Les nuances de la sororité

Le terme « sororité » désigne l’horizon politique que l’on se donne dans de nombreuses luttes féministes. Il s’inspire d’un lien de parenté alors que la famille est aussi parfois un champ de lutte, de rivalité, voire de violence. Elles sont féministes, investies dans la société civile, artiste, ou architecte. axelle les a interviewées pour essayer de cerner les contours de cette « sororité politique », dans quelle mesure elle permet de faire famille autrement et quelles en sont les limites.

© Justine Chanal, pour axelle magazine

Penda Diouf est autrice de théâtre franco-sénégalaise, elle a aussi milité dans l’association antiraciste Les Indivisibles. Sa dernière pièce intitulée Sœur·s, nos forêts aussi ont des épines met en scène deux sœurs qui, à l’occasion d’une balade en forêt, évoquent leur enfance, leur héritage commun mais également les rivalités et la distance qui les sépare. Elle explique à axelle : « Très souvent on va avoir, au-delà de la sororité, des idées sur le monde, très larges, très généreuses, mais qu’on n’applique pas forcément au sein de cette cellule sociale plus petite qui est celle de la famille. Je me suis dit : autant commencer par cette petite cellule. Ainsi, c’est commencer le travail de manière un peu plus humble, par le quotidien, le concret, et puis l’élargir à la société, de façon à vraiment pouvoir changer les choses. » C’est que la famille peut aussi être un champ de lutte, un lieu de rivalité, voire de violence. La psychologue Stéphanie Haxhe, par exemple, travaille sur le soutien des fratries lorsqu’un·e des membres a subi l’inceste ou fait son coming out. On peut trouver bien sûr dans la cellule de la famille traditionnelle le soutien, mais parfois, c’est ailleurs qu’il faut chercher le lien, la solidarité.

La famille choisie

Dans Un désir démesuré d’amitié (Seuil 2024), Hélène Giannecchini propose de questionner les vertus de ces « familles choisies » qui permettent d’instituer de nouvelles manières d’exister. Ces familles sont fondamentales dans les trajectoires des personnes gay, lesbiennes, trans : des formes de cohabitation, un soutien matériel et émotionnel quotidien, du soin, qui dépassent les normes traditionnelles de la famille dite « biologique ». À travers une série de photographies provenant d’archives queers, Hélène Giannecchini se lance à la recherche d’une autre filiation, celle que sa famille « biologique » ne lui a pas transmise et qui fait pourtant partie de son histoire de femme lesbienne.

La sororité pourrait remplacer ce monopole familial et amoureux qu’il y a dans notre société.

La famille choisie joue aussi comme alternative à la solitude, aux inégalités et aux violences intrafamiliales. Irina, chargée de projet au pôle éducation permanente du CVFE (Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion) à Liège et militante dans le collectif liégeois Et ta sœur ?, entame un projet avec des femmes célibataires et sans enfants : « Il y a une espèce de survente du célibat : « Tu es célibataire, sans enfants, vis ta meilleure vie, profite de tes copines, vas boire un café ». Mais ce n’est pas du tout ça la réalité du célibat quand on est une femme seule et sans enfants, surtout à partir d’un certain âge, qu’on n’a pas d’argent pour sortir, qu’on ne vit pas dans une grande ville. La sororité pourrait remplacer ce monopole familial et amoureux qu’il y a dans notre société. »

Rivalités, inégalités

Pour Valérie, directrice du pôle éducation permanente au CVFE, « la sororité est un moyen de prendre ses distances et de questionner la compétitivité entre femmes que la société nous impose dès la naissance ». Pour Irina, la sororité se trouve dans le soutien pratique et quotidien entre femmes. Et de citer sa collègue Annick : « Il y a déjà suffisamment d’agressions dans le monde extérieur pour que nous, entre femmes, on ne soit pas ensemble. On doit respecter et soutenir toutes nos sœurs mais ce n’est pas pour ça qu’on doit toutes les aimer. »

La sororité est un moyen de prendre ses distances et de questionner la compétitivité entre femmes que la société nous impose dès la naissance.

C’est que la solidarité entre femmes ne va pas de soi. Il s’agit d’un idéal à atteindre, mais qu’il ne suffit pas de décréter pour qu’il existe. Pour Penda Diouf, « la sororité est d’autant plus difficile à mettre en place que nous vivons dans une société patriarcale, qui fait que même en tant que femmes, nous intégrons des choses de ce système qui nous met en concurrence ». De fait, l’appel à la sororité n’efface pas, par magie, les conflits et les inégalités qui opposent les femmes. Penda Diouf reconnaît que « le terme de sororité peut recouvrir des réalités très différentes et qui sont d’une certaine manière, invisibilisées, de façon consciente ou non, par l’idée globale de faire groupe, de faire commun ». Les femmes sont divisées par le sexisme, le racisme, les privilèges de classe, l’homophobie, la transphobie… Comme l’a rappelé la féministe afro-américaine bell hooks : la solidarité politique ne consiste pas à nier ou à minimiser les différences, mais à les reconnaître, à s’y atteler afin de mettre en œuvre la solidarité politique.

L’histoire dont on hérite

Pour l’architecte à l’initiative de la plateforme L’architecture qui dégenre et des Journées du Matrimoine, Apolline Vranken, il ne faut pas « minimiser le contexte politique et économique qui détermine les manières de faire société ». C’est cette conviction qui l’a poussée à mener un travail sur les béguines, ces femmes veuves ou célibataires qui vivaient en communauté dès le 12e siècle, sans dépendre d’une autorité ecclésiastique. Plutôt que des utopies abstraites, leur histoire nous donne à imaginer de nouvelle manière, concrète, de construire de la solidarité. Pour Apolline Vranken, « il y a toujours un fil rouge historique, des pionnières avant les pionnières, une sororité qui a traversé les époques, un ancrage historique ».

Le détour par l’histoire est en effet fondamental. Dans Passeuse de l’ombre, une pièce précédente, par exemple, Penda Diouf racontait l’histoire d’Harriet Tubman, cette femme afro-américaine, esclave affranchie et militante anti-esclavagiste : « Les femmes blanches étaient les maîtresses de maison, elles étaient parfois plus violentes que leurs maris, nous explique-t-elle. Pour moi, c’est important d’avoir le contexte historique, social, pour que les personnes puissent se situer. On a envie d’être sœurs, mais on ne vient pas toutes du même endroit et certaines en oppriment d’autres dans ce large cercle qu’est la sororité. Je pense que c’est important de toujours se situer, d’être humble par rapport à qui on est et ce qu’on peut apporter, d’être à l’écoute d’autres expériences. »

© Justine Chanal, pour axelle magazine

Mixité/non-mixité

La « non-mixité », le fait de se retrouver entre personnes concernées par une même oppression, semble aussi un outil important de la sororité politique. Apolline Vranken explique : « Chez les béguines, il y a sororité parce qu’il y a non-mixité, et inversement. Les deux sont nécessaires pour créer un mode de vie béguinal. Ce qui n’empêchait pas les béguines de consacrer du temps au soin des enfants, des malades et des personnes âgées. Tout cela crée des poches de souplesse, et une lecture plus fine de la non-mixité. » C’est là que la solidarité politique entre en jeu. bell hooks, encore elle, avait pointé la nécessité, pour les féministes, de lutter contre des oppressions pour lesquelles on n’est pas soi-même concernée.

Latifa Elmcabeni en a fait l’expérience au sein du Collectif des Madrés qu’elle a cofondé avec des citoyennes et citoyens de tous horizons, concerné·es ou non par les violences policières. Pour elle, la mixité qu’il y a dans le collectif fait la force du projet : « On a dû apprendre à parler le même langage et à communiquer sur comment chacun voit le racisme, la discrimination, pour pouvoir poser les bonnes questions dans les interpellations qu’on a rédigées ensemble pour le bourgmestre. On était plusieurs personnes de religions et d’âges différents. C’est cette force née de l’union de personnes totalement différentes qui a fait réagir les politiques. » Grâce à leur action commune, en collaboration notamment avec la Ligue des droits humains et Bruxelles Laïque, le collectif a obtenu en 2021 la dissolution de la brigade Uneus, coupable de violences contre des jeunes non-blancs à Saint-Gilles.

On a envie d’être soeurs, mais on ne vient pas toutes du même endroit et certaines en oppriment d’autres dans ce large cercle qu’est la sororité.

Cette mobilisation au sein d’un collectif mixte n’empêche pas Latifa de s’investir également dans des espaces en non-mixité, comme Le Front des mères (collectif de mères d’enfants non-blancs victimes de violences policières), dans lequel une autre parole est possible : « On parle beaucoup de l’histoire de l’immigration, de la colonisation. C’est important de reconnaître notre histoire. On apprend aussi à parler de nos problèmes, à libérer notre parole, à ne plus avoir honte. »

La question de la « mixité » semble au cœur des mouvements contemporains qui se mobilisent pour la solidarité politique, certaines militantes préférant parler d’ »adelphité » plutôt que de « sororité » : la racine « adelph » a donné les mots « frère » et « sœur » en grec. Ce terme, non genré, permet d’inclure toute personne, au-delà de leur identité de genre.

L’ego contre le collectif

Même lorsqu’on est d’accord sur des principes, il reste encore des défis dans la pratique. Pour Irina, « la sororité a des limites, y compris dans les collectifs militants. Les dominantes du groupe imposent leur manière de faire. L’ego et la quête de pouvoir prennent toute la place, alors que la sororité devrait être le centre de notre fonctionnement. » Là encore, le détour par l’histoire nous rappelle que cela a déjà été présent, comme l’évoque Apolline Vranken : « Chez les béguines, la « Grande Dame », élue pour représenter la communauté, bénéficiait de privilèges, notamment des privilèges de classe. Le mouvement béguinal reproduit, malgré ses valeurs, et malgré les vertus de la non-mixité, des inégalités et des oppressions, comme tout le milieu féministe belge actuel. Ici, aujourd’hui, il y a encore des femmes qui ont davantage de moyens que d’autres, et qui peuvent se libérer du temps de travail pour militer, réfléchir, en engageant une femme d’ouvrage. »

La sororité a des limites, y compris dans les collectifs militants. Les dominantes du groupe imposent leur manière de faire.

Le détour par l’histoire des béguines nous apprend également que l’exposition médiatique des grandes figures du féminisme a du bon, mais amène aussi des travers. Apolline Vranken note : « On ne peut pas être un collectif anonyme, sans leader, porte-voix et figure qui incarnent la lutte, et d’un autre côté le principe même d’être représenté par une personne entraîne l’écueil de la starification. Il y a toujours le risque que les plus formées, celles qui possèdent le plus d’outils et de capitaux, prennent le pas sur les autres. » C’est un écueil auquel le collectif Et ta sœur ? est attentif. Irina explique : « On ne considère pas qu’il faut être au clair sur toutes les questions politiques ou atteindre tel niveau de radicalité, ou se revendiquer de tel mouvement pour pouvoir participer à nos actions. Les femmes sont les bienvenues, là où elles en sont. Et puis on évoluera ensemble. »

Rien n’est figé. Il nous faut nous donner des moyens d’apprendre, de reconnaître ce qui nous oppose, et de nous apporter du soin aussi bien dans les familles  » biologiques », que dans nos amitiés et dans nos grandes familles « politiques ». Une manière de viser, toujours, la solidarité.

Grandes sœurs, haut les cœurs !

Début 2024, les hashtags #EldestSisterSyndrome ou #OlderSisterSyndrome se multiplient sur les réseaux sociaux. Dans ces vidéos, des jeunes filles dénoncent cette charge de « grande sœur » qu’elles doivent assumer depuis qu’elles sont petites. Jusqu’à présent, aucune recherche scientifique n’atteste de l’existence d’un tel syndrome. Ce qui n’empêche pas des féministes ou des thérapeutes comme Stéphanie Haxhe de constater une responsabilisation particulière qui pèse sur les filles aînées. Les « grandes sœurs » sont nombreuses à se reconnaître dans cette situation. axelle a récolté les témoignages de sept d’entre elles.

CC Craig Adderley/Pexels

À l’âge de 6 ans, Eléonore* fonde avec des camarades le « Club des enfants martyrs ». Aujourd’hui âgée de 53 ans, elle se souvient de la raison d’être de ce club : « Je trouvais vraiment que quand on était aînée, on devait faire beaucoup plus de choses, être plus responsable, autonome, montrer l’exemple. » Pour Yousra*, comme pour Eléonore, il a fallu rapidement se montrer à la hauteur de son statut d’aînée. Première fille d’une sororie de trois, dont les sœurs ont deux ans et cinq ans de moins qu’elle, Yousra, 36 ans, raconte : « Quand mes sœurs faisaient une bêtise, mon père m’engueulait, moi. Il me disait « C’est parce que tu n’as pas surveillé ». » Une charge attribuée aux sœurs aînées dès le plus jeune âge.

Une deuxième petite maman

À 26 ans, Eléonore perd sa mère. Quelques mois plus tard, son papa n’est plus en mesure de s’occuper de ses deux plus jeunes sœurs de 16 et 14 ans dont elle devient alors responsable. Une charge lourde pour une jeune femme. Elle constate pourtant qu’à l’époque, cette responsabilité ne lui a pas paru si pesante : « Avec du recul, je me dis que c’est fou d’arriver à si bien prendre des décisions, de trouver ça si naturel. C’est comme si on m’avait appris à faire ça depuis toujours. Je crois que c’est le rôle d’aînée. »

En tant que fille aînée, je me souviens qu’à la mort de ma mère, j’ai eu une prise de conscience soudaine, je me suis rendu compte que je n’allais pas avoir d’adolescence. Comme une sorte de prémonition.

Jeanne*, 48 ans, a elle aussi perdu sa mère quand elle avait à peine 13 ans, deux mois après la naissance de sa dernière sœur : « En tant que fille aînée, je me souviens qu’à la mort de ma mère, j’ai eu une prise de conscience soudaine, je me suis rendu compte que je n’allais pas avoir d’adolescence. Comme une sorte de prémonition. » Jeanne a pourtant un frère plus grand qu’elle, mais en tant que première fille de la fratrie, c’est sur ses épaules qu’est tombée la charge du soin de sa famille : « Mon frère aîné ne s’est pas senti responsable, obligé de donner du temps. Lui s’est plutôt enfui de la maison. Il a mené une vie plus aventureuse, tandis que moi, j’ai vraiment pris le modèle féminin, une part de moi ne pouvait pas me soustraire à ça. » Elle s’occupe donc de ses plus jeunes frères et sœurs, du repas du soir, et de la vaisselle et pallie ainsi la disparition de sa mère, et l’absence de son père, occupé par ailleurs.

Je trouvais vraiment que quand on était aînée, on devait faire beaucoup plus de choses, être plus responsable, autonome, montrer l’exemple.

Les petites filles sont très tôt socialisées aux rôles attribués aux femmes. Une étude statistique de l’Institut national d’études démographiques (Ined) publiée en 2024 en France, pour laquelle plus de 7.000 enfants entre 10 et 11 ans ont été interrogé·es, montre qu’à l’âge de 10 ans, les filles réalisent plus de tâches domestiques que les garçons. À cela s’ajoute donc pour certaines leur statut d’aînée. Quand le foyer est ébranlé par la maladie, un handicap, ou un décès, les aînées sont là pour assumer des rôles qui dépassent souvent leur statut d’enfant. Juliette*, 23 ans, raconte que l’arrivée de son petit frère porteur d’un handicap a transformé sa place au sein de sa famille. Très impliquée dans l’éducation de celui-ci, elle est devenue « une deuxième petite maman ».

Parcours de vie et inégalités

Pour Sylvie*, 38 ans, la charge du soin de sa famille semble s’alourdir avec le vieillissement de ses parents. Ceux-ci, d’origine portugaise, vivent en Belgique depuis plus de trente ans. S’ils ont toujours été « débrouillards », les choses se compliquent avec l’âge : « Le français, c’est quand même pas leur langue maternelle, en vieillissant, il faut quelqu’un pour les assister et dès qu’il y a un courrier à écrire, c’est pour ma pomme. » La charge de soin attribuée aux filles aînées dépend aussi de la trajectoire familiale. L’étude de l’Ined révèle par exemple l’influence du milieu social sur la répartition des tâches : les filles de milieux rural et ouvrier participent davantage aux tâches domestiques que les filles de cadres. On peut donc imaginer que les conditions de vie des familles, la précarité ou le statut migratoire, peuvent influencer les tâches attendues des aînées. Au Royaume-Uni, l’association « Home Girls Unite » organise des espaces de parole, des lieux de soutien et diffuse des podcasts à destination de ces sœurs aînées de familles migrantes qui font face notamment au racisme, aux discriminations et à des parcours administratifs particulièrement lourds.

On peut donc imaginer que les conditions de vie des familles, la précarité ou le statut migratoire, peuvent influencer les tâches attendues des aînées.

Le vieillissement des parents est une étape où les inégalités de partage du soin entre membres de la fratrie redeviennent criantes. Isabelle, 65 ans, première fille d’une fratrie de quatre frères, puis trois sœurs, prend soin de leur maman de 95 ans. Cette dernière vit dans un home pour personnes âgées juste à côté de chez elle. Isabelle s’en occupe au quotidien, notamment parce que les soins fournis dans le home ne sont pas suffisants. Elle pallie ainsi les lacunes de la société qui ne prend pas en charge convenablement les personnes âgées. Elle aimerait que ce soit mieux réparti entre ses frères et sœurs, mais ils et elles trouvent qu’elle en fait trop. Yousra sait déjà à 36 ans ce que ses parents attendent : « Mon père a toujours dit « Heureusement qu’on a Yousra, parce qu’elle va s’occuper de nous, elle ne nous placera jamais en home », ça, il en est certain. Il n’est pas sûr que mes sœurs feraient le même choix. Même quand j’envisage de me mettre en couple, je demande si c’est ok qu’on vive chez mes parents, ou qu’ils vivent chez nous, c’est dans le plan. »

Prendre le pli

Si les sœurs aînées assurent notamment des tâches très concrètes dans la gestion quotidienne du foyer parental, elles assument aussi un rôle plus invisible d’écoute et de soutien émotionnel. Isabelle explique : « J’ai la réputation d’être celle chez qui on peut venir se confier et je lie ça à mon rôle de sœur aînée. J’ai été la confidente de mes frères pendant des années, ceux qui n’étaient pas bien en couple, c’est vers moi qu’ils venaient. J’ai un frère qui est maniacodépressif, il est venu vivre chez moi. Quand mon père a su qu’il était malade, il m’a chargée de la communication avec ses frères et sœurs. » Eléonore est aussi celle qui se charge d’appeler chacune de ses sœurs régulièrement pour prendre des nouvelles ou organiser des réunions de famille : « Elles ne m’appellent jamais. Si je n’appelle pas, elles n’appellent pas. »

J’ai la réputation d’être celle chez qui on peut venir se confier et je lie ça à mon rôle de sœur aînée.

Un rôle dont Eléonore aimerait bien se départir. Mais ce n’est pas toujours bien perçu par le reste de la sororie. Jeanne a essayé de faire évoluer sa position dans la fratrie : « J’ai l’impression que mes frères et sœurs ne sont pas sortis du besoin d’avoir une grande sœur. Je vois ça parce que je suis toujours une personne de conseil pour plusieurs d’entre eux, et quand je ne suis pas dans ce rôle, ça pose problème. Il n’est pas question, à aucun moment, que je me comporte comme celle qui a besoin d’aide, j’ai essayé de le faire et ça a été très mal perçu. Ils ne savaient pas comment réagir, ce n’était pas dans l’ordre des choses. » Ce statut pousse les sœurs aînées rencontrées à invisibiliser leurs problèmes. Marthe*, 44 ans, explique par exemple qu’elle a eu du mal à annoncer son divorce à ses parents qui soutiennent déjà son frère cadet : « Je me disais « Ça va leur faire une charge en plus ». Je sais qu’ils aident encore mon frère, donc moi, je ne leur demande pas d’aide financière, sans doute par sentiment de culpabilité. Je reste l’aînée qui doit s’assumer. »

Le monde autour de nous

Ce rôle de grande sœur s’applique à d’autres sphères de la vie, comme les relations amicales ou professionnelles. Jeanne explique : « J’ai pris le pli de m’occuper des autres au prix souvent de mes propres besoins. » Sylvie constate elle aussi qu’elle assume un rôle de « grande sœur » dans son milieu professionnel : « Je suis capable de lâcher ma vie, pour aider, parce que je vois que l’autre en a besoin. » Ce qui n’est pas sans conséquence sur leur santé mentale et physique. Pour Eléonore, toutefois, même si son statut de sœur aînée lui a conféré une charge certaine, il est également une force et lui a permis d’acquérir des compétences qu’elle souhaite valoriser : « Être l’aînée, c’est être attentive au monde autour de nous. » Jeanne aussi considère que son rôle d’aînée lui a donné la possibilité de développer « un sens de l’écoute, une hyper attention aux autres. Répondre à leurs besoins et maintenir l’harmonie du groupe, c’est intéressant comme qualité ».

Être l’aînée, c’est être attentive au monde autour de nous.

La famille, et les rôles qu’elle nous impose, n’a pas fini de faire parler. Réfléchir à nos propres positions au sein des fratries ou des sorories, c’est aussi l’occasion d’interroger le partage inégalitaire du soin ou la négligence envers les personnes âgées, le poids du sexisme, du racisme, de la pauvreté au cœur de nos foyers et dans nos relations les plus intimes. En somme, des questions féministes !

* Prénoms modifiés.