Lola Lafon : « L’imaginaire, c’est la liberté offerte aux gens qui lisent »

Il n’a jamais été trop tard, ce sont deux années de chroniques dans le quotidien Libération rassemblées dans un ouvrage qui est bien davantage qu’une compilation. Chaque texte est ponctué d’une tranche de vie, d’un commentaire personnel, d’un poème ou encore d’une expérience vécue du quotidien pour constituer un livre puissant pour toutes les personnes qui partagent des valeurs progressistes et d’émancipation collective. Parler en nous, assumer notre part de responsabilité et faire front collectivement, c’est l’invitation de Lola Lafon que nous avons eu le privilège de rencontrer lors de son récent passage à Bruxelles.

© Lynn S.K.

Du non-désir d’enfants à la grande fable de l’égalité hommes-femmes des années 1980 en passant par les violences sexistes et sexuelles ou encore la montée du fascisme : chaque texte de ce recueil, si fort soit-il, reste empreint d’espoir. De cet espoir qui doit nous habiter si l’on veut cesser de « devoir scander qu’on existe, qu’on est là », parce que lorsqu’on le fait, c’est que l’on sait « douloureusement qu’on y est pas »… Rencontre.

Lola Lafon
Stock 2025, 227 p., 19,50 eur.

Votre parcours de vie est passé par l’activisme, la chanson, la fiction, et là, vous revenez avec cet ouvrage vers une forme d’activisme en mêlant articles de presse et fiction. Avez-vous l’impression de boucler une boucle ?

« Je vois davantage les choses comme un passage, même si je n’ai pas l’impression d’avoir fait quelque chose de très différent. Je ne vois pas les choses en termes d’activisme, parce que je me méfie un peu d’instrumentaliser l’écriture. Je préfère ouvrir des questions et j’ai l’impression que les questions survivent parfois mal à l’activisme. J’ouvre des questions et je ne donne pas de réponses. Cet ouvrage est vraiment plutôt comme une continuité. »

Malgré le fait que ce soit des textes ancrés dans la réalité, il y a toujours une place pour les imaginaires et la narration. Quel rôle jouent-ils pour vous ?

« Je m’intéresse beaucoup à ouvrir une forme qui laisse de la liberté aux personnages et, ce faisant, j’ai à cœur qu’il y ait de la liberté pour les lecteurs et les lectrices. Je ne veux pas qu’ils soient enfermés dans des certitudes que j’aurais. Ce que vous dites me fait plaisir parce que je pense que l’imaginaire, c’est toujours la liberté offerte aux gens qui lisent. »

Vous évoquez la liberté collective. Dans cette période de fragilisation politique du collectif, que ce soit en France ou en Belgique, votre objectif est-il de recréer des imaginaires collectifs ?

« La revendication de liberté est vraiment complexe. La liberté comme bien collectif, ce n’est pas du tout la même chose que la liberté vue d’un point de vue libéral, laquelle consiste à choisir tout, n’importe quelle idéologie ou n’importe quelle phrase comme dans un supermarché. Une société où chacun poursuit sa propre liberté n’est pas une société que j’appelle de mes vœux. Je pense que cela m’a fait grandir en tant que personne de pouvoir faire partie d’un collectif, d’un commun. »

Une société où chacun poursuit sa propre liberté n’est pas une société que j’appelle de mes voeux.

Vous parliez de société libérale et, dans votre ouvrage, vous dites que les mots peuvent devenir des marchandises. 

« Ce n’est pas général, mais malheureusement les mots ne sont pas sacrés. J’aimerais bien, quoique ce ne serait peut-être pas une bonne idée. Les mots peuvent aussi être kidnappés, changer de sens et devenir des marchandises comme les autres. Les mots dépendent complètement de la personne qui les prononce. En eux-mêmes, ils n’ont pas de valeur intrinsèque. La première fois que cela m’a frappée en France, c’est au moment de l’affaire DSK. On a commencé à nous parler de « personnage sulfureux », de « libertin ». En fait, ça voulait dire que c’était un agresseur. On a alors vu le dévoiement de tous les mots. On dit ça aussi pour des écrivains d’extrême droite, qu’ils sont « sulfureux » et, à la mort de Le Pen, on a parlé de ses « provocations », alors que ce n’étaient évidemment pas du tout des provocations, mais une idéologie. Et puis les mots se déguisent et ils jouent au bal masqué. On l’a vu au moment des arrêtés contre les casseroles en France où tout à coup, un mot complètement anodin peut faire l’objet d’un arrêté. Ça n’a vraiment plus de sens, mais ça prend un sens nouveau. Finalement, on se souviendra, ou pas, que les casseroles ont à un moment été interdites dans les manifs en France. »

Les mots peuvent aussi être kidnappés, changer de sens et devenir des marchandises comme les autres.

Pourquoi mettre de la fiction dans des récits qui sont des histoires réelles ? La réalité est-elle trop lourde à porter ? Ou pensez-vous que, justement, la fiction vous permet de susciter de nouveaux imaginaires ?

« C’est parce que je ne crois pas en LA réalité. Je pense qu’à partir du moment où on se raconte quelque chose, c’est une fiction. Et donc, je n’ai pas la sensation d’ajouter de la fiction dans mes récits. Pour moi, La Petite Communiste qui ne souriait jamais, cela représente l’impossibilité d’écrire une biographie. C’est tout le temps une fiction parce que toute vie a plein de facettes et il n’y en a pas une qui est vraie et l’autre qui est fausse. J’ai tenu à une certaine exactitude, tous les faits ont été vérifiés. Mais en même temps, pour dire la vérité, il faut ajouter de la fiction à mon avis. Moi, je ne connais pas le récit pur de la réalité, je ne vois pas où il est. Le fait d’avoir étudié l’histoire de Nadia Comaneci [gymnaste d’origine roumaine considérée comme l’une des meilleures athlètes de tous les temps, ndlr] en compulsant la documentation roumaine, française et américaine m’a montré trois versions de sa vie. Et les trois sont vraies, ou alors les trois sont fausses. C’est un peu le sujet du livre. »

Vous avez eu l’occasion d’en discuter avec elle ?

« Non, parce que je ne voulais pas. Je l’ai mise au courant et je lui ai demandé son autorisation. Je lui ai dit que j’écrivais un livre et lui ai raconté le principe. Mais je ne suis pas allée la voir. Ce qui m’intéressait, c’était la petite fille. Or, elle n’est plus là. Si j’avais été la rencontrer, j’aurais eu le récit d’une personne qui maîtrise le récit d’elle-même, ce qui est normal et légitime. Mais c’est un autre récit. Et sa vie lui appartient complètement. Moi, je me suis intéressée à quelqu’un qu’elle a perdu, comme chacun de nous a perdu l’enfant qu’il a été. »

Dans tous les textes de votre dernier ouvrage, j’ai senti la joie de faire corps, la joie de faire mouvement. Aujourd’hui, cela paraît plus que nécessaire, notamment dans ces espaces de micro-résistance que nous devons créer en tant que femmes, en tant que personnes sexisées, en tant que personnes minorisées. Vos textes sont-ils des pistes d’espaces de micro-résistance que vous nous proposez ? 

« Oui, un peu quand même. Ce n’est pas si conscient que ça, mais je me dis que j’ai eu la chance de pouvoir arpenter des espaces de résistance, des espaces de liberté qui m’ont sauvée. Il faut que je les fasse vivre. J’ai envie qu’il y ait dans mes livres des traces de ce que j’ai pu y découvrir et que ça circule, dans une sorte de transmission. Je peux raconter comment on peut s’approprier un lieu et les mots restent une façon de transmettre ce qui est possible. »

Le courage, c’est quelque chose qui doit être nourri tout le temps et qui peut disparaître.

Dans une de vos interviews, vous évoquez « les courages des femmes iraniennes ». Pourquoi utiliser la forme plurielle ?

« C’est un mot qui m’est apparu lorsque j’ai écrit Quand tu écouteras cette chanson. J’ai alors pensé aux courages de la famille d’Anne Frank et de ceux qui les aidaient. C’est-à-dire les courages renouvelés, tout le temps, tous les jours. Je me suis dit qu’ils n’avaient pas eu du courage, mais plutôt plein de courages. Le courage du matin, le courage du soir, le courage de continuer à leur apporter à manger en dépit du danger, le courage pour eux de ne pas céder au désespoir, etc. Il m’a semblé que ce n’était pas un seul courage, mais qu’il avait plein de facettes. Et puis surtout, le courage, c’est quelque chose qui doit être nourri tout le temps et qui peut disparaître. Et là, à mon avis, il va nous falloir plein des courages dans ces prochaines années. »

À Anderlecht, des mamans en lutte contre « l’abandon de la jeunesse par les responsables politiques »

Depuis la fin du mois de décembre, la commune bruxelloise d’Anderlecht est médiatisée pour différents incidents et faits de violence qui impliquent les jeunes de ses quartiers populaires. Des mamans prennent la parole dans l’espoir de se faire entendre.

D.R. @selmabenkhelifa

C’est une mesure qui avait fait grand bruit fin 2024 : le bourgmestre Fabrice Cumps (PS) avait signé le 19 décembre une ordonnance de police interdisant aux mineurs de moins de 16 ans de circuler dans le quartier de Cureghem, à Anderlecht, sans la présence d’un parent (ou d’un·e tuteur/trice légal·e) la nuit du 31 décembre au 1er janvier, sous peine d’arrestation administrative. Le bourgmestre a expliqué qu’il s’agissait d’une mesure « de protection de la jeunesse » à la suite de débordements qui se produisent chaque année durant la nuit du Nouvel An, impliquant notamment des feux d’artifice et des pétards. Il a également évoqué « des scènes de guérilla urbaine ». Un recours en suspension contre cette ordonnance avait par la suite été déposé par des parents inquiets face à cette mesure. Alors que l’auditeur du Conseil d’État avait estimé cette « assignation à résidence » illégale et contraire à la Convention relative aux droits de l’enfant, le Conseil d’État a finalement rejeté la requête des parents le 30 décembre, estimant que la famille n’avait pas pu démontrer l’existence d’un préjudice suffisamment grave pour justifier une suspension en urgence de l’ordonnance, qui est donc restée d’application. « Rien ne l’empêche d’accompagner leur fils de 15 ans ce soir-là », a précisé l’auditeur. Après le Nouvel An, le bourgmestre a indiqué au journal Le Soir que l’ordonnance avait été « utile sur le plan éducatif ».

Une affirmation remise en question par Nathalie Preudhomme, la maman qui a introduit le recours en suspension, ainsi que par Malika et Naima, deux membres du collectif féministe Front de Mères, qui l’ont soutenue dans cette démarche. axelle les a rencontrées.

Comment avez-vous eu connaissance de cette ordonnance de police ?

Nathalie Preudhomme : « J’ai appris cette mesure par la presse le 20 décembre, et cela m’a immédiatement scandalisée. J’en ai parlé à mon mari en lui disant qu’on devait faire quelque chose. J’ai trouvé cela stigmatisant, pour les enfants, pour les parents et l’ensemble des habitant·es, car un seul quartier d’Anderlecht était concerné, mon quartier, qui est un quartier précarisé. Je me suis sentie jugée en tant que maman. C’est comme si on me disait que je ne savais pas gérer mes enfants, que des décisions devaient être prises à ma place. Je n’ai pas besoin que le bourgmestre me dise comment protéger mes enfants. Nous avons pris, dans l’urgence, notre responsabilité face à cette situation. Nous n’avons cependant pas réussi à montrer que nous subissions un préjudice en tant que parents à cause de cette mesure. Si c’était à refaire, je pense que c’est mon fils qui devrait porter plainte, parce qu’il s’agissait d’une atteinte très claire à sa liberté de circulation. Mon enfant a d’ailleurs été contrôlé le soir du réveillon. Il n’a pas été arrêté parce qu’il était accompagné de son papa. Il n’a pas du tout compris cette mesure. »

Reprenant le périmètre précis de l’ordonnance, cette carte montre que la mesure ne concernait qu’un seul quartier d’Anderlecht, présenté comme précarisé par Nathalie Preudhomme.

Pourquoi cette ordonnance posait-elle problème ?

Nathalie Preudhomme : « Le bourgmestre a choisi la répression plutôt que le dialogue et le renforcement des associations de terrain, qui travaillent au plus près des jeunes au quotidien et qui ont plein d’idées pour rendre cette soirée plus agréable. Il a considéré nos jeunes, qui sont notre futur, uniquement comme une menace. Il n’a pas réfléchi à des solutions qui auraient pu impliquer tout le monde, au lieu de cela, il a aggravé le fossé entre les citoyen·nes et les institutions. Il y a de vrais problèmes dans mon quartier, dont je préférerais qu’on parle : il y a des difficultés au niveau de l’emploi et du logement qui devraient être des priorités. Il reste pile un an avant le 31 décembre 2025. C’est un événement prévisible, qui revient chaque année. J’appelle le bourgmestre à mettre des choses en place dès maintenant. Je veux que mes enfants bénéficient d’un espace de vie inclusif, et non répressif. D’autant plus que tout le monde à Anderlecht reste traumatisé par la mort d’Adil, tué par la police pendant la pandémie en 2020. Cette ordonnance donnait le feu vert à la police pour embarquer les jeunes. »

Front de Mères : « Opter pour l’axe sécuritaire met les jeunes en danger. C’est une mesure disproportionnée et discriminatoire qui cible seulement une partie de la population. Cette ordonnance crée un dangereux précédent. Pourquoi a-t-elle été prise ? Pour quelques arrestations l’année dernière, sur les 25.000 habitant·es de Cureghem ? Nous ne sommes pas d’accord non plus avec le fait de blesser des policiers ou des pompiers, on a parfois peur nous aussi devant certains pétards, mais pour nous, la question est surtout celle-ci : que faire de cette colère des jeunes, qui est due aux conditions dans lesquelles ils vivent ? Quelles mesures ont été prises à Anderlecht pour soutenir la jeunesse ? Les jeunes ont peu d’espoir et de perspectives, la jeunesse est abandonnée. Comment les faire rêver à un monde meilleur ? On aimerait par exemple réhabiliter l’ancienne piste d’athlétisme. La commune a très peu d’espaces verts et cet endroit est à l’abandon depuis 10 ans ! »

« J’espère simplement du fond du cœur que ceux qui ont intenté cette action prennent bien la mesure des dangers que courent les jeunes qui participent de près ou de loin à ces actions violentes », a publiquement réagi le bourgmestre à propos du recours intenté contre l’ordonnance. Qu’en pensez-vous ?

Front de Mères : « Il écrit dans cette même déclaration qu’il est le « papa des tous les Anderlechtois ». Quand on a lu cela, en tant que féministes, nos cheveux se sont dressés sur notre tête. On dirait qu’il nous dit de retourner dans nos cuisines ! Le collectif Front de Mères vise à donner une légitimité et une crédibilité aux mamans des quartiers populaires, qui ne sont pas assez entendues. Nous sommes des sujets politiques ! C’est ce féminisme qu’on défend, alors que les mères sont souvent les grandes oubliées au sein du mouvement féministe. Nous prônons la convergence des luttes sociales, anti-patriarcales, anti-racistes et écologistes. Les responsables politiques n’ont pas l’habitude de nous voir nous auto-organiser dans l’intérêt de nos enfants. Le collectif s’est d’ailleurs créé en Belgique à la suite de la mort de Mawda, une fillette kurde de deux ans tuée par balle en mai 2018 par un policier sans réelles conséquences judiciaires ou politiques. Dans les quartiers populaires, des violences policières s’exercent contre les jeunes. Nos enfants sont déshumanisé·es. »

Anderlecht fait à nouveau la une de l’actualité en ce début d’année, après une série de fusillades liées à la vente de drogue. Voyez-vous un lien avec ce que vous dénoncez ?

Front de Mères : « Oui. Rien d’autre n’est proposé aux jeunes face aux difficultés et discriminations qu’ils rencontrent. Ils deviennent influençables, et en arrivent au trafic de drogue et au grand banditisme, qui leur promettent du prestige et de l’argent. On a extrêmement peur que nos enfants deviennent des consommateurs, ou qu’ils commencent à vendre de la drogue et reçoivent une balle ou un coup de couteau. Les premières victimes, ce sont nos enfants. Il faut trouver d’autres moyens de lutter contre ces trafics, ce n’est pas la présence policière qui va changer la situation sur le long terme. On constate que c’est à nouveau le volet sécuritaire qui est favorisé, mais ce n’est pas le fait d’avoir plus de policiers dans les rues qui aura un impact positif dans la vie des jeunes. Il faut se mettre à leur hauteur, à hauteur d’enfants, pour leur donner des opportunités de s’épanouir, s’émanciper et leur offrir un champ des possibles élargi. »

L’histoire de Betty : réveil d’un trauma sur son lieu de travail

Elle avait tout oublié des viols subis dans l’enfance, jusqu’à ce que l’odeur d’un patient réveille sa mémoire. D’abord dévastée, Betty s’est battue pour que la levée de son amnésie traumatique soit reconnue comme un accident du travail.

© Khassatu Ba

Betty [prénom modifié à la demande de l’intéressée], infirmière en psychiatrie dans un hôpital français, se souviendra longtemps de ce jour de juin 2018 où sa vie a basculé. Occupée à accueillir un patient qui venait d’arriver dans son service, elle s’est soudain sentie très mal. « Quelque chose s’est mis à trembler à l’intérieur de moi, c’était comme un séisme. » Assez vite, elle réalise que c’est l’odeur de ce patient qui lui pose problème car elle lui rappelle celle du voisin, adulte, qui l’a violée quand elle était enfant. « Je n’avais pas oublié ce voisin mais j’avais oublié ce qu’il m’avait fait. » Pour Betty, plus rien ne sera jamais comme avant. Au fil des mois, des souvenirs de plus en plus précis l’assaillent, bouleversant son quotidien professionnel et familial. « C’était comme si elle se prenait un TGV dans la tête », se souvient une de ses collègues.

« Amnésie traumatique dissociative »

Si les souvenirs traumatiques sont restés enfouis sans que Betty n’en soit consciente, c’est parce qu’il y a eu une déconnexion de son cerveau au moment des viols, pour survivre au stress. On appelle ce phénomène désormais bien connu « l’amnésie traumatique dissociative ». Toutes les personnes confrontées à des violences extrêmes peuvent être touchées, et le phénomène est d’autant plus fort que les victimes sont jeunes, et les violences répétées. « 50 % des victimes d’inceste et 40 % des victimes de violences sexuelles dans l’enfance sont concernées par l’amnésie traumatique, précise Muriel Salmona, psychiatre spécialisée et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie. Les faits sont là mais ils ne sont pas accessibles. Une situation, un contexte, une sensation ou une émotion reliée aux violences peuvent faire revenir les souvenirs, de manière diffuse ou brutale. »

Quand la mémoire traumatique se réveille, tout ce qu’elle contient explose : tous les ressentis, les angoisses, la sensation de mourir imminente, la détresse, les douleurs, etc. Mais aussi tout ce qui concerne l’agresseur : sa haine, son mépris, son excitation perverse…

« Cela revient souvent via des sensations physiques, ajoute la psychologue féministe Alix Béranger, car le corps se souvient très bien de ce qui lui est arrivé. Et les odeurs sont très importantes : celle de l’agresseur ou celles qui sont concomitantes aux violences, comme une odeur de lessive ou de plante, de fleur. » Sans prise en charge spécifique, les victimes peuvent se retrouver dans des situations inconfortables, voire très invalidantes, et devenir par exemple incapables de retourner sur leur lieu de travail, comme Betty. « Quand la mémoire traumatique se réveille, tout ce qu’elle contient explose : tous les ressentis, les angoisses, la sensation de mourir imminente, la détresse, les douleurs, etc., égrène Muriel Salmona. Mais aussi tout ce qui concerne l’agresseur : sa haine, son mépris, son excitation perverse… » C’est comme s’il était là tout le temps, à coloniser la victime, sans qu’elle puisse lui échapper.

« Tout vous revient à la figure »

Totalement bouleversée par la levée de son amnésie traumatique, Betty tient le coup pendant près de six mois, s’organisant pour ne pas être en contact avec ce patient « qui n’y était pour rien ». À la maison, elle continue de s’occuper de son fils, qui avait alors 6 ans, comme si de rien n’était. « Être là pour lui, cela donne un semblant de normalité au quotidien », se remémore-t-elle. Mais sa mémoire traumatique est têtue, et ne la laisse plus tranquille. « En décembre 2018, le film Les chatouilles [inspiré de la vie d’Andréa Bescond, victime d’abus sexuels dans son enfance, ndlr] sort au cinéma. Des femmes témoignent dans les journaux qui traînent dans la salle de pause du boulot. Je les lis. Ça m’achève. » Betty perd le sommeil, pleure tout le temps ou presque, finit par arrêter le travail et plonge dans un abîme de détresse. « J’avais des idées suicidaires. Un jour les pompiers et les gendarmes sont venus me chercher pour m’hospitaliser en urgence, j’ai retrouvé mes collègues mais comme patiente », raconte Betty, très émue à l’évocation de ce souvenir. « Une fois ce risque vital passé, le plus dur arrive, car il faut se confronter au trauma. C’est là que commence le véritable travail. Tout vous revient à la figure, tous ces choix de vie qui n’en ont pas été, car directement liés aux viols. J’ai été envahie de regrets concernant tout ce que j’avais fait ou pas fait. C’était très dur. »

Une fois ce risque vital passé, le plus dur arrive, car il faut se confronter au trauma. C’est là que commence le véritable travail. Tout vous revient à la figure, tous ces choix de vie qui n’en ont pas été, car directement liés aux viols…

« D’un seul coup, on se retrouve face à ce qui n’avait pas pu être « traité » par le cerveau à l’époque des violences, décrypte la psychologue Alix Béranger. Cette confrontation à la vulnérabilité et à la souffrance peut être très douloureuse et donner l’impression, au fil des jours, que la situation s’aggrave. » L’accompagnement par un·e ou des professionnel·les formé·es au psycho-trauma s’avère indispensable, pour que les personnes ne soient pas démuni·es face à des émotions si intenses. « Elles peuvent, en complément, être soutenues par un traitement antidépresseur pour que l’angoisse ne soit pas trop envahissante », ajoute Alix Béranger. Pour les personnes ainsi prises en charge, « cette flambée des symptômes n’est qu’un passage, mais cela peut être très douloureux ».

Un « accident du travail » ?

Betty, qui a dû s’arrêter de travailler pendant un an, confirme : c’est très difficile, mais cela ne dure pas… À peine sur pied et habituée à militer pour les droits des salarié·es via le syndicalisme, Betty entreprend de faire reconnaître la levée de son amnésie traumatique comme « accident de travail ». « Les violences ne se sont pas déroulées sur mon lieu de travail. Mais l’événement déclencheur de mon mal-être est lui directement lié à ma pratique professionnelle », justifie-t-elle. Cette demande tout à fait inhabituelle n’est pas sans poser question à sa hiérarchie : l’hôpital doit-il payer pour des violences qu’il n’a pas commises, sachant que la reconnaissance en accident du travail ouvre des droits à un versement de salaire complet pendant toute la durée de l’arrêt maladie ? Assez vite cependant, ses responsables décident de la soutenir. Et Betty s’en va courageusement affronter la commission en charge de la reconnaissance des accidents de travail des fonctionnaires.

Les violences ne se sont pas déroulées sur mon lieu de travail. Mais l’événement déclencheur de mon mal-être est lui directement lié à ma pratique professionnelle.

« Je me suis présentée à eux avec un écrit, parce que j’aime beaucoup écrire et j’ai tout lu d’une traite, relate-t-elle. Je n’y suis pas allée par quatre chemins, j’ai tout raconté. Évidemment, ils étaient un peu sonnés. Ils ne s’attendaient pas à ça. » Tellement pas qu’ils n’ont pas osé statuer et qu’ils ont demandé qu’une seconde commission se réunisse… « Il fallait aussi que je refasse une expertise psychiatrique, se souvient Betty. Mais cette fois, j’ai exigé qu’ils m’envoient vers un professionnel valable. Car le premier que j’avais vu était un vrai pervers qui avait des photos de femmes nues sur son bureau, il m’avait demandé l’âge de mes premières règles, et celui de mon premier rapport sexuel. Je m’étais effondrée. » Le second expert, plus au fait du psycho-trauma, émet un avis favorable à la reconnaissance de l’accident du travail de Betty, et la commission suit son avis. Le directeur de l’hôpital, en charge de la décision finale, accorde la reconnaissance définitive peu après. « C’était très important pour Betty, ce positionnement de l’institution », évoque une collègue.

« Faire bouger les employeurs »

« L’histoire de Betty permet de bien comprendre ce qu’est la mémoire traumatique », avance Raphaëlle Manière, pilote de la cellule de veille nationale contre les VSS (violences sexistes et sexuelles) au sein de la CGT, le syndicat français auquel est affiliée Betty. « Cela nous aide à faire bouger les employeurs sur cette question-là. Les personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance doivent pouvoir être soutenues par un dispositif d’entreprise qui parle de violences sexistes et sexuelles. On sait que ces violences, où qu’elles soient commises, sont un frein au travail des femmes, à leur possibilité d’y être libres et indépendantes, et de continuer leur carrière. On est là dans un champ de construction au niveau du travail qui est très intéressant, et très enthousiasmant. L’histoire de Betty nous permet de pousser le curseur de notre réflexion. »

Les personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance doivent pouvoir être soutenues par un dispositif d’entreprise qui parle de violences sexistes et sexuelles.

« Seule, je ne m’en serais jamais sortie, reprend Betty. J’étais partie loin, très loin. Mais mon conjoint a été très soutenant. Mes collègues et ami·es aussi. Il y en a avec qui j’ai perdu le contact mais il y a eu tous ceux et celles qui sont resté·es à l’écoute, qui se sont inquiété·es, qui ont pris des nouvelles régulièrement, et qui m’ont accueillie quand je suis revenue travailler. » Comment trouver le bon positionnement, quand on est face à un·e ami·e ou collègue comme Betty ? « Quelle que soit la situation, il est important de recevoir la parole de la personne concernée sans la remettre en doute, répond Alix Béranger. L’idée, c’est de ne jamais préjuger ou présumer ce dont l’autre a besoin. Il faut accueillir et dire : de quoi as-tu besoin ? On se met un peu à disposition, dans la mesure de ses moyens bien sûr, et on oriente vers des professionnel·les et associations spécialisées. »

Formation continue

Toutes ces précautions et savoir-faire, Betty et ses collègues les mobilisent aujourd’hui avec les patient·es de leur service. « Je me suis formée malgré moi à l’accueil des symptômes de la mémoire traumatique, constate Betty. Quand j’ai commencé à comprendre ce qui m’arrivait, j’ai réalisé que beaucoup de nos patients avaient subi des violences sexuelles dans leur enfance et qu’on était passés à côté depuis des années. » Muriel Salmona explique que « la méconnaissance des phénomènes psychotraumatiques, de la réalité et de la fréquence des violences sexuelles commises sur des mineur·es, fait que les victimes qui ont des réminiscences traumatiques ne sont le plus souvent pas crues. On leur renvoie qu’il s’agit de fantasmes, d’hallucinations rentrant dans le cadre de psychoses, ou bien de faux souvenirs. »

La méconnaissance des phénomènes psychotraumatiques, de la réalité et de la fréquence des violences sexuelles commises sur des mineur·es, fait que les victimes qui ont des réminiscences traumatiques ne sont le plus souvent pas crues.

Ces risques d’erreur de diagnostics résonnent avec des souvenirs pour Betty. Comme cette jeune « compliquée, qui avait été séquestrée et violée et qui aguichait tous les gars dans l’unité. Mais c’était clairement un symptôme de son trauma. Si vous n’êtes pas formé·e, vous ne pouvez pas savoir et vous risquez de cataloguer les gens. » Elle évoque aussi un vieux monsieur régulièrement hospitalisé, et qui allait très mal. « Il était très angoissé. Un matin, alors qu’on prenait un petit café tous les deux avant une activité jardin, il s’est mis à me raconter qu’il avait été violé par son frère, enfant, pendant des années. On a parlé durant deux heures. Il ne nous l’avait jamais dit. »

Pour que l’équipe monte en compétences sur le sujet, Betty avait rencontré la directrice des soins afin de mettre en place une formation destinée au personnel à propos du stress et des symptômes post-traumatiques. « On aborde désormais le sujet en formation continue », se réjouit l’infirmière, qui aimerait aujourd’hui devenir thérapeute familiale. Si ses « antennes » sont maintenant allumées et qu’elle a le sentiment d’être plus proche des besoins des patient·es, Betty n’en est pas forcément plus tranquille. « Quand ils me disent ce qu’ils ont vécu, et que je vois où ils en sont, c’est difficile, parce que j’ai un aperçu de par où ils vont passer. Et que je sais que s’ils sont mal entourés, ça sera encore plus difficile. » On parle là de rester vivant·e, comme Betty, ou pas…

Face aux violences, un espace pour revenir à soi

Les violences physiques et psychologiques laissent des traces sur la santé mentale des femmes. Si le lien n’est plus à prouver, les moyens mis en œuvre pour soutenir les victimes et pour qu’elles puissent bénéficier d’un suivi psychologique adéquat manquent. À Vie Féminine Leuze, dans le Hainaut, le groupe Chrysalide permet à des femmes de prendre soin d’elles et de retrouver leur estime de soi. Rencontre.

© Jeanne Saboureault pour axelle magazine

Il y a des récits qui glacent, des mots qui apaisent, des voix qui affirment ne plus vouloir se taire, celles qui tremblent encore de peur. Des larmes au coin des yeux, et des éclats de lumière dans les regards. Elles sont six autour de la table. Chacune ici vient chaque semaine « comme elle est, où elle en est ». En ce lundi d’octobre, elles sont restées plus longtemps, après leur séance collective de méditation [basée sur l’outil Des racines et des Elles], pour échanger autour de la question du lien entre violences contre les femmes et santé mentale, afin de nourrir ce dossier de leurs expériences. Un sujet dont elles parlent et s’emparent depuis plusieurs mois au sein de l’espace d’écoute mis sur pied par Vie Féminine Leuze, et sa coordinatrice Dorothée Duroisin. « Chrysalide », c’est le nom que porte ce projet. Un mot qui dit la vulnérabilité et annonce la métamorphose.

« Je prends soin de moi »

Une phrase est sur toutes les lèvres au sein du groupe : prendre soin de soi. Plus qu’une promesse qu’elles s’adressent à elles-mêmes, elles en font aussi une revendication, car prendre soin de soi n’est pas quelque chose qui va toujours de soi pour les femmes. « On s’est toujours mise de côté. Tu souffres, tu souffres. Mais tu penses d’abord à tes enfants », témoigne l’une d’elles. « Normalement je m’occupe toujours des autres. J’essaie de m’occuper de moi maintenant, d’apprendre à prendre soin de moi », enchaîne une autre.

Normalement je m’occupe toujours des autres. J’essaie de m’occuper de moi maintenant, d’apprendre à prendre soin de moi.

Ces femmes ont enduré, longtemps, en silence, les coups successifs assénés, parfois depuis l’enfance. Jusqu’à ce que ça déborde, que le corps et le mental craquent. « Moi j’ai tout mis dans un disque dur. Pendant plusieurs années, je pensais que c’était derrière moi. Puis soudain, c’est sorti. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi ça m’est remonté comme ça, puis je me suis rendu compte que c’était précisément au moment où ma fille avait le même âge que quand mon cousin a commis l’inceste », explique Lucia*. C’est alors le début d’une nouvelle vie, celle où elle a décidé d’être « amoureuse d’être elle-même » après « s’être sentie sale durant des années ».

« Je suis victime »

« Ce qui m’a aidée est d’être reconnue victime », poursuit-elle. « Tant qu’on ne nous reconnaît pas en tant que victime, que des pros ne nous croient pas, c’est difficile de se reconstruire. » Mais « victime » n’est pas pour autant une étiquette qui doit coller à la peau à vie. Lucia préfère d’ailleurs s’en défaire aujourd’hui et se décrire comme « autonome ». D’autres femmes autour de cette table se présentent comme « survivantes ».

Tant qu’on ne nous reconnaît pas en tant que victime, que des pros ne nous croient pas, c’est difficile de se reconstruire.

Pour être reconnue victime, la route est longue et difficile. Et les personnes rencontrées sur le chemin ne sont pas toujours outillées à la question des violences conjugales. « On m’a fait prendre des médicaments comme si je faisais une dépression. Ça retombe toujours sur ma tête. Comme si j’étais toujours responsable », confie Laurence*, la soixantaine, dont l’époux, depuis sa retraite, a renforcé les verrous qu’il a depuis longtemps posés sur son existence. « Je suis allée à l’hôpital plusieurs fois avec des bleus mais personne ne m’a jamais dirigée vers un service adéquat. J’étais perdue, et donc je retournais à chaque fois dans la cage », rapporte Barbara*, aujourd’hui sur le chemin de la reconstruction.

« Tu n’es pas folle »

Les femmes évoquent aussi la difficulté de se reconnaître soi-même victime. « Il faut se rendre compte de ce qu’on vit et, quand on est sous emprise, c’est pas facile », exprime Catherine*, venue avec une amie sage-femme désireuse d’entendre les récits de ces femmes pour affiner ses connaissances mais aussi se mobiliser en dehors de la maternité.

Les histoires sont différentes mais on a en commun d’avoir été prises pour des folles.

« Les histoires sont différentes mais on a en commun d’avoir été prises pour des folles, ajoute-t-elle. À force d’entendre que c’est de ta faute, que tu es anormale, à un moment donné, tu y crois… » De plus, l’un des ressorts des agresseurs est d’isoler leur victime. « Alors on perd pied. Et comme on est éloignée de ses ami·es, il n’y a plus grand monde pour dire que ce qu’il nous met dans la tête n’est pas vrai », poursuit-elle. « Tu as même honte », ajoute Lucia.

La présomption de folie renforce aussi l’assignation au silence. Barbara a tu, longtemps, les violences de son enfance, et celles exercées par son ex-mari. « Ma famille m’aurait prise pour une folle si je parlais. Ensuite, dans ma vie, on m’a toujours dit que j’étais forte. Quand je devais prendre le vélo et le bus pour conduire mes enfants à l’école, leur géniteur, qui lui bien sûr avait une voiture, me disait que j’étais forte. Mais c’était pour me réduire au silence, pour que je ne me plaigne pas. » Ici, lors de ces rencontres, elle s’est autorisée à parler et à dire que « non ça n’était pas normal de souffrir ». Ici, sont remontés les abus subis 50 ans plus tôt.

Prendre soin de soi est un long processus. Il faut se reconstruire, trouver un logement quand on ne sait plus du tout qui on est ni ce qu’on aime…

Le déclic, Catherine l’a eu devant la télévision, un talk-show d’une chaîne française qui évoquait les troubles alimentaires. « Je me suis reconnue, j’ai compris que c’était une réaction à ce que je vivais. Je me cachais pour manger parce que je n’étais pas autorisée à manger. Mon ex-compagnon comptait tout ce que j’avais dans mon assiette. Cette émission m’a fait prendre conscience de ça. Alors, j’ai inventé, je lui ai dit que j’allais voir un psy pour ma prise de poids, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à ma santé mentale. » Elle précise : « Prendre soin de soi est un long processus. Il faut se reconstruire, trouver un logement quand on ne sait plus du tout qui on est ni ce qu’on aime. J’ai continué à attirer des personnes toxiques sans m’en rendre compte, subi une autre agression sexuelle, du harcèlement… Puis le corps crie à l’aide et un jour on s’effondre. »

« Tu n’es pas seule »

Les femmes sont bien souvent seules à prendre en charge le coût des soins. Alors comme souvent, elles se débrouillent, « cherchent des choses abordables ». L’espace Chrysalide est aussi un endroit où les femmes peuvent coconstruire des outils et des solutions et en apprendre plus sur leurs droits, comme le remboursement des soins psychologiques de première ligne via le Réseau Partenaires 107 (voir encadré). Dans sa recherche-action menée en 2022 sur les besoins de réparation et de reconstruction auprès de femmes victimes de violences conjugales en situation de post-séparation, Vie Féminine fait le constat que « ces réseaux qui permettent l’accès à un suivi psychologique à bas coût ou gratuit sont dispersés, qu’ils manquent de moyens et sont saturés ».

En se parlant, les femmes s’échangent aussi des recommandations et des vécus. Comme Barbara, par exemple, qui explique qu’il est « hors de question pour elle de consulter un homme » de peur que se rejouent des violences. De peur aussi de n’être à nouveau pas crue.

« On est ensemble »

Via ce groupe, elles ont accès gratuitement à des séances de méditation depuis septembre, un outil parmi d’autres qui peut aider les femmes dans leur reconstruction. « La méditation peut représenter un coût pour les femmes, alors que c’est fondamental pour retrouver le moment présent et prendre soin de soi », explique Dorothée, coordinatrice du projet Chrysalide. « On retrouve son corps éteint », relève Catherine. La méditation offre une opportunité de « répéter l’observation de soi pour voir ce qui nous fait du bien ou non », de « se repositionner », de « se regarder sans juger », partagent les femmes, toutes ravies de leurs séances.

Prendre soin de sa santé mentale permet de rompre un engrenage dans lequel on était après des années de rabaissement et d’humiliation.

Ces moments collectifs sont aussi l’occasion de faire exploser la colère, la tristesse ou la joie, d’ »accueillir les émotions », d’écouter ce qu’elles disent, sans se sentir jugées, sans se juger soi-même. Au final, toutes sont d’accord : « Ça renforce notre estime de soi »« Prendre soin de sa santé mentale permet de rompre un engrenage dans lequel on était après des années de rabaissement et d’humiliation. Tout s’accumule et il faut absolument prendre soin de soi sinon ça recommence », insiste Catherine.

J’ai trouvé ici une écoute que je n’ai jamais eue dans ma famille. Je me suis toujours sentie coupable. Ici, je me sens moi.

Se retrouver dans cet espace, ensemble, est l’occasion aussi de briser la solitude, de sortir de l’isolement, subi ou forcé. « Ici, je peux respirer, et arrêter de ruminer », témoigne Barbara, qui a perdu tous·tes ses ami·es depuis qu’elle a quitté le géniteur de ses enfants et dû arrêter son travail. « J’ai trouvé ici une écoute que je n’ai jamais eue dans ma famille. Je me suis toujours sentie coupable. Ici, je me sens moi », poursuit-elle. « On apprend à se connaître à travers chacune des femmes et ça nous fait avancer », ajoute Lucia. Au sein du groupe Chrysalide, les femmes recollent des morceaux de soi tout en participant à tisser la toile d’une réparation collective.

* Tous les prénoms ont été modifiés.

Les veuves liégeoises du passé avaient-elles tout compris ?

Dans le cadre d’une thèse qu’elle a défendue en septembre 2024, Marie-Sophie Silan s’est intéressée à la condition juridique des femmes du 16e et 17e siècle dans l’ancienne principauté de Liège. Étaient-elles plus libres qu’ailleurs ? Après avoir dépouillé de nombreux contrats de mariage et testaments de l’époque, la chercheuse est sans appel : oui, certaines veuves contournaient les règles en vigueur qui leur étaient défavorables, notamment grâce au contrat de mariage !

Visuel de couverture de la thèse défendue par Marie-Sophie Silan, réalisé par sa sœur Laureline Silan. © Laureline Silan

Liège, 1541. Katherine le Boddet, veuve d’un brasseur de la Cité de Liège, capitale de la principauté épiscopale du même nom, comparaît devant le notaire avec Gérard de Juprelle, également brasseur, son futur nouvel époux1. À la tête de l’entreprise familiale et seule tutrice de ses enfants depuis la mort de son conjoint, Katherine veut s’assurer que ses intérêts et ceux de sa progéniture n’auront pas à souffrir de cette nouvelle union. Pour cela, elle dispose d’un outil de taille : le contrat de mariage.

Katherine le Boddet fait avant tout inscrire dans le contrat que la brasserie laissée par son premier époux et tous les ustensiles qu’elle contient devront revenir aux enfants de son premier mariage.

Comme cela est toujours le cas à l’heure actuelle, le contrat de mariage permettait aux futur·es conjoint·es liégeois·es de déroger au droit en vigueur. Ainsi, Katherine le Boddet fait avant tout inscrire dans le contrat que la brasserie laissée par son premier époux et tous les ustensiles qu’elle contient devront revenir aux enfants de son premier mariage. Par ailleurs, elle exige du notaire qu’il lui réserve contractuellement la possibilité, au cas où son mari se comporterait mal envers elle, de quitter immédiatement le domicile conjugal en emportant ses affaires. Enfin, le contrat prévoit que si de Juprelle décide un jour de quitter Liège, elle ne sera pas obligée de le suivre. Pourquoi cet ensemble de précautions ?

Le destin traditionnel d’une jeune bourgeoise de Liège

Aux 16e et 17e siècles, une jeune bourgeoise de Liège était, à l’instar de ses frères, placée dès la naissance sous l’autorité de son père, l’unique chef reconnu de la famille. C’est à ce dernier que revenait la tâche d’assurer la subsistance et, plus généralement, de protéger les membres de son ménage, qu’il s’agisse de son épouse, de ses enfants ou des éventuel·les domestiques de la maisonnée. D’un point de vue strictement juridique, tant que vivait le père, aucune autorité sur les enfants n’était reconnue à la mère. Cependant, en cas de décès prématuré de son conjoint, le droit coutumier liégeois lui accordait de plein droit la tutelle de sa progéniture.

Une jeune fille avait deux options dans la vie : le mariage ou la profession religieuse, autrement dit, l’entrée dans un couvent.

Une jeune fille avait deux options dans la vie : le mariage ou la profession religieuse, autrement dit, l’entrée dans un couvent. Si le droit liégeois connaissait déjà la notion de majorité civile, fixée à vingt-cinq ans pour les deux sexes dans le dernier quart du 17e siècle, celle-ci n’avait pas pour effet d’affranchir les enfants de l’autorité parentale. Seuls le mariage, la profession religieuse, éventuellement une émancipation par voie judiciaire, permettaient à la jeune femme d’échapper à la gouverne de son père. Dans les familles aisées, le mariage comme l’entrée au couvent s’accompagnaient de la constitution d’une dot, autrement dit d’une contribution financière. Les professes étaient regardées comme les épouses du Christ et la dot que leur constituaient leurs parents servait tant à couvrir les frais de leur entrée au monastère qu’à enrichir ce dernier. Si les jeunes filles étaient autorisées à se marier dès l’âge de douze ans, il semblerait qu’entre le Moyen Âge et les Temps modernes, l’âge moyen au mariage ait progressivement augmenté pour atteindre la vingtaine dans la première moitié du 17e siècle.

Le sort peu enviable des femmes mariées

Si, en se mariant, les femmes étaient libérées de la dépendance de leur père, le droit les plaçait immédiatement sous l’autorité, appelée « puissance » ou « mainplévie » à Liège, de leur mari. La nouvelle épouse adoptait la condition sociale et juridique de son conjoint. Elle conservait en revanche son nom de famille, autrement dit le patronyme paternel. L’époux choisissait seul le lieu de la résidence conjugale et sa femme était tenue de le suivre où qu’il aille, en ce compris, dans la rigueur des principes, en prison ou à la guerre. Si, en revanche, elle n’était pas tenue de partager l’ultime demeure de son époux, la lecture des testaments des Liégeois·es indique qu’il arrivait fréquemment que les conjoint·es souhaitent être enterré·es ensemble.

Si, en se mariant, les femmes étaient libérées de la dépendance de leur père, le droit les plaçait immédiatement sous l’autorité, appelée « puissance » ou « mainplévie » à Liège, de leur mari.

La puissance maritale avait encore d’autres implications pour les femmes mariées. Premièrement, l’époux pouvait battre sa femme à des fins de correction et uniquement en dernier ressort. Deuxièmement, étant donné que l’homme tenait seul les cordons de la bourse du ménage, sa femme n’avait plus le droit de passer un contrat, d’agir ou de se défendre en justice, ni même de faire son propre testament sans autorisation préalable de son mari.

Plus encore, le droit liégeois faisait preuve d’une grande sévérité à l’égard des femmes mariées puisque l’homme avait non seulement le droit de gérer seul les biens de sa femme, mais qu’il pouvait également librement en disposer (les vendre ou les hypothéquer, par exemple), sans que sa femme ne puisse s’y opposer. Heureusement, il était permis aux femmes d’écarter tout ou partie des prérogatives maritales par le biais, notamment, du contrat de mariage.

Heureusement, il était permis aux femmes d’écarter tout ou partie des prérogatives maritales par le biais, notamment, du contrat de mariage.

À l’instar de Katherine le Boddet, que l’expérience d’un premier mariage a rendue prudente au moment de négocier les conditions du second, Lucie Agnès Grenade, la veuve d’un marchand, prend elle aussi ses précautions lorsqu’elle se remarie. Son éclatant contrat de mariage avec l’officier de justice Henry de Gathy, conclu en 1693, constitue un autre bel exemple de la lucidité et de la détermination de certaines Liégeoises qui contournaient les règles existantes afin de préserver un semblant de liberté dans leur nouvelle union. Ainsi, dans son contrat, non seulement Lucie Agnès Grenade se réserve-t-elle la libre gestion de son patrimoine et interdit-elle à de Gathy de toucher à ses biens sans son accord, mais encore parvient-elle à négocier le droit de quitter son époux sur-le-champ si celui-ci osait jamais lever la main sur elle.

1. Les deux contrats de mariage évoqués dans ce texte, celui de Katherine le Boddet et celui de Lucie Agnès Grenade, sont conservés au dépôt des Archives de l’État à Liège. Ils ont tous deux fait l’objet d’une analyse plus poussée, à l’instar d’autres documents de même type, dans la thèse de doctorat que nous avons défendue en septembre 2024.