Pendant que le monde entier assaille Katy Perry de critiques, un groupe beaucoup plus vaste d’ultra-riches, majoritairement des hommes, détruit la planète en toute impunité.
Une carte blanche d’Alba Saray Pérez Terán, Climate Change Policy Advisor chez Oxfam Belgique.
Vous avez certainement vu passer la polémique à propos de Katy Perry qui s’est envolée à bord d’une fusée avec un équipage 100 % féminin. Pendant que le monde entier l’assaille de critiques, un groupe beaucoup plus vaste d’ultra-riches, majoritairement des hommes, détruit la planète en toute impunité. Chacun d’entre eux émet 30 fois plus de Gaz à Effet de Serre (GES) que chacune des 6 passagères rien qu’avec leurs déplacements en jets privés en une année. Leurs émissions sont l’équivalent de 300 années d’émissions rejetées dans l’atmosphère par un·e citoyen·ne moyen·ne.
Certes, il y a plusieurs raisons de critiquer cette initiative, tant sur base d’arguments féministes, écologiques que sociaux. Mais au lieu de s’épancher sur cet exemple inédit, parlons du véritable problème à travers le prisme de l’écrivaine bell hooks sur le patriarcat et le système capitaliste, extractiviste, colonialiste et impérialiste (rien que ça !).
Statistiquement, le monde compte 9 à 10 fois plus d’hommes ultra-riches que de femmes ultra-riches. 88 % des 50 multimilliardaires analysé·es dans le rapport d’Oxfam “Les inégalités carbone tuent” sont des hommes, majoritairement issus de pays riches du Nord global. Plus intéressant encore, 97 % des ultra-riches qui possèdent des jets privés sont également des hommes selon le rapport de Wealth-X « Spotlight on private jet owners ».
97 % des ultra-riches qui possèdent des jets privés sont des hommes
Donc chaque vol spatial transportant 6 femmes ultra-riches équivaudrait statistiquement à 184 trajets en jet privé effectués par 60 hommes ultra-riches, émettant chacun en moyenne 2.074 tonnes de CO2 par an. C’est 30 fois plus que les 71 tonnes d’émissions directes de CO2 émises par passagère, d’après les calculs du quotidien français Libération. Des hommes qui alimentent et tirent des bénéfices de la crise climatique et tous les impacts négatifs qui en découlent, dont l’aggravation des inégalités de genre. Parmi ceux-ci on compte d’ailleurs Jeff Bezos, deuxième fortune mondiale et propriétaire de l’entreprise spatiale qui a envoyé l’équipage dans l’espace.
Les émissions de carbone liées au transport aérien causent des dégâts écologiques et sociaux considérables sur l’ensemble de la population et surtout sur les femmes, en particulier celles qui vivent dans les pays du Sud Global. Ces émissions excessives ont un impact direct sur leur sécurité alimentaire et les exposent davantage aux inondations. En plus de cela, dans les pays d’extraction des combustibles fossiles, les femmes sont davantage exposées à des risques pour leur santé (cancer, danger pour la grossesse, etc.). Les inégalités de genre, dites « raciales » et sociales ne se résoudront donc certainement pas en copiant le comportement d’hommes ultra-riches.
Alors oui, soyons critiques envers ce type d’initiatives mais surtout, et avec la même réactivité et la même intensité, dénonçons avant tout les causes structurelles qui les soutiennent et apportons des solutions systémiques. Commençons par taxer ces ultra-riches et investissons cet argent dans des mesures féministes, décoloniales et intersectionnelles. Des mesures qui rendent les services publics plus inclusifs, financent la réforme énergétique des transports, reconnaissent la valeur du travail de soins (essentiellement effectué par les femmes) et privilégient une nutrition saine et agroécologique, et un financement climat international à la hauteur des responsabilités des pollueurs historiques.
Pour rappel, une étude de chercheurs de la KULeuven a montré qu’un impôt sur la fortune en Belgique pourrait générer 20 milliards d’euros de recettes à l’État. De quoi remplir l’enveloppe des 25 milliards (4,3 % du PIB) nécessaires à la transition écologique que le Comité d’Étude sur les investissements publics et le SPF Santé Publique ont budgétisé le mois dernier.
Dans la nuit du 8 au 9 novembre 2023, à Louvain, un étudiant a violé une étudiante. Elle a porté plainte. Le 1er avril dernier, le Tribunal s’est prononcé dans un jugement qui indigne. En effet, si l’homme a été jugé coupable, le prononcé de sa peine a été « suspendu » par le Tribunal, pour ne pas « perturber socialement » cet étudiant en gynécologie… Son casier judiciaire reste donc vierge, à moins qu’il soit condamné pour de nouveaux faits pendant une période de probation de 5 ans. Comment comprendre une telle décision ? Quel lien avec l’introduction du consentement dans le Code pénal ? Décryptage avec l’avocate pénaliste liégeoise Sophie Gorlé, spécialiste de l’assistance juridique aux victimes de violences sexuelles.
Bibliothèque universitaire de la KULeuven (université de Louvain). CC Vishwas Katti - Unsplash
Le nouveau Code pénal sexuel est entré en vigueur depuis le 1er juin 2022. À axelle, quatre journalistes* mènent depuis plusieurs mois une investigation transfrontalière entre la Belgique, la France et la Suède au sujet de l’introduction de cette notion de « consentement » dans les législations punissant le viol. Nous nous sommes donc intéressées de près à ce verdict rendu par le Tribunal de Louvain.
Quelques semaines avant la publication de notre enquête (« Consentement, pari gagnant ? »), nous avons demandé à l’avocate Sophie Gorlé de partager avec nous son analyse du jugement. Exerçant depuis 2018, elle a ouvert son propre cabinet en janvier 2024. Elle défend principalement des personnes se déclarant victimes de violences sexuelles.
* Véronique Laurent, Manon Legrand, Sabine Panet et Nolwenn Weiler, dans le cadre d’un projet soutenu par le fonds IJ4EU, qui fera l’objet d’une publication dans notre numéro de juillet 2025 ainsi que dans plusieurs autres médias européens.
axelle : Avant d’en venir à la suspension du prononcé, commençons par la condamnation. « Les infractions commises sont graves et socialement inacceptables », reconnaît le Tribunal de Louvain. « L’accusé a fait preuve d’un manque de respect pour l’intégrité physique, psychologique et sexuelle de [la plaignante] et les conséquences que ses actes pourraient avoir sur son bien-être. Dans ses contacts sexuels avec [la plaignante], l’accusé a manifestement dépassé les limites de l’acceptable. » Il se trouve que la victime était sous l’emprise de l’alcool, comme elle l’a déclaré et comme l’ont montré les enregistrements des caméras de surveillance. Le nouveau Code pénal reconnaît spécifiquement l’alcool comme un élément pouvant empêcher de consentir à une relation sexuelle. Pensez-vous que désormais, il ne sera plus possible à des violeurs de se défendre en disant qu’ils ont « cru » que la victime, alcoolisée, était consentante ?
Sophie Gorlé : « En pratique, les choses n’ont pas fondamentalement changé depuis la loi de 2022, même s’il y a des progrès dans la jurisprudence. Il y a aussi des exceptions, des jugements qu’on comprend difficilement, comme celui-ci…
Jusqu’en 2022, l’article 375 du Code pénal était en vigueur. Selon cet article, le viol, c’était toute pénétration sans consentement. La notion de consentement était donc déjà présente. On disait aussi qu’il n’y avait pas de consentement possible dans certains cas non exhaustifs, par exemple en cas de ruse, surprise, violence, menace, position de vulnérabilité, etc. La jurisprudence considérait déjà que quand on était ivre, on n’était pas en mesure de consentir.
En fait, le nouvel article liste, toujours de manière non exhaustive, différents éléments pour définir des situations dans lesquelles il n’y a absence de consentement : « Il n’y a pas de consentement lorsque l’acte à caractère sexuel a été commis en profitant de la situation de vulnérabilité de la victime due notamment à un état de peur, à l’influence de l’alcool, de stupéfiants, de substances psychotropes ou de toute autre substance ayant un effet similaire, à une maladie ou à une situation de handicap, altérant le libre arbitre. »
Dans notre milieu professionnel, il y a eu beaucoup de débats par rapport à l’introduction de cette notion d’ »influence de l’alcool », une notion très large. Par exemple, certains se demandaient : « Si un soir, on boit une bouteille de vin à deux, on rentre et on fait l’amour, est-ce qu’on se viole mutuellement puisqu’on est tous les deux sous influence de l’alcool et que le Code pénal dit qu’on est incapable de consentir dans ces circonstances ? »
Sophie Gorlé (D.R.)
Selon cette critique, le nouvel article n’apporterait pas grand-chose en termes de définition du consentement, en revanche il ajouterait des présomptions vagues avec lesquelles on pourrait arriver à des « dérives techniques ». Est-ce qu’un juge serait obligé de constater qu’il y a un viol dès qu’il y a une plainte avec une personne qui a bu un verre d’alcool ?
Personnellement, ma réflexion est la suivante : il y a tellement de filtres ! Tout d’abord, si deux personnes parfaitement consentantes ont un rapport en ayant consommé une quantité raisonnable d’alcool, de manière générale, le lendemain, personne ne dépose plainte… Je pars du principe que s’il y a une plainte, c’est qu’il y a quand même eu au moins une ambiguïté, un manque de communication ou quelque chose de problématique. Parce que si l’ambiance est parfaite, que les personnes sont en état de s’exprimer, si tout le monde est bien d’accord et que tout est clair, logiquement, il n’y a pas de plainte. C’est déjà un premier tri.
Ensuite, il y a la question de « l’opportunité des poursuites ». Si le Parquet estime qu’il n’y a pas assez d’éléments dans le dossier et qu’il n’y a pas matière à poursuivre, il peut classer le dossier sans suite. Et, troisième filtre : le juge a une appréciation souveraine de ce qu’il estime être une personne « sous influence » ou non de l’alcool ou de stupéfiants. La définition étant justement large, le juge évalue au cas par cas s’il estime que la personne avait, en l’espèce, la capacité de consentir. »
axelle : Donc la nouvelle définition de la loi de 2022 ne punit en réalité pas un nouveau comportement, selon lequel tout rapport sexuel avec une personne qui a consommé une goutte d’alcool serait interdit ?
Sophie Gorlé : « Non. La Cour de cassation s’est justement prononcée à ce sujet dans un arrêt du 12 mars dernier. La Cour d’appel de Liège avait condamné fin 2024 pour viol un homme qui avait eu deux rapports sexuels avec une femme sous l’emprise de l’alcool et de stupéfiants – pour le premier viol – puis dans une situation de vulnérabilité – pour le second. L’auteur a alors déposé un mémoire en cassation en soulevant que les faits avaient eu lieu en 2021. Or la loi de 2022 qui, selon lui, consacre une forme de « présomption de non-consentement » quand il y a consommation d’alcool, n’est entrée en vigueur qu’après les faits. Donc on ne pourrait pas le condamner en motivant que la victime n’aurait su consentir en raison de son état d’ébriété, la plaignante n’étant selon lui ni “inconsciente” ni “endormie”. Mais la Cour de cassation a répondu très simplement qu’on a toujours puni l’absence de consentement, dans l’ancien article comme dans le nouvel article, qui énumèrent tous les deux des circonstances non exhaustives.
On a toujours puni l’absence de consentement, dans l’ancien article comme dans le nouvel article
Le nouvel article du Code pénal, selon la Cour de cassation, ne punit donc pas désormais un comportement qui n’était pas puni auparavant. Il n’institue pas non plus une nouvelle peine, il n’aggrave pas la sévérité d’une sanction déjà existante. Dans ce cas, on ne doit donc pas se soucier de la rétroactivité de cette loi pénale dans le temps. Les faits condamnés en 2024 étaient déjà illégaux quand ils ont eu lieu en 2021. C’est pourquoi les juges de la Cour d’appel de Liège avaient pu déduire que la plaignante n’avait pas valablement donné son consentement à ces deux rapports sexuels. Peu importe s’il n’était pas explicitement mentionné dans l’ancien article : l’alcool a toujours été un possible motif de non-consentement. Cet arrêt est très intéressant car il vient apporter des éléments au débat en cours. »
axelle : Mais alors, pour cette situation spécifique, qu’est-ce que cette loi apporte ?
Sophie Gorlé : « Elle peut permettre plus facilement des condamnations en clarifiant l’intention précédente. La Cour de Cassation exprime, à travers cet arrêt, que l’état d’esprit qui a été infusé dans la loi de 2022 est celui qu’il fallait déjà avoir. Je pense que les juges peuvent maintenant plus facilement motiver leurs décisions : typiquement, dans le cas de Louvain, le juge a motivé la condamnation de cette manière. D’ailleurs, beaucoup de personnes défendant l’étudiant blâment cette nouvelle loi comme étant l’unique raison de sa condamnation, comme si les juges étaient contraints de condamner les auteurs dès lors que la victime avait bu la moindre goutte, comme s’il s’agissait quelque part d’une injustice due à une condamnation « technique ». Alors qu’on comprend, à travers notamment la décision de la Cour de cassation, que sous l’ancienne loi, on aurait déjà pu le condamner avec la même motivation. Un état d’ébriété tel que celui de l’étudiante au moment des faits (elle ne sait pas marcher correctement, tombe, etc.) implique forcément qu’elle n’était pas en état de donner son consentement. Ce même raisonnement était régulièrement appliqué par les juridictions pénales bien avant la loi de 2022. »
axelle : La parole de certaines victimes serait davantage reconnue ?
Sophie Gorlé : « Je pense que, dans les matières juridiques qui touchent aux mœurs, les différents acteurs de la Justice sont des humains, et qu’il existe un biais social ancré en chacun de nous. Parfois, il y a des présomptions, souvent inconscientes, de mensonge, de doute, vis-à-vis des femmes qui se déclarent victimes, surtout dans des contextes alcoolisés. Je pense qu’avec cette nouvelle loi, les juges disposeront d’armes supplémentaires afin de motiver leurs décisions. Mais par ailleurs, concrètement, moi qui vois des dossiers tous les jours, mon sentiment personnel est que les mœurs sont une matière délicate qui n’est pas traitée tout à fait comme les autres.
Les mœurs sont une matière délicate qui n’est pas traitée tout à fait comme les autres
Si quelqu’un vole mon portefeuille et que je le reconnais sur un panel d’identification [parmi d’autres personnes dans le cadre d’une procédure de “reconnaissance” policière, ndlr], c’est tout à fait suffisant pour obtenir une condamnation, même sans vidéo-surveillance ou témoin des faits. En revanche, en matière de mœurs, dire : j’ai été agressée sexuellement par telle personne spécifique que je connais, je présente son numéro de téléphone, son nom, sa photo, je suis prête à témoigner, etc. : ce n’est pas suffisant pour obtenir une condamnation.
Pourquoi la parole d’une personne est-elle moins crédible quand elle dénonce une agression sexuelle ou un viol ? Dans ces dossiers, il y a une réflexion bien plus poussée : est ce qu’il y a un contexte de rupture ? Est-ce que la personne avait une raison de mentir ? Et on lui fait passer une expertise de crédibilité. Je pense qu’on a beaucoup plus d’acquittements au bénéfice du doute dans ces matières-là que dans d’autres cas [ndlr : nous avons précisément mené une enquête à ce sujet].
Jamais la présomption d’innocence n’est aussi respectée qu’en matière de violences sexuelles
Ne nous méprenons pas, la présomption d’innocence fait partie intrinsèque de notre système judiciaire et est essentielle. Mais on remarque que jamais la présomption d’innocence n’est aussi respectée qu’en matière de violences sexuelles. Je ne pense pas du tout que ce soit par haine des victimes, mais parce que c’est un biais social implanté dans l’esprit de tout le monde. Quelque part, il y a un voile sur tout ce qui relève de l’intime, un voile qu’on serait mal à l’aise de lever pour juger.
Alors qu’une victime de viol n’a pas d’intérêt à accuser quelqu’un. Les conséquences de la dénonciation peuvent être déshumanisantes, avilissantes socialement. C’est très difficile de déposer une plainte pour des faits de mœurs, ce n’est pas quelque chose que l’on fait à la légère.
Ce n’est pas qu’un problème de Justice, mais un problème de société. D’une manière générale, il y a vraiment une prudence particulière par rapport au discours des victimes de violences sexuelles, en comparaison à celui des victimes d’autres faits. Et je pense qu’il y a un aspect supplémentaire qui est que, pour moi, les violences sexuelles sont à peu près la seule infraction qui concerne des victimes et des auteurs de toutes les classes sociales. On voit rarement des médecins condamnés pour du trafic de stupéfiants ou des ingénieurs condamnés pour vol à main armée. Mais ils peuvent être condamnés pour des affaires de mœurs. »
axelle : Pensez-vous que cette dimension d’appartenance sociale des auteurs joue dans des jugements comme celui de Louvain ? Certes, l’étudiant a été condamné. Mais il a bénéficié d’une « suspension du prononcé ». Voici l’extrait du verdict (rappelons que le Parquet a fait appel et que la procédure est en cours) : « Lors de l’audience du 11 mars 2025, l’accusé a exprimé ses regrets pour les infractions commises. Le prévenu poursuit actuellement un master en gynécologie et obstétrique. D’après les documents présentés, le prévenu est un jeune homme talentueux et engagé qui jouit d’une grande considération tant sur le plan privé que professionnel. L’accusé a demandé à la Cour de lui accorder la faveur de la suspension, de subordonner la faveur du sursis avec mise à l’épreuve. » Accordée. Est-ce un jugement de faveur ?
Sophie Gorlé : « Je pense que quand un juge se retrouve face à des personnes auxquelles il peut s’identifier, il va pouvoir plus facilement les humaniser, visualiser les conséquences de sa décision sur leur vie, et vouloir regarder les faits dans toute leur complexité. Cela peut expliquer une certaine différence dans le traitement des infractions sexuelles et celles de droit commun, en général. Le juge pourrait voir en un jeune auteur aux études brillantes un fils, ou en un pensionné son père, et se demander : « Est-ce que ce genre de personne pourrait vraiment commettre des infractions aussi graves ? » Et si le dossier permet d’établir la culpabilité de l’auteur, le juge peut se demander : « Est-ce qu’il est dans l’intérêt de la société de déclasser cette personne qui est bien insérée socio-professionnellement ? »
L’existence du casier judiciaire a justement un but
Dans le cas de Louvain, il y avait une probabilité que la femme ne veuille pas avoir une relation sexuelle avec l’étudiant. Il ne pouvait pas l’ignorer. Il a pris le risque de ruiner la vie de la victime. À mon sens, dans ce cas, suspendre le prononcé parce que l’étudiant risque de voir sa carrière gâchée et ne pourra pas exercer, cela n’a pas vraiment de sens. L’existence du casier judiciaire a justement un but : savoir quelle infraction a été commise par qui, en particulier pour certaines professions. En l’espèce, l’auteur est médecin en spécialisation de gynécologie. Si le casier pour l’infraction qu’une personne a commise la disqualifie pour certains emplois, c’est peut-être pour une bonne raison.
Je voudrais aussi ajouter qu’une suspension du prononcé, c’est une mesure de faveur telle que dans le cas de médecins condamnés pour excès de vitesse (et qui ont besoin de conduire pour exercer leur profession), on nous la refuse parfois. Récemment, j’ai plaidé dans un dossier de délit de fuite et, de moi-même, je me suis dit que je n’allais pas demander cette faveur car le délit de fuite, c’est une infraction trop sérieuse pour ce type de mesure de faveur ! Donc, dans l’histoire de Louvain, non seulement un avocat s’est senti à l’aise de plaider une suspension du prononcé dans un cas de viol, mais le Tribunal a fait droit à cette demande, ce qui peut légitimement surprendre. »
axelle : Quelles sont les conclusions que vous tirez, même temporairement, de cette affaire ?
Sophie Gorlé : « Je trouve que le consentement dans le couple, ou entre personnes qui partagent une attirance, c’est vraiment ce qui doit être le plus exploré, c’est là où il y a le plus de problèmes. Parce que dans une relation, on a un accès à l’autre qui n’a pas les mêmes limites que les accès qu’on a aux autres en société de manière générale.
Le consentement dans le couple, c’est là où il y a le plus de problèmes
Dans le cas de l’étudiant de Louvain, certains de ses défenseurs banalisent en disant que les étudiants saouls qui finissent la nuit ensemble, c’est tout à fait courant : « La fille l’a quand même embrassé, on le voit sur les caméras de la ville, donc c’est qu’elle était attirée physiquement par lui, et puisqu’ils sont rentrés ensemble à son appartement, c’est un peu une suite logique qu’ils couchent ensemble. » Mais ce n’est pas parce qu’on embrasse quelqu’un qu’on accepte de coucher avec ! On peut avoir de très larges et vastes motifs de ne pas avoir envie de coucher avec quelqu’un qu’on a envie d’embrasser. De plus, dans le cas de Louvain, on peut clairement voir sur les caméras de la ville que la victime est dans un état tout à fait second, incapable de marcher et donc, de consentir de manière générale.
Le problème, quand une personne est saoule, c’est que la personne qui veut une relation sexuelle avec elle ne peut pas savoir si elle en a réellement envie. Donc, dans cette situation, il est préférable de s’abstenir ! Tout comme avec son/sa partenaire, on peut avoir envie de coucher avec un jour, mais l’autre non. Et si une personne dort, on ne peut pas savoir ce qu’elle veut ou non. Donc, dès qu’on a un doute, il faut s’abstenir.
Les relations intimes, c’est rarement maintenant ou jamais. Si une personne vous aime bien, à priori elle vous aimera bien le lendemain, dans son état normal. Et si elle ne vous aime bien que parce qu’elle est saoule, c’est qu’elle ne vous aime pas vraiment bien, en fait. Les répercussions d’un viol sur une personne sont énormes, elle peut être traumatisée à vie. Et faire aussi clairement comprendre les conséquences juridiques des rapports sexuels non consentis, cela peut avoir un effet dissuasif. »
Le terme « sororité » désigne l’horizon politique que l’on se donne dans de nombreuses luttes féministes. Il s’inspire d’un lien de parenté alors que la famille est aussi parfois un champ de lutte, de rivalité, voire de violence. Elles sont féministes, investies dans la société civile, artiste, ou architecte. axelle les a interviewées pour essayer de cerner les contours de cette « sororité politique », dans quelle mesure elle permet de faire famille autrement et quelles en sont les limites.
Penda Diouf est autrice de théâtre franco-sénégalaise, elle a aussi milité dans l’association antiraciste Les Indivisibles. Sa dernière pièce intitulée Sœur·s, nos forêts aussi ont des épines met en scène deux sœurs qui, à l’occasion d’une balade en forêt, évoquent leur enfance, leur héritage commun mais également les rivalités et la distance qui les sépare. Elle explique à axelle : « Très souvent on va avoir, au-delà de la sororité, des idées sur le monde, très larges, très généreuses, mais qu’on n’applique pas forcément au sein de cette cellule sociale plus petite qui est celle de la famille. Je me suis dit : autant commencer par cette petite cellule. Ainsi, c’est commencer le travail de manière un peu plus humble, par le quotidien, le concret, et puis l’élargir à la société, de façon à vraiment pouvoir changer les choses. » C’est que la famille peut aussi être un champ de lutte, un lieu de rivalité, voire de violence. La psychologue Stéphanie Haxhe, par exemple, travaille sur le soutien des fratries lorsqu’un·e des membres a subi l’inceste ou fait son coming out. On peut trouver bien sûr dans la cellule de la famille traditionnelle le soutien, mais parfois, c’est ailleurs qu’il faut chercher le lien, la solidarité.
Dans Un désir démesuré d’amitié (Seuil 2024), Hélène Giannecchini propose de questionner les vertus de ces « familles choisies » qui permettent d’instituer de nouvelles manières d’exister. Ces familles sont fondamentales dans les trajectoires des personnes gay, lesbiennes, trans : des formes de cohabitation, un soutien matériel et émotionnel quotidien, du soin, qui dépassent les normes traditionnelles de la famille dite « biologique ». À travers une série de photographies provenant d’archives queers, Hélène Giannecchini se lance à la recherche d’une autre filiation, celle que sa famille « biologique » ne lui a pas transmise et qui fait pourtant partie de son histoire de femme lesbienne.
La sororité pourrait remplacer ce monopole familial et amoureux qu’il y a dans notre société.
La famille choisie joue aussi comme alternative à la solitude, aux inégalités et aux violences intrafamiliales. Irina, chargée de projet au pôle éducation permanente du CVFE (Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion) à Liège et militante dans le collectif liégeois Et ta sœur ?, entame un projet avec des femmes célibataires et sans enfants : « Il y a une espèce de survente du célibat : « Tu es célibataire, sans enfants, vis ta meilleure vie, profite de tes copines, vas boire un café ». Mais ce n’est pas du tout ça la réalité du célibat quand on est une femme seule et sans enfants, surtout à partir d’un certain âge, qu’on n’a pas d’argent pour sortir, qu’on ne vit pas dans une grande ville. La sororité pourrait remplacer ce monopole familial et amoureux qu’il y a dans notre société. »
Rivalités, inégalités
Pour Valérie, directrice du pôle éducation permanente au CVFE, « la sororité est un moyen de prendre ses distances et de questionner la compétitivité entre femmes que la société nous impose dès la naissance ». Pour Irina, la sororité se trouve dans le soutien pratique et quotidien entre femmes. Et de citer sa collègue Annick : « Il y a déjà suffisamment d’agressions dans le monde extérieur pour que nous, entre femmes, on ne soit pas ensemble. On doit respecter et soutenir toutes nos sœurs mais ce n’est pas pour ça qu’on doit toutes les aimer. »
La sororité est un moyen de prendre ses distances et de questionner la compétitivité entre femmes que la société nous impose dès la naissance.
C’est que la solidarité entre femmes ne va pas de soi. Il s’agit d’un idéal à atteindre, mais qu’il ne suffit pas de décréter pour qu’il existe. Pour Penda Diouf, « la sororité est d’autant plus difficile à mettre en place que nous vivons dans une société patriarcale, qui fait que même en tant que femmes, nous intégrons des choses de ce système qui nous met en concurrence ». De fait, l’appel à la sororité n’efface pas, par magie, les conflits et les inégalités qui opposent les femmes. Penda Diouf reconnaît que « le terme de sororité peut recouvrir des réalités très différentes et qui sont d’une certaine manière, invisibilisées, de façon consciente ou non, par l’idée globale de faire groupe, de faire commun ». Les femmes sont divisées par le sexisme, le racisme, les privilèges de classe, l’homophobie, la transphobie… Comme l’a rappelé la féministe afro-américaine bell hooks : la solidarité politique ne consiste pas à nier ou à minimiser les différences, mais à les reconnaître, à s’y atteler afin de mettre en œuvre la solidarité politique.
L’histoire dont on hérite
Pour l’architecte à l’initiative de la plateforme L’architecture qui dégenre et des Journées du Matrimoine, Apolline Vranken, il ne faut pas « minimiser le contexte politique et économique qui détermine les manières de faire société ». C’est cette conviction qui l’a poussée à mener un travail sur les béguines, ces femmes veuves ou célibataires qui vivaient en communauté dès le 12e siècle, sans dépendre d’une autorité ecclésiastique. Plutôt que des utopies abstraites, leur histoire nous donne à imaginer de nouvelle manière, concrète, de construire de la solidarité. Pour Apolline Vranken, « il y a toujours un fil rouge historique, des pionnières avant les pionnières, une sororité qui a traversé les époques, un ancrage historique ».
Le détour par l’histoire est en effet fondamental. Dans Passeuse de l’ombre, une pièce précédente, par exemple, Penda Diouf racontait l’histoire d’Harriet Tubman, cette femme afro-américaine, esclave affranchie et militante anti-esclavagiste : « Les femmes blanches étaient les maîtresses de maison, elles étaient parfois plus violentes que leurs maris, nous explique-t-elle. Pour moi, c’est important d’avoir le contexte historique, social, pour que les personnes puissent se situer. On a envie d’être sœurs, mais on ne vient pas toutes du même endroit et certaines en oppriment d’autres dans ce large cercle qu’est la sororité. Je pense que c’est important de toujours se situer, d’être humble par rapport à qui on est et ce qu’on peut apporter, d’être à l’écoute d’autres expériences. »
La « non-mixité », le fait de se retrouver entre personnes concernées par une même oppression, semble aussi un outil important de la sororité politique. Apolline Vranken explique : « Chez les béguines, il y a sororité parce qu’il y a non-mixité, et inversement. Les deux sont nécessaires pour créer un mode de vie béguinal. Ce qui n’empêchait pas les béguines de consacrer du temps au soin des enfants, des malades et des personnes âgées. Tout cela crée des poches de souplesse, et une lecture plus fine de la non-mixité. » C’est là que la solidarité politique entre en jeu. bell hooks, encore elle, avait pointé la nécessité, pour les féministes, de lutter contre des oppressions pour lesquelles on n’est pas soi-même concernée.
Latifa Elmcabeni en a fait l’expérience au sein du Collectif des Madrés qu’elle a cofondé avec des citoyennes et citoyens de tous horizons, concerné·es ou non par les violences policières. Pour elle, la mixité qu’il y a dans le collectif fait la force du projet : « On a dû apprendre à parler le même langage et à communiquer sur comment chacun voit le racisme, la discrimination, pour pouvoir poser les bonnes questions dans les interpellations qu’on a rédigées ensemble pour le bourgmestre. On était plusieurs personnes de religions et d’âges différents. C’est cette force née de l’union de personnes totalement différentes qui a fait réagir les politiques. » Grâce à leur action commune, en collaboration notamment avec la Ligue des droits humains et Bruxelles Laïque, le collectif a obtenu en 2021 la dissolution de la brigade Uneus, coupable de violences contre des jeunes non-blancs à Saint-Gilles.
On a envie d’être soeurs, mais on ne vient pas toutes du même endroit et certaines en oppriment d’autres dans ce large cercle qu’est la sororité.
Cette mobilisation au sein d’un collectif mixte n’empêche pas Latifa de s’investir également dans des espaces en non-mixité, comme Le Front des mères (collectif de mères d’enfants non-blancs victimes de violences policières), dans lequel une autre parole est possible : « On parle beaucoup de l’histoire de l’immigration, de la colonisation. C’est important de reconnaître notre histoire. On apprend aussi à parler de nos problèmes, à libérer notre parole, à ne plus avoir honte. »
La question de la « mixité » semble au cœur des mouvements contemporains qui se mobilisent pour la solidarité politique, certaines militantes préférant parler d’ »adelphité » plutôt que de « sororité » : la racine « adelph » a donné les mots « frère » et « sœur » en grec. Ce terme, non genré, permet d’inclure toute personne, au-delà de leur identité de genre.
L’ego contre le collectif
Même lorsqu’on est d’accord sur des principes, il reste encore des défis dans la pratique. Pour Irina, « la sororité a des limites, y compris dans les collectifs militants. Les dominantes du groupe imposent leur manière de faire. L’ego et la quête de pouvoir prennent toute la place, alors que la sororité devrait être le centre de notre fonctionnement. » Là encore, le détour par l’histoire nous rappelle que cela a déjà été présent, comme l’évoque Apolline Vranken : « Chez les béguines, la « Grande Dame », élue pour représenter la communauté, bénéficiait de privilèges, notamment des privilèges de classe. Le mouvement béguinal reproduit, malgré ses valeurs, et malgré les vertus de la non-mixité, des inégalités et des oppressions, comme tout le milieu féministe belge actuel. Ici, aujourd’hui, il y a encore des femmes qui ont davantage de moyens que d’autres, et qui peuvent se libérer du temps de travail pour militer, réfléchir, en engageant une femme d’ouvrage. »
La sororité a des limites, y compris dans les collectifs militants. Les dominantes du groupe imposent leur manière de faire.
Le détour par l’histoire des béguines nous apprend également que l’exposition médiatique des grandes figures du féminisme a du bon, mais amène aussi des travers. Apolline Vranken note : « On ne peut pas être un collectif anonyme, sans leader, porte-voix et figure qui incarnent la lutte, et d’un autre côté le principe même d’être représenté par une personne entraîne l’écueil de la starification. Il y a toujours le risque que les plus formées, celles qui possèdent le plus d’outils et de capitaux, prennent le pas sur les autres. » C’est un écueil auquel le collectif Et ta sœur ? est attentif. Irina explique : « On ne considère pas qu’il faut être au clair sur toutes les questions politiques ou atteindre tel niveau de radicalité, ou se revendiquer de tel mouvement pour pouvoir participer à nos actions. Les femmes sont les bienvenues, là où elles en sont. Et puis on évoluera ensemble. »
Rien n’est figé. Il nous faut nous donner des moyens d’apprendre, de reconnaître ce qui nous oppose, et de nous apporter du soin aussi bien dans les familles » biologiques », que dans nos amitiés et dans nos grandes familles « politiques ». Une manière de viser, toujours, la solidarité.
Début 2024, les hashtags #EldestSisterSyndrome ou #OlderSisterSyndrome se multiplient sur les réseaux sociaux. Dans ces vidéos, des jeunes filles dénoncent cette charge de « grande sœur » qu’elles doivent assumer depuis qu’elles sont petites. Jusqu’à présent, aucune recherche scientifique n’atteste de l’existence d’un tel syndrome. Ce qui n’empêche pas des féministes ou des thérapeutes comme Stéphanie Haxhe de constater une responsabilisation particulière qui pèse sur les filles aînées. Les « grandes sœurs » sont nombreuses à se reconnaître dans cette situation. axelle a récolté les témoignages de sept d’entre elles.
CC Craig Adderley/Pexels
À l’âge de 6 ans, Eléonore* fonde avec des camarades le « Club des enfants martyrs ». Aujourd’hui âgée de 53 ans, elle se souvient de la raison d’être de ce club : « Je trouvais vraiment que quand on était aînée, on devait faire beaucoup plus de choses, être plus responsable, autonome, montrer l’exemple. » Pour Yousra*, comme pour Eléonore, il a fallu rapidement se montrer à la hauteur de son statut d’aînée. Première fille d’une sororie de trois, dont les sœurs ont deux ans et cinq ans de moins qu’elle, Yousra, 36 ans, raconte : « Quand mes sœurs faisaient une bêtise, mon père m’engueulait, moi. Il me disait « C’est parce que tu n’as pas surveillé ». » Une charge attribuée aux sœurs aînées dès le plus jeune âge.
Une deuxième petite maman
À 26 ans, Eléonore perd sa mère. Quelques mois plus tard, son papa n’est plus en mesure de s’occuper de ses deux plus jeunes sœurs de 16 et 14 ans dont elle devient alors responsable. Une charge lourde pour une jeune femme. Elle constate pourtant qu’à l’époque, cette responsabilité ne lui a pas paru si pesante : « Avec du recul, je me dis que c’est fou d’arriver à si bien prendre des décisions, de trouver ça si naturel. C’est comme si on m’avait appris à faire ça depuis toujours. Je crois que c’est le rôle d’aînée. »
En tant que fille aînée, je me souviens qu’à la mort de ma mère, j’ai eu une prise de conscience soudaine, je me suis rendu compte que je n’allais pas avoir d’adolescence. Comme une sorte de prémonition.
Jeanne*, 48 ans, a elle aussi perdu sa mère quand elle avait à peine 13 ans, deux mois après la naissance de sa dernière sœur : « En tant que fille aînée, je me souviens qu’à la mort de ma mère, j’ai eu une prise de conscience soudaine, je me suis rendu compte que je n’allais pas avoir d’adolescence. Comme une sorte de prémonition. » Jeanne a pourtant un frère plus grand qu’elle, mais en tant que première fille de la fratrie, c’est sur ses épaules qu’est tombée la charge du soin de sa famille : « Mon frère aîné ne s’est pas senti responsable, obligé de donner du temps. Lui s’est plutôt enfui de la maison. Il a mené une vie plus aventureuse, tandis que moi, j’ai vraiment pris le modèle féminin, une part de moi ne pouvait pas me soustraire à ça. » Elle s’occupe donc de ses plus jeunes frères et sœurs, du repas du soir, et de la vaisselle et pallie ainsi la disparition de sa mère, et l’absence de son père, occupé par ailleurs.
Je trouvais vraiment que quand on était aînée, on devait faire beaucoup plus de choses, être plus responsable, autonome, montrer l’exemple.
Les petites filles sont très tôt socialisées aux rôles attribués aux femmes. Une étude statistique de l’Institut national d’études démographiques (Ined) publiée en 2024 en France, pour laquelle plus de 7.000 enfants entre 10 et 11 ans ont été interrogé·es, montre qu’à l’âge de 10 ans, les filles réalisent plus de tâches domestiques que les garçons. À cela s’ajoute donc pour certaines leur statut d’aînée. Quand le foyer est ébranlé par la maladie, un handicap, ou un décès, les aînées sont là pour assumer des rôles qui dépassent souvent leur statut d’enfant. Juliette*, 23 ans, raconte que l’arrivée de son petit frère porteur d’un handicap a transformé sa place au sein de sa famille. Très impliquée dans l’éducation de celui-ci, elle est devenue « une deuxième petite maman ».
Parcours de vie et inégalités
Pour Sylvie*, 38 ans, la charge du soin de sa famille semble s’alourdir avec le vieillissement de ses parents. Ceux-ci, d’origine portugaise, vivent en Belgique depuis plus de trente ans. S’ils ont toujours été « débrouillards », les choses se compliquent avec l’âge : « Le français, c’est quand même pas leur langue maternelle, en vieillissant, il faut quelqu’un pour les assister et dès qu’il y a un courrier à écrire, c’est pour ma pomme. » La charge de soin attribuée aux filles aînées dépend aussi de la trajectoire familiale. L’étude de l’Ined révèle par exemple l’influence du milieu social sur la répartition des tâches : les filles de milieux rural et ouvrier participent davantage aux tâches domestiques que les filles de cadres. On peut donc imaginer que les conditions de vie des familles, la précarité ou le statut migratoire, peuvent influencer les tâches attendues des aînées. Au Royaume-Uni, l’association « Home Girls Unite » organise des espaces de parole, des lieux de soutien et diffuse des podcasts à destination de ces sœurs aînées de familles migrantes qui font face notamment au racisme, aux discriminations et à des parcours administratifs particulièrement lourds.
On peut donc imaginer que les conditions de vie des familles, la précarité ou le statut migratoire, peuvent influencer les tâches attendues des aînées.
Le vieillissement des parents est une étape où les inégalités de partage du soin entre membres de la fratrie redeviennent criantes. Isabelle, 65 ans, première fille d’une fratrie de quatre frères, puis trois sœurs, prend soin de leur maman de 95 ans. Cette dernière vit dans un home pour personnes âgées juste à côté de chez elle. Isabelle s’en occupe au quotidien, notamment parce que les soins fournis dans le home ne sont pas suffisants. Elle pallie ainsi les lacunes de la société qui ne prend pas en charge convenablement les personnes âgées. Elle aimerait que ce soit mieux réparti entre ses frères et sœurs, mais ils et elles trouvent qu’elle en fait trop. Yousra sait déjà à 36 ans ce que ses parents attendent : « Mon père a toujours dit « Heureusement qu’on a Yousra, parce qu’elle va s’occuper de nous, elle ne nous placera jamais en home », ça, il en est certain. Il n’est pas sûr que mes sœurs feraient le même choix. Même quand j’envisage de me mettre en couple, je demande si c’est ok qu’on vive chez mes parents, ou qu’ils vivent chez nous, c’est dans le plan. »
Prendre le pli
Si les sœurs aînées assurent notamment des tâches très concrètes dans la gestion quotidienne du foyer parental, elles assument aussi un rôle plus invisible d’écoute et de soutien émotionnel. Isabelle explique : « J’ai la réputation d’être celle chez qui on peut venir se confier et je lie ça à mon rôle de sœur aînée. J’ai été la confidente de mes frères pendant des années, ceux qui n’étaient pas bien en couple, c’est vers moi qu’ils venaient. J’ai un frère qui est maniacodépressif, il est venu vivre chez moi. Quand mon père a su qu’il était malade, il m’a chargée de la communication avec ses frères et sœurs. » Eléonore est aussi celle qui se charge d’appeler chacune de ses sœurs régulièrement pour prendre des nouvelles ou organiser des réunions de famille : « Elles ne m’appellent jamais. Si je n’appelle pas, elles n’appellent pas. »
J’ai la réputation d’être celle chez qui on peut venir se confier et je lie ça à mon rôle de sœur aînée.
Un rôle dont Eléonore aimerait bien se départir. Mais ce n’est pas toujours bien perçu par le reste de la sororie. Jeanne a essayé de faire évoluer sa position dans la fratrie : « J’ai l’impression que mes frères et sœurs ne sont pas sortis du besoin d’avoir une grande sœur. Je vois ça parce que je suis toujours une personne de conseil pour plusieurs d’entre eux, et quand je ne suis pas dans ce rôle, ça pose problème. Il n’est pas question, à aucun moment, que je me comporte comme celle qui a besoin d’aide, j’ai essayé de le faire et ça a été très mal perçu. Ils ne savaient pas comment réagir, ce n’était pas dans l’ordre des choses. » Ce statut pousse les sœurs aînées rencontrées à invisibiliser leurs problèmes. Marthe*, 44 ans, explique par exemple qu’elle a eu du mal à annoncer son divorce à ses parents qui soutiennent déjà son frère cadet : « Je me disais « Ça va leur faire une charge en plus ». Je sais qu’ils aident encore mon frère, donc moi, je ne leur demande pas d’aide financière, sans doute par sentiment de culpabilité. Je reste l’aînée qui doit s’assumer. »
Le monde autour de nous
Ce rôle de grande sœur s’applique à d’autres sphères de la vie, comme les relations amicales ou professionnelles. Jeanne explique : « J’ai pris le pli de m’occuper des autres au prix souvent de mes propres besoins. » Sylvie constate elle aussi qu’elle assume un rôle de « grande sœur » dans son milieu professionnel : « Je suis capable de lâcher ma vie, pour aider, parce que je vois que l’autre en a besoin. » Ce qui n’est pas sans conséquence sur leur santé mentale et physique. Pour Eléonore, toutefois, même si son statut de sœur aînée lui a conféré une charge certaine, il est également une force et lui a permis d’acquérir des compétences qu’elle souhaite valoriser : « Être l’aînée, c’est être attentive au monde autour de nous. » Jeanne aussi considère que son rôle d’aînée lui a donné la possibilité de développer « un sens de l’écoute, une hyper attention aux autres. Répondre à leurs besoins et maintenir l’harmonie du groupe, c’est intéressant comme qualité ».
Être l’aînée, c’est être attentive au monde autour de nous.
La famille, et les rôles qu’elle nous impose, n’a pas fini de faire parler. Réfléchir à nos propres positions au sein des fratries ou des sorories, c’est aussi l’occasion d’interroger le partage inégalitaire du soin ou la négligence envers les personnes âgées, le poids du sexisme, du racisme, de la pauvreté au cœur de nos foyers et dans nos relations les plus intimes. En somme, des questions féministes !
Depuis janvier 2024, une trentaine de dossiers ont déjà intégré la nouvelle chambre spécialisée en matière de violences conjugales (CVC) du tribunal de première instance du Hainaut. Les cas varient évidemment, un couple n’étant pas l’autre. Une série d’ingrédients sont tenaces : le récit masculin, la force physique, les femmes qui restent au sein du couple, l’alcool. Quelle affaire choisir pour raconter ce qui se joue un mardi matin par mois au premier étage du palais de Justice de Charleroi ? En voici une, sans raison ou pour mille. À ce stade, devant une initiative judiciaire inédite qui se construit en direct, l’important est déjà de prendre bonne note.
Un mardi matin par mois, des hommes violents sont convoqués par le tribunal de première instance du Hainaut (division Charleroi) dans cette « chambre à résolution de problème » dédiée à la violence conjugale. Ils doivent répondre de faits qui datent de 2023, parfois 2022 : des coups, des blessures, de l’intimidation, une atteinte quelconque à leur partenaire de l’époque, avec laquelle ils sont souvent encore en couple. Comment fonctionne cette nouvelle formule de Justice ? Plus rapide que la Justice pénale classique et, surtout, volontairement restaurative (le « trajet restauratif » vise la réparation plutôt que la punition), pour éviter la récidive ? Le processus fonctionne en cinq étapes, représentées ici comme les légendes de la photographie ci-dessus.
1 – La sélection des dossiers
Parmi la masse de dossiers qui proviennent du parquet (et donc des enquêtes de police), la procureure du roi Morgane Pied renvoie vers la CVC les cas susceptibles de fonctionner dans cette chambre « spéciale ». Les faits sont toujours graves et la procureure le rappelle en audience dès que nécessaire. Mais les dossiers retenus contiennent des faits dont la peine ne dépassera pas 5 ans de prison. Un féminicide, pour prendre l’exemple extrême, ne sera pas jugé ici, mais en cour d’assises.
2 – L’enquête sociale
Avant leur première audience, les assistantes de Justice, Aurore D’Urso et Gwenaëlle Crasset, rencontrent un à un les prévenus convoqués par le tribunal. Depuis leur bureau, à la maison de Justice de Charleroi, elles leur présentent le fonctionnement de la CVC (chambre spécialisée en matière de violences conjugales) et entendent leur version de l’histoire. « L’idéal serait d’avoir une rencontre à domicile pour entendre les deux parties, mais ce n’est pas prévu. On regrette l’absence de la voix de la victime, disent-elles. Il nous manque un bout de l’histoire. »
3 – La signature du contrat
Arrive la première audience et l’introduction de l’affaire devant le tribunal. La procureure du roi, qui représente les intérêts de la société, expose les faits. La procureure exprime une peine idéale à ses yeux (emprisonnement, avec ou sans sursis ; peine de travail, etc.). Pour réduire cette peine ou bénéficier d’une suspension du prononcé, le prévenu, s’il reconnaît l’ensemble des faits de violence repris dans le dossier et si tous les points d’interrogation sont levés, signe un contrat qui comprend une série d’engagements à respecter pendant 10 à 12 mois. Le contrat est imprimé sur place, signé dans la minute. Son dossier est intégré à la CVC et le trajet restauratif commence.
4 – Le suivi mensuel
Chaque mois, le juge Étienne Davio interroge les prévenus sur le respect de leurs engagements. Pas de nouvelle infraction ? Comment se passe le suivi mensuel avec les assistantes de Justice ? Que disent les résultats des analyses de sang et d’urine requises lorsque le prévenu s’est engagé à s’abstenir d’alcool et/ou de stupéfiants ? Et surtout : où en sont-ils dans leur formation à la gestion de la violence ? Clef de voûte de ce nouveau parcours judiciaire, la formation de l’asbl Praxis (en groupe ouvert) ou O.R.S – Espace libre (en groupe fermé) doit avoir lieu pendant le parcours CVC et non après le prononcé de la peine, comme c’est le cas en Justice pénale classique.
5 – Le jugement
Puisque la CVC n’existe que depuis janvier 2024, deux dossiers ont atteint, à ce jour, l’étape du jugement : ces deux prévenus (dont l’un est toujours en couple avec la victime) ont bénéficié d’une suspension du prononcé de leur condamnation. Ils ne sont pas blanchis : ils restent coupables de violences conjugales, mais le prononcé judiciaire sera à jamais suspendu, sauf s’ils commettent de nouveaux faits durant les 3 ans qui suivent le jugement.
À l’une ou l’autre exception près, les parties civiles sont rarement présentes à l’audience – ni les victimes, ni leurs avocat·es. Le processus de la CVC est un long dialogue entre la Justice et les prévenus dont les victimes sont, à ce jour, souvent physiquement absentes, malgré les tentatives du tribunal de les inclure dans la discussion, via le service d’accompagnement des victimes.
En juin 2024, lorsque le dossier arrive pour la première fois devant la chambre spécialisée en matière de violences conjugales (CVC), Madame explique au juge Étienne Davio qu’au moment des faits, à l’été 2023, elle souhaitait déjà que Monsieur quitte son domicile. Un an plus tard, il vit encore chez elle. Elle est la seule propriétaire de cette maison, il ne lui paye aucun loyer, il effectue de temps en temps des petites réparations, mais sans plus. Elle et lui ne sont plus en couple. « On l’était au début, mais ça a vite changé parce qu’il est devenu méchant en paroles et en actes », dit-elle sobrement. Il est violent, il la menace ; elle veut qu’il parte, il ne le fait pas. Interrogé à ce sujet quelques minutes plus tard (« Est-ce bien normal que vous soyez encore chez Madame ? »), Monsieur répond au juge Étienne Davio qu’il s’entend bien avec Madame, alors il ne voit pas pourquoi il devrait bouger, d’autant qu’il a peu de revenus. « Comment vais-je payer un loyer ailleurs, si je dois partir de cette maison ? »
C’est justement lors d’une discussion sur le logement que la violence monte d’un cran et que la situation du « couple » sort de l’intimité pour atteindre la police, puis la Justice. Énervé que Madame lui réitère sa demande de quitter les lieux, Monsieur descend à la cave chercher un bidon d’essence et un allume-feu, type chalumeau. Il remonte à l’étage les mains pleines et menace Madame de les cramer (elle, la chambre à coucher, la maison, tout) si elle appelle les secours. Comment peut-elle savoir que le bidon ne contient pas d’essence, car l’homme violent a remplacé le contenu inflammable par de l’eau ? Elle trouve encore le sang-froid de répondre : « Mais que veux-tu que je fasse ? Si j’appelle la police, le temps qu’elle arrive, je serai déjà partie depuis longtemps. » Dans ce contexte, « partie » signifie « morte ».
Si la chambre spécialisée en matière de violences conjugales du tribunal correctionnel de Charleroi ne juge pas les auteurs de féminicides, elle juge ceux qui s’en approchent petit à petit par la menace, les mots, les gestes, les coups et les blessures – le continuum de la violence genrée. Depuis janvier 2024, chaque dossier renvoyé devant la CVC par la procureure du roi Morgane Pied comporte son lot de gestes angoissants, d’attitudes et de mots crasses comme misogynes, de jours d’arrêt de travail suite aux hématomes et membres cassés par des partenaires violents. L’exposé des faits mené par la procureure/une voix de femme sur base du dossier de police donne « corps » aux violences subies.
Cette incarnation des faits est d’autant plus forte lorsque la victime est présente à l’audience : c’est ce visage-là qui a eu peur en voyant le bidon rempli (qui ne l’aurait pas ?) ; c’est cette dame-ci qui devait vivre sous le même toit que ce monsieur-là, et c’est entre eux deux que s’est joué un rapport de force inégal. Que les faits soient nombreux ou non, menaces verbales ou attaques physiques, c’est toujours le même schéma de violence : domination masculine dans un couple hétérosexuel, globalement normatif (un homme, une femme, un toit, des enfants au milieu) et des individus concernés par la consommation d’alcool et/ou de stupéfiants.
En juin 2024, Monsieur répond au juge Étienne Davio que la mémoire lui manque pour les gestes et les propos violents de l’été 2023 (« avec l’alcool, je ne me souviens pas trop, c’est une période où je consommais beaucoup »), mais il reconnaît dans l’absolu « avoir été méchant sous alcool avec Madame ». De son côté, appelée à la barre, Madame s’excuse presque d’en être arrivée là : « Je lui ai trouvé un médecin, un psychiatre, j’ai essayé de faire de mon mieux pour l’aider. Là, je passe pour la méchante parce que j’ai porté plainte, mais il ne voit pas tout ce que j’ai fait pour l’aider. » L’avocat de la plaignante fonce, zéro doute : « Elle s’est coupée du monde, il la suit partout, elle en a une peur bleue, il fait barrage dès qu’elle veut contacter la police. » Il faut agir et, d’ailleurs, la cour (la procureure Morgane Pied, le juge Étienne Davio) s’inquiète au point d’interrompre l’audience, le temps de réfléchir. Vu les risques pour la sécurité de la plaignante, le dossier n’ira pas plus loin en CVC pour le moment, l’enquête doit se poursuivre.
En septembre 2024, le dossier revient sur la table, chargé d’une bonne nouvelle : Monsieur a quitté la maison, Madame a regagné de l’espace et de la sécurité, elle n’a pas entendu parler de lui depuis le mois de juin. La procureure, qui s’interroge sur une éventuelle schizophrénie chez Monsieur, choisit cependant de postposer la procédure judiciaire, tant que l’expertise médicale n’a pas abouti.
En décembre 2024, le dossier est prêt, en cinquième place à l’ordre du jour : Monsieur n’est pas schizophrène et il est, dès lors, bien responsable pénalement de ses actes. La cour reprend son travail dès le début et la procureure refait le récit complet depuis juillet 2023. Madame est présente, Monsieur aussi. Au bidon d’essence s’ajoutent un cutter (« Je vais te découper en morceaux »), une paire de ciseaux pointée dans le dos (« À la base, c’est pour rigoler, je ne me rends pas compte que ça va lui faire peur ») et un marteau. Il dit l’avoir « tapotée » ; le médecin constate deux côtes cassées. Menaces par gestes avec des objets ; coups et blessures avec aveux ; harcèlement ; mépris total pour l’intégrité physique et psychique d’autrui. La procureure du roi demande deux ans d’emprisonnement, vu le niveau de dangerosité que ce prévenu représente à ses yeux pour la société.
« Une chambre à valeur ajoutée »
L’idée est de faire en sorte que la personne évolue
Mais on est à la CVC, alors la peine demandée par le ministère public est avancée à titre d’exemple, pour que Monsieur comprenne ce qu’il risque dans une autre chambre correctionnelle. Ici, c’est « une chambre à valeur ajoutée », comme l’exprime le juge Étienne Davio, qui a largement contribué à initier cette nouveauté en Belgique, « on cherche vraiment à apporter quelque chose par rapport à la procédure correctionnelle classique. » Tout l’enjeu est d’éviter la peine carcérale (avec ou sans sursis) et surtout la récidive. Ailleurs, un·e juge aurait traité ce dossier en une fois, lors d’une seule audience. « Ici, on identifie le problème, puis on se donne le temps de le résoudre, poursuit Étienne Davio. L’idée est de faire en sorte que la personne évolue. »
La chambre se donne entre 10 et 12 mois pour suivre un dossier. Il faut que le prévenu soit intéressé de participer, qu’il reconnaisse l’ensemble des faits pointés dans le dossier – et donc qu’il reconnaisse sa propre violence, qu’il respecte toute une série d’engagements conclus avec la chambre et, au bout d’un an, la peine demandée par la procureure (ici : deux ans) pourra éventuellement sauter. Pas de récidive, de casier. C’est énorme.
« Et si je rencontre quelqu’un, je fais comment ? », demande Monsieur. « Il n’y a pas de condition spécifique à ce niveau, répond Étienne Davio, vous pouvez être en relation. Par contre, il y a une condition ici, à la CVC, c’est la transparence. » Ainsi, par exemple, à l’audience du mois d’octobre 2024, un autre prévenu était venu accompagné de sa nouvelle partenaire. Positif pour Étienne Davio, qui y voit la preuve que le prévenu est entouré et, surtout, que cet homme fait montre de transparence dans cette nouvelle relation sur ses actes violents dans le passé. (Et de fait, très concrètement : la nouvelle partenaire était assise au fond de la salle, elle a entendu toute l’audience, soit toutes les interventions des juge/procureure/assistantes de Justice, y compris celle de la victime, soit l’ex-compagne de son partenaire jugé pour violence conjugale : tout est public.)
Violences et dépendances
La transparence, poursuit Étienne Davio, concerne surtout les consommations. Ici, Monsieur a agressé, menacé son ex-partenaire avec des objets de type ciseaux, marteau, bidon d’essence et il dit que c’est parce qu’il avait bu. « L’alcool est vraiment le déclencheur de tout », répète le prévenu depuis juin 2024. À chaque prévention citée par la procureure du roi, qu’il ne conteste pas, Monsieur répond par l’alcool. « C’est un combat de tous les jours. L’alcoolisme a commencé quand j’avais 27 ans, je ne savais pas boire comme mes collègues et me limiter à un ou deux verres. » Dès lors, le prévenu et la CVC se mettent d’accord sur l’ajout d’un engagement relatif à la réduction, voire l’abstinence, d’alcool dans le « contrat » qui sera signé dans un instant avec la Justice – contrat à respecter scrupuleusement pendant l’année à venir. Les rendez-vous obligatoires prévus au palais de Justice (1x/mois) et à la maison de Justice de Charleroi (1x/mois) servent précisément à cela : assurer le suivi et le respect des conditions probatoires inscrites dans le fameux « contrat ».
Inspiration directe : la chambre de traitement de la toxicomanie
Ce mode de fonctionnement correspond pile-poil à celui de la CTT, pour « Chambre de traitement de la toxicomanie« , source d’inspiration directe de la CVC. Aujourd’hui présentes dans presque chaque arrondissement judiciaire, après un démarrage à Gand en 2008, les chambres spécialisées pour le jugement de délits qui découlent de situations de toxicomanie visent à accélérer le suivi thérapeutique des prévenu·es en situation de dépendance à l’alcool, aux drogues ou aux médicaments. Après cinq ans à la tête de la CTT de Charleroi, ouverte à son initiative en 2020, Étienne Davio constate une chute drastique du taux de récidive chez les prévenu·es toxicomanes dont il analyse les dossiers. D’où sa réflexion amorcée en 2022/2023 : pourquoi le tribunal n’obtiendrait-il pas des résultats similaires en violence conjugale, en mettant l’accent sur une formation obligatoire à la gestion de la violence et un suivi psychologique et thérapeutique très serré ?
« Quelles sont les dernières nouvelles ? »
Alors, au tribunal, une fois que les hommes violents ont signé le papier et intégré la CVC, Étienne Davio leur demande chaque mois si « tout va bien ». Il les interroge sur le respect des critères choisis par la méthode CTT/CVC pour cadrer les auteurs de violences conjugales : un parcours dans les clous, avec un travail ou une recherche d’emploi, un taux de présence exemplaire aux rendez-vous, pas d’addictions, pas de contact avec la victime si une distance a été imposée, pas d’entrave à la prise en charge de la victime par des services spécialisés.
« Quelles sont les dernières nouvelles ? », demande ainsi Étienne Davio à chaque homme qui passe à la barre. Au nom de l’équipe, il encourage : « Il est important de noter que tous les intervenants sont satisfaits de ce que vous faites, c’est important de le dire. » Il fronce les sourcils : « Vous n’avez fait que deux séances Praxis et il y en a 21 prévues, ce serait bien de toutes les faire… » Il commente : « Comment se passe l’abstinence ? Ça change quelque chose dans votre quotidien ? Ah ! Eh bien, l’avantage de la Justice, c’est qu’elle vous aura même fait arrêter la cigarette… »
Il parle emploi et consommation : « J’ai peur que vous vous tourniez les pouces maintenant que vous avez remis votre démission. On sent que votre situation est très fragile. Et si on reste aussi dans une fragilité des consommations, ça ne va pas tenir… » Il évalue : « Je vois que tous les signaux sont au vert » ; « Vous êtes dans de bonnes dispositions d’esprit, c’est réjouissant. » Il rappelle à l’ordre : « Pourquoi avez-vous bu alors que vous avez signé un papier qui vous engage à ne pas boire du tout ? » À un prévenu qui n’a pas amené ses documents dans les temps (qu’il s’agisse de résultats sanguins pour attester de sa faible consommation d’alcool ou d’un document relatif à sa situation professionnelle) : « C’est à vous de nous fournir ces papiers, c’est à vous d’y arriver. Mettez toutes les chances de votre côté. Vous voyez que le tribunal se montre accommodant, on cherche des solutions pour vous, mais c’est chez vous que la solution repose. »
Processus « en direct »
Paternalisme ? Peut-être. Cela fonctionne-t-il ? Aucune idée. Ni le juge Étienne Davio, ni les deux assistantes de Justice ne sont en capacité de répondre – c’est trop tôt, le processus se construit « en direct », les premiers cas terminent à peine le circuit. Aurore D’Urso et Gwenaëlle Crasset (qui représentent un ETP à elles deux, consacré au fonctionnement de cette chambre spécialisée) estiment qu’il faudra leur reposer la question dans six mois, lorsque davantage de prévenus pourront partager leur récit post-CVC et lorsque le tribunal aura éventuellement une vue sur le taux de récidive, etc.
Les trois insistent fortement sur les limites de l’initiative : la CVC ne juge qu’une petite partie du large spectre qu’est la violence conjugale. Chaque année, le parquet de Charleroi traite 4.000 dossiers de violences conjugales (repris sous la catégorie plus large des « violences intrafamiliales »). La problématique est immense ; la CVC tente d’en solutionner un bout, en commençant par le contrôle mensuel du comportement et de la consommation d’hommes violents, misogynes, mais prêts à participer à une année de travail (psy, médical, judiciaire) sur eux-mêmes.
En décembre 2024, Monsieur signe le contrat, s’engage notamment à ne plus consommer d’alcool ou de stupéfiants, à suivre 45 heures de formation en gestion de la violence. Monsieur viendra rendre des comptes à ce tribunal pendant un an. Interrogée par Étienne Davio sur son souhait en tant que partie civile, Madame ne demande qu’un seul euro symbolique de réparation.
Le podcast Créatrices, réalisé par Corinne Ricuort et produit par axelle, entame sa 4e saison. Depuis avril 2021, son autrice questionne les femmes qui « sont dans la place, écrivent, peignent, composent, tournent ». Comme un symbole, un femmage avant l’heure, cette série à la vingtaine d’épisodes avait été inaugurée par la regrettée Irène Kaufer. Aujourd’hui, c’est au tour de Corinne Ricuort d’être interviewée, de passer de l’autre côté du micro qu’elle a plutôt l’habitude de tendre…
Quel fut votre parcours professionnel avant de devenir l’hôte de Créatrices ?
« À l’origine, je viens du théâtre, de la production plus précisément où j’ai accompagné pas mal de projets. J’ai aussi fondé Alternative Culture, une asbl qui accueille différentes idées, notamment en éducation permanente qui est un axe très important pour moi. J’ai toujours eu une curiosité pour la radio et la création sonore. En 2017, j’ai mis les pieds dedans via un atelier et j’y ai pris goût. Je trouve que le son est un outil fort qui permet aux imaginaires de fonctionner à une époque où l’on est submergé·es d’images. »
De quels constats est née l’envie de tendre le micro à toutes ces créatrices ?
« C’est une idée qui est venue collectivement avec Sabine Panet [rédactrice en chef d’axelle, ndlr]. Au sortir du confinement, on avait travaillé ensemble sur le projet Le Front du vivant à une époque où il n’était pas donné de pouvoir aller à la rencontre de tous ces témoignages. Ensuite, on a réfléchi et imaginé cette série de podcasts : Créatrices.
Un univers sonore accompagne l’épisode.
Au départ, l’idée était d’aller vers les femmes de théâtre, de littérature, du chant. Quelque chose de plutôt artistique, mais les créatrices sont aussi celles qui façonnent, les artisanes, donc. Il y a aussi eu directement la volonté que je n’apparaisse pas dans le montage final. Que ce soit une interview classique, sans l’être vraiment. Et puis, il fallait aussi qu’il y ait un univers sonore qui accompagne l’épisode. C’est un challenge à chaque fois de retourner sur leur lieu de travail et de prendre du son. »
Et puis, il y a aussi l’envie de montrer qu’il ne faut pas forcément une histoire hors norme ou une célébrité retentissante pour être une créatrice. Les femmes que vous rencontrez viennent de tous horizons, mais on peut se reconnaître dans chacune d’elles.
« Oui, c’est ça aussi Créatrices, c’est raconter le commun. Certaines des femmes que je rencontre me disent d’emblée qu’elles ont un parcours banal et rien à raconter, mais je pense qu’on a toutes une histoire et que ce n’est pas des banalités. Mon envie est de proposer un récit intime, sans voyeurisme ni sensationnalisme. De donner la parole à des femmes plus connues et d’autres qui le sont moins ou dans une sphère plus restreinte. Et toutes sont sur le même pied d’égalité. »
Vous avez rencontré une vingtaine de femmes aux profils variés : chorégraphe, conteuse, DJ, ferronnière, graffeuse, etc. Qu’est-ce qui les lie toutes entre elles ?
Leur autre point commun, l’énergie folle qu’elles procurent.
« Je dirais leur opiniâtreté, dans le sens positif. Leur persévérance, leur persistance à continuer de travailler, de créer. Toutes ont été confrontées, à des échelles différentes, aux violences de genre. Et peut-être qu’elles ne l’identifient pas forcément comme ça, mais elles ont toutes été face à des barrières liées au fait d’être femme. Je pense à celles qui créent de leurs mains et font un métier qu’on associe « à la force physique » comme Charlotte Burgaud, designeuse, ou Mathilde Laborier qui est ferronnière. Pareil pour des artistes comme Myriam Leroy [autrice et réalisatrice, ndlr], Bwanga Pilipili [comédienne et metteuse en scène, ndlr] ou Cathy Min Jung[directrice du théâtre Le Rideau, ndlr] qui ont dû faire preuve de tellement de force mentale pour résister aux attaques. Et puis leur autre point commun, c’est aussi l’énergie folle qu’elles procurent. Je ressors de chaque rencontre en me disant qu’elles l’ont fait et que ça nous donne une raison de tenir. »
Vers quels profils aimeriez-vous prochainement aller ?
« Il y a encore tellement d’univers où j’aimerais amener mon micro ! Je pense notamment au stand-up. Avec la rédaction d’axelle, on réfléchit à plusieurs noms et j’espère que l’une de nos prochaines créatrices sera une humoriste. Je fais attention à ne pas graviter uniquement autour du théâtre, mais c’est de là que je viens et ça m’attire naturellement. Peut-être la chanson aussi ? La variété ? »
Vous m’avez confié que vous redoutiez un peu l’exercice d’être interviewée plutôt qu’intervieweuse. Comment préparez-vous vos entretiens ? Que mettez-vous en place pour que ces femmes puissent se livrer longuement ?
Faire de la place aux silences, aux cheminements.
« L’idée, c’est de me préparer, mais pas trop. Je me documente sur ce qu’elles font, mais je ne veux pas arriver en sachant tout d’elles pour laisser place à la spontanéité de la rencontre, à l’improvisation. C’est aussi la beauté du son : pouvoir laisser courir le fil des pensées, faire de la place aux silences, aux cheminements. Le vrai travail d’orfèvre commence après. Chacune des rencontres dure environ deux heures et je dois ensuite la réduire à 30 minutes d’épisode, tout en respectant le propos qui m’a été confié et en pensant aux auditeurices et à ce que je leur donne à entendre. »
En plus d’offrir de la visibilité aux talents, vous faites un réel travail d’archivage avec Créatrices. Notamment en documentant comment notre société et notre histoire fonctionnent aujourd’hui et restent inégalitaires…
« Au départ, je n’avais pas conscience de cet aspect-là. On voulait faire entendre les voix de celles qui osent et ont osé. Mais petit à petit, j’ai réalisé que ces témoignages devaient s’inscrire dans les mémoires, qu’ils sont de précieux documents et qu’ils peuvent effectivement jouer ce rôle d’archives. Est-ce que c’est politique ? Forcément. Et c’est certainement plus que jamais nécessaire. »