C’est le début de l’été, avec ses horaires de vacances et son bitume en surchauffe. Depuis le parking de la gare de Braine-l’Alleud, il ne faut pas manquer la navette du Domaine qui s’arrête quelque part entre le Pizza Hut et Le Dragon Royal. On se serre à l’arrière avec quelques patients silencieux. La camionnette blanche sinue à travers un bois, frontière verdoyante qui sépare l’hôpital psychiatrique d’un Brabant wallon tout en quatre façades et haies bien taillées. Dans le couloir de l’unité ados, une poignée d’adolescentes parlementent à même le sol, cheveux lissés jusqu’à la dernière écaille, raie au milieu, cils noircis et crop-tops.
On s’est habillées parce qu’aujourd’hui, y a des nouvelles qui arrivent.
« On s’est habillées parce qu’aujourd’hui, y a des nouvelles qui arrivent. Hier on a lavé nos cheveux et tout. Mais d’habitude, on est dans des états pitoyables. Y en a ici, elles puent, hein. Mais ce matin, on s’est motivées. On s’est dit : allez, on se maquille. » Les filles disparaissent dans l’une des chambres, puis s’éparpillent sur les lits, glissent contre les armoires, s’adossent aux fenêtres qui ne s’ouvrent pas. Un flacon rose de parfum sucré circule entre les faux ongles. Un pschitt pour sentir bon, même quand on n’arrive plus à laver son propre corps.
Grand corps malade
C’est le début de l’été mais en « hospit’ », les crop-tops ont souvent des manches longues. « En ce moment, elles se scarifient presque toutes, raconte Barbara Lesseigne, infirmière. On leur demande de ne pas exposer leurs cicatrices, surtout quand elles sont récentes. » Quand elles entrent au Domaine, les ados s’engagent pourtant à ne pas se couper. « Si ça arrive, on utilise la mise en réflexion : elles doivent rentrer à la maison 2 à 3 jours et répondre par écrit à un questionnaire, détaille Bernard Catoire, infirmier-chef. Au moment de leur retour dans l’unité, on organise un entretien avec le médecin et le psychologue pour reparler du moment des coupures. On sait que pour certaines, c’est un moyen d’aller vérifier ce qui se passe à la maison, de voir si elles ont toujours leur place. »
On a déjà eu des repas avec zéro jeune qui mangeait.
Cette mesure permet aussi de ne pas « épuiser l’équipe par des passages à l’acte permanents », des visites aux urgences et des points de suture, dans une surenchère qui contamine l’ensemble du groupe. « C’est par vagues, indique Clarissa Mingoia, éducatrice. Il y en a une qui commence à se scarifier et puis elles le font toutes. On observe la même chose avec les troubles alimentaires. On vient d’accueillir une jeune qui a un TCA [trouble du comportement alimentaire, ndlr] et je crains que toute la salle flambe. On a déjà eu comme ça des repas avec zéro jeune qui mangeait… » En pédopsychiatrie, aller mieux est une aventure collective : comme un seul grand corps malade qu’il faut apprendre à ne plus maltraiter. « Comme on vit non-stop entre nous, on a envie que tout le monde aille bien, racontent les filles. C’est un peu comme si on se soignait toutes ensemble mais après, des fois, c’est un peu néfaste parce qu’on n’a pas toujours besoin d’absorber ce que les autres ressentent. Faut trouver des limites parce qu’on est des éponges. »
À la lame de rasoir ou de taille-crayon : sous les manches longues, les bras sont souvent entièrement zébrés. Les filles cachent le métal tranchant à l’intérieur des brosses à cheveux, entre deux épaisseurs de serviette hygiénique. Un fragment de cuillère en plastique ou un coin cassé de poubelle fait aussi l’affaire. La dissimulation les connaît : certaines ont planqué de l’alcool dans des bouteilles de jus d’orange, du cannabis dans des boîtes de nouilles instantanées. Tout est bon pour se faire mal.
La quasi-totalité de nos jeunes filles est ici en post-trauma.
« Il y a un côté soulagement dans les scarifications, explique Bernard Catoire. Les jeunes disent que c’est le truc qu’elles trouvent pour laisser échapper la pression, mais c’est aussi une manière d’exprimer quelque chose. » C’est pourquoi l’équipe « cartographie » les scarifications en plaçant des repères sur une silhouette imprimée. « Celles qui se scarifient au niveau des seins, de l’intérieur des cuisses et du bas-ventre ont très souvent subi des abus », poursuit l’infirmier-chef. Manière pour elles de dire et de taire, de cacher et de montrer pour « tester le lien » : jusqu’où les adultes iront-ils pour comprendre leur détresse ? « La quasi-totalité de nos jeunes filles est ici en post-trauma, observe Barbara Lesseigne. Il y a eu – déposées ou pas encore déposées – des choses de l’ordre de l’abus. »
« Au mauvais endroit au mauvais moment »
La surreprésentation des filles en pédopsychiatrie, statistiquement plus exposées aux violences sexuelles, trouve ici sa première piste d’explication. Mais pourquoi cet écart de genre, observé depuis toujours, est-il en train de se creuser, comme l’attestent depuis le covid plusieurs indicateurs chiffrés ? En France, la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) constate « une progression inédite » des gestes auto-infligés (scarifications, brûlures, coups contre un mur…) chez les adolescentes, avec un pic autour de l’âge de 15 ans. Entre 2020 et 2022, le taux d’hospitalisations en psychiatrie liées à ces passages à l’acte a doublé chez les filles de 10 à 19 ans. « La recherche d’un pendant masculin à l’augmentation des gestes auto-infligés chez les filles au travers d’une éventuelle hausse des comportements à risque (qui peuvent se traduire par des agressions physiques, des accidents de transport ou des prises de toxiques) se révèle infructueuse, les hospitalisations en lien avec ces motifs n’ayant pas tendance à augmenter particulièrement », précise la DREES.
Il y a toujours eu plus de filles dans l’unité.
En avril 2024, l’étude française EnCLASS réalisée auprès de plus de 9.000 jeunes rapportait par ailleurs que les filles présentaient une santé mentale moins bonne et un niveau de bien-être moins élevé que les garçons, mais aussi que la dégradation de la santé mentale et du bien-être chez les jeunes durant la période 2018-2022 était plus marquée chez les filles. Si de telles données n’existent pas pour la Belgique, tous les retours de terrain vont néanmoins dans ce sens. « Il y a toujours eu plus de filles dans l’unité, mais là où sur quinze lits, on pouvait parfois accueillir cinq ou six garçons, aujourd’hui, ils sont rarement plus d’un ou deux, raconte Bernard Catoire, qui travaille ici depuis 20 ans. Et souvent, comme en ce moment, il n’y en a pas du tout. »
Pour Sophie Maes, pédopsychiatre, ancienne responsable du Domaine et aujourd’hui à la tête de l’équipe mobile grands ados de Bru-Stars (Réseau bruxellois en santé mentale pour les enfants et adolescents), « c’est le propre de l’adolescence de porter le symptôme d’un dysfonctionnement familial ou social ». « Combien de fois on ne se dit pas entre nous que ce sont les parents qu’il faudrait hospitaliser », reconnaît Bernard Catoire.
Confrontées à des adultes à la dérive, les filles, socialement éduquées au soin, auraient-elles tendance à prendre plus que leur part dans cette charge ? Tentent-elles dans la douleur de se libérer des traumas accumulés par la lignée de femmes qui les ont précédées ? La libération de la parole les conduit-elle à se confronter plus tôt que leurs aînées à ce qui les hante ? Les réseaux sociaux, avec leur tyrannie de la réputation et de l’image, ont-ils aggravé un peu plus le manque d’estime de soi chronique des filles ? Et que se passe-t-il dans la tête de leurs copains et de leurs frères ?
Je crois que les garçons, ils ont trop de fierté.
« On rentre toujours dans le crâne des garçons que les hommes, ils pleurent pas… Les hommes, ils souffrent pas… Et du coup un garçon hospitalisé en psychiatrie, ça veut dire que c’est un garçon qui admet qu’il va pas bien », raconte Annabelle, bientôt 17 ans, longues jambes croisées sur le couvre-lit orange. « Je crois que les garçons, ils ont trop de fierté et du coup quand ils vont pas bien, ils osent pas le dire, ils vont pas le montrer… alors que moi, je suis très expressive », avance Lou, 14 ans et demi, la tête calée dans le cou de Manuela, 16 ans. « Pour moi, le statut d’un homme et d’une femme n’est pas du tout le même dans la société, raconte cette dernière. Enfin je veux dire : une femme qui va se balader dans la rue, elle va être beaucoup plus craintive par rapport au regard des autres… Y a toujours des questions qu’on se pose et ça peut jouer sur le mental. »

Lola, 15 ans, genoux repliés dans son pull à grosses mailles, se raidit : « Qu’on ait besoin de se protéger deux fois plus que les garçons, je trouve ça dégueulasse. Parce qu’au final, on est juste des humains. On a le droit de s’habiller comme on veut, de tenir les propos qu’on veut. Tout le monde a le droit d’avoir sa personnalité. Qu’on se sente en sécurité nulle part, ça me met vraiment en colère. » Soupir d’Annabelle : « Nous les filles, on est toujours au mauvais endroit au mauvais moment… »
Des clopes, du maquillage et un doudou
À l’accueil, une ado à l’allure enfantine, sourire immobile et petits cœurs sur le jeans, attend près de ses parents. Elle ne lâche pas des yeux sa mère, qui semble comme absente. Au milieu de ce trio mutique, une immense valise à roulettes. Après une première hospitalisation courte en lit de crise, la voici de retour pour trois mois. « On essaie de ne pas aller au-delà car dans une vie d’ado, c’est beaucoup, souligne Bernard Catoire. L’idée, c’est de débroussailler la situation, de commencer déjà un travail individuel ou familial pour permettre au jeune de reprendre l’école le plus vite possible. »
Quand on entreprend ce curieux voyage en pays psychiatrique, il faut penser à emporter trois choses, avertissent les filles : « des clopes ou des puffs [des cigarettes électroniques jetables, ndlr]« , son maquillage et son doudou. « La soirée et l’approche de la nuit sont des moments hyper anxiogènes, commente l’infirmier-chef. Ce sont des jeunes qui ont vécu des difficultés principalement le soir et qui peuvent avoir des flashs, des ruminations. »
À ce trio d’essentiels, Annabelle ajoute ses livres de dark romance. Rires surexcités des copines quand on demande ce qui lui plaît dans ces histoires d’amour toxique. « Roh les gars… arrêtez… En vrai, ça me permet d’échapper à l’univers dans lequel je vis, à la réalité. En ce moment, c’est la dark romance, mais j’aime bien toutes les romances. J’aime bien l’amour… chez les autres. J’aime l’amour que dans les livres. En vrai j’aime pas l’amour… beurkkk… »
Lucille , 17 ans, nous adresse une moue énigmatique : elle aussi adore la dark romance et l’amour, « mais dans la vie aussi ». Annabelle lève les yeux au ciel : « Elle a que des relations bancales… Son copain, il la quitte parce qu’elle est en HP [hôpital psychiatrique, ndlr]… non mais allez… » Tirant sur ses manches, Lola rit jaune : « Moi aussi, ma copine m’a plaquée dimanche dernier. » Seule la jeune Lou se sent vernie : elle a rencontré son copain ici, « chez les fous », lors de son hospit’ précédente, et elle est amoureuse.
Relations
Je pense qu’on peut pas construire une relation si nous-même on n’est pas construit.
Les idylles sont légion dans l’unité. Bernard Catoire le sait, qui n’oublie pas de jeter un œil averti vers l’angle mort de la salle télé. « Même quand il n’y a que des filles, ça arrive de plus en plus souvent », raconte-t-il. « En fait, la plupart de nos relations, on les a eues ici, confirme Manuela, qui a passé huit mois dans l’unité l’année dernière. Mais moi je pense que quand deux personnes vont pas bien, amicalement, elles se tirent vers le haut, mais quand ça va plus loin, dans un stade amoureux, et ben là, on a plus tendance à se tirer vers le bas… Enfin, je pense qu’on peut pas construire une relation si nous-même on n’est pas construit. Ça me paraît pas cohérent. Ou alors plus tard, oui, rencontrer quelqu’un qui a eu des difficultés car il aura sans doute une certaine ouverture d’esprit. »
Ce discours de sagesse, Manuela le tire de son expérience mais aussi de ses manuels de psycho, ses livres de chevet à elle. « Je veux devenir psychologue parce qu’ici, j’ai rencontré une psychologue et c’est bizarre de dire ça comme ça, mais elle m’a vraiment sauvé la vie. Du coup, j’ai envie de pouvoir aider les gens comme elle m’a aidée moi. » Lou la prend dans ses bras : « Moi aussi je veux devenir psychologue car ma psychologue, c’est ma seule raison de vivre. » Manuela traduit en langage d’initiée : « En fait, on est toutes les deux en dépendance affective par rapport à notre psychologue… »
« Moi, plus tard, je voulais faire chirurgienne neurologique ou avocate mais j’ai abandonné l’idée car j’ai encore raté mon année, embraie Lola. Je sais pas ce que je vais faire… » Souvent interprété à tort comme de la paresse ou un manque d’intérêt pour l’école, le décrochage scolaire est un symptôme quasi omniprésent chez les ados en grande souffrance psychique. Il enclenche une spirale négative avec une perte de confiance en son intelligence, ses capacités de travail et son avenir. C’est pourquoi l’unité collabore avec l’école Robert Dubois, une école d’enseignement spécialisé de type 5 (« école à l’hôpital ») implantée sur le site du Domaine. « Parfois ce n’est qu’une demi-heure ou une heure de cours par jour, selon l’état de la jeune, mais c’est une manière de rester en contact avec le monde scolaire », indique Bernard Catoire.
Annabelle, elle, a la chance d’être « super littéraire ». Accro à la dark romance, elle a aussi lu du Balzac. « J’ai détesté ! » Plus tard, celle qui « adore corriger les fautes d’orthographe » se verrait bien travailler dans une maison d’édition mais seulement « en hobby, le week-end ». Comme vrai métier, elle voudrait être journaliste de guerre. « Ou journaliste politique, parce que je pense que c’est plus facile. Mais journaliste de guerre, ce serait top. Moi j’ai pas peur de la mort, hein, vraiment pas ! Mais c’est surtout que j’ai envie de voir des choses dont on parle pas, par exemple sur le conflit Palestine-Israël. Y a des chaînes où on montre que ce qui se passe en Israël et d’autres l’inverse. Moi, du coup, je me dis que si je suis journaliste de guerre, j’irai moi-même voir ce que c’est, en vrai. Et je devrai plus me fier aux médias. »
À la Kapeline
Gare de Mons, autre périple. Avec ses pavillons de briques rouges aux toits pentus baptisés de noms d’artistes – Chagall, Dali, Debussy, Magritte, Rimbaud… –, l’hôpital psychiatrique Le Chêne aux Haies pourrait passer pour un village de vacances en saison basse. De rares voitures raclent les allées goudronnées, les corneilles fendent les baies éparpillées au pied de quelques bancs. Au bâtiment numéro 11 se trouve la Kapeline, une unité pédopsy dédiée aux lits « médico-légaux » (lits For-K, l’abréviation de « forensisch », en allemand, signifiant « médico-légal », le K se référant aux enfants et adolescent·es dans l’index des services de neuropsychiatrie).
Ces jeunes filles vont tester le lien et le tester tellement qu’elles vont parfois agresser.
Dans ce service non-mixte, des adolescentes sont accueillies pour une durée de trois mois sur demande de la/du juge de la jeunesse – lorsqu’elles ont commis un fait qualifié d’infraction – ou du SPJ (Service de Protection de la Jeunesse) – quand elles sont concernées par un dossier en protectionnel. « Ce ne sont pas des futures psychopathes, mais parce qu’elles ont vécu des abandons, ces jeunes filles vont tester le lien et le tester tellement qu’elles vont parfois agresser », explique Valentine Godeau, pédopsychiatre et responsable de la Kapeline. Certaines ont frappé du personnel, d’autres ont mis le feu à leur lieu d’accueil. « Elles peuvent aussi se retrouver dans des réseaux de prostitution, consommer des drogues, être prises dans des bandes urbaines. »
En raison du manque de lits en pédopsychiatrie « classique » (lits K) en province du Hainaut – les services les plus proches se trouvent à Charleroi ou Tournai –, la Kapeline a aussi obtenu une dérogation pour des dossiers SAJ (Service d’Aide à la Jeunesse), qui relèvent de l’aide négociée et non contrainte. « Dans tous les cas, c’est très important que la contrainte ne soit pas absolue, que la jeune soit dans l’acceptation du soin, sans quoi on ne saurait rien faire, poursuit la pédopsychiatre. Ces jeunes filles ne sont pas soit délinquantes, soit en souffrance : elles sont tout ça à la fois et, en fonction du moment, elles vont avoir besoin soit d’un rappel à la loi, soit de soins. Dans les unités For-K pour garçons, il y a notamment des délinquants sexuels, des jeunes qui ont commis des actes très graves alors que nos patientes ont surtout des troubles de l’attachement. Et ça, ça se travaille en créant du lien. »
Troubles de l’attachement
Ici, la proportion de jeunes filles qui ont été abusées est énorme, entre 70 et 80 %.
Les troubles de l’attachement se développent chez la/le jeune enfant lorsque la principale personne fournisseuse de soins (souvent la mère) ne répond pas à ses signaux de manière adéquate et constante. Plus tard, ces troubles favorisent l’apparition de traits de « personnalité borderline », « même si, à l’adolescence, on ne parle pas de trouble de la personnalité », précise la pédopsychiatre : rien n’est figé. En psychiatrie, la « personnalité borderline » (ou « personnalité limite ») se définit par une instabilité et une hypersensibilité dans les relations, une instabilité au niveau de l’image de soi, des fluctuations d’humeur extrêmes, une grande impulsivité et un risque suicidaire particulièrement élevé.
Travailler ces troubles de l’attachement chez les ados, c’est se donner la chance d’une évolution moins sombre malgré des parcours d’une rudesse inouïe, faits de maltraitances, de placements et très souvent de violences sexuelles. « Ici, la proportion de jeunes filles qui ont été abusées est énorme, entre 70 et 80 % », évalue Valentine Godeau.
SRU, SRG, SRS : ces acronymes font partie du vocabulaire de ces jeunes qui, avant d’arriver à la Kapeline, ont souvent été ballottées d’un service résidentiel à l’autre (qu’ils soient d’urgence, généraux ou spécialisés). « Beaucoup arrivent ici sans avoir de lieu de vie fixe, or c’est une condition pour commencer un travail thérapeutique, qui nécessite de lever certaines défenses, de se fragiliser, poursuit la responsable de l’unité. Si elles sont en train de se demander où elles vont vivre ensuite, il est impossible d’être dans ce travail-là. » Pour Valentine Godeau, il y a quelque chose d’« insupportable » à savoir que certaines filles suivies devront, faute de places dans un réseau saturé, retourner vivre dans une famille maltraitante – quand ce n’est pas à la rue.
Grande surveillance
Ils doivent nous avoir à l’œil tout le temps pour éviter qu’on fasse une connerie.
Entre deux parties de console, Ophélie traîne des pieds dans son pyjama d’hôpital. Les autres filles sont de sortie VTT avec Basile Dascotte. « Si ton corps dépérit, tu peux pas te soigner mentalement », nous résumait la veille cet éducateur spécialisé en activités socio-sportives. Si Ophélie n’en est pas, c’est qu’elle est depuis hier soir « en grande surveillance ». « C’est quand on se met en danger ou qu’on a l’intention de se mettre en danger, explique la jeune Hennuyère de 16 ans. Ça signifie qu’ils doivent nous avoir à l’œil tout le temps pour éviter qu’on fasse une connerie. » Le pyjama sert essentiellement à diminuer le risque de fugue : dans cette tenue, on ne va pas bien loin. « C’est une mesure qui leur permet surtout de sentir qu’on a pris conscience du fait qu’elles allaient moins bien, commente Valentine Godeau. Rien que par ce fait, c’est contenant. »
« Ici tout le monde est addict aux scarifs, raconte Ophélie en nous fixant de ses yeux pétillants. Me scarifier, genre un moment je pouvais pas vivre sans. Je pensais comme une droguée. Avec les médicaments aussi. Je pouvais marcher des kilomètres pour aller en chercher. Je faisais des TS [tentatives de suicide, ndlr] et tout. Et du coup, tout ce que j’avais sous la main, je prenais… »
Ophélie a commencé à se couper à 13 ans, le plus souvent en classe, devant tout le monde. « Ça a débuté avec une simple griffure de mon chien… J’ai bien aimé… et je me suis dit : pourquoi pas. Aussi, c’est comme si je m’appropriais mon corps, que je le dessinais. » Depuis trois ans, la jeune fille a enchaîné les hospitalisations, une vingtaine en tout. « Quand on voit que du noir… On voit que ce qu’on veut voir. C’est une boucle infernale. »
Quand elle est « en grande surveillance », la patiente doit aussi déterminer avec l’équipe si elle est en mesure de dormir dans sa propre chambre ou s’il lui faut passer la nuit dans la chambre d’apaisement ou celle d’isolement. Avec sa caméra de surveillance et son absence de barre dans la douche et près du WC, la chambre d’apaisement est conçue pour réduire autant que possible le risque de passage à l’acte. « L’année dernière, on a quand même eu un incendie », se souvient l’infirmière-chef Vanessa Panunzio, familière des histoires de briquets cachés dans la culotte et autres tours de passe-passe.
Plus loin dans le couloir, la chambre d’isolement continue d’impressionner avec son lit bardé de lanières. « La contention, c’est vraiment le dernier recours. On essaie d’éviter au maximum, parce que ça reste traumatisant pour les jeunes et pour l’équipe, commente l’infirmière-chef. Et on donne un médicament, sinon c’est inhumain. »
Apprendre à accepter l’aide
Au quotidien, quand elles sentent qu’elles perdent le contrôle, on encourage les filles à se défouler sur le sac de frappe ou à monter sur le tapis de course. Quand elles ont envie de se scarifier – « pour se sentir vivre alors qu’elles se sentent vides », analyse Valentine Godeau –, elles peuvent demander des poches de glaçons, qu’elles serrent entre leurs paumes jusqu’à la douleur. Certaines préfèrent claquer des élastiques autour de leurs poignets. « On essaie de leur donner des outils pour se faire mal sans se blesser », résume Vanessa Panunzio.
Pendant le Covid, on a vu une modification complète des symptômes.
« Pendant le Covid, on a vu une modification complète des symptômes, avec des patientes qui n’étaient plus du tout dans l’hétéro-agressivité [agressivité dirigée contre les autres, ndlr], qui ne faisaient plus de petites bêtises comme le font les adolescentes, poursuit Valentine Godeau. Elles étaient beaucoup plus calmes et en même temps dans des passages à l’acte plus graves, mais contre elles. On a notamment vu une explosion des troubles du comportement alimentaire chez des filles qui n’avaient pas un profil d’anorexie mentale. Comme les scarifications, c’est une manière de s’attaquer soi quand on ne peut plus attaquer la société. »
Car pour la pédopsychiatre, si tant de jeunes filles s’en prennent aujourd’hui à elles-mêmes, c’est parce que les structures ou les personnes à qui elles pourraient s’opposer n’y résisteraient pas. « On ne s’attaque pas à une société qui va mal, comme on ne s’attaque pas à des parents en souffrance », compare-t-elle.
À la Kapeline, Ophélie apprend peu à peu à s’épargner et à « accepter l’aide ». « C’est compliqué quand on n’en a jamais reçu », réfléchit la jeune fille. Lors des retours à la maison un week-end sur deux, elle retrouve « sa raison de vivre », un golden retriever aux yeux doux, qui la comprend « sans même parler ». « C’est grâce à lui que je vais mieux. Je l’ai choisi parce qu’il était tout petit et que c’était le dernier de la portée. Il me faisait un peu de peine, du coup, je me suis dit, ben, faut que je le prenne. »
Plus tard, Ophélie veut devenir médecin ou infirmière. « Genre je serais trop heureuse, franchement, si je pouvais servir à quelque chose. Je me dis qu’alors j’aurai tout gagné et que j’aurai tourné une page sur mon enfance et mon adolescence qui ont été catastrophiques. Mon message pour les jeunes, c’est : on peut tous être sauvés. »
Tous les prénoms des jeunes filles hospitalisées ont été modifiés.