Quelle est la différence entre santé mentale et maladie mentale ?
Murielle Schiltz : « La santé mentale est la prise en considération de la santé psychique au sein du champ de la santé. Toutes les personnes qui souffrent de maladie mentale ont un problème de santé mentale, mais toutes les personnes en souffrance psychique ne sont pas dans la maladie mentale, qui est, elle, liée à un envahissement de la sphère intra et interpersonnelle, avec de grosses difficultés à fonctionner au quotidien. »
Toutes les personnes qui souffrent de maladie mentale ont un problème de santé mentale, mais toutes les personnes en souffrance psychique ne sont pas dans la maladie mentale…
Eleni Alevanti : « Je rejoins cette définition comme envahissement et fait de ne pas pouvoir fonctionner comme on le souhaiterait en période de trouble. Le seul point sur lequel je serais prudente, c’est que, quand on parle de maladie mentale, on constate dans le monde médical et de la psychiatrie, mais aussi auprès du grand public, des phénomènes de pathologisation et de stigmatisation de personnes diagnostiquées de « supposés » troubles psychiatriques. »
L’Organisation mondiale de la Santé définit la bonne santé mentale comme « un état de bien-être mental qui nous permet d’affronter les sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté ». Cette définition vous semble-t-elle satisfaisante ?
M.S. : « Elle l’est sur le point « affronter les stress de la vie ». En état de bonne santé mentale, on a la capacité de se projeter dans des ailleurs, des futurs, même si on a temporairement un souci. Ce qui est différent de l’impuissance, de subir sa vie. Ce que je trouve insatisfaisant, ce sont les notions « d’apprendre et travailler bien », qui renvoient à quelque chose de très normé, alors qu’on voit que ça ne suffit pas pour avoir une bonne santé mentale. Le monde du travail et celui de l’éducation sont même parfois des lieux un peu maltraitants. »
En état de bonne santé mentale, on a la capacité de se projeter dans des ailleurs, des futurs, même si on a temporairement un souci.
E.A. : « Je crois qu’il y a des dimensions très politiques complètement mises de côté dans cette définition : il y a beaucoup d’inégalités dans les ressources que l’on a pour affronter la vie. On voit beaucoup de disparités, dans les chiffres aussi, sur qui est impacté par des difficultés et des périodes de troubles, avec des corrélations assez directes, mais peu abordées, entre santé mentale et pauvreté. Un deuxième facteur, tout aussi peu abordé, c’est la question de l’abus dans l’enfance.
La difficulté en santé mentale est qu’il s’agit d’expériences subjectives. Et le ou la professionnelle qui va recevoir le récit va l’analyser avec ses propres biais. Poser un diagnostic donne des clés à la personne pour comprendre ce qui lui arrive, mais ferme aussi des portes par rapport aux causes. Et il y a toujours des circonstances extérieures, souvent liées à des traumas, des changements stressants, des difficultés relationnelles, des abus, du harcèlement… »
En Wallonie, selon l’enquête de santé 2018 de Sciensano, plus d’une personne sur trois présentait des signes de mal-être psychologique. Parmi elles, quatre femmes sur dix, contre trois hommes sur dix. Depuis, il y a eu la pandémie, sans parler des multiples crises, géopolitiques, climatique, économiques… Cette augmentation du mal-être, et chez les femmes en particulier, vous la constatez ?
M.S. : « Je voudrais préciser que dans ma clientèle j’ai essentiellement des femmes, et qui ont les moyens de se payer un massage. Les plus jeunes, entre 25 et 35 ans, sont globalement sans enfants, en couple ou pas. Deuxième tranche : des femmes de 45 à 55 ans, généralement avec enfants, mamans solos ou en couple. Et une dernière tranche : des femmes de plus de 75 ans, veuves, assez isolées. Ces trois catégories ont des façons différentes de s’exprimer par rapport à leur être psychique. J’observe chez les jeunes une plus grande augmentation de la capacité à délivrer des détails sur leur santé mentale – plus que sur leur santé physique. Sont-elles pour autant plus touchées parce qu’elles en parlent plus ? Dans les soucis évoqués : le burn-out, l’épuisement professionnel, parfois familial. Elles me parlent aussi des traumas du passé, m’indiquant par exemple des gestes que je ne peux pas faire, qui rappellent des événements traumatiques. Ou de troubles de santé physique non expliqués, qui renvoient à la question, posée par elles-mêmes ou à travers les conclusions d’un médecin, de leur équilibre psychique. »
La difficulté en santé mentale est qu’il s’agit d’expériences subjectives. Et le ou la professionnelle qui va recevoir le récit va l’analyser avec ses propres biais. Poser un diagnostic donne des clés à la personne pour comprendre ce qui lui arrive, mais ferme aussi des portes par rapport aux causes.
E.A. : « Le fait, chez les plus jeunes, de pouvoir s’exprimer (à propos d’anxiété, de dépression, d’un trouble de l’attention, etc.) dans un jargon « psy », plus accessible aujourd’hui, là où des femmes plus âgées n’y ont pas nécessairement accès, a toute une série de conséquences, tant pour ces femmes âgées qui n’ont pas le langage adéquat, que pour ces jeunes femmes très vite catégorisées en raison même de son utilisation. Si elles en retirent le pouvoir d’expliquer ce qu’il se passe dans leur monde intérieur, le jargon ne leur appartient pas : il est utilisé pour les étiqueter, plutôt que pour qu’elles s’en emparent. »
De quoi souffrent les femmes ?
M.S. : « Ce qui me marque, c’est la question du rapport traumatique aux hommes, sachant qu’on a pas mal éclairé la question des violences depuis quelques années. Il y a aussi la question de la charge mentale, et une certaine intériorisation des stéréotypes ; il reste une certaine culpabilité à prendre du temps pour soi. Je m’assure de moments pour se poser avant et après massage, parce que je me suis rendu compte à quel point c’était difficile pour les femmes de déconnecter avec ce qu’elles vivent à l’extérieur, même quand elles sont dans des conditions favorables. »
Il y a, dans le monde, trois fois plus de tentatives de suicide chez les femmes.
E.A. : « Il y a, dans le monde, trois fois plus de tentatives de suicide chez les femmes. Il y a aussi une précarité – pas plus importante que chez les hommes mais plus compliquée, par le fait d’avoir subi des violences intrafamiliales, en hausse pendant le Covid. Elles doivent quitter leur domicile, prendre soin de leurs enfants, avec tout un traumatisme à digérer. Il y a des phénomènes très particuliers à gérer quand on est une femme. Dans la prise en charge psychiatrique, que je vais qualifier d’oppressive, il y a des gestes posés sur le corps de femmes qu’elles comparent à un viol. Elles resubissent un abus, différent et similaire. Je veux aussi souligner qu’il y a d’autres publics encore plus impactés : les hommes racisés, vus comme dangereux, sont surreprésentés dans les hospitalisations sous contrainte. On voit aussi une surreprésentation des personnes trans. »
Les diagnostics sont orientés par des biais racistes, sexistes et de classe ?
E.A. : « Je le constate. Quand on rentre dans une salle d’urgence psychiatrique, ça saute aux yeux. C’est impressionnant qu’on n’en parle pas plus. La plupart de ces personnes sont d’un statut socioéconomique précaire. Si on ajoute à ça la question des origines, de la migration, les stéréotypes sont d’autant plus explosifs. Ce ne sont pas des facteurs individuels inhérents, mais ces personnes ont des parcours de vie beaucoup plus compliqués ! »
Y a-t-il des diagnostics plus régulièrement posés sur les femmes ?
E.A. : « On voit un risque de diagnostic des troubles de la personnalité quatre fois plus grand. Et le trouble le plus posé est celui de « borderline ». Dès qu’une femme entre dans un service avec ce diagnostic, c’est foutu. « C’est quelqu’un qui va cliver l’équipe, essayer de manipuler, qui veut de l’attention, qui a des problèmes d’attachement… » : toute une série de stéréotypes viennent avec cette étiquette. Le soin est de plus en plus éloigné des besoins de cette personne, qui souffre. Les femmes sont aussi beaucoup plus à risque d’être diagnostiquées avec des dépressions sévères, dont une « offre » de traitement est : les électrochocs, vers lesquels trois à quatre fois plus de femmes (que d’hommes) sont orientées. Avec des conséquences : lésions cérébrales, effets sur la mémoire… Il y a un effet de loupe : les femmes – qui souffrent par leur condition de femmes – sont diagnostiquées de pathologies lourdes, très difficiles à casser par la suite, auxquelles on propose des traitements très risqués avec séquelles, qui renforcent le diagnostic. »
On n’a pas appris du passé ?
E.A. : « La psychiatrie et la médecine en général sont fondées sur l’oppression des femmes. On connaît l’histoire des chasses aux sorcières, aux savoirs basés sur l’expérience. Toute une série d’hommes ont tenté d’en prendre possession en créant la médecine et la psychiatrie. La vague de la psychanalyse, qui, pour moi, pathologise la parole des femmes, a popularisé l’hystérie. On arrive aujourd’hui à une science qui se dit plus « pure », mais qui répète les mêmes gestes sur les corps des femmes et des groupes opprimés. La psychiatrie se réinvente par rapport à un système patriarcal, capitaliste, raciste, mais elle demeure l’un de ses bras armés. Et les disparités du public se retrouvent dans les équipes soignantes où les personnes qui vont faire les gestes corporels, laver les corps, tenir la main, donner à manger, sont en général plutôt des femmes, plus pauvres, racisées. Quand on monte les échelons, ça devient plus masculin et blanc. »
On sait les femmes majoritaires dans les métiers du care où le risque d’invalidité de longue durée est plus élevé, selon un rapport récent des Mutualités Libres. Ce qui pose la question de la pertinence des politiques publiques en matière de santé mentale…
M.S. : « La société dans laquelle on vit, agencée par les politiques, est quand même très paradoxale. Elle demande aux personnes qui travaillent avec l’humain d’être très humaines, alors que les institutions et les services dans lesquels elles travaillent les déshumanisent de plus en plus. Des responsables financiers ont pris la main sur les responsabilités habituelles des gestionnaires infirmiers, il y a de plus en plus de pression, en bout de chaîne, sur les infirmières, les aides-soignantes, alors qu’elles travaillent avec des humains, qu’elles devraient être valorisées, et pouvoir garder des étincelles… »
La société dans laquelle on vit, agencée par les politiques, est quand même très paradoxale. Elle demande aux personnes qui travaillent avec l’humain d’être très humaines, alors que les institutions et les services dans lesquels elles travaillent les déshumanisent de plus en plus.
E.A. : « J’ajouterais avec une patientèle qui augmente, à cause de ces mêmes pressions, et peu de travail sur la prévention, ce qui m’interpelle beaucoup. Dans d’autres pays, comme la Finlande, il est assez courant de créer des espaces, dans les métiers du soin, pour déposer des moments traumatiques, créer de l’entraide, avec une hiérarchie soutenante. Par ailleurs, travailler dans un espace bienveillant nous permet aussi de veiller à notre accueil dans le milieu du soin. Les gens que je rencontre passent entre les mailles du filet parce que le premier accès aux soins est de plus en plus difficile à obtenir : voir un médecin généraliste qui prend le temps, qui prend en considération les souffrances, voir une psychologue, une assistante sociale… Une série de services de première ligne s’écroulent et la santé des gens se ruine. »
Est-ce qu’il se dessine des alternatives, d’autres façons de prendre soin ?
M.S. : « Le terrain et les contacts quotidiens avec l’humain donnent beaucoup d’énergie, et drainent beaucoup d’énergie. Ça pourrait être intéressant que, dans une même carrière, des personnes puissent passer beaucoup plus facilement du terrain au bureau, à l’administratif, à la structuration des services. J’ai toujours pensé que ça rendrait le regard plus large. Si des gens qui prennent les décisions pouvaient venir sur le terrain et les gens du terrain nourrir les réflexions, ce serait hyper intéressant, et ça permettrait d’éviter une certaine lassitude et de revenir avec le feu sacré. »
Si des gens qui prennent les décisions pouvaient venir sur le terrain et les gens du terrain nourrir les réflexions, ce serait hyper intéressant, ce qui permettrait d’éviter une certaine lassitude et de revenir avec le feu sacré.
E.A. : « Ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est comment les gens parlent d’eux-mêmes, de leur monde intérieur, au-delà du jargon et des outils – on va dire dominants ; comment ils vont donner sens à ce qui leur arrive. Parce que les clés de réponse sont là, les gens savent ce qui marche ou non, mais on doit se mettre dans les conditions pour pouvoir les entendre dans leurs besoins spécifiques. Et, oui, avoir plusieurs casquettes, ou changer de casquette à un moment donné… J’ai toujours dit au psychiatre de notre équipe mobile qu’il aurait dû passer un peu de temps comme aide-soignante – je crois que tous les médecins devraient le faire. Ces positions différentes nous donnent des savoirs qui ne sont pas statistiques ou qu’on apprend à l’école, mais des savoirs expérientiels, tacites, relationnels qui sont pour moi beaucoup plus précieux et conséquents dans les manières dont on va travailler la question du care. »

