Dans le film Gaslight, de George Cukor (1944 ; projection exceptionnelle ce 24 avril à Bruxelles, scrollez), un homme persuade son épouse qu’elle est folle. Chaque soir, la lumière des lampes à gaz (« gaslight ») baisse. Lui, à la manœuvre, prétend qu’elle fabule et distille comme un poison le doute dans son esprit. Parmi l’éventail vertigineux des pièges qu’il lui tend, celui-là est à la fois symbolique et redoutable. La maison se pare d’ombre, la raison vacille.
Quatre-vingts ans plus tard, nous avons recueilli le témoignage de deux femmes victimes de « gaslighteurs ». Judith* et Manon*, aujourd’hui sorties de la « grotte », ont traversé une violence qui, à petit feu, a fissuré leur identité. Dans l’article, leurs témoignages dialoguent avec l’expérience du personnage principal de Ta promesse, dernier roman de Camille Laurens (Gallimard 2025) où Claire, après une relation dévastatrice avec un « gaslighteur », est en quête de vérité. Ces trois récits mettent à jour une mécanique que la philosophe française Hélène Frappat, qui a consacré un essai à ce sujet (Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Éditions de l’Observatoire 2024), décrit à axelle comme une « entreprise de déshumanisation, un ‘crime parfait’ qui vise à tuer l’autre, même sans le supprimer physiquement. »
Un totalitarisme
En fait, j’ai tout de suite senti que ça n’allait pas, dès le premier soir
Depuis les années 1960, sous l’influence du film, dans le langage de la psychologie américaine, le « gaslighting » désigne des abus sexuels et psychiques visant à brouiller la réalité dans l’esprit de la victime. Dans le monde francophone, on utilise l’expression « pervers narcissique », qui ne recouvre pas tout à fait les mêmes réalités, nous y reviendrons. Le « gaslighteur » amène sa victime à « remettre en cause chacun de ses choix, de ses sentiments, de ses émotions, de ses perceptions, de ses valeurs, jusqu’à la faire douter de sa santé mentale », résume Hélène Frappat. Il tente de lui confisquer ainsi sa capacité à se penser victime. Son but ? « Prendre le pouvoir sur une conscience en l’empêchant d’accéder à toute forme de vérité. » La proie du gaslighteur, sous l’emprise du doute puis engloutie dans le silence et l’autocensure, est empêchée de trouver sa propre voix et n’a plus accès à son identité.
Dans le cas de Judith, le gaslighteur s’appelle Yannick*. Il exerce un métier des arts de la scène, est membre d’un parti politique. « Dès nos premiers échanges, quand il me disait ‘Je suis safe, tu sais’, j’ai eu une alerte dans mon esprit. Mais je l’ai chassée. » La relation a duré environ neuf mois. Idem pour Manon avec Klaas*, architecte : « En fait, j’ai tout de suite senti que ça n’allait pas, dès le premier soir. »
Mensonges fondateurs
Manon a revu Klaas, qu’elle connaissait de vue, par hasard, dans un bar où elle retrouvait ses ami·es pour ses 40 ans. Lui était avec les sien·nes. Manon et Klaas se plaisent, trinquent, se rapprochent. « Nous nous sommes embrassés. Une femme a foncé vers moi, m’a crié dessus et a hurlé ‘Klaas !’ J’ai demandé à Klaas ce qui se passait, il m’a répondu que c’était son ex, qu’elle était folle, bipolaire. Moi, j’ai vu une fille en colère… »
Klaas écrit à Manon le lendemain, la retrouve quelques jours plus tard. « Est-ce que tu fréquentes d’autres filles ?, lui demande-t-elle plusieurs semaines après le début de leur relation. Pas de problème, mais ce n’est pas mon truc. Si c’est le cas, je me retire. » Il lui répond qu’il fréquente quelqu’un d’autre jusqu’à présent, mais qu’il veut une histoire d’amour « sérieuse », exclusive, d’ailleurs il rêve de paternité. Un prélude que Judith, l’ayant aussi vécu sur une période plus rapprochée, analyse comme du « love bombing ». « Tu es tout ce que j’attendais », lui répète Yannick au cours des premières semaines de relation. « Comme pour m’hypnotiser ? », songe Judith.
Cette mise en scène lui a servi à me torturer pendant toute la relation
Manon, mère célibataire, raconte à Klaas qu’elle a des relations ponctuelles, notamment avec un ami qui passe parfois la nuit chez elle. Klaas a du mal à croire ce qu’elle lui dit – elle n’a pas couché avec cet ami la dernière fois qu’elle l’a vu, puisqu’elle avait entamé une relation exclusive avec Klaas. « Tu mens. » Elle le convainc qu’elle est sincère. Le soir même de cette conversation, Klaas dort chez Manon. Levée, elle l’entend l’appeler depuis la chambre, sa voix forte l’inquiète. « Il brandit un préservatif et me dit qu’il vient de le trouver à côté du lit, que je lui ai menti, que j’ai couché avec mon ami. ‘Tu mens, tu étais saoule, tu fais n’importe quoi’. »
D’où sort ce préservatif ? Elle nie, mais comment nier la matérialité de l’objet ? Avec quels dispositifs psychiques peut-elle penser que Klaas aurait pu le placer lui-même ? Pourquoi aurait-il fait cela ? Pourtant, cette hypothèse est d’autant plus crédible que Manon ne constate aucun sperme, comme si le préservatif n’avait jamais servi. Stupéfaite, happée par l’apparente logique de Klaas, Manon ira un peu plus tard jusqu’à appeler l’ami qui lui confirme, étonné par la question, ne pas avoir eu de relations sexuelles avec elle. Elle condense : « Cette mise en scène lui a servi à me torturer pendant toute la relation. » Se révèlent les deux dimensions du mensonge fondateur : le gaslighteur ment, mais accuse l’autre, qui se justifie.
La proximité de ce scénario avec celui de Gaslight est frappante. Dans le film, l’époux abuseur offre une broche à sa femme, Paula. Il la place dans son sac à main en lui disant de faire attention à ne pas la perdre puisque, selon lui, Paula en serait capable ; mais il la subtilise lui-même, et elle ne la retrouvera pas, malgré ses recherches affolées. Scène 1 : elle est irrémédiablement étourdie. Scène 2, un cran plus loin, il l’accuse d’avoir caché un tableau, et puisqu’elle le nie, alors que le tableau a disparu, c’est qu’elle ment. Scène 3, elle devient voleuse : il cache dans le sac de Paula une montre qu’il l’accusera juste ensuite de lui avoir prise. Sanglotante, terrifiée, elle est prête à avouer ce forfait qu’elle n’a pas commis.
Les ex sont folles
Il racontait des trucs horribles et hallucinants sur ses ex.
Comme Klaas le soir de sa rencontre avec Manon, les gaslighteurs qualifient volontiers leurs ex de « folles ». Yannick s’en plaignait auprès de Judith (« Il me disait presque tous les jours des choses horribles sur ses ex, dont une qui aurait pris un ‘ascenseur social’ grâce à lui… Alors qu’en fait, il en avait fait sa régisseuse personnelle ! »), tout en épiant certaines d’entre elles sur Internet. Pia*, qui a été en relation avec Yannick en 2015, décrit que déjà à l’époque, « il racontait des trucs horribles et hallucinants sur ses ex. Des gens empathiques peuvent tomber dans le panneau. » « L’une des ex de Klaas était, selon ses dires, ‘folle’, témoigne Manon, une autre en « mood swing » [sujette à des changements d’humeur, ndlr], très dépendante de lui. » Quand Manon lui demande pourquoi il entretenait un lien avec une telle personne, qu’il disait n’avoir jamais aimée ou dont il avait préféré le chien, il lui répond : « Tu prends sa défense ? Toi et ton féminisme… »
Trousse à doute
Dans la panoplie du gaslighteur : les suggestions permanentes, insinuations que sa proie est fragile, versatile, insinuations souvent enrobées de prévenance affectueuse – comment lui en vouloir ? « Avec ta sensibilité… », ressasse Yannick à Judith. « Toi et tes lubies », serine Klaas à Manon sur le même air que « toi et ton féminisme » (une « lubie » aussi ?), soudant l’instabilité psychologique à l’identité de Manon.
De la présomption de déséquilibre mental de la victime au mensonge le plus grossier, le gaslighteur joue avec le feu de la vérité. Fin mars, début avril 2024, Manon attrape une IST. « Il me dit que c’était peut-être sa relation précédente, que le test IST qu’on avait fait n’avait peut-être pas tout révélé… J’ai gobé le truc. » « J’ai eu pendant plusieurs mois de l’herpès génital en continu », se souvient Judith, qui y voit un signe, recoupé avec des signaux complémentaires, que Yannick avait d’autres relations, probablement sans protection – alors que lui-même lui avait demandé une relation de couple exclusive, car « il n’aurait pas supporté que l’on « papillonne chacun de notre côté ». »
Paradoxes paralysants
Bien d’autres outils de déstabilisation servent à désarçonner les victimes d’elles-mêmes : les contradictions permanentes, par exemple, une phrase tendre prononcée avec une attitude qui la contredit, une critique humiliante formulée avec un geste aimant. Hélène Frappat donne l’exemple de Barbe-Bleue « offrant à sa femme un ‘passe-partout’ en lui défendant de ‘passer partout' ». Distorsion de la logique. Comment échapper aux filets du paradoxe ?
Il me répétait qu’il ne voulait plus de rapports de dépendance alors qu’il passait son temps à les instaurer insidieusement.
« Yannick me répétait qu’il ne voulait plus de rapports de dépendance alors qu’il passait son temps à les instaurer insidieusement, analyse Judith. Deux semaines après notre rencontre, il me propose, de manière insistante et répétitive, de laisser des affaires chez lui, il veut « m’aider » avec mon fils… Mais il tire la gueule quand je lui dis que je veux y réfléchir. Il me faisait aussi croire régulièrement que je pourrais quitter mon boulot salarié en créant des contrats avec lui. Heureusement, je ne l’aurais jamais fait, l’autonomie financière vis-à-vis d’un partenaire fait partie de mes fondations. » Des contradictions vécues aussi par Manon : « Klaas voulait tout le temps être chez moi. Mais il restait dans ma chambre, n’adressait pas la parole à mes enfants ou proposait de cuisiner ce qu’ils détestaient manger. »
Autre exemple allant jusqu’aux violences sexuelles : Yannick s’excuse un jour auprès de Judith après avoir, la veille, insisté verbalement pour avoir un rapport sexuel avec elle. Il est contrit – on se souvient qu’il est « safe ». Mais les semaines suivantes, « à trois reprises, alors que je m’endormais ou venais de m’endormir, il s’est couché sur moi en me tenant les mains et en forçant l’acte sexuel sans mon consentement. J’étais sidérée. Il ne m’a jamais appelée au lendemain de ces actes pour soi-disant s’excuser. »
Klaas en rit et lui lance qu’en effet, il la gaslighte.
Manon, consciente que Klaas lui ment et la manipule, effectue des recherches web sur des profils psychologiques. « Un jour, il regardait les historiques Google sur mon téléphone et il a vu que je cherchais des sujets comme « pervers narcissique ». » Klaas en rit et lui lance qu’en effet, il la « gaslighte »… Cette apparence de reconnaissance, avec un coup d’avance, la piège : puisqu’il admet son forfait, puisqu’il en rit – ça n’a donc aucune importance – et n’en prend pas « acte » en modifiant son comportement, le gaslight existe-t-il vraiment ? C’est ce que le sociologue français Marc Joly, pour l’avoir documenté dans le cadre de ses recherches sur la « perversion narcissique », qualifie d’« aveu sidérant […] dissipé dans les impressions contraires habilement suggérées, […] ce qui autorise ensuite les reproches culpabilisants (‘tu le savais’). »
Objets disparus
La mystification fondatrice de la relation de Klaas et Manon est le placement par Klaas du préservatif au pied du lit afin de pouvoir accuser Manon de mensonge, alors que lui-même a des relations sexuelles non protégées avec au moins une autre personne (d’où l’IST), tout en les niant. Mais Klaas bouge régulièrement des objets chez Manon, utilise des éléments matériels pour la faire vaciller et placer ses pions, coup par coup. « Je vis avec mes enfants, j’ai l’habitude de chercher nos affaires un peu partout chez moi, je ne fais pas tout le temps attention. » Cependant Manon réalise, devant l’insistance de Klaas (« Ça ne t’agace vraiment pas de devoir tout le temps chercher ? »), que c’est lui qui change régulièrement la disposition des objets de son bureau dont elle rétablit sans cesse l’harmonie afin de pouvoir y travailler sereinement.
Ton temps de cerveau est pris par du doute.
C’est lui qui a écrit en gros caractères un numéro de téléphone sur un chèque, désormais impossible à encaisser. C’est lui qui a chuté sur son ordinateur, inestimable outil pour Manon. Scène similaire dans le roman de Camille Laurens : Claire, le personnage principal, comprend que Gilles a fait sciemment tomber un vase sur son ordinateur, rendu hors service. Elle est écrivaine, c’est une attaque directe contre son identité. Manon sait aussi que c’est Klaas qui ne met pas le bon carburant dans la voiture qu’elle lui a prêtée – qui tombe évidemment en panne quand elle la récupère. Petites estafilades dans la sécurité des jours, harassant et continu travail de remise à l’endroit des éléments du quotidien. Manon : « Ton temps de cerveau est pris par du doute. »
Disputes et chauds-froids
L’épuisement et la tétanisation viennent aussi avec les disputes. « Elles avaient lieu des nuits entières, pendant des heures, au fil des récits changeants », en particulier la veille d’événements importants pour Manon, dont l’espace mental sature. « Klaas voulait me mettre en colère en restant, lui, d’un calme olympien. Il voulait me dérouter. À la fin des disputes, il reprenait fréquemment à son compte mes arguments du début. Puis il m’écrivait toute la journée suivante. Je me demandais comment c’était possible qu’il me fasse autant chier, mais je n’étais pas sûre que ma conviction soit juste. » Pour Pia, la stratégie de Yannick, « c’était de te tordre les boyaux avant de dormir en te disant des trucs horribles. »
À certains moments, son visage était soudain transformé, inquiétant.
Certaines disputes peuvent avoir un point de départ commun aux deux membres de la relation, ou du moins un nœud que les deux peuvent relier à des faits, quelle qu’en soit leur interprétation. Mais d’autres sont incompréhensibles. Chaud ? Froid ? Judith se rappelle : « À certains moments, son visage était soudain transformé et devenait inquiétant, sans que je ne comprenne pourquoi. Et à d’autres, il me couvrait littéralement de cadeaux, d’attentions excessives, surfaites. » Comme Klaas qui, en particulier devant sa famille, devient « un véritable amour, un gentleman ». Claire, le personnage de Camille Laurens, narre : « Bienveillance dans ses yeux. Puis tout change, verrou est mis au visage, c’est soudain, sa bonté s’escamote comme une main qui ramasse des billes. […] Tu n’aimes pas cette figure inconnue, elle te fait peur. Tu te reprends, tu te rattrapes. »
Judith témoigne aussi de scènes plus violentes, « pétages de câble » allant jusqu’aux menaces verbales et physiques et à la violence contre des éléments immobiliers (coups de poing et de tête contre une porte et contre un mur, par exemple), une fois en présence de son enfant. Ou menaces de violences contre lui-même. À la suite d’une dispute, Yannick envoie à Judith une photographie de son poignet, tenant de l’autre main un couteau pointé vers la peau. « C’est ça que tu veux ? Que je me sacrifie. Que j’expie ? Tu veux voir couler mon sang ? Tu en redemandes ? », écrit-il dans un sms accompagnant la photo.
Les victimes redoutent ces transformations vertigineuses qui les pétrifient. Alors elles les anticipent, s’adaptent pour les éviter et fournissent ainsi un effort majeur. Perdre leur temps, c’est perdre le temps, perdre la logique de la chronologie des événements. « Le gaslighting substitue à l’expérience de la succession temporelle […] une alternance de chaud et froid, écrit Hélène Frappat. Il livre sa proie à une seule certitude : châtiment et récompense finiront par s’abattre sur elle. » Indistinctement, sans possibilité d’en extraire du sens.
Triangle
Un outil retors apparaît à l’écoute et à la lecture des différents récits : la triangulation. Camille Laurens décrit Claire « pétrifiée à l’angle du triangle » lorsqu’un soir, son compagnon, Gilles, lui téléphone depuis Toronto. L’appel semble d’abord involontaire, mais Claire, restée en ligne, distingue Gilles parler anglais avec une femme (« My love » : elle découvre ainsi qu’il a une maîtresse) durant des minutes d’agonie… avant de l’entendre s’adresser à elle, Claire, en français, avec des références à leur vie commune qu’elle seule peut comprendre.
Dès que je passais une bonne soirée, j’étais certaine qu’il allait draguer d’autres filles.
Manon décrit un système de triangulation systématique et comprend qu’elle-même, le soir de son anniversaire, a été placée à un autre angle du triangle avec cette femme hurlant – en relation avec Klaas à ce moment-là. Au fil des mois, « plus il me voyait rigoler avec d’autres gens, d’autres hommes, plus il était horrible. Dès que je passais une bonne soirée, j’étais certaine qu’il allait draguer d’autres filles. » Elle lui avait pourtant explicitement dit que le voir séduire d’autres femmes en sa présence l’insécurisait, qu’elle trouvait ce comportement inacceptable. Pia se souvient – et Judith aussi, de son côté – que Yannick « entretenait une relation très ambiguë avec une actrice, et ils jouaient ensemble à me rendre jalouse. Quand je lui disais que je ne trouvais pas cela normal, il me répondait que c’était moi qui avais un problème. »
Isolement
Pour amputer une personne de son identité, le gaslighteur la coupe de ses relations sociales, de son passé, de sa mémoire. La déracine. « Être déraciné, écrit Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme citée par Hélène Frappat, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. » Dans tous les récits, y compris celui de Camille Laurens, le gaslighteur, se plaçant en intermédiaire, sème le trouble entre sa victime et son entourage et tisse les fils d’un mensonge de plus en plus difficile à démêler. Manon et Judith décrivent toutes deux le lent éloignement de leurs proches, ami·es, collègues.
Soit parce qu’elles espaçaient les liens pour s’épargner la jalousie de Klaas ou de Yannick.
Soit parce qu’elles en étaient empêchées : Klaas demandait à Manon de le retrouver plus tôt que prévu. Ou il avait « oublié » qu’elle voyait ses ami·es. Ou il voulait l’accompagner et, une fois présent, montrait ostensiblement son manque d’intérêt et lui reprochait par la suite de s’être montrée « ridicule ». Ou il la bombardait de sms contradictoires quand elle était de sortie sans lui, rendant insupportables des moments de liberté dont elle pourrait ensuite redouter les effets.
Il avait été chercher son mail professionnel pour lui écrire en feignant l’inquiétude à mon sujet.
Soit parce que le gaslighting s’est étendu jusqu’à elles/eux, de manière préméditée. Judith, plus d’un an après la rupture avec Yannick, n’a toujours pas de contact avec sa propre sœur. Elle ne peut que supposer que cette dernière a été manipulée par Yannick, très au fait de leur structure familiale, pour obtenir des informations privées sur Judith à partir de mensonges. « Il avait été chercher son mail professionnel sur Internet pour lui écrire en feignant l’inquiétude à mon sujet. » Judith pense que sa sœur ne parvient pas à reconnaître cette trahison, qui génère probablement honte et culpabilité, comme étant le résultat d’un abus. Autre exemple : une metteuse en scène que nous avons rencontrée, qui a entamé et vite mis fin à une collaboration avec Yannick, avait appris qu’il la dénigrait auprès d’un responsable technique qu’il lui disait, à elle, mépriser.
Manon, quant à elle, remarque que les ami·es de Klaas sont de plus en plus distant·es avec elle. « Ils étaient de plus en plus fuyants avec moi. Il me disait, à moi, ‘J’adore que tu sois fêtarde’, puis il me faisait passer auprès d’eux pour une alcoolique. Par exemple, après une dispute nocturne, nous étions arrivés en retard à un rendez-vous avec ses amis, et il a réussi à me faire dire devant eux que c’était parce que j’avais trop bu la veille – alors que c’était à cause de la dispute. Il me disait aussi des choses comme ‘Mes amis trouvent ton féminisme insupportable’. » Manon résume : « C’est un jeu truqué quoi que tu fasses. »
C’est un jeu truqué quoi que tu fasses.
Certain·es proches sont « gaslighté·es », mais d’autres, notamment des femmes, s’allient plus explicitement aux gaslighteurs en une alliance patriarcale facilitée par les clichés autour de « l’hystérie » féminine ou des femmes « blessées » injustement vengeresses. Une ex de Yannick, avec laquelle Judith avait échangé sans la connaître, lui écrit : « Tu m’as souvent décrit Yannick comme un monstre et qui devrait se faire aider par un spécialiste. […] Je pense surtout que c’est toi qui as finalement besoin d’un soutien psychologique. »
« Il a voulu être elle »
Les récits mettent en évidence un élément qu’une amie de Claire, dans Ta promesse, résume : « Il a voulu être elle », devenir écrivain. Judith raconte être très vite « tombée sous le charme : il connectait ses conversations à des choses qui me parlaient. À tel point que j’ai eu un léger red flag [une alerte, ndlr], mais je n’y ai pas fait attention. » Elle réalise bien plus tard (notamment en le voyant suivre des heures par jour les réseaux sociaux d’autres personnes, y compris de la metteuse en scène mentionnée plus haut) que Yannick l’avait espionnée sur Internet et s’était inspiré de publications qu’elle-même avait postées pour la harponner. « Je croyais que c’était un hasard, mais il avait fabriqué cette connivence. » Avec la prise de pouvoir sur l’autre, c’est peut-être une autre quête du gaslighteur : « Il y a un tel vide en lui, analyse Pia en détaillant comment Yannick est « devenu écoféministe » après leur rencontre, qu’il a besoin d’absorber tout ce qu’on est, jusqu’à prendre notre place. »
Il a besoin d’absorber tout ce qu’on est, jusqu’à prendre notre place.
Ce qui pourrait être considéré comme une stratégie de séduction ou un intérêt sincère – se documenter sur les sujets qui animent la personne désirée – revêt une tout autre dimension lorsque l’histoire se répète et s’étend à la personnalité. Une autre femme du secteur des arts de la scène nous raconte la même histoire que Judith à propos de Yannick : premier rendez-vous, sujets abordés apparemment spontanément, tout juste ceux qui la travaillent actuellement. Manon, elle, raconte que Klaas la « copiait ». « Il s’est mis à écouter la même musique que moi, il mettait mon parfum, il s’inspirait de mon look. Il a même acheté le même savon que moi. »
Klaas la dépossède de ses idées sans jamais la mettre en valeur, voire en dévalorisant ses modèles, ses sources d’inspiration, système de sape également décrit par Camille Laurens. « Il voulait qu’on reprenne ensemble la chanson Party Girl [de Michelle Gurevich, ndlr], se souvient Manon, l’histoire d’une fille très paumée, très triste, qui fait croire à tout le monde qu’elle va bien. Je ne suis pas cette fille, je ne lui ressemble pas, mais lui trouvait que si et insistait. » Si lui devient elle et si lui sait qui elle est alors qu’elle-même l’ignore, qui est-elle ?
Une autre folle
« Il disait que je n’étais pas une personne normale, que j’étais paranoïaque, décrit Manon. Et il y avait de quoi l’être. » Yannick, dans un échange de sms que nous avons pu consulter, écrit à la responsable d’une institution culturelle avec laquelle Judith et Yannick ont collaboré à un projet commun : « Vu les fragilités de Judith, l’événement a été complexe à traverser (je te raconterai en détail). Mais on reste très heureux.se du résultat. » Elle est « fragile », lui inclusif.
Judith se remémore un autre épisode : « Un jour, je m’étais enfermée dans la salle de bain chez moi en attendant qu’il parte, il m’avait menacée, je paniquais. Alors il a appelé une collègue dans mon dos pour lui dire qu’il fallait me faire ‘interner’. Je le sais parce qu’elle me l’a raconté par la suite. Ensuite, il m’a dit qu’il avait prévenu ma famille et mes amis que je n’allais pas bien. »
Je ne pensais pas que j’étais folle, mais j’étais vraiment en détresse.
Au fil des mois, la perception par Judith de son « hypersensibilité » (ce que lui nommait auprès de son entourage sa « santé mentale ») s’assombrit. « Je me fissurais. Je ne pensais pas que j’étais folle, mais j’étais vraiment en détresse. » Elle raconte que Yannick, refusant de parler de la souffrance entraînée par le manque de clarté autour de certains faits (notamment leur projet commun), la pousse à se rendre aux urgences psychiatriques d’un hôpital bruxellois. La psychiatre réalise un entretien avec elle, au cours duquel elle demande à Judith si elle n’est pas victime de violences conjugales. « Elle m’a fait un papier constatant que je ne ‘souffrais pas de maladie mentale grave’ mais elle m’a dit que je venais de vivre un ‘abus psychique’. »
Judith, qui veut se désengluer, retrouver sa lucidité par une quête de vérité, commence alors à contacter des femmes que Yannick qualifiait de « folles » et/ou d’ex-relations intimes. Aux abois, il écrit à l’une d’entre elles, Hanna : « J’ai appris que Judith t’avait contactée récemment. J’ignore ce qu’elle t’a raconté et tu n’as aucun compte à me rendre. Mais elle souffre d’un grave trouble du comportement et commence un suivi psychiatrique. Sa famille et moi nous coordonnons pour l’accompagner comme nous le pouvons, même si la démarche est douloureuse pour tout le monde. Je t’écris au cas où elle te recontacterait pour t’inviter à ne pas alimenter ses troubles. Merci de ta compréhension. » Ce message, que Hanna transmettra à Judith, percera le véritable « trouble » et agira comme un électrochoc.
« Vulnérabilités », point d’appui des agresseurs
Je ne pensais pas qu’il réutiliserait ces éléments contre moi.
Judith relate que Yannick l’a très vite poussée à lui confier « du vécu, des vulnérabilités », comme des violences subies avec un partenaire précédent, la perte de ses parents ou son besoin viscéral de loyauté. « Je ne pensais pas qu’il réutiliserait ces éléments contre moi. » Les deux autres femmes que nous avons rencontrées et qui ont noué une relation intime de plusieurs mois avec Yannick ont été victimes d’inceste dans leur enfance, et lui avaient confié ce traumatisme. La prévalence de l’inceste est certes sous-évaluée dans la société (estimée à deux à trois enfants par classe), mais cette coïncidence n’en est sans doute pas une. L’agresseur identifie des proies lui semblant atteignables par leurs failles, particulièrement ces traumatismes passés qui poussent parfois les victimes à se mettre à nouveau en danger dans des scénarios similaires ou proches du trauma initial.
Mais si elles n’ont pas de lézardes, ils s’emploient à les creuser. Manon, attentive à sa consommation d’alcool, avait installé une application sur son téléphone pour l’aider à évaluer si elle dépassait les limites qu’elle se fixait en soirée. Klaas a exploité cette vigilance en la déguisant en alcoolisme. De même que l’enfance de Manon, qui lui semblait être la seule explication possible au « manque » de confiance – qu’il déplorait – de Manon envers lui. Le gaslighteur instille le doute, d’abord…
Honte de soi, auto-bâillon
Je le protégeais, je ne voulais pas inquiéter mes proches.
… et puis la honte. « Maintenant, j’en parle beaucoup, témoigne Judith, mais pendant notre relation, non. Je le protégeais, je ne voulais pas inquiéter mes proches. Vers les derniers mois, j’ai commencé, un peu, mais je ne disais pas : ‘Il a défoncé une porte’, j’avais honte d’accepter une situation de merde. » La honte de soi est la « première étape qu’induit le gaslighting », analyse Hélène Frappat. De cette honte et du silence qu’elle génère naît la difficulté à se penser soi-même, extérieurement et surtout intérieurement, autrement que dans la mise en scène du gaslighteur. La victime, écrit Hélène Frappat, devient « incapable de se raconter ce qu’elle est, même en se parlant à elle-même ».
Cette coagulation entre la trame du gaslighteur, le récit de la victime vis-à-vis de l’extérieur et la pensée de la victime sur elle-même déclenche l’auto-gaslighting, « ressort indispensable de la soumission » : c’est par exemple Manon semblant rentrer publiquement dans le scénario d’instabilité psychique écrit par Klaas. Et cette honte est facilitée par les hontes passées. « C’est notre honte qui leur donne du pouvoir », pense Pia. Par la honte, le secret est ainsi protégé. « Le secret est l’une des tactiques du gaslighteur pour réduire sa proie au ‘faire semblant' », écrit Hélène Frappat.
Détruire le langage
Au cœur de sa logique, déroule Hélène Frappat, « le gaslighting ampute le langage du sens commun, qui est la condition primordiale de la confiance que nous accordons à notre expérience et à celle d’autrui. » Dans Ta promesse, une amie de Claire décrit les agissements de Gilles : « Même la phrase pansement est découpée pour ne rien panser. Au contraire, c’est fait pour arracher la chair. […] Il sait qu’elle va le remarquer, qu’elle va en souffrir. Il l’écorche à chaque mot. Il distille son poison dans tous les interstices de la conversation, l’air de rien. »
Le gaslighting, « perversion du langage commun »
Comme nous l’explicite Hélène Frappat, le gaslighting est un « phénomène de distorsion de la réalité reposant sur un détournement, une perversion du langage commun, autrement dit du langage commun à plusieurs êtres humains – au moins deux, ce qui fait une conversation, et devrait faire un couple. Les mots sont une réalité, sont notre réalité. En ce sens ils produisent des effets, qui peuvent être destructeurs (la déshumanisation opérée par le gaslighting), ou bienfaisants (c’est le rôle des témoins qui croient la victime, mais aussi de la littérature et de la philosophie qui attribuent à la justesse du langage une fonction éthique). »
Témoins de « détails »
Comment échapper au gaslighting ? Grâce à un·e témoin, qui observe, qui réfléchit. C’est le rôle joué par la psychiatre constatant que Judith a vécu un « abus psychique », posant les mots devant la victime, depuis une posture scientifique.
D’où l’importance des détails, et la nécessité de les noter par écrit.
Au sein de l’isolement dans lequel les victimes sont placées, le témoin peut revêtir la forme d’un témoignage consigné par les victimes elles-mêmes, par exemple dans un journal intime, comme celui de Manon : « J’ai compilé des notes dans un carnet. Je vois aujourd’hui qu’au bout d’un mois de relation, je me sentais déjà moins bien. » Dans ce carnet, Manon a listé des « détails » et, en nous relatant son histoire, évoque des souvenirs peut-être « sans importance », elle est désolée. Or, réagit Hélène Frappat, « ce qu’une victime peut nommer ‘détails’, en s’excusant du manque supposé de crédibilité de son récit, c’est, de fait, la réalité. D’où l’importance des détails, et la nécessité de les noter par écrit, afin que le doute constitutif du gaslighting, qui se transmet à la victime doutant d’elle-même, puisse cesser. »
Une autre victime peut aussi faire s’effondrer le mur qui bloquait l’accès à la vérité, comme Hanna. « Judith m’a contactée alors que je ne la connaissais pas. Elle m’a raconté qu’elle avait été aux urgences psychiatriques. Elle était vraiment sous emprise, totalement angoissée, elle voulait ‘rompre correctement’. Dans mon expérience, avec des gens comme cela, il faut couper les ponts. Judith a dit à Yannick qu’elle m’avait vue. Lui m’a alors envoyé un message, dont j’ai fait une capture d’écran à Judith. Son franc est tombé à ce moment-là, ça a déclenché quelque chose chez elle. »
Judith estime enfin que l’histoire et les valeurs transmises par ses parents, très attachés à la vérité et à la loyauté, lui ont aussi permis de résister à l’évaporation identitaire du gaslighting.
Outil critique féministe
Dans le gaslighting, « le persécuteur persuade le persécuté que ce dernier est non pas victime, mais auteur d’un crime », développe Hélène Frappat en rapprochant cette violence d’une stratégie de manipulation que la chercheuse américaine Jennifer Freyd condense sous l’acronyme DARVO : Deny, Attack and Reverse Victim and Offender (« nier, attaquer et inverser la victime et l’agresseur »). Cette stratégie connue des penseurs·euses féministes, axelle l’a dévoilée en particulier dans une enquête sur des mères protectrices dénonçant l’inceste subi par leur(s) enfant(s). Suspectes d’« aliénation parentale » (concept sans aucun fondement scientifique utilisé pour occulter la violence conjugale), elles se voient elles-mêmes accusées en une stratégie de mise en miroir qui, dans la longue fable de la « folie » des femmes, se retourne contre elles et contre l’enfant qu’elles voulaient protéger.
Hélène Frappat, convoquant notamment l’historienne britannique Mary Beard, spécialiste de l’histoire antique, remonte aux mythes mettant en récit la non-crédibilité du timbre féminin – et la place « naturellement » mineure des femmes. Elle examine les normes légales et sociales les empêchant d’exercer leur voix humaine et singulière, leur apprenant à se taire – ou à savoir qu’elles ne seront pas écoutées.
Un lien et une continuité entre la violence conjugale et la violence politique.
Nous avons demandé à Hélène Frappat comment la réflexion autour du gaslighting peut nous aider à vivre et à résister dans un monde fasciste. « J’ai pensé ce concept de gaslighting précisément pour démontrer l’existence d’un lien et d’une continuité entre la violence conjugale et la violence politique. » Comme nous l’explique la philosophe, le concept de gaslighting porte une vision ample, qui permet aussi de penser les mots et les actions politiques. Aux États-Unis, langage du pouvoir et langage du gaslighting sont reliés depuis longtemps, Trump étant considéré par de nombreuses analyses comme le gaslighteur en chef. « Le concept de gaslighting me paraît avoir une force politique plus pertinente que les catégories strictement psychologiques, car il démonte le fonctionnement d’une norme sociale, le mariage, dans sa tradition patriarcale. » Il s’agit donc d’un « outil critique » nécessaire pour le féminisme, initie Hélène Frappat. Outil d’autant plus crucial qu’il se nourrit des avancées des droits des femmes, qu’il est, en quelque sorte, l’expression la plus pure du backlash, le retour de bâton antiféministe.
Pourquoi maintenant, pourquoi elles ?
Certains dispositifs du gaslighting évoquent ce que les sciences sociales qualifient depuis une trentaine d’années d’ »emprise » ou plus précisément de « perversion narcissique » (d’après les études du psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier). Dans les années 1990, des travaux comme ceux de la psychiatre Marie-France Hirigoyen sur la manipulation mentale, la violence perverse, le harcèlement moral et l’emprise ont également joué un rôle majeur dans la connaissance du sujet. « On [les professionnel·les de la santé mentale, ndlr] disait que les victimes étaient masochistes, se souvient-elle dans un portrait du Monde. Ils jugeaient que quelque part, ça leur convenait, qu’elles se mettaient elles-mêmes dans cette position. Mais non, elles étaient piégées ! »
Les récentes recherches du sociologue Marc Joly, déchiffrant les mécanismes du phénomène et leur lecture genrée (les « pervers narcissiques » étant essentiellement des hommes et les victimes, essentiellement des femmes, de tous milieux sociaux, toutes origines, tous âges…), posent l’enjeu avec une grande force. Marc Joly dévoile notamment la spécificité du déploiement de la perversion narcissique. Elle « ne prospère que pour autant qu’elle s’ajuste à des rapports de domination qui ne vont plus de soi, dont le levier idéologique est de plus en plus menacé » (La pensée perverse au pouvoir, Anamosa 2024). La violence « symbolique » du patriarcat – légale et sociale – étant en perte de vitesse relative, la violence morale redouble pour compenser ce déclin. C’est pourquoi la catégorie de la « perversion narcissique » permet de faire comprendre, selon lui, que c’est parce que les partenaires ne sont pas disposées à se laisser « approprier » et recherchent la lucidité que les agresseurs privilégient les « voies détournées du déni, de la manipulation et de la destruction à petit feu. »
Cette clé libère ici la mention de points communs à toutes les femmes rencontrées : leur intelligence et leur engagement au monde. Comment, autrement que de manière tordue, tenter de dominer des femmes si vivantes, si denses ? Il est, oui, impérieux d’intégrer cette forme de violence à la pensée sociale et féministe des violences de genre, et de tous les rapports de pouvoir et de domination, en particulier ceux qui semblent évoluer en faveur des personnes minorisées. À plus forte raison puisque certains gaslighteurs peuvent précisément trouver, à travers un engagement public « progressiste », un paravent social et un vivier de proies.
D’autres relations sont possibles
Le gaslighting contribue certainement à servir la « fonction psychologique du patriarcat » étudiée par Carol Gilligan et Naomi Snider (Pourquoi le patriarcat ?, Flammarion 2021). Afin de résister à la vulnérabilité associée à l’amour, à une relation « véritable », à une connexion profonde, les femmes – schématiquement – étoufferaient leur voix authentique au profit d’un positionnement « altruiste » et empathique paradoxal : elles « donnent », mais c’est exigé d’elles. Quant aux hommes, pour les mêmes raisons, ils apprendraient à planter une barrière devant leurs besoins d’affection, asséchant leurs capacités à ressentir, à exprimer leurs émotions. Chacun·e pense éviter ainsi le principal risque du lien, la rupture, mais au prix d’une rupture primordiale, implicite : la rupture intérieure.
Ces éléments nuancent « l’exceptionnalité » des tentatives de domination et d’appropriation des gaslighteurs brossés dans l’article. D’autant plus que faire de ces hommes des monstres « ne résout pas le mystère de la tragédie », consigne Camille Laurens. Quelques ogres ne sauraient cacher la forêt d’anonymes pratiquant à des degrés divers l’art du gaslighting et la prise de pouvoir comme s’il s’agissait de l’unique horizon relationnel. « La pensée perverse, habile à disjoindre, mais parfaitement équipée pour essaimer, est spécialisée dans la transmission de non-pensée » (Paul-Claude Racamier). Ça vous rappelle quelqu’un ?
* Prénoms modifiés.
Boîte noire / Pour cet article, nous avons rencontré Judith en personne à huit reprises, ainsi que cinq témoins. Les entretiens se sont échelonnés sur six mois. Quant à Manon – dont le témoignage a été recueilli avec la collaboration de la journaliste Manon Legrand –, nous l’avons rencontrée en personne à deux reprises ainsi que des membres de son entourage. Leurs propres analyses ont grandement contribué à cet article.