Santé mentale : « Le pouvoir d’expliquer ce qu’il se passe dans nos mondes intérieurs… »

Santé mentale ? Très vite surgissent des images de maladie mentale et leur cortège effrayant de représentations de la folie, mais la discipline recouvre des réalités bien plus larges, certaines spécifiques aux femmes. On parle diagnostics, normes, contexte, et aussi savoirs expérientiels, décloisonnement et feu sacré, avec Eleni Alevanti, docteure en sciences sociales et intervenante psycho-sociale en équipe mobile de crise, et avec Murielle Schiltz, massothérapeute, spécialisée dans l’accompagnement de l’âge et de la maladie. Un entretien également disponible en podcast dans notre série L’heure des éclaireuses.

© Jeanne Saboureault pour axelle magazine

Quelle est la différence entre santé mentale et maladie mentale ?

Murielle Schiltz : « La santé mentale est la prise en considération de la santé psychique au sein du champ de la santé. Toutes les personnes qui souffrent de maladie mentale ont un problème de santé mentale, mais toutes les personnes en souffrance psychique ne sont pas dans la maladie mentale, qui est, elle, liée à un envahissement de la sphère intra et interpersonnelle, avec de grosses difficultés à fonctionner au quotidien. »

Toutes les personnes qui souffrent de maladie mentale ont un problème de santé mentale, mais toutes les personnes en souffrance psychique ne sont pas dans la maladie mentale…

Eleni Alevanti : « Je rejoins cette définition comme envahissement et fait de ne pas pouvoir fonctionner comme on le souhaiterait en période de trouble. Le seul point sur lequel je serais prudente, c’est que, quand on parle de maladie mentale, on constate dans le monde médical et de la psychiatrie, mais aussi auprès du grand public, des phénomènes de pathologisation et de stigmatisation de personnes diagnostiquées de « supposés » troubles psychiatriques. »

L’Organisation mondiale de la Santé définit la bonne santé mentale comme « un état de bien-être mental qui nous permet d’affronter les sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté ». Cette définition vous semble-t-elle satisfaisante ?

M.S. : « Elle l’est sur le point « affronter les stress de la vie ». En état de bonne santé mentale, on a la capacité de se projeter dans des ailleurs, des futurs, même si on a temporairement un souci. Ce qui est différent de l’impuissance, de subir sa vie. Ce que je trouve insatisfaisant, ce sont les notions « d’apprendre et travailler bien », qui renvoient à quelque chose de très normé, alors qu’on voit que ça ne suffit pas pour avoir une bonne santé mentale. Le monde du travail et celui de l’éducation sont même parfois des lieux un peu maltraitants. »

En état de bonne santé mentale, on a la capacité de se projeter dans des ailleurs, des futurs, même si on a temporairement un souci.

E.A. : « Je crois qu’il y a des dimensions très politiques complètement mises de côté dans cette définition : il y a beaucoup d’inégalités dans les ressources que l’on a pour affronter la vie. On voit beaucoup de disparités, dans les chiffres aussi, sur qui est impacté par des difficultés et des périodes de troubles, avec des corrélations assez directes, mais peu abordées, entre santé mentale et pauvreté. Un deuxième facteur, tout aussi peu abordé, c’est la question de l’abus dans l’enfance.

La difficulté en santé mentale est qu’il s’agit d’expériences subjectives. Et le ou la professionnelle qui va recevoir le récit va l’analyser avec ses propres biais. Poser un diagnostic donne des clés à la personne pour comprendre ce qui lui arrive, mais ferme aussi des portes par rapport aux causes. Et il y a toujours des circonstances extérieures, souvent liées à des traumas, des changements stressants, des difficultés relationnelles, des abus, du harcèlement… »

En Wallonie, selon l’enquête de santé 2018 de Sciensano, plus d’une personne sur trois présentait des signes de mal-être psychologique. Parmi elles, quatre femmes sur dix, contre trois hommes sur dix. Depuis, il y a eu la pandémie, sans parler des multiples crises, géopolitiques, climatique, économiques… Cette augmentation du mal-être, et chez les femmes en particulier, vous la constatez ?

M.S. : « Je voudrais préciser que dans ma clientèle j’ai essentiellement des femmes, et qui ont les moyens de se payer un massage. Les plus jeunes, entre 25 et 35 ans, sont globalement sans enfants, en couple ou pas. Deuxième tranche : des femmes de 45 à 55 ans, généralement avec enfants, mamans solos ou en couple. Et une dernière tranche : des femmes de plus de 75 ans, veuves, assez isolées. Ces trois catégories ont des façons différentes de s’exprimer par rapport à leur être psychique. J’observe chez les jeunes une plus grande augmentation de la capacité à délivrer des détails sur leur santé mentale – plus que sur leur santé physique. Sont-elles pour autant plus touchées parce qu’elles en parlent plus ? Dans les soucis évoqués : le burn-out, l’épuisement professionnel, parfois familial. Elles me parlent aussi des traumas du passé, m’indiquant par exemple des gestes que je ne peux pas faire, qui rappellent des événements traumatiques. Ou de troubles de santé physique non expliqués, qui renvoient à la question, posée par elles-mêmes ou à travers les conclusions d’un médecin, de leur équilibre psychique. »

La difficulté en santé mentale est qu’il s’agit d’expériences subjectives. Et le ou la professionnelle qui va recevoir le récit va l’analyser avec ses propres biais. Poser un diagnostic donne des clés à la personne pour comprendre ce qui lui arrive, mais ferme aussi des portes par rapport aux causes.

E.A. : « Le fait, chez les plus jeunes, de pouvoir s’exprimer (à propos d’anxiété, de dépression, d’un trouble de l’attention, etc.) dans un jargon « psy », plus accessible aujourd’hui, là où des femmes plus âgées n’y ont pas nécessairement accès, a toute une série de conséquences, tant pour ces femmes âgées qui n’ont pas le langage adéquat, que pour ces jeunes femmes très vite catégorisées en raison même de son utilisation. Si elles en retirent le pouvoir d’expliquer ce qu’il se passe dans leur monde intérieur, le jargon ne leur appartient pas : il est utilisé pour les étiqueter, plutôt que pour qu’elles s’en emparent. »

De quoi souffrent les femmes ?

M.S. : « Ce qui me marque, c’est la question du rapport traumatique aux hommes, sachant qu’on a pas mal éclairé la question des violences depuis quelques années. Il y a aussi la question de la charge mentale, et une certaine intériorisation des stéréotypes ; il reste une certaine culpabilité à prendre du temps pour soi. Je m’assure de moments pour se poser avant et après massage, parce que je me suis rendu compte à quel point c’était difficile pour les femmes de déconnecter avec ce qu’elles vivent à l’extérieur, même quand elles sont dans des conditions favorables. »

Il y a, dans le monde, trois fois plus de tentatives de suicide chez les femmes.

E.A. : « Il y a, dans le monde, trois fois plus de tentatives de suicide chez les femmes. Il y a aussi une précarité – pas plus importante que chez les hommes mais plus compliquée, par le fait d’avoir subi des violences intrafamiliales, en hausse pendant le Covid. Elles doivent quitter leur domicile, prendre soin de leurs enfants, avec tout un traumatisme à digérer. Il y a des phénomènes très particuliers à gérer quand on est une femme. Dans la prise en charge psychiatrique, que je vais qualifier d’oppressive, il y a des gestes posés sur le corps de femmes qu’elles comparent à un viol. Elles resubissent un abus, différent et similaire. Je veux aussi souligner qu’il y a d’autres publics encore plus impactés : les hommes racisés, vus comme dangereux, sont surreprésentés dans les hospitalisations sous contrainte. On voit aussi une surreprésentation des personnes trans. »

Les diagnostics sont orientés par des biais racistes, sexistes et de classe ?

E.A. : « Je le constate. Quand on rentre dans une salle d’urgence psychiatrique, ça saute aux yeux. C’est impressionnant qu’on n’en parle pas plus. La plupart de ces personnes sont d’un statut socioéconomique précaire. Si on ajoute à ça la question des origines, de la migration, les stéréotypes sont d’autant plus explosifs. Ce ne sont pas des facteurs individuels inhérents, mais ces personnes ont des parcours de vie beaucoup plus compliqués ! »

Y a-t-il des diagnostics plus régulièrement posés sur les femmes ?

E.A. : « On voit un risque de diagnostic des troubles de la personnalité quatre fois plus grand. Et le trouble le plus posé est celui de « borderline ». Dès qu’une femme entre dans un service avec ce diagnostic, c’est foutu. « C’est quelqu’un qui va cliver l’équipe, essayer de manipuler, qui veut de l’attention, qui a des problèmes d’attachement… » : toute une série de stéréotypes viennent avec cette étiquette. Le soin est de plus en plus éloigné des besoins de cette personne, qui souffre. Les femmes sont aussi beaucoup plus à risque d’être diagnostiquées avec des dépressions sévères, dont une « offre » de traitement est : les électrochocs, vers lesquels trois à quatre fois plus de femmes (que d’hommes) sont orientées. Avec des conséquences : lésions cérébrales, effets sur la mémoire… Il y a un effet de loupe : les femmes – qui souffrent par leur condition de femmes – sont diagnostiquées de pathologies lourdes, très difficiles à casser par la suite, auxquelles on propose des traitements très risqués avec séquelles, qui renforcent le diagnostic. »

On n’a pas appris du passé ?

E.A. : « La psychiatrie et la médecine en général sont fondées sur l’oppression des femmes. On connaît l’histoire des chasses aux sorcières, aux savoirs basés sur l’expérience. Toute une série d’hommes ont tenté d’en prendre possession en créant la médecine et la psychiatrie. La vague de la psychanalyse, qui, pour moi, pathologise la parole des femmes, a popularisé l’hystérie. On arrive aujourd’hui à une science qui se dit plus « pure », mais qui répète les mêmes gestes sur les corps des femmes et des groupes opprimés. La psychiatrie se réinvente par rapport à un système patriarcal, capitaliste, raciste, mais elle demeure l’un de ses bras armés. Et les disparités du public se retrouvent dans les équipes soignantes où les personnes qui vont faire les gestes corporels, laver les corps, tenir la main, donner à manger, sont en général plutôt des femmes, plus pauvres, racisées. Quand on monte les échelons, ça devient plus masculin et blanc. »

On sait les femmes majoritaires dans les métiers du care où le risque d’invalidité de longue durée est plus élevé, selon un rapport récent des Mutualités Libres. Ce qui pose la question de la pertinence des politiques publiques en matière de santé mentale…

M.S. : « La société dans laquelle on vit, agencée par les politiques, est quand même très paradoxale. Elle demande aux personnes qui travaillent avec l’humain d’être très humaines, alors que les institutions et les services dans lesquels elles travaillent les déshumanisent de plus en plus. Des responsables financiers ont pris la main sur les responsabilités habituelles des gestionnaires infirmiers, il y a de plus en plus de pression, en bout de chaîne, sur les infirmières, les aides-soignantes, alors qu’elles travaillent avec des humains, qu’elles devraient être valorisées, et pouvoir garder des étincelles… »

La société dans laquelle on vit, agencée par les politiques, est quand même très paradoxale. Elle demande aux personnes qui travaillent avec l’humain d’être très humaines, alors que les institutions et les services dans lesquels elles travaillent les déshumanisent de plus en plus.

E.A. : « J’ajouterais avec une patientèle qui augmente, à cause de ces mêmes pressions, et peu de travail sur la prévention, ce qui m’interpelle beaucoup. Dans d’autres pays,  comme la Finlande, il est assez courant de créer des espaces, dans les métiers du soin, pour déposer des moments traumatiques, créer de l’entraide, avec une hiérarchie soutenante. Par ailleurs, travailler dans un espace bienveillant nous permet aussi de veiller à notre accueil dans le milieu du soin. Les gens que je rencontre passent entre les mailles du filet parce que le premier accès aux soins est de plus en plus difficile à obtenir : voir un médecin généraliste qui prend le temps, qui prend en considération les souffrances, voir une psychologue, une assistante sociale… Une série de services de première ligne s’écroulent et la santé des gens se ruine. »

Est-ce qu’il se dessine des alternatives, d’autres façons de prendre soin ?

M.S. : « Le terrain et les contacts quotidiens avec l’humain donnent beaucoup d’énergie, et drainent beaucoup d’énergie. Ça pourrait être intéressant que, dans une même carrière, des personnes puissent passer beaucoup plus facilement du terrain au bureau, à l’administratif, à la structuration des services. J’ai toujours pensé que ça rendrait le regard plus large. Si des gens qui prennent les décisions pouvaient venir sur le terrain et les gens du terrain nourrir les réflexions, ce serait hyper intéressant, et ça permettrait d’éviter une certaine lassitude et de revenir avec le feu sacré. »

Si des gens qui prennent les décisions pouvaient venir sur le terrain et les gens du terrain nourrir les réflexions, ce serait hyper intéressant, ce qui permettrait d’éviter une certaine lassitude et de revenir avec le feu sacré.

E.A. : « Ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est comment les gens parlent d’eux-mêmes, de leur monde intérieur, au-delà du jargon et des outils – on va dire dominants ; comment ils vont donner sens à ce qui leur arrive. Parce que les clés de réponse sont là, les gens savent ce qui marche ou non, mais on doit se mettre dans les conditions pour pouvoir les entendre dans leurs besoins spécifiques. Et, oui, avoir plusieurs casquettes, ou changer de casquette à un moment donné… J’ai toujours dit au psychiatre de notre équipe mobile qu’il aurait dû passer un peu de temps comme aide-soignante – je crois que tous les médecins devraient le faire. Ces positions différentes nous donnent des savoirs qui ne sont pas statistiques ou qu’on apprend à l’école, mais des savoirs expérientiels, tacites, relationnels qui sont pour moi beaucoup plus précieux et conséquents dans les manières dont on va travailler la question du care. »

Santé mentale en prison : elles parlent aux murs

Un désert. Voilà qui pourrait résumer la problématique des soins en santé mentale pour les femmes en prison, qui composent 4 à 5 % des personnes détenues. Pourtant, les besoins ne manquent pas. Et pour répondre aux problèmes rencontrés spécifiquement par les femmes, une approche genrée de la santé est plus que nécessaire.

My skin is a wall. Prison tattoo ("Ma peau est un mur") - peinture à la fresque sur enduit à la chaux – 2023 © Céline Cuvelier

« En matière de santé en prison, c’est difficile pour tout le monde, mais ça l’est encore plus pour les femmes. » Voilà comment la situation est résumée par Marion Guémas, coordinatrice de recherche et de plaidoyer au sein d’I.Care. Cette association créée en 2015 travaille sur l’accès aux soins et à la promotion des soins de santé en milieu carcéral.

Depuis des années, les soins de santé en prison sont montrés du doigt. En 2022, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT) soulignait que « pour ce qui est des services de santé dans les prisons visitées (Anvers, Lantin et Saint-Gilles), les dotations et les temps de présence du personnel soignant étaient clairement insuffisants ».

Des troubles importants

Les besoins sont pourtant nombreux. Les troubles de santé mentale sont davantage présents dans la population carcérale qu’ailleurs. Cela s’explique par le fait que les personnes en prison ont souvent connu un parcours émaillé de multiples difficultés, qui ont déjà pu affecter leur santé avant leur incarcération. Et l’enfermement vient aggraver cette détresse.

Près de la moitié des prescriptions délivrées dans les prisons belges concernaient des médicaments actifs sur le système nerveux (antidépresseurs ou anxiolytiques), notamment indiqués en cas de troubles du sommeil, de dépression, de psychose ou encore de dépendance aux opioïdes.

Le Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) a effectué en 2017 un rapport sur cet enjeu à la demande des ministres de la Santé et de la Justice. On y lit que « le milieu carcéral compte jusqu’à trois fois plus de personnes atteintes de troubles psychiatriques et jusqu’à huit ou dix fois plus de troubles liés aux usages de drogues que dans la société libre ». Ce rapport révèle aussi que « près de la moitié des prescriptions délivrées dans les prisons belges concernaient des médicaments actifs sur le système nerveux (antidépresseurs ou anxiolytiques), notamment indiqués en cas de troubles du sommeil, de dépression, de psychose ou encore de dépendance aux opioïdes ».

Même constat du côté du Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP), qui a fait de la santé mentale son thème de l’année 2024. Dans son rapport annuel de 2023, il souligne que « de plus en plus de détenus souffrent de problèmes de santé mentale ou développent des troubles mentaux à la suite de leur incarcération ». Et d’interpeller aussi sur le fait que « le monde extérieur semble souvent sous-estimer l’importance de soins de santé mentale adéquats, en particulier lorsqu’il s’agit de détenus et de personnes internées, présumant facilement que toute incarcération est le résultat d’un crime. Cependant, il est essentiel que le public prenne conscience que le crime qui précède l’incarcération peut être le résultat d’une maladie mentale. »

Les femmes plus concernées

« Les femmes détenues seraient davantage concernées par une détresse psychologique sévère que les hommes, 52 % contre 36 % chez les hommes. Et plus de la moitié d’entre elles se voient prescrire des traitements psychotropes, 56 % contre 34 % chez les hommes », relève Marion Guémas, sur base d’une étude de l’Université de Gand réalisée en 2019 et portant sur la santé psychique de la population carcérale belge et néerlandaise. Elle souligne aussi que « peu de données existent sur la situation socio-sanitaire des femmes et des hommes en prison. Dès lors quelles réponses apporter quand on ne sait déjà pas quelles sont les problématiques rencontrées ? »

La consommation de substances constitue l’une des vulnérabilités individuelles récurrentes observées chez les femmes en prison.

« La consommation de substances constitue en effet l’une des vulnérabilités individuelles récurrentes observées chez les femmes en prison », relève Valentine Doffiny, doctorante F.R.S-FNRS au département de criminologie de l’Université de Liège, qui étudie le profil des femmes incarcérées en Belgique francophone.

Le service psycho-social des prisons met à disposition des psychologues. Problème : elles/ils sont insuffisant·es pour répondre à la forte demande. Il faut rappeler que les prisons belges sont parmi les plus surpeuplées d’Europe, comme le relevait le Conseil de l’Europe en juin 2024, et que l’effectif pénitentiaire n’est pas réévalué en fonction de l’occupation réelle de la prison. « De plus, ces psys ont pour mission d’évaluer le déroulement de la détention, explique la travailleuse d’I.Care. Cela a pour conséquence que tout ce que la personne détenue leur dit peut jouer sur sa peine. » L’association plaide depuis longtemps pour que soient transférées les compétences en matière de santé pénitentiaire du SPF Justice vers le SPF Santé publique.

Des femmes peuvent aussi avoir peur du psy, selon leurs cultures et croyances. D’autres ont peur d’être prises pour folles et redoutent d’être transférées en psychiatrie…

« Des femmes peuvent aussi avoir peur du psy, selon leurs cultures et croyances. D’autres ont peur d’être prises pour folles et redoutent d’être transférées en psychiatrie. Donc, elles baissent la tête et exécutent leur peine en silence », observe Céline Cuvelier, artiste qui mène depuis plusieurs années des ateliers avec des femmes en prison. « Les femmes sont pour beaucoup médicamentées et sans suivi psychologique, complètement livrées à elles-mêmes », explique-t-elle. À partir des récits que les femmes lui rapportent, elle soulève aussi la question de la langue comme autre barrière dans l’accès aux soins.

My skin is a wall. Prison tattoo (« Ma peau est un mur ») – peinture à la fresque sur enduit à la chaux – 2023 © Céline Cuvelier

Les femmes au second plan

Depuis 2023, le SPF Santé publique a recruté une dizaine de psychologues (dit·es « de première ligne ») afin de proposer un accompagnement psychologique généraliste à l’ensemble des personnes détenues qui en font explicitement la demande. « Mais ils/elles sont trop peu nombreux/euses pour le nombre de détenu·es et gèrent donc surtout l’urgence, explique Marion Guémas. De plus, comme toujours, les kinés et psys suivent les femmes « s’il reste du temps ». »

J’ai aussi en mémoire l’expérience d’une femme, auteure d’infanticide, qui a dû demander elle-même d’être internée en psychiatrie à sa sortie, parce qu’elle ne se sentait pas apte à reprendre la vie.

À la différence des hommes également, les femmes jugées irresponsables de leurs actes ne disposent pas de places en annexe psychiatrique (sauf à Bruges). « Cela implique qu’elles ne bénéficient pas d’un suivi spécifique. Cela n’est pas sans conséquences non plus sur les autres femmes, confrontées à la détresse psychiatrique de leurs codétenues », poursuit la travailleuse d’I.Care. « J’ai aussi en mémoire l’expérience d’une femme, auteure d’infanticide, qui a dû demander elle-même d’être internée en psychiatrie à sa sortie, parce qu’elle ne se sentait pas apte à reprendre la vie », relate Céline Cuvelier.

En outre, depuis la fermeture de Berkendael en 2022, aucune prison n’accueille spécifiquement des femmes. « Elles sont donc rassemblées dans des « quartiers femmes », au sein de prisons où les besoins des hommes passent souvent en priorité par rapport aux leurs (accès au préau, aux activités ou aux soins de santé) », relève Marion Guémas.

Elles [les détenues] sont rassemblées dans des « quartiers femmes », au sein de prisons où les besoins des hommes passent souvent en priorité par rapport aux leurs (accès au préau, aux activités ou aux soins de santé).

Les services comme I.Care disposent de psychologues. Mais pas assez pour répondre à la demande. L’association se démène aussi pour porter des projets spécifiquement destinés aux femmes – autour des questions EVRAS ou de la précarité menstruelle par exemple. Quant au soutien familial ou social, il est souvent faible. Si les femmes sont fort présentes pour leurs proches en prison, la symétrie n’opère pas. « Elles se confient beaucoup dans les ateliers parce qu’il n’y a pas d’espace ailleurs, relate Céline Cuvelier. Il suffit souvent de poser une question, et elles se mettent à raconter leur histoire. »

Violences et santé mentale

« Une majorité de femmes en prison a vécu des violences physiques, psychologiques et/ou sexuelles durant l’enfance et/ou l’âge adulte. La victimisation passée a d’ailleurs été largement mise en évidence par de nombreuses études qui ont par ailleurs analysé l’entremêlement des figures de victimisation et de délinquance dans le chef d’une seule et même personne », souligne Valentine Doffiny. Pourtant, « le sujet n’est pas du tout pris en compte durant leur détention et les professionnel·les, notamment de santé, qui travaillent dans les prisons ne sont pas formé·es à la question », déplore Marion Guémas.

Une majorité de femmes en prison a vécu des violences physiques, psychologiques et/ou sexuelles durant l’enfance et/ou l’âge adulte.

« La prison pour les femmes peut être un lieu de répit, de protection. Elle peut aussi constituer un moment de réflexion ou encore de réminiscence des violences également », remarque-t-elle. Il s’agit donc d’un moment-clé dans lequel il est indispensable de prendre soin de ces femmes et de leur santé, durant leur incarcération mais aussi en vue de leur réinsertion dans un système d’aide et de soins à leur sortie.

Dans cet objectif, I.Care mène à la prison de Mons le projet Wonder Women Resilience (WOW) pour accompagner les femmes victimes de violences. « On propose des activités collectives en collaboration avec des paires aidantes de l’association Brise Le Silence afin de permettre aux femmes de mettre des mots sur leur vécu et de préparer leur sortie », relate Marion Guémas.

La prison pour les femmes peut être un lieu de répit, de protection. Elle peut aussi constituer un moment de réflexion ou encore de réminiscence des violences également.

Le projet est soutenu pour un an. Et ensuite ? « On se pose évidemment la question de l’après. On ouvre un espace de parole mais que se passe-t-il quand les femmes regagnent leur cellule ? Ce qu’on fait est une goutte d’eau dans l’océan », conclut Marion Guémas. Ou une oasis dans le désert.

Merci à l’artiste Céline Cuvelier qui nous a autorisées à reproduire l’une ou l’autre de ses œuvres inspirées par les ateliers qu’elle mène avec des femmes en prison.

Cinéma : la santé mentale des femmes sous un autre angle

Une femme qui craque en pyjama pilou, avec (forcément) un pot de glace à la main, comme dans le film Bridget Jones, ou alors représentée de façon ultra-sexy, en petite culotte, cigarette au bec, comme dans la série Le Jeu de la dame… Et s’il était possible de parler correctement, sur nos écrans, de la santé mentale des femmes ? Une question que nous nous sommes posée à la suite du dossier de ce numéro. Réponse en trois temps.

Image extraite du film "Niki" de Céline Sallette (2024), avec pour actrice principale Charlotte Le Bon.

Attention, cet article parle de violences sexuelles.

Swallow

Écrit et réalisé par Carlo Mirabella-Davis, le film suit Hunter qui mène un quotidien aux apparences parfaites auprès de son riche mari, Richie (sic). Très vite pourtant, le long métrage devient oppressant, en montrant à quel point elle n’a pas son mot à dire dans leur vie commune et se trouve obligée de s’occuper dans une énorme maison qui ressemble à s’y méprendre à un décor des années 1950 (la présence de GSM nous laissant cependant entrevoir que l’intrigue se déroule à une époque pas si éloignée de la nôtre). Cette cage dorée se transforme encore plus en prison lorsqu’elle découvre qu’elle est enceinte. Elle développe alors un trouble du comportement alimentaire rare, le pica, caractérisé par l’ingestion d’objets non comestibles, et donc dangereux. Marqué par l’interprétation sans faille de l’actrice principale, Haley Bennett, le film s’attache à raconter la libération de cette emprise, en brisant au passage quelques clichés encore tenaces au cinéma, notamment dans son dernier tiers.

Carlo Mirabella-Davis, 2019, 1h34, en streaming sur Apple TV.

Niki

Peintresse, sculptrice, graveuse, la Française Niki de Saint Phalle (1930-2002) a été l’une des plus grandes artistes du 20e siècle. La réalisatrice Céline Sallette lui a consacré un film biographique bien mérité et passionnant, avec pour actrice principale Charlotte Le Bon. Celui-ci revient sur le début, difficile, de sa carrière, et ne fait pas l’impasse sur les troubles dépressifs qui l’affectaient à la suite de l’inceste que son père lui a fait subir enfant. De graves violences qui entraîneront son internement en hôpital psychiatrique. Elle s’en sortira grâce à sa créativité et à son art, en avance sur son époque, véritable catharsis des violences patriarcales. Seule ombre au tableau : cette manie de titrer les films parlant de personnalités féminines en utilisant uniquement leur prénom. Est-ce qu’on imaginerait aller voir un film qui s’appellerait tout simplement Robert ?

Céline Sallette, 2024, 1h38, bientôt disponible en streaming.

I May Destroy You

C’est l’une des meilleures séries sorties en 2020. Réalisée par Michaela Coel, qui interprète également le rôle principal, et inspirée par des éléments autobiographiques, I May Destroy You plonge frontalement dans les méandres de l’amnésie traumatique et dans les conséquences des violences sexuelles. Alors que l’autrice Arabella Essiedu est sous la pression de devoir écrire son premier livre, un homme la viole dans un bar, après l’avoir droguée. Assaillie de flash-back, elle tente difficilement de reconstituer les événements. Très réaliste, et parfois même teintée d’humour, la série montre, en suivant Arabella et sa reconstruction, qu’une victime ne se réduit pas à ce seul mot et demeure un être humain dans toute sa complexité.

Michaela Coel, 2020, 12 épisodes de 30 minutes, en streaming sur Max.

Faut-il modifier les discours autour du viol ?

L’autrice allemande Mithu Sanyal s’est plongée sans tabou dans les récits historiques et culturels qui concernent les viols, en convoquant au passage quelques grandes penseuses : Hannah Arendt, bell hooks ou encore Judith Butler. Et si certains récits issus de notre passé commun et des histoires que nous continuons de raconter nous empêchaient de sortir de la culture du viol ?

© Regentaucher.com

Dans son nouveau livre très bien documenté, Le viol. Anatomie d’un crime, de Lucrèce à #MeToo, Mithu Sanyal décrypte les différents discours qui entourent les violences sexuelles. « J’ai remis en question bon nombre des croyances qui en découlent, y compris quelques-unes du mouvement auquel je suis fière d’appartenir. Je parle bien sûr du féminisme », précise d’emblée l’autrice et journaliste, docteure en études culturelles. C’est l’une des forces du livre : sa nuance. Car à chaque fois que l’ouvrage aurait pu nous crisper, l’autrice parvient à expliquer sa démarche et sa réflexion pour nous entraîner avec elle, sans nous perdre. Elle le répète à de nombreuses reprises : elle ne souhaite pas remettre en question la difficulté et les traumatismes des violences sexuelles. Elle s’interroge cependant : la manière dont nous parlons du viol ne contribue-t-elle pas à maintenir la culture du viol et le patriarcat bien présents dans nos sociétés ?

Des violences à part ?

Elle estime par exemple qu’en considérant les violences sexuelles comme des violences « à part », nous continuons à nous reposer sur d’anciennes croyances, notamment relatives à la sexualité féminine. Elle remonte dans l’histoire à la recherche de la notion d’honneur. « L’honneur de l’homme se négociait dans l’espace public, c’est-à-dire sur le champ de bataille ou au travail. L’honneur de la femme, en revanche, se situait dans son corps […]« , observe-t-elle. C’est ainsi qu’elle analyse la fascination pour l’histoire de Lucrèce, une femme noble de la Rome antique qui se suicide après avoir été violée, et qui inspirera de nombreux artistes, comme les peintres Botticelli (15e siècle) et Rembrandt (17e siècle).

Éditions Écosociété 2024, 288 p., 22 eur.

Il existe pourtant d’autres histoires dans l’Antiquité classique : celle de la reine celte Chiomara, violée par un officier romain et qui se vengera en demandant à ses hommes de lui couper la tête, qu’elle ramènera à son mari. « Le nom de Chiomara, qui, contrairement à Lucrèce, a été un véritable personnage historique, n’a pas été retenu pour servir de modèle aux femmes : étonnant ? », questionne Mithu Sanyal. « Outre l’histoire et la mythologie, poursuit-elle, c’est l’étymologie qui nous montre que l’enjeu principal du viol est le vol de l’honneur : en anglais, le mot rape vient du mot [latin] rapere, qui signifie « emporter », « ravir » (qui a donné le mot français « rapt » […]). » Il en découle que les législations dans de nombreux pays, influencées par cette vision du viol, ont insisté sur le fait que les victimes devaient dire « non » face à une tentative de viol, et qu’elles devaient le faire correctement. Dans cette conception, il y a les « vrais » viols et les « vraies » victimes, c’est-à-dire les femmes qui ont encore « un honneur à sauver », ce qui a exclu les prostituées ou les femmes qui ont subi la colonisation par exemple.