Rockefeller ont démontré que le cerveau en développement soumis à un stress chronique libère une hormone qui réduit la taille de l’hippocampe, une zone du cerveau responsable du traitement des émotions et de la mémoire, ainsi que de la gestion du stress. D’autres scientifiques, des universités Duke, UCSF et Brown aux États-Unis, ont découvert que les expériences négatives vécues pendant l’enfance peuvent abîmer prématurément les télomères, les capuchons protecteurs qui se trouvent à l’extrémité des brins d’ADN. À mesure que les télomères s’érodent, les cellules vieillissent plus rapidement et le corps est plus susceptible de développer des maladies.

Tôt ou tard, les mères sont amenées à s’interroger sur la manière d’aborder leur passé avec leur enfant. Comment trouver les mots justes pour parler du chaos ?

La psychiatre Nelle Lambert de l’ULB affirme que « les effets transgénérationnels des traumatismes ont été observés cliniquement dans un large éventail de populations », et conclut que le stress post-traumatique des parents présente « un risque accru de psychopathologie chez les descendants ». Lors d’une consultation commune chez une psy, la fille de Virginie a révélé que, même si sa mère ne lui avait jamais fait de mal physiquement, elle avait « l’impression d’avoir des bleus, comme si elle avait reçu des coups pendant la grossesse ».

Un patchwork thérapeutique

Malgré tout, les professionnel·les qui prennent en charge les victimes d’inceste sont optimistes. « J’ai rencontré des personnes incroyables qui ont réussi à se reconstruire », assure Lily Bruyère, de SOS Inceste. « J’ai la conviction que les victimes peuvent guérir », répète précise Soraya de Moura Freire. Selon elle, une survivante d’inceste « ne va pas fatalement transmettre son traumatisme » à son enfant. La mère peut travailler sur elle « afin de mieux comprendre son histoire, ses processus internes et ce qui lui a manqué », pour ainsi refonder son amour de soi. Cette psychologue utilise les TCC, les thérapies cognitives et comportementales, pour lutter contre les pensées qui surviennent après un traumatisme et acquérir de nouveaux comportements qui sont dans les valeurs de la personne. Soraya de Moura Freire combine cette approche à la psychanalyse, pour comprendre ce qui se joue au niveau transgénérationnel. Cette recherche, presque archéologique, consiste à aller enlever la poussière autour de ses origines. La praticienne conseille aussi à ses patientes d’avoir une activité artistique ou corporelle.

Les patientes qui s’en sortent le mieux sont celles qui dansent, écrivent ou dessinent.

« Les patientes qui s’en sortent le mieux sont celles qui dansent, écrivent ou dessinent. » De cette manière, la personne se reconnecte à son enfant intérieur·e qui a besoin de s’exprimer par la créativité. Le travail de guérison ressemble à un « patchwork », pour la psychologue : « On recoud des enveloppes corporelles qu’on va déchiffrer. On restaure quelque chose qui a été déchiré et abîmé tout en ajoutant une touche personnelle. »

Femmes contre le fascisme

Face à la montée des partis – et des idées – d’extrême droite en Belgique et en Europe, la résistance antifasciste reprend vigueur et des collectifs essaiment aux quatre coins du pays. Si la figure communément admise de « l’antifa » est celle d’un homme qui n’hésite pas à jouer des biceps, la résistance compte dans ses rangs des femmes et les mobilisations prennent des formes multiples, de la déconstruction des discours à l’action directe. Rencontre avec trois femmes engagées localement dans cette lutte, au lendemain du scrutin belge et européen et à la veille des communales.

© Dominique Verhaeren

16 juin. 7 jours après les élections belges et européennes qui ont fait gagner du terrain à l’extrême droite, près de 10.000 personnes prenaient les rues de Bruxelles et de Liège pour une « manifestation antifasciste et sociale ». L’appel provenait de la CAB, Coordination Antifasciste de Belgique (regroupant syndicats, organisations sociales, collectifs, et mouvements antifas) lancée en février 2024, cinq ans après la création du Front Antifasciste de Liège. D’autres territoires ont vu grandir des collectifs antifas, dans la foulée des élections de 2019 – déjà marquées par une montée du Vlaams Belang – et plus encore en cette année électorale. « La menace ne vient pas d’arriver, la lutte n’est pas neuve, mais le contexte électoral a cristallisé un phénomène de société, explique Sixtine Van Outryve, membre du noyau de la CAB. Ce type de coordination n’existait plus depuis 30 ans. Nous voulons fédérer les groupes qui luttent contre l’extrême droite, mais aussi contre le racisme, le sexisme, les LGBTQIA+phobies et les politiques antisociales. Ce n’est qu’ensemble qu’on pourra préparer une vraie riposte antifasciste et défendre un projet de société solidaire – l’opposé de celui de l’extrême droite. »

Déconstruire les discours

En 2019, Dominique Verhaeren, permanente aux Équipes Populaires Luxembourg, a lancé avec d’autres femmes le collectif « Les femmes qui l’ouvrent » en province du Luxembourg. « On se rendait compte que la parole était de plus en plus décomplexée en matière de racisme. Notre région compte beaucoup de centres pour réfugié·es et de transmigrant·es et il n’est pas rare d’entendre des choses du type « On ne veut pas être envahis ». On s’est dit qu’il fallait absolument réagir », explique-t-elle. La première action du collectif a consisté à placarder dans plus de 30 communes de la province deux milliers d’affiches appelant à résister à l’extrême droite. Dans la foulée, il y a quelques mois, Dominique et d’autres ont lancé dans leur région un collectif antifa. « Même s’il n’a pas réalisé de bons scores aux élections, on sent qu’il y a une « demande » pour le parti d’extrême droite « Chez nous ». Il suffirait d’un leader. Il faut répondre à cette menace au plus vite. »

L’extrême droite représente une grande menace pour toutes les personnes qui sont en situation de vulnérabilité, pour les droits des femmes, la liberté de manifester…

Considérant que la mise en échec de l’extrême droite doit passer par le champ des idées, le collectif axe principalement sa riposte autour de la déconstruction des discours. « Si les médias font un focus sur l’immigration, relate la militante, on rappelle que l’extrême droite ne rejette pas « que » l’étranger. Elle représente une grande menace pour toutes les personnes qui sont en situation de vulnérabilité, pour les droits des femmes, la liberté de manifester. On essaye aussi de montrer que les personnes séduites par ces discours de haine pourraient aussi en être les victimes. »

Les idées d’extrême droite circulent et prennent de l’ampleur, y compris dans les rangs de la droite. Le discours des « libéraux » s’axe de plus en plus sur la sécurité, la forte restriction de l’immigration et la chasse aux chômeurs…

« Le fascisme est un risque existentiel pour les personnes racisées, les plus précaires et fragilisées, mais aussi pour tout le monde, abonde Sixtine Van Outryve. Cette montée de l’extrême droite ne vient pas de nulle part. Elle vient d’une crise sociale profonde, d’une politique néolibérale et austéritaire appliquée à grande échelle, d’une répression de l’État, d’un racisme banalisé. » Et d’ajouter que si la Belgique francophone n’a pas d’élu·es d’extrême droite, la vigilance est de mise : « Les idées d’extrême droite circulent et prennent de l’ampleur, y compris dans les rangs de la droite. On le voit, le discours des « libéraux » s’axe de plus en plus sur la sécurité, la forte restriction de l’immigration et la chasse aux chômeurs… »

Action réaction

Parce qu’elle constitue une réaction au risque extrémiste grandissant, la lutte antifasciste prend aussi les contours d’actions plus directes. À Namur, le collectif antifasciste né il y a un an et demi a ainsi passé ces derniers mois de campagne électorale à arracher les affiches du parti « Chez nous » sur les routes de la province. Ce parti n’a rassemblé que 3,1 % des voix aux régionales dans la ville mosane. « Mais il fait un meilleur score dans d’autres villes, ce qui nous invite à réfléchir à élargir notre périmètre d’action », souligne Marie (prénom d’emprunt) du collectif.

Une autre stratégie est d’interpeller la/le bourgmestre en lui enjoignant d’interdire les réunions d’extrême droite.

Le collectif n’hésite pas non plus à aller au contact avec la formation d’extrême droite en vue d’empêcher leurs rassemblements. « Une autre stratégie est d’interpeller le bourgmestre en lui enjoignant d’interdire les réunions d’extrême droite. Notre objectif est de rendre leurs rassemblements impossibles mais aussi de faire en sorte que les futur·es adhérent·es aient peur. C’est une bataille mentale », explique la militante. Namur, comme d’autres villes, a voté une motion « commune antifa ». « Ça nous a donné un appui non négligeable », reconnaît Marie. Toutefois, relève Sixtine, « ces motions ne doivent pas être que de belles paroles mais se transformer en actes », rappelant qu’il existe aussi dans certaines communes « une répression de la résistance antifasciste ».

Femmes et fascisme

Les militantes s’efforcent également d’articuler la question du féminisme et de l’antifascisme au sein de leurs collectifs et dans leurs actions. « Pour comprendre le fascisme, explique Dominique, il faut faire preuve d’une compréhension globale sur le patriarcat et les rapports de domination. On essaye de montrer aussi comment l’extrême droite utilise le féminisme pour défendre ses idées racistes, comment elle construit une figure de l’homme musulman violent. » Un travail qu’il s’agit aussi de mener avec les femmes. « En France, alerte Marie, des groupes féministes identitaires instrumentalisent le féminisme à des fins islamophobes, prônent le rejet des étrangers au nom de la protection des femmes blanches. Nous n’avons pas encore de groupe de ce type en Belgique, mais il y a des femmes séduites par l’extrême droite, c’est une réalité. Ce travail de sensibilisation prendra beaucoup de temps. On ne peut pas directement arriver avec nos gros sabots de féministes intersectionnelles. »

La militante souligne aussi la nécessité de réfléchir à la place des femmes en interne, au sein des collectifs antifas. Car, même si elles sont nombreuses à rejoindre la lutte, être une femme antifa ne va toujours pas de soi dans l’imaginaire collectif. « On a l’image du militant antifa très viril… Et notre collectif reste d’ailleurs très majoritairement composé d’hommes cis », explique-t-elle. Elle pointe aussi la question de la violence qui peut survenir dans la résistance antifasciste : « Il peut m’arriver durant les actions d’avoir peur qu’on me frappe. « Chez nous » est assez « inoffensif » en ce moment, mais la violence fait partie des valeurs d’extrême droite. Des partis comme Nation sont sur un mode paramilitaire. La question doit donc se poser et nous avons déjà mis en place des stratégies de protection. »

Sarah Schulman : entretien avec une pragmatique

Ses essais font le tour du monde. Au printemps dernier, Sarah Schulman était invitée à La Bellone à Bruxelles. Nous l’y avons interrogée sur son féminisme, qu’elle décrit elle-même comme « ultra-pragmatique ». Apprêtez-vous à ne pas être d’accord avec elle.
Propos recueillis et traduits par Charline Cauchie et Catherine Joie

Sarah Schulman. D.R.

Vous ne connaissez pas (encore) Sarah Schulman ? Grande autrice étasunienne, lesbienne, juive, militante féministe, très engagée dans le mouvement BDS (qui appelle aux « Boycott, Désinvestissement et Sanctions » à l’égard d’Israël) et précédemment dans l’ONG historique ACT UP (qui défend les droits des victimes de l’épidémie du SIDA), elle publie des fictions et des essais depuis 40 ans. En francophonie, c’est surtout pour cette deuxième catégorie d’œuvres qu’elle est connue, notamment avec le livre Le Conflit n’est pas une agression (Éditions B42 2021). Son essai Les Liens qui empêchent. L’homophobie familiale et ses conséquences vient d’être traduit en français (Éditions B42 2024). Lors d’une interview réalisée à Bruxelles en avril, nous l’avons questionnée sur les enjeux qu’elle perçoit au sein du mouvement féministe contemporain.

Nous voudrions commencer la discussion là où une autre journaliste l’a laissée. Début 2022, vous participez au podcast « La Poudre » de Lauren Bastide. Elle conclut l’échange en vous demandant si vous avez un conseil à donner aux jeunes féministes de la 4e vague pour éviter le retour de bâton (« backlash », en anglais) que votre génération a connu. Vous lui répondez que, selon vous, le fait que les hommes hétéros n’aient pas été impliqués dans le mouvement a pu le mener à l’échec… Que vouliez-vous dire ?

 » Je pense que nous avons perdu le combat du droit à l’avortement aux États-Unis parce que les hommes hétéros n’ont jamais été impliqués. »

Parce qu’ils n’ont pas été impliqués par les féministes ou parce qu’ils ne se sont jamais impliqués d’eux-mêmes ?

« Un mouvement politique se doit d’être un espace où on peut trouver du sexe et de l’amour, vous ne pensez pas ? Puisque l’objectif d’un tel mouvement est d’améliorer sa propre vie, cela me paraît logique. L’idée n’est pas de militer en martyre. Si vous voulez construire le féminisme hétéro, ça ne peut pas fonctionner uniquement avec des femmes, il faut aussi des hommes. En regardant dans le rétroviseur, je perçois beaucoup d’erreurs commises dans la lutte pour le droit à l’avortement, par exemple.

On annonce les mariages. On annonce les naissances. Pourquoi ne fait-on pas de même en cas d’avortement ?

Une de ces erreurs, c’était ce modèle de la femme qui se confesse à propos de son avortement. Je pense que l’idée part de France, avec cette fameuse pétition de Simone de Beauvoir et d’autres pour dire « Je me suis fait avorter » [le « Manifeste des 343 » publié en 1971 par Le Nouvel Observateur, ndlr]. C’est la femme qui s’expose et avoue qu’elle a eu recours à l’avortement. Mais, en réalité, quand les femmes avortent, ce ne sont pas uniquement elles qui en bénéficient ! Ce sont aussi leurs parents. Le partenaire masculin. Les autres enfants. En fait, chaque fois que quelqu’une avorte, la société entière en bénéficie. On annonce les mariages. On annonce les naissances. Pourquoi ne fait-on pas de même en cas d’avortement ? Pourquoi ne pas dire « Nous allons avorter » ? Nous devons présenter l’avortement comme un avantage collectif. Telle fut notre erreur, à l’époque. »

Vous êtes une féministe très pragmatique !

« Extrêmement pragmatique. L’objectif, c’est d’être efficace. C’est beaucoup plus important que l’idéologie. Il ne s’agit pas de convaincre les personnes avec lesquelles vous travaillez de l’ensemble de vos arguments. Si vous vous y prenez comme ça, vous allez d’office échouer. Tant de gens sont attaqués, pour le moment : il y a plus de réfugié·es que jamais, les villes sont détruites par la gentrification et les classes bourgeoises. Si on essaie, tous et toutes, de s’accorder sur l’ensemble de ces points, on ne sera jamais capables de travailler ensemble. C’est impossible. C’est d’ailleurs le thème de mon prochain livre : la solidarité. J’essaie de montrer que les gens s’entraident parfois pour de mauvaises raisons. Mais tant que cela se termine par le fait d’aider quelqu’un·e, tout compte fait, c’est OK. La solidarité est inévitablement basée sur des inégalités. C’est la nature même de la relation de solidarité. L’idée que la solidarité serait héroïque ou parfaite n’a pas de sens. »

Il ne s’agit pas de convaincre les personnes avec lesquelles vous travaillez de l’ensemble de vos arguments. Si vous vous y prenez comme ça, vous allez d’office échouer.

Donc des mouvements écolos qui acceptent de travailler avec l’extrême droite pour faire avancer les sujets « verts », ça ne vous choque pas ?

« Je vais prendre un exemple pour vous répondre. Je déteste l’Église catholique. C’est mon ennemie. Mais dans mon quartier, l’Église locale nourrit des gens. Si une personne est expulsée de son logement à cause de l’embourgeoisement, elle essaie de l’aider à y rester. Donc, sur les points que nous partageons, nous devons coopérer. Mais quand il est impossible de s’entendre sur certains points, comme pour moi avec la position de l’Église sur l’avortement, alors on ne coopère plus. »

Dans votre essai « Le Conflit n’est pas une agression », vous dites du slogan féministe « Je te crois », qui s’est déployé depuis #MeToo, qu’il est problématique. Pourquoi ?

« D’une part, aux États-Unis, on a des exemples emblématiques de femmes blanches qui ont fait de fausses déclarations justifiant la répression d’hommes noirs. D’autre part, en disant « Je te crois », on veut montrer notre soutien à une personne en souffrance. Au fond, pourquoi fait-on cela ? Pourquoi la personne en souffrance a-t-elle besoin de prouver qu’elle mérite de l’aide ? Elle pourrait aussi dire « Je ne vais pas bien », « Je ne supporte pas ce qui m’arrive », etc. N’est-ce pas suffisant ? Pourquoi faut-il que la douleur soit reconnue par autrui pour être légitime ? »

Ce que l’on voit à l’oeuvre dans nos relations intimes, on peut aussi l’observer dans les relations internationales.

Vous expliquez aussi que les personnes en situation de domination ont tendance à se victimiser et que cette posture les place ainsi en dehors de toute forme de responsabilité vis-à-vis de leurs propres torts.

« Oui, c’est le cas d’Israël par exemple, qui répète constamment qu’il est la victime alors qu’il massacre des dizaines de milliers de personnes et en déplace des millions. Non, ce n’est pas vrai, Israël n’est pas la victime ici. C’est l’auteur. Je constate que beaucoup de personnes désapprouvent l’idée d’un continuum dans le fonctionnement des conflits, mais de mon côté, j’y crois vraiment : ce que l’on voit à l’œuvre dans nos relations intimes, on peut aussi l’observer dans les relations internationales. »

Dans votre essai sur le conflit, vous plaidez pour restreindre l’usage du terme « violence » à la violence physique seulement. La violence en ligne, par exemple, n’est pas selon vous une violence réelle ?

« Ce n’est pas parce que ce n’est pas violent physiquement que ce n’est pas terrible. En fait, le problème, c’est la hiérarchisation de la souffrance. On utilise le mot « violence » pour montrer que c’est très, très sérieux. Mais ne peut-on pas, plus simplement, prendre au sérieux toute personne qui souffre ? »

Podcast : « Cystite Partout », une main tendue vers la guérison

L’avez-vous déjà ressenti ? Ce besoin pressant, cette brûlure… pour finalement, rien. Enfin… trois gouttes peut-être. Il est probable que vous ayez déjà entendu parler de cystite et d’infection urinaire, qui touchent 50 % des femmes1 au moins une fois dans leur vie. Les récidives sont plus que courantes :  20 à 30 % des personnes qui vivent une cystite en vivront au moins une deuxième. On parle de « cystites récidivantes » pour les plus coriaces, qui surviennent au minimum 4 fois par an et qui font vivre un enfer aux premier·ères concerné·es. Peu considérée par la médecine, cette pathologie largement répandue méritait bien un podcast !
Ophélie Bouffil et Jeanne Nabulsi

© Marie Aynaud

Cystite Partout, est un podcast en 6 épisodes coproduit par axelle magazine et réalisé par Ophélie Bouffil et Jeanne Nabulsi, du collectif radiophonique bruxellois Les Microsondes, avec la contribution des participant·es aux ateliers « Cystite et Podcast » qu’elles ont impulsés en 2023. À travers le récit personnel, vocal et choral de Cystité·es [terme inclusif inventé dans ce podcast pour désigner sans distinction de genre les personnes souffrant de cystite récidivante], cette série chemine du vécu des personnes touchées par cette pathologie vers des questionnements plus larges sur la société, nos systèmes de soins, l’espace public et le collectif.

Pour écouter l’ensemble des épisodes de la série, c’est par ici !

Épisode 1

C’est une histoire qui commence il y a 4 ans par une discussion entre les narratrices, Ophélie Bouffil et Jeanne Nabulsi. Toutes deux se rendent compte qu’elles ont des cystites régulièrement et commencent à en parler – tout le temps. Les bouches se délient, les mains s’ouvrent, les récits sortent et résonnent. Combien d’ami·es, de cousin·es et de voisin·es font face à ces cystites récidivantes qui semblent revenir sans jamais réellement être soignées ? Elles décident alors d’organiser des ateliers de Cystité·es pour en parler. Une brèche s’ouvre…

Épisode 2

À peine les premiers symptômes apparus qu’on a déjà les mains pleines de pilules. 15 % des antibiotiques en France seraient destinés à soigner des cystites. Si les antibiotiques peuvent être indispensables pour traverser les moments les plus critiques de la pathologie, c’est bien la surmédicamentation par antibiothérapie qui nous rend antibiorésistant·es et de plus en plus vulnérables… aux cystites. Dans cet épisode, les Cystité·es font corps, partagent leurs remèdes alternatifs et ce qui les a parfois sorti·es du cercle vicieux infernal des cystites. Iels questionnent l’absence de complémentarité entre les médecines dites alternatives et la pharmaceutique classique. Sans quoi on s’en sortirait peut-être…

Épisode 3

Il existe des cystites non infectieuses, qui imitent les symptômes des infections bactériennes des urines. On parle alors du syndrome de la vessie douloureuse, ou de cystite interstitielle. L’origine de ces cystites est encore « une énigme » et pourtant, la douleur est bien là. Pour les Cystité·es atteint·es de ce syndrome, la réponse médicale est souvent la suivante : « En tout cas, ce n’est pas grave ». Mais grave pour qui ? Et qui détermine ce qui est grave ou ne l’est pas ? Sentir que la main nous est tendue n’est-il pas nécessaire à la guérison ? Il existe une approche des soins de santé appelée « médecine narrative ». Cette approche, qui se développe fortement aux États-Unis, invite à (re)mettre le récit de la/du patient·e et son écoute attentive au cœur de l’acte médical.

Épisode 4

Lorsque le diagnostic patine, la réponse médicale est souvent la suivante : « C’est juste le stress ». Réponse culpabilisante et insuffisante. Jusqu’à quand va-t-on continuer de séparer corps et esprit ? Un domaine scientifique se développe autour de l’impact de la psychologie sur notre santé : la « psychoneuroendocrinologie ». Pour certain·es Cystité·es, mettre le doigt sur l’origine traumatique de leur cystite a permis de faire le premier pas sur un chemin de soin.

Épisode 5

Une chose n’échappe pas aux Cystité·es : la cystite est avant tout l’affaire des femmes et des minorités de genre, les mêmes qui sont maintenues à l’écart de la recherche et de l’espace public. Pourquoi vouloir soigner uniquement avec des pilules alors qu’on pourrait chercher à prévenir la maladie ? En permettant d’uriner en paix dans l’espace public, par exemple ! Encore faut-il qu’il y ait des toilettes inclusives et disponibles… Pour s’attaquer à ces chantiers gigantesques, les Cystité·es ont trouvé une puissante arme : le collectif. Iels étaient seul·es au début de la série, iels avancent désormais main dans la main avec leurs allié·es. Ensemble, pour faire remonter les problèmes, distribuer les savoirs… et faire corps en se réappropriant notre santé.

Épisode 6

Pour ce dernier épisode, les Cystité·es se sont emparé·es du micro et nous embarquent dans les réalités d’une journée entière avec la cystite. Que se passe-t-il concrètement dans la tête et dans le quotidien d’une personne en pleine crise ? Voici le trajet physique et mental d’un·e Cystit·ée, fictif et documentaire. Cet épisode a été entièrement réalisé par les participant·es aux ateliers « Cystite et Podcast ».

[1] Ce chiffre genré et non-inclusif, notamment repris dans différentes études, entretient un flou sur le nombre de personnes concernées : en effet, il ne semble pas ou pas encore tenir compte des minorités de genre, notamment des personnes ayant eu une opération de transformation génitale.

Soirée de lancement et écoute en avant-première

Rendez-vous le 24 septembre à l’Atelier 210 (210 ch. Saint-Pierre, 1040 Etterbeek). Ouverture des portes à 19h30, écoute à 20h. Gratuit. Infos : www.atelier210.be

Sortie du podcast sur les principales plateformes d’écoute prévue le 25 septembre !