Il n’a jamais été trop tard, ce sont deux années de chroniques dans le quotidien Libération rassemblées dans un ouvrage qui est bien davantage qu’une compilation. Chaque texte est ponctué d’une tranche de vie, d’un commentaire personnel, d’un poème ou encore d’une expérience vécue du quotidien pour constituer un livre puissant pour toutes les personnes qui partagent des valeurs progressistes et d’émancipation collective. Parler en nous, assumer notre part de responsabilité et faire front collectivement, c’est l’invitation de Lola Lafon que nous avons eu le privilège de rencontrer lors de son récent passage à Bruxelles.
Du non-désir d’enfants à la grande fable de l’égalité hommes-femmes des années 1980 en passant par les violences sexistes et sexuelles ou encore la montée du fascisme : chaque texte de ce recueil, si fort soit-il, reste empreint d’espoir. De cet espoir qui doit nous habiter si l’on veut cesser de « devoir scander qu’on existe, qu’on est là », parce que lorsqu’on le fait, c’est que l’on sait « douloureusement qu’on y est pas »… Rencontre.
Lola Lafon Stock 2025, 227 p., 19,50 eur.
Votre parcours de vie est passé par l’activisme, la chanson, la fiction, et là, vous revenez avec cet ouvrage vers une forme d’activisme en mêlant articles de presse et fiction. Avez-vous l’impression de boucler une boucle ?
« Je vois davantage les choses comme un passage, même si je n’ai pas l’impression d’avoir fait quelque chose de très différent. Je ne vois pas les choses en termes d’activisme, parce que je me méfie un peu d’instrumentaliser l’écriture. Je préfère ouvrir des questions et j’ai l’impression que les questions survivent parfois mal à l’activisme. J’ouvre des questions et je ne donne pas de réponses. Cet ouvrage est vraiment plutôt comme une continuité. »
Malgré le fait que ce soit des textes ancrés dans la réalité, il y a toujours une place pour les imaginaires et la narration. Quel rôle jouent-ils pour vous ?
« Je m’intéresse beaucoup à ouvrir une forme qui laisse de la liberté aux personnages et, ce faisant, j’ai à cœur qu’il y ait de la liberté pour les lecteurs et les lectrices. Je ne veux pas qu’ils soient enfermés dans des certitudes que j’aurais. Ce que vous dites me fait plaisir parce que je pense que l’imaginaire, c’est toujours la liberté offerte aux gens qui lisent. »
Vous évoquez la liberté collective. Dans cette période de fragilisation politique du collectif, que ce soit en France ou en Belgique, votre objectif est-il de recréer des imaginaires collectifs ?
« La revendication de liberté est vraiment complexe. La liberté comme bien collectif, ce n’est pas du tout la même chose que la liberté vue d’un point de vue libéral, laquelle consiste à choisir tout, n’importe quelle idéologie ou n’importe quelle phrase comme dans un supermarché. Une société où chacun poursuit sa propre liberté n’est pas une société que j’appelle de mes vœux. Je pense que cela m’a fait grandir en tant que personne de pouvoir faire partie d’un collectif, d’un commun. »
Une société où chacun poursuit sa propre liberté n’est pas une société que j’appelle de mes voeux.
Vous parliez de société libérale et, dans votre ouvrage, vous dites que les mots peuvent devenir des marchandises.
« Ce n’est pas général, mais malheureusement les mots ne sont pas sacrés. J’aimerais bien, quoique ce ne serait peut-être pas une bonne idée. Les mots peuvent aussi être kidnappés, changer de sens et devenir des marchandises comme les autres. Les mots dépendent complètement de la personne qui les prononce. En eux-mêmes, ils n’ont pas de valeur intrinsèque. La première fois que cela m’a frappée en France, c’est au moment de l’affaire DSK. On a commencé à nous parler de « personnage sulfureux », de « libertin ». En fait, ça voulait dire que c’était un agresseur. On a alors vu le dévoiement de tous les mots. On dit ça aussi pour des écrivains d’extrême droite, qu’ils sont « sulfureux » et, à la mort de Le Pen, on a parlé de ses « provocations », alors que ce n’étaient évidemment pas du tout des provocations, mais une idéologie. Et puis les mots se déguisent et ils jouent au bal masqué. On l’a vu au moment des arrêtés contre les casseroles en France où tout à coup, un mot complètement anodin peut faire l’objet d’un arrêté. Ça n’a vraiment plus de sens, mais ça prend un sens nouveau. Finalement, on se souviendra, ou pas, que les casseroles ont à un moment été interdites dans les manifs en France. »
Les mots peuvent aussi être kidnappés, changer de sens et devenir des marchandises comme les autres.
Pourquoi mettre de la fiction dans des récits qui sont des histoires réelles ? La réalité est-elle trop lourde à porter ? Ou pensez-vous que, justement, la fiction vous permet de susciter de nouveaux imaginaires ?
« C’est parce que je ne crois pas en LA réalité. Je pense qu’à partir du moment où on se raconte quelque chose, c’est une fiction. Et donc, je n’ai pas la sensation d’ajouter de la fiction dans mes récits. Pour moi, La Petite Communiste qui ne souriait jamais, cela représente l’impossibilité d’écrire une biographie. C’est tout le temps une fiction parce que toute vie a plein de facettes et il n’y en a pas une qui est vraie et l’autre qui est fausse. J’ai tenu à une certaine exactitude, tous les faits ont été vérifiés. Mais en même temps, pour dire la vérité, il faut ajouter de la fiction à mon avis. Moi, je ne connais pas le récit pur de la réalité, je ne vois pas où il est. Le fait d’avoir étudié l’histoire de Nadia Comaneci [gymnaste d’origine roumaine considérée comme l’une des meilleures athlètes de tous les temps, ndlr] en compulsant la documentation roumaine, française et américaine m’a montré trois versions de sa vie. Et les trois sont vraies, ou alors les trois sont fausses. C’est un peu le sujet du livre. »
Vous avez eu l’occasion d’en discuter avec elle ?
« Non, parce que je ne voulais pas. Je l’ai mise au courant et je lui ai demandé son autorisation. Je lui ai dit que j’écrivais un livre et lui ai raconté le principe. Mais je ne suis pas allée la voir. Ce qui m’intéressait, c’était la petite fille. Or, elle n’est plus là. Si j’avais été la rencontrer, j’aurais eu le récit d’une personne qui maîtrise le récit d’elle-même, ce qui est normal et légitime. Mais c’est un autre récit. Et sa vie lui appartient complètement. Moi, je me suis intéressée à quelqu’un qu’elle a perdu, comme chacun de nous a perdu l’enfant qu’il a été. »
Dans tous les textes de votre dernier ouvrage, j’ai senti la joie de faire corps, la joie de faire mouvement. Aujourd’hui, cela paraît plus que nécessaire, notamment dans ces espaces de micro-résistance que nous devons créer en tant que femmes, en tant que personnes sexisées, en tant que personnes minorisées. Vos textes sont-ils des pistes d’espaces de micro-résistance que vous nous proposez ?
« Oui, un peu quand même. Ce n’est pas si conscient que ça, mais je me dis que j’ai eu la chance de pouvoir arpenter des espaces de résistance, des espaces de liberté qui m’ont sauvée. Il faut que je les fasse vivre. J’ai envie qu’il y ait dans mes livres des traces de ce que j’ai pu y découvrir et que ça circule, dans une sorte de transmission. Je peux raconter comment on peut s’approprier un lieu et les mots restent une façon de transmettre ce qui est possible. »
Le courage, c’est quelque chose qui doit être nourri tout le temps et qui peut disparaître.
Dans une de vos interviews, vous évoquez « les courages des femmes iraniennes ». Pourquoi utiliser la forme plurielle ?
« C’est un mot qui m’est apparu lorsque j’ai écrit Quand tu écouteras cette chanson. J’ai alors pensé aux courages de la famille d’Anne Frank et de ceux qui les aidaient. C’est-à-dire les courages renouvelés, tout le temps, tous les jours. Je me suis dit qu’ils n’avaient pas eu du courage, mais plutôt plein de courages. Le courage du matin, le courage du soir, le courage de continuer à leur apporter à manger en dépit du danger, le courage pour eux de ne pas céder au désespoir, etc. Il m’a semblé que ce n’était pas un seul courage, mais qu’il avait plein de facettes. Et puis surtout, le courage, c’est quelque chose qui doit être nourri tout le temps et qui peut disparaître. Et là, à mon avis, il va nous falloir plein des courages dans ces prochaines années. »
Depuis la fin du mois de décembre, la commune bruxelloise d’Anderlecht est médiatisée pour différents incidents et faits de violence qui impliquent les jeunes de ses quartiers populaires. Des mamans prennent la parole dans l’espoir de se faire entendre.
D.R. @selmabenkhelifa
C’est une mesure qui avait fait grand bruit fin 2024 : le bourgmestre Fabrice Cumps (PS) avait signé le 19 décembre une ordonnance de police interdisant aux mineurs de moins de 16 ans de circuler dans le quartier de Cureghem, à Anderlecht, sans la présence d’un parent (ou d’un·e tuteur/trice légal·e) la nuit du 31 décembre au 1er janvier, sous peine d’arrestation administrative. Le bourgmestre a expliqué qu’il s’agissait d’une mesure « de protection de la jeunesse » à la suite de débordements qui se produisent chaque année durant la nuit du Nouvel An, impliquant notamment des feux d’artifice et des pétards. Il a également évoqué « des scènes de guérilla urbaine ». Un recours en suspension contre cette ordonnance avait par la suite été déposé par des parents inquiets face à cette mesure. Alors que l’auditeur du Conseil d’État avait estimé cette « assignation à résidence » illégale et contraire à la Convention relative aux droits de l’enfant, le Conseil d’État a finalement rejeté la requête des parents le 30 décembre, estimant que la famille n’avait pas pu démontrer l’existence d’un préjudice suffisamment grave pour justifier une suspension en urgence de l’ordonnance, qui est donc restée d’application. « Rien ne l’empêche d’accompagner leur fils de 15 ans ce soir-là », a précisé l’auditeur. Après le Nouvel An, le bourgmestre a indiqué au journal Le Soir que l’ordonnance avait été « utile sur le plan éducatif ».
Une affirmation remise en question par Nathalie Preudhomme, la maman qui a introduit le recours en suspension, ainsi que par Malika et Naima, deux membres du collectif féministe Front de Mères, qui l’ont soutenue dans cette démarche. axelle les a rencontrées.
Comment avez-vous eu connaissance de cette ordonnance de police ?
Nathalie Preudhomme : « J’ai appris cette mesure par la presse le 20 décembre, et cela m’a immédiatement scandalisée. J’en ai parlé à mon mari en lui disant qu’on devait faire quelque chose. J’ai trouvé cela stigmatisant, pour les enfants, pour les parents et l’ensemble des habitant·es, car un seul quartier d’Anderlecht était concerné, mon quartier, qui est un quartier précarisé. Je me suis sentie jugée en tant que maman. C’est comme si on me disait que je ne savais pas gérer mes enfants, que des décisions devaient être prises à ma place. Je n’ai pas besoin que le bourgmestre me dise comment protéger mes enfants. Nous avons pris, dans l’urgence, notre responsabilité face à cette situation. Nous n’avons cependant pas réussi à montrer que nous subissions un préjudice en tant que parents à cause de cette mesure. Si c’était à refaire, je pense que c’est mon fils qui devrait porter plainte, parce qu’il s’agissait d’une atteinte très claire à sa liberté de circulation. Mon enfant a d’ailleurs été contrôlé le soir du réveillon. Il n’a pas été arrêté parce qu’il était accompagné de son papa. Il n’a pas du tout compris cette mesure. »
Reprenant le périmètre précis de l’ordonnance, cette carte montre que la mesure ne concernait qu’un seul quartier d’Anderlecht, présenté comme précarisé par Nathalie Preudhomme.
Pourquoi cette ordonnance posait-elle problème ?
Nathalie Preudhomme : « Le bourgmestre a choisi la répression plutôt que le dialogue et le renforcement des associations de terrain, qui travaillent au plus près des jeunes au quotidien et qui ont plein d’idées pour rendre cette soirée plus agréable. Il a considéré nos jeunes, qui sont notre futur, uniquement comme une menace. Il n’a pas réfléchi à des solutions qui auraient pu impliquer tout le monde, au lieu de cela, il a aggravé le fossé entre les citoyen·nes et les institutions. Il y a de vrais problèmes dans mon quartier, dont je préférerais qu’on parle : il y a des difficultés au niveau de l’emploi et du logement qui devraient être des priorités. Il reste pile un an avant le 31 décembre 2025. C’est un événement prévisible, qui revient chaque année. J’appelle le bourgmestre à mettre des choses en place dès maintenant. Je veux que mes enfants bénéficient d’un espace de vie inclusif, et non répressif. D’autant plus que tout le monde à Anderlecht reste traumatisé par la mort d’Adil, tué par la police pendant la pandémie en 2020. Cette ordonnance donnait le feu vert à la police pour embarquer les jeunes. »
Front de Mères : « Opter pour l’axe sécuritaire met les jeunes en danger. C’est une mesure disproportionnée et discriminatoire qui cible seulement une partie de la population. Cette ordonnance crée un dangereux précédent. Pourquoi a-t-elle été prise ? Pour quelques arrestations l’année dernière, sur les 25.000 habitant·es de Cureghem ? Nous ne sommes pas d’accord non plus avec le fait de blesser des policiers ou des pompiers, on a parfois peur nous aussi devant certains pétards, mais pour nous, la question est surtout celle-ci : que faire de cette colère des jeunes, qui est due aux conditions dans lesquelles ils vivent ? Quelles mesures ont été prises à Anderlecht pour soutenir la jeunesse ? Les jeunes ont peu d’espoir et de perspectives, la jeunesse est abandonnée. Comment les faire rêver à un monde meilleur ? On aimerait par exemple réhabiliter l’ancienne piste d’athlétisme. La commune a très peu d’espaces verts et cet endroit est à l’abandon depuis 10 ans ! »
« J’espère simplement du fond du cœur que ceux qui ont intenté cette action prennent bien la mesure des dangers que courent les jeunes qui participent de près ou de loin à ces actions violentes », a publiquement réagi le bourgmestre à propos du recours intenté contre l’ordonnance. Qu’en pensez-vous ?
Front de Mères : « Il écrit dans cette même déclaration qu’il est le « papa des tous les Anderlechtois ». Quand on a lu cela, en tant que féministes, nos cheveux se sont dressés sur notre tête. On dirait qu’il nous dit de retourner dans nos cuisines ! Le collectif Front de Mères vise à donner une légitimité et une crédibilité aux mamans des quartiers populaires, qui ne sont pas assez entendues. Nous sommes des sujets politiques ! C’est ce féminisme qu’on défend, alors que les mères sont souvent les grandes oubliées au sein du mouvement féministe. Nous prônons la convergence des luttes sociales, anti-patriarcales, anti-racistes et écologistes. Les responsables politiques n’ont pas l’habitude de nous voir nous auto-organiser dans l’intérêt de nos enfants. Le collectif s’est d’ailleurs créé en Belgique à la suite de la mort de Mawda, une fillette kurde de deux ans tuée par balle en mai 2018 par un policier sans réelles conséquences judiciaires ou politiques. Dans les quartiers populaires, des violences policières s’exercent contre les jeunes. Nos enfants sont déshumanisé·es. »
Anderlecht fait à nouveau la une de l’actualité en ce début d’année, après une série de fusillades liées à la vente de drogue. Voyez-vous un lien avec ce que vous dénoncez ?
Front de Mères : « Oui. Rien d’autre n’est proposé aux jeunes face aux difficultés et discriminations qu’ils rencontrent. Ils deviennent influençables, et en arrivent au trafic de drogue et au grand banditisme, qui leur promettent du prestige et de l’argent. On a extrêmement peur que nos enfants deviennent des consommateurs, ou qu’ils commencent à vendre de la drogue et reçoivent une balle ou un coup de couteau. Les premières victimes, ce sont nos enfants. Il faut trouver d’autres moyens de lutter contre ces trafics, ce n’est pas la présence policière qui va changer la situation sur le long terme. On constate que c’est à nouveau le volet sécuritaire qui est favorisé, mais ce n’est pas le fait d’avoir plus de policiers dans les rues qui aura un impact positif dans la vie des jeunes. Il faut se mettre à leur hauteur, à hauteur d’enfants, pour leur donner des opportunités de s’épanouir, s’émanciper et leur offrir un champ des possibles élargi. »
Si les pathologies qui ne touchent que les femmes sont mieux connues de la médecine, leur prise en charge reste encore incomplète, voire inexistante. Même constat du côté des maladies qui les concernent différemment des hommes comme l’AVC, le VIH/Sida, etc. Quand il s’agit de comprendre l’ampleur des maux dont souffrent les femmes, la science bégaye. Surtout lorsqu’il s’agit de leur proposer un traitement digne de ce nom. En cause : une recherche scientifique qui ne s’active que très peu. Et lorsqu’elle le fait, ses motivations semblent souvent intéressées.
Anissa a 13 ans quand elle se retrouve pour la première fois face à un gynécologue. Depuis peu, ses règles se sont déclenchées et, avec elles, les inquiétudes de la jeune fille. « J’ai toujours su que quelque chose n’allait pas. Mes cycles menstruels duraient 21 jours et j’ai rapidement commencé à perdre de très gros caillots de sang. » Comme beaucoup d’autres jeunes filles, elle s’entend proposer la pilule contraceptive et une dose de patience pour réguler des menstruations impressionnantes.
Les années passent sans que la fameuse stabilisation de ses règles n’arrive. Anissa se tord de douleur, rate les cours d’abord, enchaîne les absences au boulot à cause des douleurs ensuite et aucune solution pérenne ne lui est proposée à l’exception de la pilule en continu, qu’elle refuse catégoriquement. « Ma maman a eu un cancer du sein hormonodépendant qui s’est déclenché une fois qu’elle a arrêté de prendre la pilule. Forcément, ça crée des craintes, d’autant qu’il y a beaucoup de cancers dans ma famille. Mais ça, pour les médecins, c’est inaudible tant la pilule semble être LA solution. »
Errance, hasard et intuition
Arrive février 2022 : Anissa contracte le Covid-19 pour la deuxième fois. Dans son corps, tout se détraque, notamment au niveau de ses menstruations déjà très difficiles à vivre. « J’ai commencé à perdre énormément de sang, je remplissais une serviette toutes les 15 minutes. J’ai demandé un rendez-vous en urgence à ma gynécologue qui m’a envoyé faire une échographie plus poussée. » Enfin, un début de diagnostic tombe après 20 ans de règles hémorragiques : Anissa a de l’adénomyose (une forme d’endométriose) diffuse et profonde tout le long de son utérus. Le soignant en charge de l’échographie n’émet aucun doute tant « il y en a partout ».
Les médecins m’ont d’abord répondu que c’était juste le hasard, puis que c’était possible, mais qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves.
Lorsqu’Anissa revient chez sa gynécologue dix mois plus tard, c’est le fruit du hasard qui va étayer le verdict. « En feuilletant mes analyses, elle me dit : « Ah mais attendez, il y a une maladie génétique dans votre famille ! » Je n’étais absolument pas au courant et pour cause : elle confondait mon dossier et celui de ma cousine qui est également sa patiente ! Sans cette erreur, on n’aurait peut-être jamais fait le lien avec le syndrome d’Ehlers-Danlos[70 % des patient·es diagnostiqué·es sont des femmes, ndlr] que ma cousine a et dont, après plusieurs tests, j’apprends que je souffre aussi. C’est une maladie du collagène qui a subi une mutation différente, ça peut impacter la peau, les vaisseaux sanguins, les organes. Chez moi, ça se matérialise, entre autres, par un syndrome hémorragique… » Anissa peut enfin commencer un mélange de médicaments globalement efficace, après deux décennies d’essais-erreurs et beaucoup d’incertitudes.
Errance, hasard et surtout farouche intuition : Anissa connaît son corps et est certaine que le Covid-19 a déclenché quelque chose. « Les médecins m’ont d’abord répondu que c’était juste le hasard, puis que c’était possible, mais qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves. » Une étude française de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) fait effectivement la corrélation entre la vaccination et des modifications indésirables et temporaires du cycle menstruel. Mais la recherche ne semble pas s’être penchée davantage sur de potentielles conséquences du coronavirus sur les menstruations. Elle ne semble pas non plus s’être saisie totalement de l’endométriose et de ses nombreuses formes et ne propose (pas encore ?) d’autre façon de la maîtriser que la pilule contraceptive prise en continu, malgré ses effets secondaires multiples voire inquiétants.
La recherche scientifique paraît accorder un intérêt limité aux maladies qui ne touchent que les femmes. De la cystite à la vulvodynie (douleurs vaginales) en passant par les maux divers qui accompagnent la ménopause : la recherche ne s’active pas, peu ou mal. Pourtant, depuis plusieurs années et grâce en grande partie au travail des collectifs militants, la recherche commence à se saisir de ces pathologies et de leurs spécificités.
De la cystite à la vulvodynie, la recherche ne s’active pas, peu ou mal.
Au printemps 2024, Sciensano, institut national de santé publique en Belgique, présentait un rapport complet sur la santé des femmes. Intitulé Comment se porte la population féminine en Belgique ?, il attire l’attention sur les inégalités toujours importantes en termes de prise en charge et de connaissance des pathologies. À ceci s’ajoutent les inquiétudes quant à la santé mentale précaire des femmes (voir à ce sujet le dossier de ce numéro) : la dépression ou l’anorexie les touchent majoritairement.
Le rapport de Sciensano souligne que, même si elles vivent plus longtemps, c’est souvent en mauvaise santé, puisqu’elles sont davantage exposées à de multiples problèmes de santé comme la démence, les maladies musculaires et squelettiques ou l’incontinence. À titre d’exemple, la prévalence de l’ostéoporose et des fractures qu’elle provoque est presque 10 fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Cela s’explique notamment par les effets de la ménopause, elle-même peu étudiée.
Compliqué de comprendre pourquoi un rapport aussi décisif arrive si tard.
Compliqué de comprendre pourquoi un rapport aussi décisif arrive si tard. D’autant plus que son existence repose, comme la plupart du temps, sur la volonté d’une poignée de chercheuses soucieuses de creuser ce qui l’a trop peu été. Alors, faudra-t-il, comme pour l’endométriose, que chaque maladie soit portée par la sphère militante, attire l’attention des médias pour qu’enfin la recherche scientifique s’y intéresse ? Mais, si l’endométriose est aujourd’hui mieux comprise et étudiée, est-ce dans le but de soigner les patientes ou parce que la maladie cache d’autres enjeux, notamment liés à la fertilité, comme nous le verrons dans cette enquête ?
Pendant longtemps, les femmes ont été exclues des essais cliniques pour différents motifs. Principalement parce que pour le milieu médical comme pour la société, elles étaient cantonnées aux rôles de mère et d’épouse. Ce postulat a conduit à écarter des recherches les femmes en âge de procréer, aussi pour les protéger des risques en cas de grossesse.
Le cas du VIH/Sida illustre bien comment les femmes ont été négligées dans la recherche médicale. Dans les années 1980, les premiers essais cliniques n’intègrent quasi que des hommes, ce qui a pour conséquence de gommer les spécificités de la maladie ou des effets secondaires des traitements sur le corps des femmes.
Dans leur ouvrage Mauvais traitements. Pourquoi les femmes sont mal soignées(Seuil 2020), les journalistes Delphine Bauer et Ariane Puccini racontent leur rencontre avec l’activiste Catherine Kapusta-Palmer. Séropositive, elle explique que dans les années 80, au-delà des douleurs physiques et psychologiques, elle souffre d’effets secondaires très spécifiques à la suite des traitements antirétroviraux. À la prise de ses médicaments, son corps gonfle anormalement. Quand elle en parle à son médecin, il réduit ses inquiétudes à des considérations superficielles. Idem plus tard, quand elle ressent les premiers symptômes de problèmes cardiovasculaires, un autre effet secondaire du traitement. Catherine Kapusta-Palmer subit plusieurs infarctus où elle frôle la mort. Elle se souvient que « face aux problèmes cardiovasculaires, les femmes étaient plus en danger, car on ne s’en préoccupait pas ».
L’AVC touche en moyenne plus de femmes que d’hommes.
Longtemps considérée comme une maladie masculine, l’AVC touche pourtant en moyenne plus de femmes que d’hommes. Selon la Ligue cardiologique belge, 31 % des décès actuels des femmes sont dus aux maladies cardiovasculaires, ce qui en fait la première cause de mortalité, devant les différentes formes de cancer dont celui du sein, le plus fréquent. Comme pour le VIH/Sida, les femmes sont sous-représentées dans les essais cliniques portant sur les maladies cardiaques, en plus d’avoir, toujours selon la Ligue, 27 % en moins de chance de bénéficier d’un massage cardiaque qu’un homme. Pourtant, il est reconnu que la pathologie s’exprime différemment selon le sexe.
Depuis les années 80, les choses évoluent, doucement. En 1993, l’Autorité américaine du médicament a revu sa politique pour améliorer la participation des femmes aux essais cliniques. Dans l’Union européenne, depuis une directive de 2001, la participation des femmes est devenue une obligation. Pourtant, ces dernières ne représentent selon plusieurs études que 30 à 40 % des participant·es aux essais cliniques. Et il arrive qu’elles soient oubliées, même pour des médicaments qui leur sont uniquement destinés. Ce fut le cas de l’Addyi, commercialisé aux États-Unis depuis 2015 pour traiter la baisse de libido chez les femmes, mais pour lequel certains essais comportaient 2 femmes pour 23 hommes…
En médecine aussi, le masculin fait le neutre
La recherche scientifique moderne a toujours considéré le corps de l’homme blanc, cisgenre, valide, etc.comme le standard de neutralité. Ce qui a forcément des conséquences lourdes sur la compréhension qu’ont aujourd’hui les professionnel·les de la santé des corps des femmes. Margaux Nève, chercheuse en sociologie sur l’endométriose, explique cette vision qui a également conduit à une pathologisation du corps féminin et à une double problématique : « D’un côté, on dit qu’on ne prend pas en charge certaines pathologies, ou en tout cas certaines douleurs, et, de l’autre, on déploie une médicalisation très particulière envers le corps des femmes. »
Comme c’est « normal », on ne prend pas en charge cette douleur.
Un paradoxe qui participe, selon elle, à l’invisibilisation des douleurs puisque « d’un côté, ce qui est aujourd’hui décrit comme spécificité féminine, comme les règles ou la ménopause, va être davantage médicalisé, mais en même temps renvoyé à la « nature » des femmes, et donc rendu normal. En clair, on va reconnaître que les règles, c’est douloureux mais comme c’est « normal », on ne prend pas en charge cette douleur. »
En plus de cette invisibilisation, la perception du corps masculin comme référence conduit également à un manque de données, à une prise en charge insuffisante des patientes ainsi qu’à la prescription de médicaments qui restent globalement mieux adaptés aux hommes. Par exemple, les journalistes Delphine Bauer et Ariane Puccini expliquent qu’une demi-dose de vaccin contre la grippe provoque une réponse immunitaire similaire chez les femmes qu’une dose complète chez les hommes. Administrer le même traitement à la population sans tenir compte de son genre et de son sexe n’est pas seulement inutile, c’est également dangereux, puisqu’avec une dose complète, les femmes sont deux fois plus nombreuses à signaler des effets secondaires. Les autrices tirent alors la sonnette d’alarme face à ce qu’elles appellent un « problème de sécurité sanitaire ». Plus clairement, ne pas intégrer suffisamment les femmes dans la recherche revient à leur offrir des soins inadaptés, voire à mettre leur vie en danger.
Laura bataille pour obtenir un statut d’étudiante en situation de maladie.
Un constat qui fait directement écho à ce que nous confie Laura, qui souffre d’endométriose. Cette Liégeoise de 33 ans a elle aussi connu une longue errance médicale, accompagnée de son lot de violences. Ce qui l’a notamment contrainte à de nombreuses adaptations lors de ses études. À 25 ans, après un CESS passé devant le jury central, Laura bataille avec l’ULiège pour faire reconnaître l’endométriose comme pathologie et obtenir un statut d’étudiante en situation de maladie. Elle est la première.
Laura raconte avoir ensuite subi plusieurs opérations pour traiter ses symptômes. « Au réveil, j’ai un énorme fil relié à une poche de sang. J’appelle les infirmières qui me certifient que tout est normal et c’est seulement plusieurs heures plus tard que ma gynécologue m’explique que j’avais une tumeur sur le foie. » Une masse qui aurait pu exploser et serait due, selon sa gynécologue, à la pilule qu’elle prenait depuis plusieurs années déjà. Son traitement, administré par un médecin, la détruisait à petit feu.
La recherche est cruelle
À bien des égards, la recherche scientifique est sévère. D’abord, car elle s’intéresse peu aux maladies rares, qui touchent pourtant, d’après l’institut Sciensano, entre 660.000 et 880.000 Belges, dont plus de la moitié sont des enfants. Ces pathologies souvent graves sont, d’une part, sous-diagnostiquées et, d’autre part, sous-financées car elles ne représentent que peu d’intérêt pour les laboratoires pharmaceutiques.
Pour Marie-Madeleine Dolmans, gynécologue au centre pour l’endométriose des cliniques universitaires Saint-Luc (l’endométriose n’étant, cela dit, pas reconnue comme une maladie rare), ces recherches spécifiques sont généralement financées directement par les familles touchées par l’une ou l’autre pathologie. « Mais encore faut-il que ces familles aient les moyens d’investir dans de tels fonds », finit-elle, non sans une pointe de sarcasme.
La question du financement nous a amenées à pousser l’imposante porte de la Fondation Roi Baudouin, magnifique bâtiment de marbre et de fer forgé, au cœur de Bruxelles. Lustres, tapis rouges, portraits de nos monarques dans l’entrée, la Fondation ressemble à l’image que l’on se fait d’une institution aux nombreux/euses mécènes. Ludwig Forrest et Annemie T’Seyen sont respectivement responsable de la philanthropie et chargée du projet santé de la Fondation. Les deux connaissent bien la recherche scientifique, qui fait partie des missions de l’institution. Celle-ci a notamment alloué plus de 6 millions d’euros à la recherche en santé en 2022 via des « moyens philanthropiques privés mis à disposition de l’intérêt général », nous précise-t-on.
Des personnes privées ou des entreprises contactent la Fondation pour soutenir la recherche ou pour créer de nouveaux fonds destinés à financer les études sur l’une ou l’autre cause, motivées généralement par leur histoire personnelle. Lors de notre échange, Ludwig Forrest confirme que, même si la Fondation investit déjà dans des études liées à l’endométriose, il n’y a cependant pas encore de fonds spécifique alloué aux maladies féminines.
Il admet par ailleurs que, suivant le fonctionnement de la Fondation,« il faut attendre que quelqu’un [nous] approche et affiche son intérêt pour l’une ou l’autre pathologie ». Cependant, il affirme que c’est pour bientôt : « la Fondation vit avec son époque et le fait d’en parler plus qu’avant, ça peut inspirer d’autres personnes, leur donner l’idée d’investir dans ces recherches. Il faudra d’abord travailler à la création d’un premier fonds et plus tard, il y en aura deux ou trois liés aux maladies féminines, c’est certain. C’est comme pour l’écologie, il y a quelques années, on ne parlait pas de la biodiversité, maintenant on a plusieurs fonds qui travaillent là-dessus. » Ce n’est évidemment pas souhaitable, mais faudra-t-il attendre qu’une famille riche voie son quotidien bouleversé par l’une de ces maladies pour que des recherches puissent être financées ?
900 études sur les douleurs vaginales, contre plus de 26.000 sur les troubles érectiles.
En parlant d’intérêt général, Marie-Madeleine Dolmans rappelle également que les personnes qui régissent la recherche préfèrent l’homogénéité et vont donc investir dans ce qui servira au plus grand nombre. « Il y a beaucoup plus d’activation pour des maladies qui touchent tout le monde alors que tout ce qui est exclusivement féminin, ne concerne que la moitié de la population, c’est moins « attractif ». »
À titre d’exemple, sur le site de la Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, on recense 900 études sur les douleurs vaginales, contre plus de 26.000 sur les troubles érectiles. Ce qui n’est pas sans conséquence et qui amène à créer de véritables tabous autour de maladies pourtant répandues. « C’est vrai que dans le cas des cystites récidivantes, c’est déjà difficile d’en parler, mais c’est aussi compliqué d’en expliquer les causes. Il faudrait former la nouvelle génération de médecins, mais c’est dur car les professeurs actuels manquent d’infos à leur donner. »
Enfin, la façon dont est pensée la recherche peut parfois sembler sadique. C’est ce qu’avance Sophia Leduc, docteure en sciences biomédicales : « Avec la cystite ou l’endométriose, il y a un peu l’idée « la patiente ne va pas en mourir ». Ce sont des maladies qu’on considère peut-être comme moins graves en sciences, parce qu’on peut vivre avec. Et donc cette question : pourquoi dépenser autant d’argent dans la recherche de solutions ? En fait, pour que ça change, il faudrait limite que la cystite fasse partie d’un gros groupe de maladies et que ça touche aussi les hommes, un peu comme le cancer du sein qui est tombé dans l’intérêt global du cancer, maladie pour laquelle on investit à juste titre énormément d’argent. »
L’épineuse question du financement
« Qui va payer pour ça ? », ritournelle entendue lors de nos entretiens. Souvent prononcée avec désolation ou sarcasme, l’évidence est là : ces maladies ne rapportent pas assez pour être suffisamment soutenues. Simplement parce que la recherche scientifique est puissamment influencée par les firmes pharmaceutiques dont l’intérêt est de produire des médicaments en masse et de les vendre.
Si les choses vont dans le bon sens ces dernières années, force est de constater qu’au regard des maigres chiffres disponibles, l’évolution est peu tangible. En 2020 aux États-Unis, le National Institute of Health, la principale agence gouvernementale chargée de la recherche biomédicale et de la santé publique, consacrait seulement 10 % de son budget à l’étude de celle des femmes.
Chez nous, difficile d’avancer un chiffre. Car malgré les dizaines de mails envoyés aux institutions scientifiques et politiques belges, il a été quasi impossible d’obtenir des données quant au budget alloué à la recherche sur les maladies qui touchent les femmes et les personnes sexisées. Au bout du compte, une seule réponse chiffrée reçue de la Région bruxelloise qui liste trois projets financés dans ce domaine depuis 2020(notamment sur la congélation des ovocytes en cas de traitement contre le cancer), pour un montant d’un peu plus d’un million d’euros.
Alors pourquoi un tel frein ? Comme nous le rappelle l’asbl Femmes et Santé, quantifier le financement d’un sujet de recherche est extrêmement complexe, notamment à cause des nombreux modes de financement. Il existe plusieurs types d’organismes, que ce soit au niveau fédéral, régional, communautaire, européen ou encore gérés par le privé. Il faut également considérer la recherche exercée par les pouvoirs publics, les associations, etc.
Qui cherche (mieux), trouve (mieux)
Lorsque l’on questionne l’intérêt de la recherche scientifique, c’est tout son fonctionnement qu’il faut décortiquer. Comment et pourquoi on cherche et on trouve ? Comment interroger de manière critique tout ce que l’on sait déjà ? Et ouvrir la recherche aux thèmes pour lesquels elle n’a pas encore de données ? Rappelons que la recherche scientifique se base sur le « Evidence-Based Medicine », à savoir des faits probants eux-mêmes basés sur des données explicites qui proviennent d’études cliniques, d’essais, vérifiés, revérifiés, etc.
L’institution scientifique n’accepte pas vraiment que l’on pose un regard critique sociologique sur la production des connaissances.
C’est ce premier constat qui préoccupe Charline Marbaix, médecine généraliste et chercheuse – et collaboratrice régulière d’axelle. « Il n’y a pas beaucoup d’espace pour questionner comment on produit des preuves et l’institution scientifique n’accepte pas vraiment que l’on pose un regard critique sociologique sur la production des connaissances. C’est paradoxal parce qu’on va vers une médecine individualisée tout en prônant un système de preuves qui standardise et homogénéise les individus sur base d’une norme qui est, historiquement, celle d’un corps d’homme blanc. » D’autant que cette manière de récolter des preuves est très efficace « pour répondre à un contexte capitaliste de production de médicaments en masse », étaye-t-elle.
À ce constat s’ajoute ce qui, vu de l’extérieur, a des allures de bataille : la méthode quantitative versus la méthode qualitative. La première rime avec statistiques, outils d’analyse mathématiques, questionnaires fermés (à choix préétablis) dispensés à un échantillon de recherche contrôlé, tandis que la seconde entre en contact direct avec son objet d’étude, dialogue de façon ouverte et place la discussion au centre. Si on schématise, les méthodes quantitatives priment souvent dans la recherche biomédicale et en santé publique, là où le qualitatif se conjugue davantage avec les sciences sociales dont la sociologie et les études de genre.
Mais attention, pour Carole Walker, chercheuse et assistante en enseignement à la Faculté de santé publique de l’UCLouvain, il faut éviter les écueils : « J’insiste sur le fait que « quantitatif » ne veut pas dire objectif. Quand les études quanti établissent un questionnaire, il y a aussi des choix qui sont faits et ils sont orientés et donc en partie subjectifs qu’on le veuille ou non. »
Il faut pouvoir comprendre tous les biais qu’il y a dans la littérature scientifique.
Ce regard critique, elle le porte notamment grâce à la recherche qu’elle a menée pendant des années (et arrêtée en 2024 vu les freins rencontrés) sur l’usage de drogues chez les minorités sexuelles et de genre.« Pour moi, c’était évident que j’allais inclure ces personnes dans mon processus de recherche. Quand je faisais des entretiens exploratoires [préliminaires, ndlr], elles me rapportaient souvent qu’on parlait d’elles sans elles, voire qu’on déformait leurs propos. Dans les précédentes recherches sur la consommation de drogue, j’ai constaté que c’était majoritairement des hommes qui constituaient les échantillons. Ça contribue à véhiculer certaines représentations, par exemple, que les femmes ne sont pas concernées par les drogues et ça invisibilise des vécus et problématiques. Il faut pouvoir comprendre tous les biais qu’il y a dans la littérature scientifique. »
Sauf que la façon dont Carole Walker a choisi de mener sa recherche, en incluant les personnes concernées, ne séduit pas le reste du milieu. Trop impliquée, pas assez de distance, manque d’objectivité. D’après nos différents entretiens, il y aurait comme une croyance selon laquelle la méthode quantitative et les sciences dures bénéficient d’une certaine noblesse inébranlable qui annihilerait toute forme de biais et assurerait une infaillibilité des résultats. À cela s’ajoute le fait que les méthodes qualitatives prennent généralement plus de temps, constat qui se marie mal avec les réalités économiques et capitalistes.
Il faudrait accepter que le savoir de la patientèle existe.
Aussi, proposer un autre éclairage sur la recherche et tous les savoirs déjà produits reviendrait à tout revoir et, comme le souligne Charline Marbaix, « à accepter que le savoir de la patientèle existe dans ce système ». À l’instar de Laura qui, sans aucun diplôme de médecine, mais armée de détermination, a fait avancer son diagnostic grâce à ses propres analyses de résultats et ses nombreuses recherches.
Sophie Thunus, sociologue et doyenne de la Faculté de santé publique de l’UCLouvain, résume : « La culture universitaire est celle de la rationalité et de l’extrême objectivité. Celle-ci a été majoritairement forgée par des hommes qui, inévitablement, donnent un ton aux discussions et arbitrent le partage entre ce qui est une information et un point de vue recevable ou pas. »
Pour avancer et se diversifier, peut-être que la recherche aurait tout intérêt à descendre de son perchoir et revoir son jugement sur l’importance de la combinaison des deux méthodes. Peut-être aussi, qu’elle aurait tout à gagner à accepter qu’on questionne les données déjà recueillies. « Si jamais tu t’éloignes trop des connaissances antérieures, tu as peu de chance d’être publié·e, synthétise Charline Marbaix. Il y a comme une espèce de conservatisme structurel dans la recherche : tu peux t’éloigner et être innovant·e, mais pas trop, parce que sinon on estime que tu fais des conneries. »
Revoir sa copie
Dans ce contexte toutefois, les mentalités évoluent, le monde de la recherche se féminise, amenant en son sein une plus grande diversité de profils et donc de sujets de recherche. Reste que les initiatives sont souvent le fruit d’une volonté personnelle d’une poignée de chercheurs/euses soucieux/euses d’avancer sur des sujets laissés sur une voie de garage.
C’est par exemple le cas d’Aline Scohy, à l’origine du rapport sur l’état de la santé des femmes publié en avril 2024 par Sciensano. La scientifique le concède : cette analyse est « la volonté de deux personnes et du fait que notre direction nous soutienne ».
Même constat pour sa collègue Sherihane Bensemmane chargée de la surveillance de l’état de santé de la population via les données collectées par les médecins généralistes. Consciente que la classe sociale joue un rôle primordial sur l’accès aux soins, elle a réfléchi avec son équipe à une manière de récolter ces informations. « On a fait notre petit putsch, ça a fonctionné et maintenant on demande aux médecins d’indiquer le type de carte d’identité et de mentionner un statut BIM [bénéficiaire d’intervention majorée, ndlr] ou équivalent. Ce n’est pas la meilleure solution, mais c’est mieux que rien et couplé aux autres infos ça va pouvoir donner de nouvelles analyses. »
Les initiatives restent marginales, bénévoles ou bricolées.
Mais, à ce stade, les initiatives restent marginales, bénévoles ou bricolées. Alexandrine Close est kiné spécialisée en rééducation du périnée. Pendant trois ans, elle a mené des recherches et mis en place un traitement pour ses nombreuses patientes atteintes de vulvodynie. Résultats qu’elle a fait relire et publier à ses frais. Bien que citée aujourd’hui à l’international, Alexandrine Close ne figurera jamais dans les recommandations puisqu’elle n’a pas suivi le processus obligatoire d’une étude randomisée, c’est-à-dire contrôlée, avec deux groupes étudiés distinctement. « Mais j’ai une éthique, qui est celle de ne pas faire venir des patientes et de leur faire tester un placebo alors qu’elles ont mal et besoin d’un traitement. »
Une solution également avancée par la généraliste Charline Marbaix est d’aller vers une science davantage « citoyenne et transparente » rappelant que « les mouvements sociaux mettent à jour des problèmes politiques ». Une science citoyenne signifie aussi garantir une transparence sur tous les financements de la recherche. Comment expliquer par exemple que l’industrie pharmaceutique détient deux sièges, même uniquement consultatifs, dans la commission de remboursement des médicaments ?
Le niveau politique a son rôle à jouer en donnant des directives claires. En Suisse comme en Belgique, le contenu et les objectifs des études de médecine sont décidés au niveau fédéral. Joëlle Schwarz, coresponsable de l’unité santé et genre à l’Université de Lausanne, explique que depuis 2018-2019, les exigences pour l’enseignement en médecine ont été revues et que le genre est désormais étudié dès les premières années de bachelier : « Ce sont des cours obligatoires. Ce qui signifie, par exemple, qu’il est désormais attendu des étudiant·es qu’ils et elles sachent qu’il existe des biais de genre, et que ces biais doivent être envisagés dans la prise en charge de la patientèle. Mais bon, c’est un exemple qui est très largement dû à des personnes qui sont au bon endroit au bon moment et qui arrivent avec leurs gros sabots pour se faire entendre. »
Chez nous, même si les doyens des écoles de médecine contactés nous affirment que les notions de genre sont bien abordées durant les cours, il n’y a cependant rien d’obligatoire. Selon Charline Marbaix, c’est d’ailleurs ce qui doit nous amener à nuancer la place « top-niveau » revendiquée par la Belgique sur la scène internationale. « La promotion de la santé, ce n’est même pas 10 % du cursus en médecine. Certain·es étudiant·es passent toutes leurs études sans aborder cette notion. Ça signifie que les gens vont devoir se former après, et qu’il n’y a que les intéressé·es qui le feront. »
Un pas en avant, un autre en arrière
Anissa et Laura font attention à ne pas crier victoire trop vite. Pendant des années, Laura a bataillé, d’abord sur les réseaux sociaux, puis au niveau politique, en déposant notamment une motion à la Ville de Liège pour une meilleure prise en charge de l’endométriose. Et même si elle dit avoir été écoutée, elle constate le manque d’action. « Les gens ont l’impression qu’on parle beaucoup de ces maladies et que donc on les connaît bien. Mais quand on creuse, je constate qu’on reste vraiment dans les stéréotypes et ça n’aide pas les personnes qui en souffrent. On en parle, mais mal. »
Face à l’avancée des recherches dans le domaine, là aussi, il faut rester mesuré·e. On se souvient par exemple de l’engouement suscité par la découverte de l’entreprise française Ziwig en janvier dernier : un simple test salivaire capable de détecter l’endométriose. Mais si ce test est une petite révolution en termes de diagnostic, il ne s’agit ni d’un traitement, ni d’une solution pour soulager les douleurs. Qui plus est, faut-il encore qu’il soit remboursé pour être vraiment accessible, ce qui n’est pas encore à l’ordre du jour.
Quand j’ai compris qu’il fallait préciser que je veux des enfants, un tas de portes se sont ouvertes.
Lors de cette enquête, il a souvent été question de cynisme. Mais le point culminant arrive sûrement lorsque l’on croise recherche et (in)fertilité. L’endométriose, par exemple, a un impact sur la fertilité. Anissa en sait quelque chose : « Quand j’ai compris qu’il fallait préciser que je veux des enfants, un tas de portes se sont ouvertes et c’est même à partir de là qu’on m’a fait passer des tests qui ont permis mes diagnostics. Ma prise en charge est complètement différente depuis que je le mentionne et je pense que c’est ça qui intéresse réellement la science : être sûre que je peux procréer si je le veux. Or, je ne sais même pas si je veux des enfants. »
Margaux Nève, chercheuse en sociologie sur l’endométriose, complète : « Dans la prise en charge et le diagnostic de l’endométriose, le travail reproductif est central. Généralement, on se fait diagnostiquer à une période où l’on est censée avoir des enfants et les chirurgies sont posées ou non en fonction de ça. Les traitements qui existent sont principalement hormonaux et utilisés pour gérer la fertilité. » Ce qui écarte celles qui ne veulent ou ne peuvent pas en avoir. Anissa conclut : « Niveau fatigue et douleurs, c’est marche ou crève. J’aimerais qu’on nous considère au-delà de notre fertilité, ne pas être réduite à mon utérus. »
Elle avait tout oublié des viols subis dans l’enfance, jusqu’à ce que l’odeur d’un patient réveille sa mémoire. D’abord dévastée, Betty s’est battue pour que la levée de son amnésie traumatique soit reconnue comme un accident du travail.
Betty [prénom modifié à la demande de l’intéressée], infirmière en psychiatrie dans un hôpital français, se souviendra longtemps de ce jour de juin 2018 où sa vie a basculé. Occupée à accueillir un patient qui venait d’arriver dans son service, elle s’est soudain sentie très mal. « Quelque chose s’est mis à trembler à l’intérieur de moi, c’était comme un séisme. » Assez vite, elle réalise que c’est l’odeur de ce patient qui lui pose problème car elle lui rappelle celle du voisin, adulte, qui l’a violée quand elle était enfant. « Je n’avais pas oublié ce voisin mais j’avais oublié ce qu’il m’avait fait. » Pour Betty, plus rien ne sera jamais comme avant. Au fil des mois, des souvenirs de plus en plus précis l’assaillent, bouleversant son quotidien professionnel et familial. « C’était comme si elle se prenait un TGV dans la tête », se souvient une de ses collègues.
« Amnésie traumatique dissociative »
Si les souvenirs traumatiques sont restés enfouis sans que Betty n’en soit consciente, c’est parce qu’il y a eu une déconnexion de son cerveau au moment des viols, pour survivre au stress. On appelle ce phénomène désormais bien connu « l’amnésie traumatique dissociative ». Toutes les personnes confrontées à des violences extrêmes peuvent être touchées, et le phénomène est d’autant plus fort que les victimes sont jeunes, et les violences répétées. « 50 % des victimes d’inceste et 40 % des victimes de violences sexuelles dans l’enfance sont concernées par l’amnésie traumatique, précise Muriel Salmona, psychiatre spécialisée et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie. Les faits sont là mais ils ne sont pas accessibles. Une situation, un contexte, une sensation ou une émotion reliée aux violences peuvent faire revenir les souvenirs, de manière diffuse ou brutale. »
Quand la mémoire traumatique se réveille, tout ce qu’elle contient explose : tous les ressentis, les angoisses, la sensation de mourir imminente, la détresse, les douleurs, etc. Mais aussi tout ce qui concerne l’agresseur : sa haine, son mépris, son excitation perverse…
« Cela revient souvent via des sensations physiques, ajoute la psychologue féministe Alix Béranger, car le corps se souvient très bien de ce qui lui est arrivé. Et les odeurs sont très importantes : celle de l’agresseur ou celles qui sont concomitantes aux violences, comme une odeur de lessive ou de plante, de fleur. » Sans prise en charge spécifique, les victimes peuvent se retrouver dans des situations inconfortables, voire très invalidantes, et devenir par exemple incapables de retourner sur leur lieu de travail, comme Betty. « Quand la mémoire traumatique se réveille, tout ce qu’elle contient explose : tous les ressentis, les angoisses, la sensation de mourir imminente, la détresse, les douleurs, etc., égrène Muriel Salmona. Mais aussi tout ce qui concerne l’agresseur : sa haine, son mépris, son excitation perverse… » C’est comme s’il était là tout le temps, à coloniser la victime, sans qu’elle puisse lui échapper.
Totalement bouleversée par la levée de son amnésie traumatique, Betty tient le coup pendant près de six mois, s’organisant pour ne pas être en contact avec ce patient « qui n’y était pour rien ». À la maison, elle continue de s’occuper de son fils, qui avait alors 6 ans, comme si de rien n’était. « Être là pour lui, cela donne un semblant de normalité au quotidien », se remémore-t-elle. Mais sa mémoire traumatique est têtue, et ne la laisse plus tranquille. « En décembre 2018, le filmLes chatouilles [inspiré de la vie d’Andréa Bescond, victime d’abus sexuels dans son enfance, ndlr] sort au cinéma. Des femmes témoignent dans les journaux qui traînent dans la salle de pause du boulot. Je les lis. Ça m’achève. » Betty perd le sommeil, pleure tout le temps ou presque, finit par arrêter le travail et plonge dans un abîme de détresse. « J’avais des idées suicidaires. Un jour les pompiers et les gendarmes sont venus me chercher pour m’hospitaliser en urgence, j’ai retrouvé mes collègues mais comme patiente », raconte Betty, très émue à l’évocation de ce souvenir. « Une fois ce risque vital passé, le plus dur arrive, car il faut se confronter au trauma. C’est là que commence le véritable travail. Tout vous revient à la figure, tous ces choix de vie qui n’en ont pas été, car directement liés aux viols. J’ai été envahie de regrets concernant tout ce que j’avais fait ou pas fait. C’était très dur. »
Une fois ce risque vital passé, le plus dur arrive, car il faut se confronter au trauma. C’est là que commence le véritable travail. Tout vous revient à la figure, tous ces choix de vie qui n’en ont pas été, car directement liés aux viols…
« D’un seul coup, on se retrouve face à ce qui n’avait pas pu être « traité » par le cerveau à l’époque des violences, décrypte la psychologue Alix Béranger. Cette confrontation à la vulnérabilité et à la souffrance peut être très douloureuse et donner l’impression, au fil des jours, que la situation s’aggrave. » L’accompagnement par un·e ou des professionnel·les formé·es au psycho-trauma s’avère indispensable, pour que les personnes ne soient pas démuni·es face à des émotions si intenses. « Elles peuvent, en complément, être soutenues par un traitement antidépresseur pour que l’angoisse ne soit pas trop envahissante », ajoute Alix Béranger. Pour les personnes ainsi prises en charge, « cette flambée des symptômes n’est qu’un passage, mais cela peut être très douloureux ».
Un « accident du travail » ?
Betty, qui a dû s’arrêter de travailler pendant un an, confirme : c’est très difficile, mais cela ne dure pas… À peine sur pied et habituée à militer pour les droits des salarié·es via le syndicalisme, Betty entreprend de faire reconnaître la levée de son amnésie traumatique comme « accident de travail ». « Les violences ne se sont pas déroulées sur mon lieu de travail. Mais l’événement déclencheur de mon mal-être est lui directement lié à ma pratique professionnelle », justifie-t-elle. Cette demande tout à fait inhabituelle n’est pas sans poser question à sa hiérarchie : l’hôpital doit-il payer pour des violences qu’il n’a pas commises, sachant que la reconnaissance en accident du travail ouvre des droits à un versement de salaire complet pendant toute la durée de l’arrêt maladie ? Assez vite cependant, ses responsables décident de la soutenir. Et Betty s’en va courageusement affronter la commission en charge de la reconnaissance des accidents de travail des fonctionnaires.
Les violences ne se sont pas déroulées sur mon lieu de travail. Mais l’événement déclencheur de mon mal-être est lui directement lié à ma pratique professionnelle.
« Je me suis présentée à eux avec un écrit, parce que j’aime beaucoup écrire et j’ai tout lu d’une traite, relate-t-elle. Je n’y suis pas allée par quatre chemins, j’ai tout raconté. Évidemment, ils étaient un peu sonnés. Ils ne s’attendaient pas à ça. » Tellement pas qu’ils n’ont pas osé statuer et qu’ils ont demandé qu’une seconde commission se réunisse… « Il fallait aussi que je refasse une expertise psychiatrique, se souvient Betty. Mais cette fois, j’ai exigé qu’ils m’envoient vers un professionnel valable. Car le premier que j’avais vu était un vrai pervers qui avait des photos de femmes nues sur son bureau, il m’avait demandé l’âge de mes premières règles, et celui de mon premier rapport sexuel. Je m’étais effondrée. » Le second expert, plus au fait du psycho-trauma, émet un avis favorable à la reconnaissance de l’accident du travail de Betty, et la commission suit son avis. Le directeur de l’hôpital, en charge de la décision finale, accorde la reconnaissance définitive peu après. « C’était très important pour Betty, ce positionnement de l’institution », évoque une collègue.
« Faire bouger les employeurs »
« L’histoire de Betty permet de bien comprendre ce qu’est la mémoire traumatique », avance Raphaëlle Manière, pilote de la cellule de veille nationale contre les VSS (violences sexistes et sexuelles) au sein de la CGT, le syndicat français auquel est affiliée Betty. « Cela nous aide à faire bouger les employeurs sur cette question-là. Les personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance doivent pouvoir être soutenues par un dispositif d’entreprise qui parle de violences sexistes et sexuelles. On sait que ces violences, où qu’elles soient commises, sont un frein au travail des femmes, à leur possibilité d’y être libres et indépendantes, et de continuer leur carrière. On est là dans un champ de construction au niveau du travail qui est très intéressant, et très enthousiasmant. L’histoire de Betty nous permet de pousser le curseur de notre réflexion. »
Les personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance doivent pouvoir être soutenues par un dispositif d’entreprise qui parle de violences sexistes et sexuelles.
« Seule, je ne m’en serais jamais sortie, reprend Betty. J’étais partie loin, très loin. Mais mon conjoint a été très soutenant. Mes collègues et ami·es aussi. Il y en a avec qui j’ai perdu le contact mais il y a eu tous ceux et celles qui sont resté·es à l’écoute, qui se sont inquiété·es, qui ont pris des nouvelles régulièrement, et qui m’ont accueillie quand je suis revenue travailler. » Comment trouver le bon positionnement, quand on est face à un·e ami·e ou collègue comme Betty ? « Quelle que soit la situation, il est important de recevoir la parole de la personne concernée sans la remettre en doute, répond Alix Béranger. L’idée, c’est de ne jamais préjuger ou présumer ce dont l’autre a besoin. Il faut accueillir et dire : de quoi as-tu besoin ? On se met un peu à disposition, dans la mesure de ses moyens bien sûr, et on oriente vers des professionnel·les et associations spécialisées. »
Formation continue
Toutes ces précautions et savoir-faire, Betty et ses collègues les mobilisent aujourd’hui avec les patient·es de leur service. « Je me suis formée malgré moi à l’accueil des symptômes de la mémoire traumatique, constate Betty. Quand j’ai commencé à comprendre ce qui m’arrivait, j’ai réalisé que beaucoup de nos patients avaient subi des violences sexuelles dans leur enfance et qu’on était passés à côté depuis des années. » Muriel Salmona explique que « la méconnaissance des phénomènes psychotraumatiques, de la réalité et de la fréquence des violences sexuelles commises sur des mineur·es, fait que les victimes qui ont des réminiscences traumatiques ne sont le plus souvent pas crues. On leur renvoie qu’il s’agit de fantasmes, d’hallucinations rentrant dans le cadre de psychoses, ou bien de faux souvenirs. »
La méconnaissance des phénomènes psychotraumatiques, de la réalité et de la fréquence des violences sexuelles commises sur des mineur·es, fait que les victimes qui ont des réminiscences traumatiques ne sont le plus souvent pas crues.
Ces risques d’erreur de diagnostics résonnent avec des souvenirs pour Betty. Comme cette jeune « compliquée, qui avait été séquestrée et violée et qui aguichait tous les gars dans l’unité. Mais c’était clairement un symptôme de son trauma. Si vous n’êtes pas formé·e, vous ne pouvez pas savoir et vous risquez de cataloguer les gens. » Elle évoque aussi un vieux monsieur régulièrement hospitalisé, et qui allait très mal. « Il était très angoissé. Un matin, alors qu’on prenait un petit café tous les deux avant une activité jardin, il s’est mis à me raconter qu’il avait été violé par son frère, enfant, pendant des années. On a parlé durant deux heures. Il ne nous l’avait jamais dit. »
Pour que l’équipe monte en compétences sur le sujet, Betty avait rencontré la directrice des soins afin de mettre en place une formation destinée au personnel à propos du stress et des symptômes post-traumatiques. « On aborde désormais le sujet en formation continue », se réjouit l’infirmière, qui aimerait aujourd’hui devenir thérapeute familiale. Si ses « antennes » sont maintenant allumées et qu’elle a le sentiment d’être plus proche des besoins des patient·es, Betty n’en est pas forcément plus tranquille. « Quand ils me disent ce qu’ils ont vécu, et que je vois où ils en sont, c’est difficile, parce que j’ai un aperçu de par où ils vont passer. Et que je sais que s’ils sont mal entourés, ça sera encore plus difficile. » On parle là de rester vivant·e, comme Betty, ou pas…
Les violences physiques et psychologiques laissent des traces sur la santé mentale des femmes. Si le lien n’est plus à prouver, les moyens mis en œuvre pour soutenir les victimes et pour qu’elles puissent bénéficier d’un suivi psychologique adéquat manquent. À Vie Féminine Leuze, dans le Hainaut, le groupe Chrysalide permet à des femmes de prendre soin d’elles et de retrouver leur estime de soi. Rencontre.
Il y a des récits qui glacent, des mots qui apaisent, des voix qui affirment ne plus vouloir se taire, celles qui tremblent encore de peur. Des larmes au coin des yeux, et des éclats de lumière dans les regards. Elles sont six autour de la table. Chacune ici vient chaque semaine « comme elle est, où elle en est ». En ce lundi d’octobre, elles sont restées plus longtemps, après leur séance collective de méditation [basée sur l’outil Des racines et des Elles], pour échanger autour de la question du lien entre violences contre les femmes et santé mentale, afin de nourrir ce dossier de leurs expériences. Un sujet dont elles parlent et s’emparent depuis plusieurs mois au sein de l’espace d’écoute mis sur pied par Vie Féminine Leuze, et sa coordinatrice Dorothée Duroisin. « Chrysalide », c’est le nom que porte ce projet. Un mot qui dit la vulnérabilité et annonce la métamorphose.
« Je prends soin de moi »
Une phrase est sur toutes les lèvres au sein du groupe : prendre soin de soi. Plus qu’une promesse qu’elles s’adressent à elles-mêmes, elles en font aussi une revendication, car prendre soin de soi n’est pas quelque chose qui va toujours de soi pour les femmes. « On s’est toujours mise de côté. Tu souffres, tu souffres. Mais tu penses d’abord à tes enfants », témoigne l’une d’elles. « Normalement je m’occupe toujours des autres. J’essaie de m’occuper de moi maintenant, d’apprendre à prendre soin de moi », enchaîne une autre.
Normalement je m’occupe toujours des autres. J’essaie de m’occuper de moi maintenant, d’apprendre à prendre soin de moi.
Ces femmes ont enduré, longtemps, en silence, les coups successifs assénés, parfois depuis l’enfance. Jusqu’à ce que ça déborde, que le corps et le mental craquent. « Moi j’ai tout mis dans un disque dur. Pendant plusieurs années, je pensais que c’était derrière moi. Puis soudain, c’est sorti. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi ça m’est remonté comme ça, puis je me suis rendu compte que c’était précisément au moment où ma fille avait le même âge que quand mon cousin a commis l’inceste », explique Lucia*. C’est alors le début d’une nouvelle vie, celle où elle a décidé d’être « amoureuse d’être elle-même » après « s’être sentie sale durant des années ».
« Ce qui m’a aidée est d’être reconnue victime », poursuit-elle. « Tant qu’on ne nous reconnaît pas en tant que victime, que des pros ne nous croient pas, c’est difficile de se reconstruire. » Mais « victime » n’est pas pour autant une étiquette qui doit coller à la peau à vie. Lucia préfère d’ailleurs s’en défaire aujourd’hui et se décrire comme « autonome ». D’autres femmes autour de cette table se présentent comme « survivantes ».
Tant qu’on ne nous reconnaît pas en tant que victime, que des pros ne nous croient pas, c’est difficile de se reconstruire.
Pour être reconnue victime, la route est longue et difficile. Et les personnes rencontrées sur le chemin ne sont pas toujours outillées à la question des violences conjugales. « On m’a fait prendre des médicaments comme si je faisais une dépression. Ça retombe toujours sur ma tête. Comme si j’étais toujours responsable », confie Laurence*, la soixantaine, dont l’époux, depuis sa retraite, a renforcé les verrous qu’il a depuis longtemps posés sur son existence. « Je suis allée à l’hôpital plusieurs fois avec des bleus mais personne ne m’a jamais dirigée vers un service adéquat. J’étais perdue, et donc je retournais à chaque fois dans la cage », rapporte Barbara*, aujourd’hui sur le chemin de la reconstruction.
« Tu n’es pas folle »
Les femmes évoquent aussi la difficulté de se reconnaître soi-même victime. « Il faut se rendre compte de ce qu’on vit et, quand on est sous emprise, c’est pas facile », exprime Catherine*, venue avec une amie sage-femme désireuse d’entendre les récits de ces femmes pour affiner ses connaissances mais aussi se mobiliser en dehors de la maternité.
Les histoires sont différentes mais on a en commun d’avoir été prises pour des folles.
« Les histoires sont différentes mais on a en commun d’avoir été prises pour des folles, ajoute-t-elle. À force d’entendre que c’est de ta faute, que tu es anormale, à un moment donné, tu y crois… » De plus, l’un des ressorts des agresseurs est d’isoler leur victime. « Alors on perd pied. Et comme on est éloignée de ses ami·es, il n’y a plus grand monde pour dire que ce qu’il nous met dans la tête n’est pas vrai », poursuit-elle. « Tu as même honte », ajoute Lucia.
La présomption de folie renforce aussi l’assignation au silence. Barbara a tu, longtemps, les violences de son enfance, et celles exercées par son ex-mari. « Ma famille m’aurait prise pour une folle si je parlais. Ensuite, dans ma vie, on m’a toujours dit que j’étais forte. Quand je devais prendre le vélo et le bus pour conduire mes enfants à l’école, leur géniteur, qui lui bien sûr avait une voiture, me disait que j’étais forte. Mais c’était pour me réduire au silence, pour que je ne me plaigne pas. » Ici, lors de ces rencontres, elle s’est autorisée à parler et à dire que « non ça n’était pas normal de souffrir ». Ici, sont remontés les abus subis 50 ans plus tôt.
Prendre soin de soi est un long processus. Il faut se reconstruire, trouver un logement quand on ne sait plus du tout qui on est ni ce qu’on aime…
Le déclic, Catherine l’a eu devant la télévision, un talk-show d’une chaîne française qui évoquait les troubles alimentaires. « Je me suis reconnue, j’ai compris que c’était une réaction à ce que je vivais. Je me cachais pour manger parce que je n’étais pas autorisée à manger. Mon ex-compagnon comptait tout ce que j’avais dans mon assiette. Cette émission m’a fait prendre conscience de ça. Alors, j’ai inventé, je lui ai dit que j’allais voir un psy pour ma prise de poids, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à ma santé mentale. » Elle précise : « Prendre soin de soi est un long processus. Il faut se reconstruire, trouver un logement quand on ne sait plus du tout qui on est ni ce qu’on aime. J’ai continué à attirer des personnes toxiques sans m’en rendre compte, subi une autre agression sexuelle, du harcèlement… Puis le corps crie à l’aide et un jour on s’effondre. »
« Tu n’es pas seule »
Les femmes sont bien souvent seules à prendre en charge le coût des soins. Alors comme souvent, elles se débrouillent, « cherchent des choses abordables ». L’espace Chrysalide est aussi un endroit où les femmes peuvent coconstruire des outils et des solutions et en apprendre plus sur leurs droits, comme le remboursement des soins psychologiques de première ligne via le Réseau Partenaires 107 (voir encadré). Dans sa recherche-action menée en 2022 sur les besoins de réparation et de reconstruction auprès de femmes victimes de violences conjugales en situation de post-séparation, Vie Féminine fait le constat que « ces réseaux qui permettent l’accès à un suivi psychologique à bas coût ou gratuit sont dispersés, qu’ils manquent de moyens et sont saturés ».
En se parlant, les femmes s’échangent aussi des recommandations et des vécus. Comme Barbara, par exemple, qui explique qu’il est « hors de question pour elle de consulter un homme » de peur que se rejouent des violences. De peur aussi de n’être à nouveau pas crue.
« On est ensemble »
Via ce groupe, elles ont accès gratuitement à des séances de méditation depuis septembre, un outil parmi d’autres qui peut aider les femmes dans leur reconstruction. « La méditation peut représenter un coût pour les femmes, alors que c’est fondamental pour retrouver le moment présent et prendre soin de soi », explique Dorothée, coordinatrice du projet Chrysalide. « On retrouve son corps éteint », relève Catherine. La méditation offre une opportunité de « répéter l’observation de soi pour voir ce qui nous fait du bien ou non », de « se repositionner », de « se regarder sans juger », partagent les femmes, toutes ravies de leurs séances.
Prendre soin de sa santé mentale permet de rompre un engrenage dans lequel on était après des années de rabaissement et d’humiliation.
Ces moments collectifs sont aussi l’occasion de faire exploser la colère, la tristesse ou la joie, d’ »accueillir les émotions », d’écouter ce qu’elles disent, sans se sentir jugées, sans se juger soi-même. Au final, toutes sont d’accord : « Ça renforce notre estime de soi ». « Prendre soin de sa santé mentale permet de rompre un engrenage dans lequel on était après des années de rabaissement et d’humiliation. Tout s’accumule et il faut absolument prendre soin de soi sinon ça recommence », insiste Catherine.
J’ai trouvé ici une écoute que je n’ai jamais eue dans ma famille. Je me suis toujours sentie coupable. Ici, je me sens moi.
Se retrouver dans cet espace, ensemble, est l’occasion aussi de briser la solitude, de sortir de l’isolement, subi ou forcé. « Ici, je peux respirer, et arrêter de ruminer », témoigne Barbara, qui a perdu tous·tes ses ami·es depuis qu’elle a quitté le géniteur de ses enfants et dû arrêter son travail. « J’ai trouvé ici une écoute que je n’ai jamais eue dans ma famille. Je me suis toujours sentie coupable. Ici, je me sens moi », poursuit-elle. « On apprend à se connaître à travers chacune des femmes et ça nous fait avancer », ajoute Lucia. Au sein du groupe Chrysalide, les femmes recollent des morceaux de soi tout en participant à tisser la toile d’une réparation collective.
Dans le cadre d’une thèse qu’elle a défendue en septembre 2024, Marie-Sophie Silan s’est intéressée à la condition juridique des femmes du 16e et 17e siècle dans l’ancienne principauté de Liège. Étaient-elles plus libres qu’ailleurs ? Après avoir dépouillé de nombreux contrats de mariage et testaments de l’époque, la chercheuse est sans appel : oui, certaines veuves contournaient les règles en vigueur qui leur étaient défavorables, notamment grâce au contrat de mariage !
Liège, 1541. Katherine le Boddet, veuve d’un brasseur de la Cité de Liège, capitale de la principauté épiscopale du même nom, comparaît devant le notaire avec Gérard de Juprelle, également brasseur, son futur nouvel époux1. À la tête de l’entreprise familiale et seule tutrice de ses enfants depuis la mort de son conjoint, Katherine veut s’assurer que ses intérêts et ceux de sa progéniture n’auront pas à souffrir de cette nouvelle union. Pour cela, elle dispose d’un outil de taille : le contrat de mariage.
Katherine le Boddet fait avant tout inscrire dans le contrat que la brasserie laissée par son premier époux et tous les ustensiles qu’elle contient devront revenir aux enfants de son premier mariage.
Comme cela est toujours le cas à l’heure actuelle, le contrat de mariage permettait aux futur·es conjoint·es liégeois·es de déroger au droit en vigueur. Ainsi, Katherine le Boddet fait avant tout inscrire dans le contrat que la brasserie laissée par son premier époux et tous les ustensiles qu’elle contient devront revenir aux enfants de son premier mariage. Par ailleurs, elle exige du notaire qu’il lui réserve contractuellement la possibilité, au cas où son mari se comporterait mal envers elle, de quitter immédiatement le domicile conjugal en emportant ses affaires. Enfin, le contrat prévoit que si de Juprelle décide un jour de quitter Liège, elle ne sera pas obligée de le suivre. Pourquoi cet ensemble de précautions ?
Le destin traditionnel d’une jeune bourgeoise de Liège
Aux 16e et 17e siècles, une jeune bourgeoise de Liège était, à l’instar de ses frères, placée dès la naissance sous l’autorité de son père, l’unique chef reconnu de la famille. C’est à ce dernier que revenait la tâche d’assurer la subsistance et, plus généralement, de protéger les membres de son ménage, qu’il s’agisse de son épouse, de ses enfants ou des éventuel·les domestiques de la maisonnée. D’un point de vue strictement juridique, tant que vivait le père, aucune autorité sur les enfants n’était reconnue à la mère. Cependant, en cas de décès prématuré de son conjoint, le droit coutumier liégeois lui accordait de plein droit la tutelle de sa progéniture.
Une jeune fille avait deux options dans la vie : le mariage ou la profession religieuse, autrement dit, l’entrée dans un couvent.
Une jeune fille avait deux options dans la vie : le mariage ou la profession religieuse, autrement dit, l’entrée dans un couvent. Si le droit liégeois connaissait déjà la notion de majorité civile, fixée à vingt-cinq ans pour les deux sexes dans le dernier quart du 17e siècle, celle-ci n’avait pas pour effet d’affranchir les enfants de l’autorité parentale. Seuls le mariage, la profession religieuse, éventuellement une émancipation par voie judiciaire, permettaient à la jeune femme d’échapper à la gouverne de son père. Dans les familles aisées, le mariage comme l’entrée au couvent s’accompagnaient de la constitution d’une dot, autrement dit d’une contribution financière. Les professes étaient regardées comme les épouses du Christ et la dot que leur constituaient leurs parents servait tant à couvrir les frais de leur entrée au monastère qu’à enrichir ce dernier. Si les jeunes filles étaient autorisées à se marier dès l’âge de douze ans, il semblerait qu’entre le Moyen Âge et les Temps modernes, l’âge moyen au mariage ait progressivement augmenté pour atteindre la vingtaine dans la première moitié du 17e siècle.
Le sort peu enviable des femmes mariées
Si, en se mariant, les femmes étaient libérées de la dépendance de leur père, le droit les plaçait immédiatement sous l’autorité, appelée « puissance » ou « mainplévie » à Liège, de leur mari. La nouvelle épouse adoptait la condition sociale et juridique de son conjoint. Elle conservait en revanche son nom de famille, autrement dit le patronyme paternel. L’époux choisissait seul le lieu de la résidence conjugale et sa femme était tenue de le suivre où qu’il aille, en ce compris, dans la rigueur des principes, en prison ou à la guerre. Si, en revanche, elle n’était pas tenue de partager l’ultime demeure de son époux, la lecture des testaments des Liégeois·es indique qu’il arrivait fréquemment que les conjoint·es souhaitent être enterré·es ensemble.
Si, en se mariant, les femmes étaient libérées de la dépendance de leur père, le droit les plaçait immédiatement sous l’autorité, appelée « puissance » ou « mainplévie » à Liège, de leur mari.
La puissance maritale avait encore d’autres implications pour les femmes mariées. Premièrement, l’époux pouvait battre sa femme à des fins de correction et uniquement en dernier ressort. Deuxièmement, étant donné que l’homme tenait seul les cordons de la bourse du ménage, sa femme n’avait plus le droit de passer un contrat, d’agir ou de se défendre en justice, ni même de faire son propre testament sans autorisation préalable de son mari.
Plus encore, le droit liégeois faisait preuve d’une grande sévérité à l’égard des femmes mariées puisque l’homme avait non seulement le droit de gérer seul les biens de sa femme, mais qu’il pouvait également librement en disposer (les vendre ou les hypothéquer, par exemple), sans que sa femme ne puisse s’y opposer. Heureusement, il était permis aux femmes d’écarter tout ou partie des prérogatives maritales par le biais, notamment, du contrat de mariage.
Heureusement, il était permis aux femmes d’écarter tout ou partie des prérogatives maritales par le biais, notamment, du contrat de mariage.
À l’instar de Katherine le Boddet, que l’expérience d’un premier mariage a rendue prudente au moment de négocier les conditions du second, Lucie Agnès Grenade, la veuve d’un marchand, prend elle aussi ses précautions lorsqu’elle se remarie. Son éclatant contrat de mariage avec l’officier de justice Henry de Gathy, conclu en 1693, constitue un autre bel exemple de la lucidité et de la détermination de certaines Liégeoises qui contournaient les règles existantes afin de préserver un semblant de liberté dans leur nouvelle union. Ainsi, dans son contrat, non seulement Lucie Agnès Grenade se réserve-t-elle la libre gestion de son patrimoine et interdit-elle à de Gathy de toucher à ses biens sans son accord, mais encore parvient-elle à négocier le droit de quitter son époux sur-le-champ si celui-ci osait jamais lever la main sur elle.
1. Les deux contrats de mariage évoqués dans ce texte, celui de Katherine le Boddet et celui de Lucie Agnès Grenade, sont conservés au dépôt des Archives de l’État à Liège. Ils ont tous deux fait l’objet d’une analyse plus poussée, à l’instar d’autres documents de même type, dans la thèse de doctorat que nous avons défendue en septembre 2024.