30 ans après la Déclaration de Pékin : Entretien avec l’eurodéputée Mélissa Camara

La Déclaration de Pékin a 30 ans. États et ONG ont fait le point à New York. L’historique feuille de route pour les droits des femmes est-elle encore pertinente ? Qui sont les grands absents de la dernière « Commission de la condition de la femme » ?

Mélissa Camara. D.R.

En mars dernier, la 69e session de la Commission de la condition de la femme (dite « CSW ») était marquée par le 30e anniversaire de la Déclaration de Pékin de 1995. Une déclaration qui avait vu, pour la première fois, 189 gouvernements signer un plan d’action mondial en faveur des droits des femmes avec le soutien de l’ONU. Chaque année, des représentant·es des gouvernements (pour la Belgique, c’est la ministre flamande du Bien-être et de la Réduction de la pauvreté, de la Culture et de l’Égalité des chances, Caroline Gennez, qui a fait le déplacement), mais aussi des ONG, se rendent à cette conférence afin d’échanger, durant deux semaines, sur les questions liées aux droits des femmes. De la session ressort un texte final, ayant pour but de guider les États. Mélissa Camara, eurodéputée française et membre du parti Vert européen, faisait partie de la délégation qui représentait l’Union européenne à New York. Pour axelle, elle revient sur cette édition anniversaire.

Comment est-ce que le contexte international et européen a influencé la CSW ?   

« Cette année, nous sommes dans un contexte de backlash, c’est-à-dire de retour de bâton conservateur. On a une coalition internationale d’extrême droite en lien avec des mouvements religieux, en lien avec des organisations réactionnaires, qui pousse un agenda. Le plus bel exemple, c’est ce qui se passe aux États-Unis avec Donald Trump. Quand il a été élu, il a mis en place un agenda réactionnaire. Et cet agenda, on le retrouve déjà directement ici, au Parlement européen. Les liens transnationaux sont visibles. Il est de plus en plus difficile de parler des droits sexuels et reproductifs, même en Europe. On le voit quand les organisations féministes sont sous-financées alors que des organisations anti-choix ou anti-genre sont surfinancées par des forces réactionnaires, par des pays comme la Hongrie ou la Russie.

Il est de plus en plus difficile de parler des droits sexuels et reproductifs, même en Europe.

Le discours dominant actuellement dans les forces politiques européennes, c’est que le patriarcat n’existe pas en Europe. Qu’on aurait atteint des sociétés égalitaires. Dans cette vision, le seul problème des femmes, ce seraient les migrants qui viendraient violer et tuer « nos femmes » et qui viennent de sociétés vraiment patriarcales…. Mais c’est un discours raciste et ultra dangereux, parce que si on estime qu’il n’y a pas de patriarcat en Europe, que l’égalité est atteinte, on n’a pas de politique publique à mettre en place pour arrêter les violences. Pour arrêter les mortes, les agressions sexuelles, les viols. Ce discours met en danger toutes les femmes du continent. Et ce contexte impacte directement les négociations à la CSW. »

Venons-en justement à ces négociations. Pour la 69e édition de la CSW, l’Union européenne a écrit un texte de recommandations. Concrètement, est-ce que ce texte a été suivi ? Quels sujets furent abordés, et par qui ?  

« En gros, les États de l’Union européenne se sont mis d’accord pour définir des priorités. C’est assez complexe, parce que l’Union européenne est composée de 27 pays, tous représentés à l’ONU. Mais ils se sont mis d’accord ensemble pour établir des priorités. La Commission européenne a ses priorités, le Conseil aussi, qui représente les États, puis le Parlement européen a rédigé un texte de recommandations.

Le Parlement européen, notamment, a porté une résolution claire, soutenue par les progressistes [S&D, Renew, GUE/NGL, Greens /EFA, ndlr], incluant les droits sexuels et reproductifs, l’intersectionnalité, et la lutte contre la pauvreté genrée. C’est un texte qui est assez intéressant et qui n’a pas été facile à obtenir dans ce contexte de montée de l’extrême droite. Et donc, les États membres étaient censés prendre ce texte du Parlement européen en compte dans les négociations. Mais pour parler en toute franchise, le Parlement européen n’a pas été vraiment impliqué dans le suivi de cette résolution, donc dans les discussions ultérieures. Le texte et ses recommandations étaient clairs, pourtant on ne sait pas à quel point ces priorités ont été prises en compte, et quelles étaient exactement les priorités des négociateurs et négociatrices pour l’Union européenne. Il y a eu un manque de communication et de transparence de la part du Parlement européen.

Concrètement, ce qui a beaucoup été discuté lors de cette CSW, c’est le contexte de backlash. Ce sont les ONG présentes qui l’ont amené dans les discussions, mais aussi des personnalités officielles européennes. Toutes les organisations féministes rencontrées ont parlé de ce contexte difficile, de ce climat hostile aux droits des femmes. Ce climat a été central dans les négociations sur le texte de déclaration politique, mais aussi dans les prises de parole en séance plénière.

Les grands absents du texte final : les droits sexuels et reproductifs.

Mais je voudrais avant tout souligner les grands absents du texte final : les droits sexuels et reproductifs. Aujourd’hui, ils sont l’un des enjeux majeurs dans le monde. L’une des premières choses que font les régimes réactionnaires quand ils arrivent au pouvoir, c’est de s’attaquer aux droits des femmes, et notamment via leurs utérus. Il n’y a pas non plus de mention spécifique des droits des personnes LGBT, alors qu’on sait que l’offensive contre les personnes LGBT est énorme partout. C’est un grand classique de les cibler quand on veut mettre à mal la démocratie. »

Qui sont les femmes qui ont été considérées par la CSW, si toutes ne sont pas citées dans le texte final ?

« L’idée qu’avait l’ONU lors de la création de la CSW en 1946 était de protéger absolument toutes les femmes. En 2025, ce qui a fait la force de ces rencontres, c’est qu’on avait des activistes, des ONG, des États. On avait une représentation assez globale de la diversité des femmes, notamment dans les événements organisés en marge de la conférence qui ont pour but de mettre en lumière des sujets ou des enjeux spécifiques liés aux droits des femmes. La CSW, c’est un moment où les ONG se retrouvent, essayent d’échanger, d’avoir un contact avec des décideurs politiques. Ces moments d’échange permettent de créer les conditions d’un front commun. Mais toutes les femmes ne se retrouvent pas dans le texte final. Oui, effectivement. »

Est-ce que le cadre de la CSW reste pertinent, selon vous, pour défendre les droits des femmes au niveau international ?

« Aujourd’hui dans le monde, aucun pays n’a atteint l’égalité totale. Même les pays les plus avancés. Donc tout est absolument d’actualité. Oui, il y a des limites diplomatiques, on ne peut pas pousser beaucoup plus loin certains États. À un moment, quand on est féministe, parvenir à un consensus sur les droits des femmes, cela crée toujours un texte avec des absences, des lacunes. Mais le multilatéralisme reste important. En tant que militante féministe, je pense que cela ne va pas assez loin, c’est sûr. Une déclaration politique, ce n’est pas forcément contraignant, mais c’est une boussole. Face à cette période de recul, l’Union européenne doit porter une diplomatie féministe forte.

Face à cette période de recul, l’Union européenne doit porter une diplomatie féministe forte.

Je donne un exemple très franco-français, mais quand on inscrit l’IVG dans la Constitution, ça a des répercussions dans d’autres pays. Cela donne du courage à d’autres femmes politiques féministes ailleurs : « Si la France l’a fait, on peut le faire, on peut se battre pour ça ». C’est ça aussi, l’intérêt de cette solidarité internationale : porter une vision féministe du monde et des politiques publiques à mettre en place. Ce qui se passe à Paris, ce qui se passe à Bruxelles ou ailleurs a toujours un impact quelque part. Je pense surtout que la question qu’il faut se poser, c’est : est-ce que cette CSW a un impact positif dans le monde ? Pour moi, réunir des politiques et des activistes du monde entier pendant deux semaines pour échanger sur les droits des femmes, c’est toujours bénéfique. »

N’existe-t-il pas un risque que certains États se cachent derrière leur participation à ce genre d’événements afin de s’abstenir de faire un réel changement politique en matière de droits de femmes ?

« Si, clairement. On pourrait parler de « féminisme washing » de certains États, mais oui, dans ce type d’événement, il y a toujours une forme aussi d’hypocrisie. Mais ça en vaut la peine. Parce que c’est aussi symbolique, en soi. Pour la société civile, ça veut dire quelque chose quand les thématiques féministes sont portées par leurs représentant·es politiques.

Parfois, la lutte est très dure. Parfois, on est découragé·e. Mais il faut continuer d’avancer pour nos droits.

Il y a une phrase que j’ai retenue de cette CSW. Elle vient de Gertrude Mongella, qu’on appelle « Mama Beijing », parce qu’elle était vraiment là au moment de Pékin en 1995. Elle explique que parfois, le chemin paraît long, on est fatigué·e, on veut s’arrêter, mais il faut continuer. Il le faut. Ça résonne en moi. Parfois, la lutte est très dure. Parfois, on est découragé·e. Mais il faut continuer d’avancer pour nos droits. Keep walking. »

La Belgique à la CSW  

" For all Women and Girls : Rights, Equality, Empowerment". Telle était la thématique de la session de la Commission de la condition de la femme (CSW) 2025. La CSW se réunit chaque année durant le mois de mars à New York, au siège des Nations Unies. Durant deux semaines, des enjeux et thèmes liés aux droits des femmes et des filles seront discutés entre États et ONG. Selon Roméo Matsas, dans des propos rapportés dans les comptes rendus du Conseil Wallon de l’Égalité entre les Hommes et les Femmes (CWEHF), la CSW est le lieu le plus important pour porter des débats au niveau international. Cette année, 110 pays étaient représentés. Caroline Gennez (Vooruit), la ministre du Bien-être et de la Réduction de la pauvreté, de la Culture et de l'Égalité des chances, représentait le gouvernement fédéral belge.

Dans ces mêmes rapports, la responsable des droits humains au ministère des Affaires étrangères belge Helena Bergé explique que l’avantage de la Belgique est qu’elle peut facilement faire groupe avec d’autres petits États qui ont souvent le même avis, lui permettant ainsi d’assumer un rôle fondamental dans la lutte contre les inégalités de genre. C’est d’ailleurs la tactique qu’a appliquée Caroline Gennez, qui a pris la parole en accord avec la ministre estonienne Signe Riisalo. Face à la montée des idéologies antiféministes nourries par les mouvements populistes, la ministre flamande estimait que la société civile devait jouer un rôle central dans la lutte contre les inégalités. Selon elle, impliquer les citoyen·nes permettrait que les politiques d’égalité des genres gagnent en intégrité, en efficacité et en résilience. La Belgique et l’Estonie ont également dit miser sur le numérique afin de disposer de données chiffrées en temps réel quant aux inégalités de genre.

Que ressort-il des observations confiées au CWEHF par les divers·es observateurs/trices présent·es ? Si plus de 12.000 personnes s’étaient inscrites afin d’accéder aux événements,  nombre d’entre elles n’ont pas pu y assister à cause des coûts, visas et diverses mesures de sécurité. Les participant·es étaient en écrasante majorité (90 %) des femmes et avaient a priori plus de 35 ans. C’est également ce que confirme Claire Martinus, qui a suivi une session de la CSW pour la 3e fois. Enseignante-chercheuse en études de genre à l’UMons et à l’université de Lille, elle estime avoir eu de la chance d’être acceptée sur le sol états-unien. D’après elle, de nombreux/euses chercheurs/euses ont été refoulé·es ou retardé·es et sont arrivé·es après la session. Une technique dissuasive qu’Alice Beck, chargée de recherche sur l’égalité des genres au CNCD-11.11.11, qualifie d’intentionnelle. Cette session anniversaire était aussi particulièrement marquée par la présence de "trolls", venus bien préparés afin de perturber et déstabiliser les interventions et événements de la CSW, reflets d’une polarisation et d’une politique anti-genre de plus en plus affirmée aux États-Unis.

Quant à la déclaration politique, Helena Bergé déplore qu’elle soit plus courte au fil des années. Une évolution sans doute liée à des négociations toujours plus difficiles entre les pays. Certains États comme la Hongrie promeuvent une politique anti-genre de plus en plus affirmée. Et pour preuve, dans la déclaration de la CSW 2025, deux mots ont été retirés du rapport : "genre" (qui devient uniquement sexe) et "intersectionnalité". En un mot : backlash.

Dépression et anxiété : les femmes sous psychotropes

11 % des Belges prennent des antidépresseurs et presque deux tiers sont des femmes. Elles sont aussi deux fois plus nombreuses que les hommes à prendre des benzodiazépines. Au-delà du risque de dépendance et des effets secondaires, cette systématisation de la réponse médicamenteuse participe à invisibiliser les causes d’une souffrance psychique bien réelle.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Selon les derniers chiffres de l’INAMI, 11 % des Belges prennent des antidépresseurs. Plus de 65 % sont des femmes. Elles représentent aussi 65 % des consommateurs/trices de benzodiazépines, des médicaments – généralement non remboursés – utilisés pour lutter contre l’anxiété et l’insomnie, selon les chiffres fournis par Caroline Theisen, coordinatrice de la plateforme multidisciplinaire BelPEP (Belgian Psychotropics Expert Platform). Cette initiative du SPF Santé publique vise à encourager « une utilisation plus appropriée » des médicaments psychotropes, à savoir des médicaments qui modifient le fonctionnement cérébral. « Nous prônons un usage adéquat, c’est-à-dire que les personnes qui en ont besoin puissent y avoir accès et que les personnes qui n’en ont pas – ou plus – besoin puissent avoir recours à une alternative non médicamenteuse, comme le suivi psychologique », explique Caroline Theisen.

Dépression ou crise

Il faut dire que la hausse constante de la consommation de psychotropes observée depuis deux décennies – et plus encore depuis la crise sanitaire – inquiète les autorités de santé. Si cette hausse concerne tous les pays européens, la Belgique fait partie des très mauvais élèves. En 2021, le nombre moyen de doses journalières d’antidépresseurs (correspondant à une dose standard) pour 1.000 habitant·es était de 86,5 chez nous tandis que la moyenne de l’UE-27 se situait à 64. « Le problème avec les antidépresseurs ? C’est qu’on les prescrit à des personnes qui n’ont pas de dépression ! », répond Kevin Moens, psychiatre et directeur médical de l’asbl bruxelloise Projet Lama, qui accompagne les personnes souffrant d’addiction. « Le plus souvent, ce sont plutôt des personnes qui traversent une crise. Or généralement, on sort grandi·e des crises existentielles, pourvu que l’on soit émotionnellement outillé·e et entouré·e… » Mais dans une société « atomisée » où l’on a tendance à « fuir celles et ceux qui sont malheureux/euses » et où chacun·e doit rester productif/ive, les crises ont tendance à être plus intenses. « Or il y a devant nous une pancarte gigantesque qui dit « On peut vous aider avec des médicaments » », commente le psychiatre.

Le problème avec les antidépresseurs ? C’est qu’on les prescrit à des personnes qui n’ont pas de dépression !

Ainsi, en 2022, 61 % des personnes interrogées dans le cadre d’une enquête Solidaris déclaraient avoir déjà fait appel à leur médecin généraliste pour un problème d’anxiété, d’angoisse ou de dépression (contre 52 % en 2012). Cette même enquête révélait que dans 76 % des cas, la première prescription d’antidépresseurs était le fait du/de la généraliste (et non d’un·e psychiatre). « Le médecin a souvent le syndrome de « Bob le bricoleur », raconte Kevin Moens. Pour beaucoup, ça reste très difficile de dire « Je ne sais pas », « Je ne peux rien faire pour vous ». Donc il va prescrire… »

Une vulnérabilité accrue

Et prescrire dans 65 % des cas à des femmes. « Les inégalités d’accès à certains postes de travail, la charge mentale, le risque d’agressions sexuelles ont évidemment un impact sur la santé de l’individu », commente Kevin Moens. Ainsi, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la Santé, partout dans le monde, les femmes souffrent deux fois plus de dépression que les hommes. « Pour les femmes, on ne peut parler de dépression sans parler des violences qu’elles subissent, appuie Anissa D’Ortenzio, sociologue et chargée d’étude « santé » chez Soralia, asbl féministe d’éducation permanente. On sait aujourd’hui que chez les personnes diagnostiquées avec une dépression, on retrouve deux à trois fois plus d’antécédents d’agressions sexuelles dans l’enfance. Par ailleurs, le syndrome de stress post-traumatique que peuvent développer les victimes de viols est aussi souvent traité avec des psychotropes. »

On sait aujourd’hui que chez les personnes diagnostiquées avec une dépression, on retrouve deux à trois fois plus d’antécédents d’agressions sexuelles dans l’enfance.

La vulnérabilité des femmes à la dépression s’exprime particulièrement à certaines périodes de leur vie, notamment dans le post-partum : en 2023, une autre enquête Solidaris a ainsi montré que la santé mentale des parents ayant un·e enfant de moins d’un an était particulièrement dégradée : 54 % des mères wallonnes avec un·e enfant de moins d’un an présentaient une haute probabilité de dépression contre 28 % des pères dans la même situation. Le taux d’initiation d’un traitement par antidépresseurs chez les mères d’un·e enfant de moins d’un an était quant à lui de 4,7 % contre 2,9 % pour le reste des femmes. Or on sait aujourd’hui que le risque de dépression post-partum est significativement augmenté par les violences obstétricales ou gynécologiques, illustrant la définition de l’OMS de la dépression (voir encadré ci-dessous) comme « résultante d’une interaction complexe de facteurs sociaux, psychologiques et biologiques […] favorisée par des événements difficiles, comme la maltraitance ou le deuil ».

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

L’hypothèse psychosomatique

Mais la surprescription d’antidépresseurs et de benzodiazépines chez les femmes pourrait aussi avoir une autre explication. « La manière dont on exprime son mal-être est genrée, avance Kevin Moens. Les hommes ont plutôt tendance à gérer le mal-être psychologique par le déni, la consommation d’autres substances psychotropes comme l’alcool ou les drogues, et le passage à l’acte. Les femmes, dont l’apprentissage dans l’expression des émotions est souvent plus développé, vont avoir tendance à davantage consulter, avec des plaintes mixtes, à la fois psychologiques et somatiques. »

La manière dont on exprime son mal-être est genrée.

Or, les biais sexistes poussent le plus souvent les médecins – mais aussi parfois les patientes qui ont intégré ces biais – à se concentrer sur le versant psychologique. « C’est un reliquat de toutes les théories autour de l’hystérie, qui fait que les femmes continuent à être perçues comme développant plus facilement des symptômes chroniques d’origine psychosomatique », poursuit Kevin Moens. Une lecture qui peut mener à d’importants retards diagnostiques, comme dans le cas de l’endométriose ou des maladies auto-immunes. En 2019, une étude danoise avait montré que pour plus de 700 maladies, les femmes étaient moins bien diagnostiquées que les hommes et en moyenne 4 ans plus tard !

« Quand on est en errance diagnostique, on ne sait toujours pas ce qu’on a, ni comment le soigner ou le soulager correctement, ce qui créé une situation de mal-être durable, parfois pendant des années, commente Anissa D’Ortenzio. Dans ce contexte, ce n’est pas très étonnant de consommer des antidépresseurs et/ou des antidouleurs. » Par ailleurs, il est largement démontré aujourd’hui que « les zones de gestion de la douleur dans le cerveau sont très proches des zones de gestion des émotions », rappelle Kevin Moens. Mais là où ces interactions corps-esprit sont considérées comme prépondérantes chez les femmes, elles sont totalement occultées chez les hommes, « alors qu’ils ont probablement autant de troubles psychosomatiques », commente le psychiatre.

L’étiquette qui a bon dos

Ainsi, l’étiquette de « dépression » masque mal le désintérêt historique pour la santé des femmes. Aujourd’hui, on sait par exemple que 40 % des femmes en préménopause sont concernées par le « brain fog » ou « brouillard mental » (difficultés à trouver ses mots, à se concentrer, irritabilité), directement lié à la chute d’œstrogènes. Mais ces symptômes continuent le plus souvent d’être assimilés à une dépression. « De nombreuses femmes dans la cinquantaine se voient prescrire des anxiolytiques et/ou des antidépresseurs par leur généraliste sans que la cause hormonale soit investiguée, souligne Anne Firquet, cheffe de clinique en gynécologie et responsable du Centre de la Ménopause du CHR Citadelle de Liège. Or le « brain fog » est aujourd’hui reconnu comme un symptôme de la transition de ménopause : chez une femme qui n’a jamais eu de symptômes dépressifs, il faut se poser la question. »

De nombreuses femmes dans la cinquantaine se voient prescrire des anxiolytiques et/ou des antidépresseurs par leur généraliste sans que la cause hormonale soit investiguée.

Ces prescriptions à mauvais escient sont d’autant plus dommageables pour les femmes que les antidépresseurs peuvent provoquer de nombreux effets secondaires (insomnie, cauchemars, inconfort digestif, prise de poids, diminution de la libido, diminution de l’intensité des émotions…), pouvant eux-mêmes conduire à d’autres troubles et d’autres prescriptions. Quant aux benzodiazépines, ils induisent un risque d’accoutumance et de dépendance dès deux semaines. « Certaines personnes peuvent prendre un benzo tous les jours pendant des années et ça continue à faire effet. Mais les personnes qui ont des comportements plus compulsifs ou qui ont des antécédents d’addiction peuvent facilement se retrouver à prendre cinq à dix comprimés par jour… Et les femmes sont autant à risque que les hommes », précise Kevin Moens.

Aujourd’hui, on soigne un mal-être sociétal lié au néolibéralisme, aux discriminations et aux inégalités avec des médicaments au lieu de traiter l’environnement, d’aller vers une société plus harmonieuse, plus résiliente.

Certes, il ne s’agit pas de limiter l’accès aux psychotropes de manière autoritaire, ce qui risquerait de créer un déplacement de la consommation vers le marché illégal. Mais plutôt de questionner collectivement le recours aux psychotropes pour traiter des souffrances dont, dans bien des cas, nous connaissons la cause. « Aujourd’hui, le rêve de la société, c’est d’interdire la souffrance psychique. Donc on soigne un mal-être sociétal lié au néolibéralisme, aux discriminations et aux inégalités avec des médicaments au lieu de traiter l’environnement, d’aller vers une société plus harmonieuse, plus résiliente », commente encore Kevin Moens. Une logique qui consiste à « parer au plus urgent » dans laquelle les femmes sont, comme souvent, en première ligne.

La vie après les mort·es

Matin du 31 décembre 2024, dernier jour de l’année, ou dernier jour tout court. La lumière éclatante du lever de soleil se confronte aux épais nuages noirs qui recouvrent encore les cieux. Contraste prémonitoire. Ma mère s’est levée de bonne heure pour se rendre au crématorium de Welkenraedt. Habillée d’une blouse foncée de circonstance, sa petite croix en bois autour du cou, elle va y conduire les funérailles d’Huberte, 79 ans, décédée le 25 décembre.

Myriam retrouve Valérie chez elle quelques semaines après les funérailles de sa mère. Les liens perdurent. © Gaëlle Henkens

À cause du manque de prêtres, de plus en plus de laïques mènent ces cérémonies. En 2024, elles et ils étaient 256 dans le diocèse de Liège, majoritairement des femmes (70 %). Ce mouvement a démarré en France il y a environ 15 ans, la Belgique lui a emboîté le pas en 2011. Au-delà de l’image que renvoient souvent ces fervent·es catholiques, ce service est avant tout une aptitude aux gestes de simple humanité.

Myriam, l’éclaireuse

Myriam, c’est ma mère ! À sa retraite, elle s’est éprise d’une nouvelle passion : la célébration de funérailles. Alors qu’elle se libérait de son travail d’institutrice primaire et qu’elle atteignait, toujours en pleine forme, l’âge de tous les possibles, elle a décidé de côtoyer régulièrement la mort, la tristesse et le deuil. Elle fait partie de « l’équipe funérailles » de l’Unité pastorale de Welkenraedt – Baelen (province de Liège). Au décès d’une personne, elle rencontre la famille, ou s’entretient avec elle par téléphone, pour préparer la célébration. Elle prend le temps de s’associer aux proches du/de la défunt·e pour trouver ensemble ce qu’elles et ils souhaitent pour la cérémonie de « l’au revoir ». Elle s’adapte à la volonté de religieux ou non. Elle laisse couler les larmes. Elle écoute, surtout. Elle prend soin. Elle note scrupuleusement les mots posés pour « être juste et vraie » lorsqu’elle devra les déclamer au pupitre de l’église ou du crématorium.

Tout le monde doit se sentir accueilli pour pouvoir dire au revoir avec son coeur.

Le jour de la cérémonie, elle accueille les proches. « Parfois, ils nous tombent littéralement dans les bras », raconte-t-elle. L’accueil se veut universel : « tout le monde doit se sentir accueilli pour pouvoir dire au revoir avec son cœur ». Ensuite, les lectures, rites et musiques s’enchaînent. « Si parfois, on verse une larme ou si notre voix tremblote, cela démontre notre empathie envers les proches. »

Ce qui la motive et ressource dans cette activité a priori peu joyeuse, ce sont les liens qui se tissent et la richesse des rencontres. Il arrive que ces liens créés dans des circonstances douloureuses perdurent dans le temps : « On a vécu quelque chose de fort ensemble. » S’ajoute aussi la reconnaissance des personnes accompagnées : paroles de remerciements, cartes, fleurs et même une bouteille d’un mousseux qui représentait tout un symbole pour un défunt !