À Bruxelles, le 16 mai dernier, à la veille de la Pride, la Dyke* March s’élançait. D’Ixelles à Saint-Gilles, 2.400 « dykes* » ont manifesté dans les rues pour faire entendre leurs revendications. En quoi cette marche, rassemblant lesbiennes et personnes transgenres, diffère-t-elle de la marche des fiertés, ou « Pride », du 17 mai ?
30 minutes avant le départ de la marche, devant le seul bar lesbien de la ville, le Crazy Circle, on se rassemble, on remplit les rues. Les pancartes se lèvent. « Gouines for Palestine », « I’m a criminal in 64 countries » (« Je suis un·e criminel·le dans 64 pays »), en référence au nombre de pays qui criminalisent l’homosexualité. « Ce ne sera pas le 1er mai révolutionnaire, ce sera une marche pacifique », explique Ilaria, organisateur·e et responsable sécurité de la Dyke* March. Pourtant, comme à New York, le 26 avril 1993, lors de la première Dyke March, tout le monde exprime ses frustrations, ses peurs et sa joie de se revendiquer « dyke ».
« Dyke veut dire ‘gouine’ en français, explique Ilaria. C’est un mot péjoratif, une insulte qui vient du monde anglophone. » Mais aujourd’hui, dans les rues d’Ixelles, le mot est redéfini. Comme pour le mot « queer », les membres de la communauté LGBTQIA+ se réapproprient l’insulte. « Il ne faut pas oublier que le mot ‘queer’, bien qu’utilisé très positivement en Europe, est né d’une insulte dans le monde anglophone dans un contexte ségrégationniste. »
Mais se revendiquer queer ou dyke ne signifie pas seulement définir son identité individuelle. C’est appartenir à la communauté LGBTQIA+ en étant politiquement conscientisé·e et radical·e, continue Ilaria : « Le patriarcat, le capitalisme, le racisme et l’hétérosexualité sont tous liés, donc ces mots sont des revendications contre tous ces systèmes d’oppression. »
« Pour moi, dyke, c’est une identité politique. Moi, par exemple, explique Ilaria, je suis lesbienne, mais j’ai aussi ma radicalité, mes positionnements par rapport au genre. Je ne veux pas rentrer dans les cases d’une fille très bienveillante, d’une lesbienne qui serait exactement comme une femme hétéro cis, sauf que le soir, elle couche avec une autre femme. »
Enfin, précise Ilaria, choisir le mot « dyke » avec un astérisque pour cette marche, c’est ouvrir la porte à des représentations multiples des personnes invisibilisées de la communauté queer. « Pour le grand public, le terme « lesbienne » donne une image précise de deux femmes – cis – qui s’embrassent. Mais nous savons qu’au sein de notre communauté, il n’existe pas uniquement cette représentation. Le mot « dyke* » est un terme avec lequel les personnes non-binaires se sentent le plus à l’aise. Pour nous, il faut absolument mentionner la transidentité. Les gouvernements européens notamment, font la guerre aux personnes trans. Il est donc important pour nous de revendiquer, de prendre de l’espace et souligner aussi l’énorme présence des personnes trans au sein de la communauté lesbienne. Transfem, transmasc, non-binaires, elles ont toujours fait partie de l’histoire du lesbianisme. »
Pour la marche du 16 mai, les « dykes* » veulent donc ouvrir la porte à tous·tes, même aux personnes en questionnement autour de leur identité de genre ou de leur sexualité. Souvent, les Dykes* Marchs se déroulent en mixité choisie, sans hommes cis hétéros. « On n’a pas pris cette décision cette année, on ambitionne d’être nombreux/euses. Je ne sais même pas combien on sera ! », nous disait-elle la veille de la marche. Pourtant, iels sont 2400 au rendez-vous.
Pourquoi une Dyke* March aujourd’hui ?
La marche du 16 mai n’est pas qu’une simple célébration. Sans aucun soutien commercial ou politique, elle se veut aussi une manifestation contre la montée de l’extrême droite. Les bruits des tambours témoignent de cette colère ambiante. Dans de nombreux pays, la haine lesbophobe, transphobe, xénophobe, est palpable. Florilège : en Géorgie, une loi assimile la propagande des relations homosexuelles à l’inceste. En Italie, le gouvernement a demandé aux autorités locales d’arrêter la transcription des certificats de naissance des enfants de couples de même sexe né·es à l’étranger par le biais de GPA ou de PMA. La Bulgarie interdit la « propagande » LGBTQIA+ à l’école. La Hongrie rend illégales les marches des fiertés. La Russie définit le mouvement LGBTQIA+ comme « extrémiste et terroriste ». Les États-Unis interdisent désormais les traitements médicaux pour les mineur·es transgenres. Plus largement, la communauté LGBTQIA+ est directement menacée par l’administration Trump. La liste continue. On y retrouve la Belgique.
Dans l’accord gouvernemental Arizona, sur 200 pages de mesures politiques, l’acronyme LGBTI+ est cité 7 fois, contrairement par exemple au mot « défense », cité… 177 fois. Quelques avancées sont à noter, comme la facilité d’accès à la PrEP (traitement préventif concernant les personnes très exposées au VIH, en particulier les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes), et l’amélioration de la prise en charge médicale des personnes transgenres. Aucune mesure issue de l’accord ne supprime clairement les droits des personnes LGBTQIA+, mais certains faits d’actualité politique inquiètent des participant·es à la marche : l’affichage de slogans transphobes par une membre du MR le 8 mars dernier ; le tweet en août 2024 du Vice-Premier ministre David Clarinval, qui y faisait la promotion du livre Transmania (aux théories transphobes), ou encore l’invitation du réseau d’extrême droite « Patriots network » au Parlement flamand.
Dykes* pride ?
Après une marche de deux heures, les speechs commencent. « À travers notre voix, à travers notre présence, on veut montrer combien nous sommes, parce qu’on se perd dans la foule de la Pride. Rien que dans le fait qu’on l’appelle la « Gay » Pride et non pas la « Pride » dans notre langage courant, ça indique quelque chose. On voit pour qui est faite cette journée », expose Ilaria.
La Pride, au public de plus en plus large, fait l’objet de critiques de la part de certaines franges de la communauté LGBTQIA+, qui considèrent qu’elle contribuent au pinkwashing de politiques souhaitant s’afficher « progressistes ». Ilaria explique également : « On voit beaucoup d’hommes cis homosexuels dans des positions de pouvoir. Dans notre communauté, on peut avoir tendance à se dire que, grâce à eux, nos droits seront respectés, qu’on n’a rien à demander de plus. Mais il faut aller voir aussi les spécificités de toutes les personnes (bi, pan, queers, queers lesbiennes) vivant nos lignes d’oppression. »
Pour iel, certaines voix au sein de la Pride sont marginalisées : « Toutes les dynamiques de notre société patriarcale se retrouvent dans notre communauté LGBTQIA+. Les hommes vont notamment avoir plus de privilèges, d’argent, de visibilité. Mais les lesbiennes sont présentes depuis toujours dans le mouvement. Elles sont plus invisibilisées et aussi dans leurs vies quotidiennes, plus précarisées. »
« Transfem Support Belgium » ; « Diivines » (pour la représentation des LGBTQIA+ afrodescendant·es) ; « Brussels for Palestine » ; « Riposte anarcho queer-transpédégouine »… : tous ces collectifs se rassemblent en fin de marche, vers 20 heures. Les dykes* réclament un mouvement plus intersectionnel, prenant en compte tous les systèmes d’oppression racistes et colonialistesen affichant des revendications radicales. Les speechs s’achèvent, avec comme derniers mots : « Vive les lesbiennes, mort au fascisme et free Palestine ! »
‘Sale pute’ : des mots qui ont mené, en décembre, à la ‘première condamnation pénale pour violences sexistes et homophobes’, selon l’UNIA. Ce mois de mai marquait justement l’anniversaire de l’entrée en vigueur de la loi contre le sexisme dans l’espace public de 2014. Onze ans plus tard, peut-on faire le bilan ?
Grève féministe du 14 juin 2022 à Genève. CC MHM55
En décembre 2024, le tribunal correctionnel de Bruxelles juge une affaire d’agression homophobe et sexiste. L’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (IEFH) et l’UNIA, le centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations, se sont constitués parties civiles (ont représenté la victime en Justice).
Alors que la victime sortait d’un cabaret avec un groupe d’ami·es, un homme a proféré des insultes homophobes à l’égard des personnes qui l’accompagnaient. La victime s’est interposée, l’homme l’a traitée de « sale pute » avant de l’agresser violemment, la blessant gravement – elle subit notamment une fracture de la mâchoire, ce qui a entraîné une incapacité temporaire de travailler. À la suite du procès, l’homme a été condamné pour agression sexiste et homophobe. Un jugement qui marque, selon l’UNIA, une reconnaissance inédite du sexisme dans l’espace public. Le centre interfédéral pour l’égalité des chances va même jusqu’à le qualifier de « première condamnation » pour violences sexistes.
Si ce n’est en réalité pas la première, cette décision de Justice se base en effet sur l’application de la loi contre le sexisme dans l’espace public, entrée en vigueur en mai 2014, habituellement peu exploitée. D’après un rapport réalisé en 2022 par l’IEFH, cette loi aurait mené à 22 condamnations pénales. Et ce, depuis sa mise en application, 8 ans plus tôt. Comment expliquer un chiffre si bas, quand on sait que, selon l’asbl JUMP, 9 femmes sur 10 sont confrontées à des comportements sexistes dans l’espace public ? Cette condamnation représente-t-elle vraiment une avancée juridique contre le sexisme ?
L’impact du sexisme
Le sexisme, c’est une expression du système de domination masculine, profondément enraciné dans tous les niveaux de notre société. Et les actes sexistes ont sur leurs victimes des conséquences très concrètes. D’après la linguiste Laurence Rosier (autrice de les actes de sexisme au quotidien, comme les insultes, ont un impact qu’on comprend mieux en se penchant sur deux formes de mémoire touchées. D’abord la mémoire individuelle, propre à la personne et à son vécu, qui influence ses réactions et ressentis. Ainsi, une personne peut très mal vivre un « Ça va, mademoiselle ? » (que la loi ne considère pas comme une insulte), parce qu’elle a déjà subi d’autres agressions. Le deuxième type de mémoire est collectif : c’est un ensemble de souvenirs partagés par des femmes, liés au sexisme et créant un climat d’insécurité. Chaque « Ça va, mademoiselle ? », chaque sifflement, chaque injure, s’agglomère dans ces deux mémoires.
En 2012, la journaliste Sofie Peeters filme en caméra cachée ses déplacements et le harcèlement de rue dont elle fait l’objet – elle enregistre sur caméra sa mémoire individuelle. C’est le documentaire choc « Femme de la rue ». La Belgique – et le monde – semble alors découvrir ce que les associations féministes répètent depuis des années : le harcèlement de rue est omniprésent. Ou en tout cas, dans un quartier populaire de la capitale (le documentaire, ne ciblant qu’un seul type de sexisme dans l’espace public, fera d’ailleurs l’objet de critiques).
C’était une loi un peu réactive.
Deux ans plus tard, Joëlle Milquet (cdH) fait adopter la loi antisexisme au niveau fédéral, une revendication féministe de longue date. La définition dépasse le harcèlement de rue : le sexisme dans l’espace public désigne ainsi « l’ensemble des comportements individuels et collectifs adressés dans les espaces publics (rue, transports, etc.) ou semi-publics (magasins, bars, etc.) pour interpeller, intimider, menacer, humilier ou insulter des personnes en raison de leur sexe. »« C’était une loi un peu réactive suite à l’actualité autour du film, à la pression populaire et médiatique, explique Laetitia Genin, coordinatrice nationale au sein de l’asbl Vie Féminine. Mais cet outil juridique ne répond pas aux besoins des femmes. »
Une définition insuffisante
En plus des 22 décisions judiciaires retracées par l’IEFH entre l’adoption de la loi 2022, « c’est possible qu’il y en ait 2-3 en plus, mais probablement pas énormément », estime Véronique De Baets, porte-parole de l’Institut. Pourquoi si peu ?
On le voit bien, le sexisme, ce n’est pas ça.
Laetitia Genin estime que la définition du sexisme de la loi de 2014 n’est pas compatible avec la réalité que vivent les femmes, car elle ne tient pas compte du système global de domination sexiste. « Pourtant, ce positionnement-là est central. Si on ne considère pas le sexisme en tant que système de domination, mais strictement comme un rapport entre un individu A et un autre individu B, on ne lutte que contre certaines manifestations du sexisme dans l’espace public. Or, on le voit bien, le sexisme, ce n’est pas ça. Si la notion de système de de domination n’est pas considérée dans des rapports collectifs, alors on ne peut pas lutter efficacement. » Vie Féminine, ainsi que d’autres associations féministes, avait plaidé à l’époque pour que la loi s’inspire davantage de la loi Moureaux contre le racisme, qui tient compte des rapports de domination.
Véronique De Baets, de l’IEFH, constate en effet qu’il est difficile pour les victimes d’être reconnues en tant que telles par la loi. Fournir une preuve, par exemple, s’avère très complexe en cas de harcèlement de rue. Vie Féminine, qui avait réalisé une étude au sujet du sexisme dans l’espace public en 2017 (relire aussi notre article à ce sujet), avait conclu que la majorité des femmes ne connaissaient pas leurs agresseurs. De plus, les actes de sexisme ont le plus souvent lieu face à un groupe d’hommes, rendant les auteurs encore plus difficilement identifiables. « En fait, il faudrait que quand tu vis une agression, tu puisses dégainer ton téléphone pour pouvoir filmer. Mais dans ces situations, c’est rarement le cas », explique Laetitia Genin.
Toutefois, les preuves ne sont que le début du parcours de Justice, car l’ »outrage » doit aussi répondre à d’autres conditions avant de pouvoir être considéré comme sexiste. Premièrement, l’injure doit être nominative, c’est-à-dire destinée à une personne précise. Ainsi, dans le cas qui a fait l’objet de la récente condamnation, si le prévenu avait dit « toutes les femmes sont des sales putes », l’injure n’aurait pas été retenue. Par ailleurs, les publicités sexistes ne sont pas non plus concernées par la loi. Ce qui fait écho à la non-prise en compte des rapports de domination dans la définition de l’injure sexiste.
C’est extrêmement subjectif, de déterminer ce qui est grave ou non.
Ensuite, l’acte sexiste doit porter une « atteinte grave » à la dignité de la victime. Une notion qui, selon Véronique De Baets, agit probablement comme un frein dans l’interprétation de la loi : « C’est extrêmement subjectif, de déterminer ce qui est grave ou non. » Dans la plupart des 22 cas reconnus par la loi sexisme, les injures ont été accompagnées de coups et de blessures, sur lesquelles les jugements ont pu s’appuyer pour déterminer que les actes étaient effectivement graves. Mais aucun propos sexiste tenu sans coups et blessures n’a, à la connaissance de la porte-parole de l’IEFH, été considéré comme une atteinte grave…
De plus, le sexisme en ligne n’est pas compris dans cette législation. C’est d’ailleurs l’une des différences avec la loi contre le racisme. Ainsi, si l’acte sexiste est en ligne, il sera considéré comme un délit de presse, et donc passible de la Cour d’assises. « Dans les faits, ces actes sont impunis, puisqu’on ne convoque pas une Cour d’assises pour une insulte sexiste », déplore Véronique De Baets.
Si l’adoption de cette loi, une première en Europe, représente une avancée féministe au plan symbolique, « on ne peut pas s’en contenter, pas du tout », affirme Laetitia Genin. Elle déplore une méconnaissance globale de la loi et un manque de communication politique. « C’est une vraie responsabilité politique d’informer les citoyennes et les citoyens. Il y a clairement un manquement. » Et ce manque de connaissance au sein de la population, décrit dans le rapport de Vie Féminine, se retrouve jusqu’au sein même de la police. En effet, un rapport de l’Institut national criminalistique (INCC) révélait en 2021 que plus de la moitié des policiers/ères (55,8 %) n’avaient jamais entendu parler de la loi. 91,6 % déclarent ne l’avoir jamais utilisée dans le cadre de leur travail.
Fin 2024, l’auteur de l’agression sexiste et homophobe a été condamné à trois ans de prison avec sursis, moyennant un suivi psychologique et l’obligation de participer à un « groupe de responsabilisation » pour les auteur·es de délits ayant fait une victime. Mais ce n’est pas le cas de ce que prévoit la loi contre le sexisme. Concrètement, un auteur d’outrage sexiste risque, en théorie, un emprisonnement d’un mois à un an, ainsi qu’une amende de 50 à 1.000 euros. Ou seulement l’une de ces peines. Dans l’affaire citée ci-dessus, l’auteur était également jugé pour l’agression homophobe et était déjà connu des autorités.
Pour Véronique De Baets, l’élément nouveau de cette condamnation, c’est le fait que c’est la première fois qu’une injure est retenue comme élément constitutif de sexisme. Avec ce jugement, l’expression « sale pute » est reconnue, devant la loi, comme une qualification exprimant le mépris en raison du sexe. Si ce raisonnement est important, c’est parce qu’il vient faire le lien entre l’infraction et les expressions injurieuses liées au genre. « Ce qui est assez exceptionnel », conclut-elle. Toutefois, selon le juriste Martin Fortez, qui a suivi cette affaire pour l’UNIA, le sexisme est ici reconnu plutôt comme une circonstance aggravante à une agression qui était avant tout homophobe et transphobe. Ainsi, à son avis, une « simple injure » sexiste sans agression physique n’aurait sans doute pas été condamnée.
« Le droit, c’est un peu le baromètre de ce qu’on accepte ou non dans une société », considère Laurence Rosier. Pour elle, sanctionner les faits de sexisme au niveau pénal est essentiel si on entend les combattre. Mais « c’est parfois compliqué d’appliquer des lois où, et à raison, le contexte peut prendre beaucoup de place. Parce qu’il peut y avoir un côté soi-disant non i : « Oui, mais je n’avais pas l’intention de blesser, moi ». Alors que si on insulte quelqu’un, même si notre intention est de faire « une blague », ce qui devrait surtout compter, c’est l’effet que ça produit. Il faut tenir compte de la réception. Par exemple, une personne peut utiliser un mot raciste pour s’adresser à quelqu’un, sans avoir l’impression que c’est raciste. Mais la personne qui reçoit ce mot va le ressentir comme tel, et la mémoire et la sémantique vont lui donner raison. En tant que linguistes, on est parfois plus sévères que le point de vue juridique. »
En dehors de la sphère juridique, Laurence Rosier réfléchit donc aux différentes ripostes possibles. « Retourner la blessure linguistique en en faisant une forme d’empouvoirement. Dire : ok, je suis ce dont vous m’insultez, par exemple. Ça peut représenter quelque chose qui est de l’ordre de la libération. On peut considérer qu’Olympe de Gouges, par exemple, faisait la même chose. Quand elle écrit « Je suis un animal, je ne suis ni homme, ni femme », elle reprend des insultes de son époque. Une femme qui l’ouvrait était un monstre. Elle a essayé de « retourner le stigmate ». C’est une pratique courante qui a particulièrement été illustrée par les minorités de genre et les féministes. Après, ça ne marche pas toujours. Si je dis que je suis une salope, qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’il y a toujours une certaine sexualisation… »
Il faut changer ce discours. Il faut parler. Sortir du silence.
En anglais, on retrouve beaucoup cette forme de réappropriation des insultes, avec des « bad bitch » (« sale chienne »), des « slut » (« salope ») et « slutwalk » (« marche des salopes »), etc. « Mais la langue anglaise a un sémantisme plus flottant. On ne récupère pas toute l’histoire du mot comme en français », dissèque la linguiste. Pour elle, la meilleure défense possible face à l’injure reste la maîtrise de la langue. « Car notre modèle d’éloquence est très masculin, centré sur la maîtrise de la belle langue. Il faut changer ce discours. Ce que j’entends par là, c’est qu’il faut l’ouvrir. Il faut parler. Sortir du silence. Ces petites ripostes quotidiennes, si elles sont collectives, peuvent être des outils d’émancipation. »
« Cette loi a tout de même contribué à visibiliser la problématique des propos sexistes. Et à partir du moment où vous érigez le sexisme en infraction, il y a toute une série de personnes pour qui, tout à coup, le sexisme devient interdit. Ça a une vraie valeur pédagogique », convient Véronique De Baets, tout en s’accordant à dire qu’il reste encore énormément de travail à faire. « Mais on en parle. Et ce genre d’affaire va sans doute renforcer la jurisprudence et clarifier l’interprétation de la loi contre le sexisme. » Enrichir la définition du sexisme au niveau légal pourrait ainsi mener vers de plus en plus de qualifications de sexisme. Et concernant la fin du sexisme dans l’espace public… on repassera.
Ce 13 juin, une affaire passera en recours devant le Conseil du Contentieux des Étrangers. Les deux jeunes sœurs d’un adolescent persécuté en Afghanistan et arrivé précédemment en Belgique se sont vu refuser leur demande de visa humanitaire pour le rejoindre avec le reste de leur famille, père, mère, frères et sœurs mineur·es. Ce n’est pas un cas isolé. Depuis quelques mois, des demandes de femmes afghanes se soldent par des refus. L’État belge s’affiche pourtant en défenseur des droits des femmes et des filles.
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« Il n’est pas démontré qu’elle court personnellement un risque réel d’être exposée à des traitements inhumains dans son pays d’origine uniquement parce qu’elle est une femme célibataire », justifie l’Office des Étrangers dans cet extrait du courrier de refus à la demande de visa humanitaire d’une des deux sœurs. La décision mentionne encore : « De plus, le 3 décembre 2021, les talibans ont approuvé un décret sur les droits des femmes interdisant les mariages forcés, confirmant les droits des femmes et accordant des droits de succession aux veuves. »
Cette justification est incompréhensible pour Hind Riad, l’avocate de la famille, membre du bureau Progress Lawyers Network. Et selon elle, cette affaire est emblématique d’un problème plus global dans le traitement, ces derniers mois, des demandes de visas humanitaires concernant des femmes afghanes.
Lorsqu’un·e mineur·e arrive sur le territoire belge, il ou elle peut demander un regroupement familial, c’est-à-dire avoir la possibilité de faire venir, sous réserve d’un test ADN positif, son père, sa mère et les autres enfants mineur·es de la famille – qui ne peuvent rester seul·es. Pour les autres membres non éligibles au regroupement familial, « on tente le visa humanitaire », explique Hind Riad. Ce visa s’octroie en cas de situation de mise en danger dans le pays d’origine, comme pour les personnes à Gaza en ce moment, par exemple.
Jusqu’à récemment, concernant les femmes afghanes, « ces demandes aboutissaient à des décisions que l’on peut qualifier de raisonnables », poursuit Hind Riad. Mais ça, c’était avant. Dans sa décision, l’Office des Étrangers précise : « […] une référence générale aux circonstances dans le pays d’origine ne suffit pas pour l’octroi d’un visa humanitaire ». Et il poursuit sa démonstration par son estimation de la « possibilité » pour les deux sœurs de subvenir seules à leurs besoins. Il écrit à propos de l’une : « Bien qu’il soit interdit aux femmes de travailler dans certains contextes et secteurs, des rapports récents, tels que le « Afghanistan Gender Country Profile 2024 » de l’ONU Femmes, indiquent que certaines femmes peuvent encore exercer une activité professionnelle limitée dans des secteurs autorisés par les autorités, comme le travail manuel à domicile. Aucun élément de preuve n’a été fourni indiquant que la personne concernée ne pourrait exercer aucune forme d’activité professionnelle ou générer de revenus. »
S. et N. sont âgées de 18 ans (17 au moment de la demande en 2023) et 26 ans. Elles ne sont pas mariées. Leur petit frère a été reconnu réfugié en Belgique. La famille fait partie d’une minorité ethnique (les Hazaras) persécutée en Afghanistan, en particulier depuis la prise de pouvoir par les talibans en août 2021. Le frère a dû fuir seul, à un très jeune âge, en raison de ces persécutions. En novembre dernier, la famille apprend que le regroupement familial est accepté. Mais pas la demande de deux visas humanitaires pour les deux sœurs majeures…
L’avocate du bureau Progress Lawyers Network a connaissance d’autres cas : la demande de visa humanitaire d’une tante, veuve et mère d’un enfant, prise en charge par une famille, a été refusée. Ou celle d’une grand-mère, veuve également. En Afghanistan, les femmes ne peuvent désormais sortir dans l’espace public qu’accompagnées d’un tuteur. « Cette réponse de l’Office des Étrangers est horrible, réagit Hind Riad. L’Office ne nie pas ce que subissent les femmes mais estime qu’elles pourraient trouver des moyens de survivre, en restant cloîtrées chez elles, et trouver un tuteur quand elles doivent sortir. »
L’avocate constate par ailleurs qu’il « est très difficile de prouver le fait, négatif, qu’elles ne pourraient pas trouver de tuteur. » Concrètement, la décision de l’Office des Étrangers condamne les deux sœurs à l’enfermement et à la dépendance totale. Alors que les rapports sont clairs ; l’exclusion des femmes non mariées (ou qui ne sont pas sous la tutelle d’un homme) est structurelle en Afghanistan.
Il n’existe pas d’obligation légale absolue pour la Belgique d’accepter la demande de ces visas, si ce n’est le droit à la vie familiale. « La Belgique devrait s’y tenir, considère l’avocate. On conteste complètement la possibilité pour ces deux jeunes femmes de pouvoir survivre seules. » Suite à la détérioration de la situation des femmes en Afghanistan, une résolution du Parlement européen de septembre 2024 priait d’ailleurs instamment les États membres notamment de leur délivrer des visas humanitaires.
Ce texte déroule une série d’arguments : les répressions à l’égard des femmes et des filles, des minorités ethniques, des « défenseurs des droits de l’homme » et des personnes LGBTQIA+. L’isolement de l’Afghanistan, qui a entraîné une aggravation de la faim et de la pauvreté. L’interprétation extrême de la charia par les talibans. L’exclusion des femmes de la vie publique. L’interdiction qui leur est faite de travailler, d’accéder aux soins de santé sans parent masculin et à l’éducation au-delà de la sixième année. L’obligation d’un code vestimentaire déshumanisant. Le démantèlement du système de soutien aux victimes de violences, etc. : autant de violations des normes internationales. Sans parler d’un décret sur « la promotion de la vertu et la prévention du vice » qui, selon la résolution européenne, « étend encore ces restrictions et exige même que les voix féminines ne soient pas entendues en public, privant ainsi davantage encore les femmes afghanes de leurs libertés et droits fondamentaux, ce qui équivaut à mettre en place un apartheid sexiste ».
Si les parents de S. et N. décidaient de venir en Belgique, ils devraient laisser leurs filles derrière eux, ou les marier rapidement. S’ils restent, ils ne verront pas grandir leur fils ici en Belgique et renoncent aussi à une vie meilleure. Dilemme insoluble.
Pour notre enquête, tout a commencé par trois messages, la même semaine. Des lanceuses d’alerte, ne se connaissant pas entre elles, dénoncent des situations de violences systémiques dans le milieu du théâtre belge francophone. Au fil des entretiens menés pendant plusieurs mois, ce sont des dizaines d’histoires qui se sont faufilées depuis les planches jusqu’à nous. ‘J’ai vu des dingueries’, atteste l’autrice Claire Olirencia Deville. Dingueries qui, jusqu’à un certain point, semblent acceptables dans ce milieu ‘progressiste’ continuant trop souvent à appeler ‘création’ la domination, et ‘liberté artistique’ la prise de pouvoir. Comment est-ce – encore – possible ? Pourquoi ce silence dans un art vivant où les émotions sont placées au centre ? Et alors que des réseaux de femmes s’organisent pour se soutenir, comment expliquer qu’un #MeTooThéâtre massif n’ait, jusqu’ici, pas percé ? Une enquête de Véronique Laurent, Manon Legrand et Sabine Panet, soutenue par le Fonds pour le Journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Une image extraite d'une série réalisée par Simon Renders. Les visuels de cet article font partie d’une exposition itinérante initiée par Écarlate La Cie et réalisée avec des étudiant·es de l’atelier de Communication visuelle et graphique de l’ENSAV La Cambre. Objectif ? Mieux comprendre deux études (Actes 3 & 4) récemment consacrées aux inégalités dans les arts de la scène. Plus d’infos : www.ecarlatelacie.be
« Notre métier est basé sur la séduction. » Sophie*, comédienne, explique : « Tu dois plaire, et donner l’envie au metteur en scène de te choisir. Ça lui donne comme un droit sur toi. » Lever le rideau sur les violences sexistes et sexuelles, mais aussi racistes, classistes, validistes… dans le milieu du théâtre, c’est commencer par dévoiler la réduction de l’humanité des femmes à un corps, interchangeable, perméable, et leur absence à tous les niveaux.
Trois quarts des grosses subventions attribuées entre 2018 et 2022 ont bénéficié à des institutions dirigées par des hommes (selon les chiffres de l’Acte 3 d’Écarlate La Cie). Absence représentative : peu de textes (et d’imaginaires) d’autrices. Dramaturgie, scénographie, création son, lumière, musique, vidéo, direction technique, régie… restent en grande partie des prés carrés masculins. Les assistant·es à la mise en scène sont majoritairement des femmes (idem pour les maquilleuses, costumières…), et les rôles distribués à une légère majorité d’hommes. Si l’horizon paritaire est indispensable, il n’est pas la potion magique : « La féminisation des travailleurs, y compris au niveau des postes à responsabilités, peine à transformer les structures de genre préexistantes », conclut d’ailleurs le rapport BEHAVES (Bien-être, Harcèlement et Violences dans l’Enseignement Supérieur, 2024).
En chiffres / Selon les données de La Chaufferie Acte 1 présentés par Écarlate La Cie :
Parmi huit opérateurs majeurs en Belgique francophone (Théâtre National WB, Mars-Mons, Charleroi Danse, Théâtre de Liège, Atelier Théâtre Jean Vilar, Théâtre Varia, L’Ancre, Théâtre de Namur), en 2018-2019, les programmations – tous métiers – étaient à 61 % masculines contre 39 % féminines. Ce chiffre est passé à 54 % contre 46 % pour la saison 2022-2023.
Pour les théâtres subventionnés à plus d’un million d’euros par an, les directions étaient en 2018 à 70 % masculines, 20 % féminines et 10 % mixtes. En 2022-2023, en intégrant les changements (nouvelles directions au Vilar, Théâtre de Namur, Rideau, Théâtre National, Varia), les directions étaient à 66 % masculines, à 23 % féminines et à 11 % mixtes.
En ce qui concerne les théâtres subventionnés de 500.000 à un million d’euros par an, en 2022-2023, on compte encore 80 % de directions masculines.
Généralement, plus la distribution est importante (plus de dix artistes en scène, ce qui signifie que le spectacle a reçu certains moyens), plus les spectacles sont portés par des hommes.
Personnages malmenés, corps corsetés
Les corps féminins restent modelés par un imaginaire masculin, patriarcal, occidental. « C’est un enjeu énorme, décrit la metteuse en scène, autrice, actrice et directrice de compagnie Jeanne Dandoy. Globalement, au théâtre, nos personnages ont peu de capacité d’action et sont assez malmenés. Je ne peux pas compter le nombre de fois où j’ai dû être traînée au sol, poussée, frappée, violée. » Adèle Vandroth, qui a notamment travaillé comme figurante à la Monnaie, raconte : « On a été prises parce qu’on faisait plus de 1m78. On était à moitié à poil, impossible d’être entendues. »
On a été prises parce qu’on faisait plus de 1m78. On était à moitié à poil, impossible d’être entendues.
À l’initiative d’Écarlate La Cie (l’une des pionnières des questions de genre dans le secteur), l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti de l’UCLouvain a mené une étude qualitative sur la présence des femmes dans les arts de la scène : « On peut dire à quelqu’une « Tu es trop grosse pour le rôle », « trop noire », « trop virile ». On recherche des corps. C’est la porte ouverte à des vécus discriminatoires. On a toujours du mal à imaginer une Juliette, par exemple, noire. »
Et les discriminations commencent tôt, montre l’étude BEHAVES : en Écoles Supérieures des Arts, les étudiant·es sont plus nombreux/euses qu’ailleurs à « relever comme motifs perçus pour le harcèlement moral les caractéristiques physiques et génétiques, mais aussi l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou encore l’expression de genre. » Acteurice, slameureuse, Marie Darah se souvient de son arrivée au conservatoire : « À Bruxelles, je me prends une claque de racisme, et de classisme, que je ne comprends pas à ce moment-là. Je dois suivre des cours de phonétique parce que mes lèvres sont « trop grosses, ce qui nuit à ma diction ». »
En juin 2024, Séphora Haymann, actrice, dramaturge, metteuse en scène et membre du collectif français #MeTooThéâtre, expliquait lors de l’audition de ce collectif à l’Assemblée nationale française que pour les comédiennes de théâtre, « la sexualisation est le seul espace pour exister. J’ai longtemps désiré cette place car c’était la seule possible pour moi. On a intégré cette culture du viol. On vient de là. En plus je suis une femme non-blanche, et donc je me trouve au croisement de plusieurs biais de violence et d’une sexualisation doublée d’une exotisation. D’une forme de fétichisation raciale. » L’enjeu majeur du racisme fera l’objet d’une analyse dans un article ultérieur.
Apprendre qu’il n’y a pas de limites
« Au conservatoire, expose la comédienne Marina Yerlès, on apprend les premières qualités de l’interprète : l’engagement total, et dire oui. » Un « oui » souvent exigé dans le champ de l’abnégation de la pudeur, mais aussi de la douleur, au nom de l’émotion « vraie ». Ce qui peut mener, raconte Charlotte*, régisseuse, à « ne pas dire aux comédien·nes qu’ils devront se mettre nu·es sur scène, à donner les scènes au dernier moment, pour capturer le moment « vrai » lié à l’effet de surprise ».
Au conservatoire, on apprend les premières qualités de l’interprète : l’engagement total, et dire oui.
Sophie*, élève du Conservatoire de Liège (ESACT) début des années 2000, éreinte la célèbre « méthode Stanislavski » basée sur l’authenticité émotionnelle. Lors d’une scène policière, elle porte des menottes pendant 25 minutes, le professeur feignant la perte des clés, jusqu’à ce qu’un élève mette fin au supplice. « Je suis rentrée dans une rage ! Après, ce professeur a enlevé toutes mes scènes. Personne n’est venu me parler. Comme si c’était normal. »
Pour le « Projet performance » au Conservatoire de Mons (« ARTS² »), Marina Yerlès se rappelle : « On a pu voir une meuf qui se jette dans des orties, une qui se met un sac en plastique sur le visage pour s’étouffer, une qui s’épile la chatte, une qui pisse, une qui se masturbe, un mec qui filme son anus… » Elle résume : « On nous dit : c’est votre capacité à souffrir, à encaisser, qui fait de vous de meilleur·es acteurices ; le sacrifice de soi, de ses propres besoins et limites est valorisé. » Performances violentes, sacrificielles, transgression dénudée sont-elles devenues un gimmick – dénu(d)ées, surtout, de leur pouvoir de subversion ?
Dans certains cours, on pousse les élèves à se mettre dans des états de conscience particuliers sans prendre en compte les répercussions psychiques et physiques sur des personnes parfois déjà fragilisées. « En théâtre, détaille la comédienne Rosalie*, on va toucher aux émotions. On est nue, on se sent nue, face à des textes parfois violents, à des paroles d’êtres détruits. Je me rappelle une prof : « Tu penses à toutes les nanas violées ; tu es violée ! Le théâtre, c’est rouvrir les cicatrices, faut refaire saigner… », alors que la scène n’avait aucun rapport avec le viol. Même si la prof faisait sans doute ce qu’elle pouvait avec ce qu’elle avait appris, c’est de la revictimisation », démêle-t-elle : des victimes revivent des traumatismes passés, creusant les failles de leur santé mentale.
Des violences bien réelles
Sur la quarantaine de témoignages recueillis, à une exception près, violences sexistes et sexuelles dans le milieu du théâtre se dessinent comme un enjeu systémique. D’après Jacinthe Mazzocchetti, « puisqu’on se dit qu’on doit tout donner pour son personnage, qu’on admire des metteurs en scène qui « savent », on te pousse dans ces choses pas forcément consenties », ou vécues comme telles sur le moment, mais contraintes par l’environnement inégalitaire, voire coercitif.
Sophie décrit un droit de cuissage de la part de « gros mammouths du théâtre », sur scène mais pas seulement – les frontières entre travail et sphère privée s’estompent dans ce « métier-passion ». « Une fois, un metteur en scène bien connu me tend la carte magnétique de sa chambre d’hôtel, devant sa femme. Comme si j’étais sa chose. J’ai dit non, j’ai voulu faire scandale mais une autre comédienne m’a dit : « C’est normal, il essaye ». Tu écoutes les plus âgées. »
Je me suis beaucoup reconnue dans l’affaire Judith Godrèche. Je réalisais que ce que j’avais vécu n’était pas normal.
Deux comédiennes nous racontent avoir subi l’emprise de metteurs en scène plus âgés réputés. L’une d’elles : « Il avait tout pouvoir. Il faisait des spectacles magnifiques. Qu’il s’intéresse à moi, c’était incroyable. Je m’aimais trop peu pour comprendre que cette relation n’était pas saine. Je me suis beaucoup reconnue dans l’affaire Judith Godrèche. Quand c’est sorti, j’ai été disloquée pendant des semaines, exténuée. Je réalisais que ce que j’avais vécu n’était pas normal. Mais je savais que je n’aurais jamais la compassion du milieu, qui me voyait comme la maîtresse d’un homme de pouvoir ; comme si mon travail, je le lui devais. »
Violences dans les écoles / Extraits de l’Étude BEHAVES (2024) commandée par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui objective les violences dans les écoles d’enseignement supérieur :
Harcèlement moral (tous types d’enseignement) : 1 répondant·e sur 3 depuis l’entrée dans l’établissement.
Violences sexistes et sexuelles : 30,3 % des répondant·es de l’enseignement supérieur artistique (28 % dans les universités).
« Pour tous les types de comportements [violents, ndlr], les deux principaux motifs perçus par les victimes sont le fait d’être une femme et le statut hiérarchique. L’enseignement supérieur tend à rester un espace fait par et pour les hommes. »
Toutes concernées
À d’autres fonctions aussi, les femmes vivent discriminations et violences. Daphna Krygier, un temps technicienne : « J’ai fait face à du jeunisme, de l’infantilisation, des blagues machos, etc. » L’asbl FACE B qu’elle a cofondée a rassemblé en 2023 des témoignages de techniciennes du secteur des arts, afin de visibiliser ces travailleuses des coulisses et de les outiller contre les discriminations et la marginalisation : « Elles ont raconté des situations de mansplaining [quand un homme explique à une femme ce qu’elle connaît déjà, ndlr], et avoir assisté à des expériences plus graves. Elles pointent surtout une précarité prégnante, qui éclipse le reste. » FACE B vient de publier un guide de survie destiné aux professionnelles de la technique.
La soixantaine, en reconversion professionnelle, Françoise*, stagiaire en régie, raconte : « J’évite d’y repenser, mais j’ai envie de témoigner, si ça peut servir. Mon maître de stage, discriminant sur mon âge, mon genre, mes capacités physiques, m’a humiliée et dénigrée publiquement… Le responsable du théâtre me disait ne pas pouvoir le renvoyer : le métier est en pénurie. J’ai pris des renseignements chez un avocat au sujet du harcèlement moral. Le régisseur est parti. »
Charlotte trouve « assez déprimant qu’on vienne [lui] poser les mêmes questions depuis trente ans… Les mains baladeuses, c’est fini, mais la thématique des violences et le problème d’accès des filles à la profession sont toujours là. » Elle-même a vécu du harcèlement sexuel et moral de la part d’un régisseur, sous le silence d’un créateur avec lequel elle travaillait depuis longtemps. Dégoûtée, elle a quitté la profession une petite dizaine d’années. Elle tient à dire : « Ces gens-là sont une minorité ».
Une « culture générale », dès les études
Comme le développe Ilse Ghekiere de l’asbl flamande Engagement Arts, en lutte contre le sexisme, le harcèlement sexuel et les abus de pouvoir, « traditionnellement, l’éducation artistique est associée à l’ouverture d’esprit, […] à la liberté. La plupart des étudiant·es avec lesquel·les nous nous sommes entretenu·es étaient plutôt favorables à l’approche plus intime et moins formelle de l’enseignement artistique. Toutefois, c’est précisément l’idée que le monde de l’art est en quelque sorte plus « progressiste » qui fait qu’il est si difficile pour les étudiant·es de parler de discrimination ou de harcèlement. »
‘T’es bonne, faut que t’assumes. Dans le milieu, ça va t’arriver souvent.’
Nos témoins décrivent des lieux d’études aux barrières floues, voire inexistantes. Sortir avec des profs a pu n’avoir rien d’exceptionnel. Pour Marie Darah, « en fait, il s’agissait de rapports de pouvoir : le consentement n’était pas valide ». Une professeure prolonge : « Côté étudiant, les élèves sont dans l’admiration devant des profs, qui sont aussi de potentiels futurs employeurs. » Et tant pis si ça dérape. Sophie se rappelle avoir dénoncé à un prof une agression sexuelle commise contre elle par un professeur invité. « Il m’a dit : « T’es bonne, faut que t’assumes. Dans le milieu, ça va t’arriver souvent. » J’avais 19 ans. » Et, dans un environnement où on apprend très tôt à intégrer la banalisation des agressions sexuelles, il n’est pas surprenant d’entendre des témoignages d’agressions par des « pairs », sous l’œil aveugle ou compréhensif d’une autorité, comme en témoignent Rosalie et Marina Yerlès.
Une image réalisée par Louise Ranger. Les visuels de cet article font partie d’une exposition itinérante initiée par Écarlate La Cie et réalisée avec des étudiant·es de l’atelier de Communication visuelle et graphique de l’ENSAV La Cambre. Objectif ? Mieux comprendre deux études (Actes 3 & 4) récemment consacrées aux inégalités dans les arts de la scène. Plus d’infos : www.ecarlatelacie.be
Aux conservatoires
2013-2014, Liège. Que s’est-il passé lors d’une soirée entre élèves et professeur·es ? Il faudra attendre 2021 pour que des tags accusant un professeur de viol et l’école d’entretenir l’ »omerta » fassent scandale – davantage que les faits dénoncés. L’homme visé s’est retourné contre une ancienne élève dans le cadre d’une procédure judiciaire – nous y reviendrons.
2019, Mons.« Suite à une dispute avec une autre étudiante, confie Marina Yerlès, le prof me lance « Pourquoi tu fais chier tout le monde ? » » Elle répond qu’elle a droit au respect. « »Mais oui, et tu as aussi le droit de te suicider », et il tend la main, « la fenêtre est là » ». Plus tard, elle travaille à une performance pour transformer en propos politique un viol qu’elle a subi et laisse échapper que l’auteur est à l’affiche d’une pièce à ce moment-là. Quand le professeur a compris qu’il pourrait connaître l’auteur du viol, « il s’est mis en colère et m’a engueulée, humiliée, culpabilisée. Il a hurlé en disant que mon intervention était « hyper nombriliste », « impudique », que lui ne voulait pas savoir tout ça. » La comédienne demande à changer de classe et écrit une lettre explicative à la directrice du domaine théâtre de l’époque, qui lui réclame, « pour que ça ne devienne pas une habitude », un certificat attestant qu’elle n’est plus apte mentalement à suivre ce cours. Les psychiatres consultés refusent. Ensuite ?
Les directions de domaine et générale « se sont renvoyé la responsabilité », les échanges de mails lus par axelle le confirment. « J’ai écrit à WBE [Wallonie-Bruxelles Enseignement, ndlr]. Je n’ai jamais reçu que des accusés de réception. » L’étudiante change d’école. « Le seul truc qui a eu un impact, c’est ma lettre postée sur le fil du collectif F(s) [œuvrant à un monde culturel débarrassé des pratiques patriarcales et coloniales, ndlr], qui a suscité des centaines de réponses et témoignages. »
2022, Bruxelles. « Des amies me contactent, retrace Marie Darah, elles soutiennent deux étudiantes dénonçant des agressions sexuelles de la part d’un professeur. En sondage souterrain, on était à 6 ou 7 témoignages décrivant le même mode opératoire. » Signalements puis plaintes devant la direction déclenchent une enquête par WBE pendant laquelle les plaignantes sont soumises à la confidentialité, alors que celui qu’elles accusent les décrédibilise publiquement et manœuvre, sans recadrage de la direction de l’époque, pour tenter de faire taire les élèves et quelques profs qui s’indignent, raconte l’une d’entre elles, obligée de prendre une avocate pour se protéger. L’enquête se clôt par manque de preuves. Certaines victimes portent plainte au pénal. Entre-temps, le professeur incriminé reçoit un TDI (contrat temporaire à durée indéterminée), comme le décrit un article de Catherine Makereel publié en février 2024 dans Le Soir.
« Nous, on interpelle la Direction des affaires disciplinaires : on peut lire sur le site de WBE qu’il est possible d’écarter un prof, mais la direction se réfugie derrière la présomption d’innocence. Le système n’est pas à la hauteur », constate Laurie Willième, comédienne, une des soutiens des étudiantes. Aujourd’hui ? Après nombre de mobilisations, le prof fait l’objet d’une procédure et a été écarté, les affaires suivent leur cours en Justice mais des avocat·es de plaignantes leur conseillent d’accepter une médiation : l’agresseur présumé pourrait s’en sortir au bénéfice du doute – un verdict associé, à tort, à une disculpation – et, crainte de nos témoins, reprendre les cours. Ce que l’école, à la veille de parution de cet article, estime impossible : « Une sanction à hauteur des faits a été prise ».
Des « dieux » et des mortelles
Les témoignages recueillis démontrent tous l’extrême difficulté du « non » sur les planches. Mais quels mécanismes perpétuent l’impunité ? Ou, pour citer, sur l’affaire Jan Fabre, la philosophe directrice de recherche à la Sint Lucas School of Arts d’Anvers Petra Van Brabandt dans une carte blanche : « Comment se fait-il que des personnes, même intelligentes, continuent à ressasser machinalement le refrain dépassé qui chante le génie et la souffrance pour le bien de l’art ? »
Et tout le monde le sait.
« Dieu », « démiurge », « mentor », « Pygmalion » : « Ces créatifs, hommes ou femmes, pensent « Mon génie me permet »… de hurler sur les gens, des micro-humiliations… Et tout le monde le sait », remarque Charlotte. Des comportements qui pourraient s’apparenter à du harcèlement (en droit du travail) ou à des violences (au pénal) sont minorés, justifiés, effacés au prétexte de l’exigence artistique : c’est le fameux raccourci de distanciation souvent opérée entre l’homme – critiquable – et l’artiste – divinisé –, l’agresseur disparaissant derrière la figure du créateur.
« L’art en tant que pratique de « maîtres » individuels a toujours suivi un modèle d’exploitation », détecte Petra Van Brabandt. « Quand je suis partie de la classe de ce prof, déchiffre Marina Yerlès, j’ai eu l’impression de quitter une relation en tant que femme battue. J’essayais de parler avec lui [de ce qu’il lui reprochait en hurlant, ndlr] en dehors des cours, au bar. » Des élèves en viennent à souhaiter se faire engueuler pour exister aux yeux du professeur. Cette mise en concurrence entrave la solidarité, et la dénonciation, dans un espace à huis clos. De plus, comme le relève Cédric Juliens, professeur de dramaturgie à ARTS², « le fait que certains enseignants exigent que leur cours d’art dramatique soit soustrait, « pour le bien des étudiants », au regard extérieur leur laisse toute liberté d’exercer leur comportement problématique sans contre-pouvoir. Cet enseignement est oral ; pas de traces écrites ! »
« Pour pouvoir travailler avec lui, je me dissociais [mécanisme psychotraumatique, ndlr] quand il me hurlait dessus », illustre encore Marina Yerlès. Aux « dieux » de l’art, la dissociation artistique ; aux victimes, la dissociation traumatique dont personne ne veut entendre parler ? Si d’éventuels traumas sont reconnus aux femmes, c’est pour les retourner contre elles ; dans l’affaire du Conservatoire de Bruxelles, « les victimes ont été décrédibilisées… Certains profs les prenaient pour des menteuses et ont eu des comportements harcelants envers les enseignants qui les soutenaient », raconte une source interne. À Mons, le prof a dit à la classe : « Marina est fragile », « Elle n’est pas adaptée à mon enseignement », phrases typiques du phénomène de « gaslighting ».
Ras-le-boys club
Et puis, « tu as le prof qui est en même temps directeur de théâtre, ou d’une institution, dans une commission… Le milieu est trop consanguin », relève une professeure. « Ils ont accès à une scène. Ils sont visibles, et valorisés », ajoute Manon Di Romano, artiste au sein du collectif pluridisciplinaire Ravie. Ces « génies » sont aussi des patrons, tenant les postes de direction et les cordons de la bourse (voir encadré plus haut). La position dominante de ces hommes bien installés, en rangs serrés, ajoute des couches au millefeuille de l’impunité. Et « on est dans un secteur tellement concurrentiel que tu ne peux pas en vouloir à un·e jeune de tout faire pour essayer de vivre de son métier », souligne Siam De Muylder, comédien et artiste du collectif Ravie. À propos de précarité, Rosalie détecte un processus similaire au continuum des violences, allant de mauvaises conditions de travail à des agressions : un processus d’acceptation de l’inacceptable.
« Not all metteurs en scène »
Il arrive que des femmes – certaines se considérant féministes – et des personnes issues de minorités participent aussi à la perpétuation de la violence. Selon des modalités parfois spécifiques : l’étude BEHAVES observe par exemple que « quand l’auteure de harcèlement est une femme, la victime est le plus souvent une femme », expliquant cette prévalence par « des logiques de compétition entre femmes ».
D’autres mécaniques agissent ; Alice*, au conseil de programmation d’un théâtre, a dû faire face à l’argument du bénéfice du doute invoqué par sa supérieure concernant la remise en question de la programmation d’un auteur à succès, dénoncé sur les réseaux sociaux par son ex-compagne pour des faits de violence. Alice remarque que dans le milieu, « il y a plein de femmes ou d’homos qui glamourisent ce genre de « bad boys » », analysant cette minimisation des violences à l’aune des « politiques du désir » au cœur des pratiques des institutions culturelles, « qui vont, par peur d’être jugées, mettre dans la lumière certaines personnes estimées plus désirables, laissant d’autres de côté, dès lors marginalisées ».
Quand on n’a pas eu le privilège de la domination, on trouve des possibilités d’en jouir.
Subir une discrimination, par exemple liée au genre ou à la sexualité, n’empêche donc personne de discriminer à son tour, ainsi que le montre l’essayiste Sarah Schulman, évoquant notamment le sexisme de certains directeurs de théâtre homosexuels aux États-Unis. « Quand on n’a pas eu le privilège de la domination, on trouve des possibilités d’en jouir », ramasse la comédienne et autrice Céline Delbecq. « Je vois des dingueries de femmes blanches qui instrumentalisent des hommes racisés dans leurs spectacles, ou des enfants, raconte l’autrice Claire Olirencia Deville. Comme si les violences sexistes et sexuelles ne concernaient que les femmes et pas les personnes minorisées en général. Mais avant ces femmes-là, précise-t-elle, j’ai quand même 30 hommes à dénoncer. »
Le coût de parler
Lorsqu’iel était élève au Conservatoire de Liège (ESACT), l’auteurice et metteureuse en scène Marthe Degaille estime que son engagement féministe l’a grillée auprès de certain·es – et que des journées de grève étudiante ont contribué à pénaliser sa promotion. En juin 2021, alors qu’iel y travaille comme conférencière assistante, des tags apparaissent, accusant nommément un professeur de viol. « [Ce dernier] avait dénigré mon travail étudiant, dit devant ma classe que j’allais me suicider : j’ai senti qu’il allait y avoir une chasse à la femme… » Le professeur se défend, des enseignant·es se sentent mis·es en cause par certains tags (« école de l’omerta »). Le jour même, l’école incite par mail les potentielles victimes à se manifester auprès de services compétents (services internes, police, CPVS), tout en annonçant avoir déposé plainte (techniquement, « signalé les faits »).
La semaine suivante, constatant « l’absence totale de plainte(s) et/ou de témoignages », l’école réfute « avec force et de façon solidaire » le procédé de dénonciation anonyme et confirme le dépôt de plainte visant les tags « viol toléré », « école de l’omerta », « école complice ». Elle annonce en même temps que le professeur, de son côté, a aussi déposé plainte pour diffamation et calomnie. Aujourd’hui, le directeur Nathanaël Harcq justifie la plainte de l’école notamment car « en montrant des photos de l’ensemble des tags à la police, [l’école] lui a signalé les accusations de viol à l’encontre d’un professeur, le nom de celui-ci et a exprimé sa volonté que l’affaire soit éclaircie au plus vite. » Mais ce ne fut pas le cas.
J’ai tagué l’école pour réveiller la mémoire des témoins.
Déplorant que l’école ait choisi de « condamner le tag sans même chercher à savoir s’il était fondé », l’autrice des tags a envoyé en novembre 2024 un mail anonyme (à l’agresseur désigné et à quelques enseignant·es), décrivant les faits, nommant des personnes selon elle présentes au moment du viol dont elle se dit victime. « J’ai tagué l’école pour réveiller la mémoire des témoins. » Le directeur nous raconte qu’il a alors tenté de contacter cette personne via l’adresse mail anonyme, puis porté les faits graves mentionnés à la connaissance du Procureur du Roi. [Mise à jour, 26 mai 2025 : une plainte pour viol a été déposée par une victime déclarée à l’égard du professeur. Affaire en cours.] En 2023, un an et demi après les tags, Marthe Degaille reçoit une convocation liée à la plainte du professeur. « Il s’est constitué partie civile et a donné des noms. J’ai expliqué à la police que j’avais un alibi. » L’affaire, toujours en cours, lui occasionne stress, charge mentale et dépenses.
Une metteuse en scène interviewée a dû, par deux fois, dire non aux avances « romantiques » de deux programmateurs de renom, alors qu’elle sortait des études et débutait dans la profession. « Le contexte professionnel était clair, il s’agissait de négociations professionnelles. Il fallait toujours contourner les allusions romantiques, voire sexuelles. » Suite à ses messages fermes clarifiant le contrat professionnel, ils l’ont mise au ban. Elle est retournée à la mise en scène des années après grâce à « une directrice qui m’a fait confiance et m’a programmée ».
Si je voulais continuer à travailler, je ne pouvais rien dire.
Dire non peut bousiller une carrière. « Je savais que si je voulais continuer à travailler, je ne pouvais rien dire », déroule la comédienne et dramaturge Geneviève Damas. Dire non, c’est risquer, à court terme, de perdre du travail : impossible pour beaucoup. Sur un temps plus long ? « Un metteur en scène me proposait une grande collaboration, poursuit Geneviève Damas, m’avertissant que je serais taillable et corvéable à merci, je lui ai dit non. Je ne regrette pas. »
Alice a fait grève le jour de la venue de l’agresseur présumé non déprogrammé dans le théâtre où elle travaillait : « Je ne me sentais pas à l’aise de partager l’espace avec cette personne. La grève était une façon de me protéger et de montrer mon désaccord à la direction. Je suis fière de ce que j’ai fait. Mais seule contre tous·tes, je n’ai pas pu rester dans cette institution. »
Des raisons de se taire
« Il y a une forme de plaisir à participer à un projet qui te plaît, et on passe parfois de chouettes moments, on part en tournée mondiale… On admet des comportements…, jusqu’à un certain point« , remarque Charlotte. Elles sont nombreuses et diverses, les causes du silence.
Durant notre enquête, ce sont les témoins côté étudiant qui ont le moins parlé. Peut-être par esprit de corps (la « famille théâtre »). Par autodéfense, par peur de s’aliéner les professeur·es et mettre en péril leur réussite scolaire, certainement. D’autant plus que, tout comme en Justice, une procédure disciplinaire visant un enseignant·e ne peut se baser que sur des témoignages non anonymes. Parler, c’est encore risquer de mettre à mal l’îlot « progressiste » du milieu théâtral : « On lave le linge sale en famille, constate Marina Yerlès, sinon tu mets tout le monde en danger. Les budgets de la culture sont les premiers à tomber. »
On lave le linge sale en famille, sinon tu mets tout le monde en danger.
Quant aux femmes aux postes de pouvoir interrogées par Jacinthe Mazzocchetti, leur marge de manœuvre est limitée, analyse la chercheuse : « Quand la porte s’ouvre, tu veux faire changer les choses mais en même temps être crédible. Tout le secteur t’attend au tournant. » Mais si leur nombre augmente (Cathy Min Jung au Rideau, Coline Struyf au Varia, Léa Drouet au 210, Virginie Demilier au Théâtre de Namur, etc.), certaines affichant des ambitions transformatrices, le rapport de force peut-il changer ?
Des victimes n’ont eu d’autres ressources que de s’en aller sans rien dire, changer d’école, d’orientation, à moins de déserter complètement, comme une amie de Rosalie, détruite par ce qu’elle a vécu. Mais pour notre enquête, des étudiantes mutiques ou muselées d’hier ont pris la parole, une fois les violences subies identifiées.
Plusieurs femmes rencontrées ont créé leurs collectifs, leurs compagnies, ne mènent des projets qu’avec des personnes de confiance. « Quitter les grosses institutions permet d’échapper au jeu de la représentation et de la séduction », remarque Adèle qui a pris cette route plus précaire, mais plus sécurisante et sincère. Dans ces nouveaux espaces, elles tentent de réinventer les conditions de création et de production, conjuguées elles aussi au masculin : horaires sacrifiés par « passion », plannings aléatoires, travail de nuit, tournées… Ouvrant d’autres questions : comment ne pas y épuiser son âme, son corps ? Comment y exister en tant que mère ? Articuler travail, vie de famille et sociale ? Et au risque d’une double peine, constate Jeanne Dandoy. « Beaucoup de gens arrivent abîmés, et ne s’autorisent à craquer qu’après avoir intégré notre compagnie », libérant le poids des violences et discriminations subies ailleurs, ce qui peut mettre équipes et spectacles en péril.
Mobilisations collectives
Au fil d’un travail de recueil de témoignages entamé dès 2017, Engagement Arts a rassemblé sept récits de victimes du directeur d’une institution musicale. L’asbl les a transmis à l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, qui a constitué un dossier juridique envoyé ensuite au CA de l’institution. Soutenue par d’autres actions, la demande relative au départ de l’agresseur a été acceptée (moyennant une très solide indemnité) ; une démarche en communauté, alternative à la plainte et au processus judiciaire.
Au Conservatoire de Bruxelles, pour arracher l’écartement du professeur accusé, il a notamment fallu une mobilisation massive des étudiant·es. L’un d’eux se rappelle : « Certaines étudiantes étaient mal à l’aise de devoir suivre son cours. On s’est solidarisés, le mouvement a pris de l’ampleur et on a organisé un sit-in dans sa classe, trois heures en silence. C’était magnifique. Le prof en question a été mis de côté », poursuit l’étudiant, qui relate des intimidations : convocation chez la nouvelle directrice « en présence du sous-directeur ». La possibilité de renvoi et l’échec, éliminatoire, planent, « mais ils ne pouvaient pas renvoyer 40 ou 50 personnes. »
L’article du Soir (cité plus haut) a ouvert une brèche, pense aussi une source interne : « Pour certains profs, il fallait être du bon côté de l’opinion publique : il y a eu un retournement de veste spectaculaire. Alors que les victimes n’ont jamais reçu un seul message de soutien. » Aujourd’hui, trois ans après les signalements ? « Je ne peux pas dire que ça va mieux, mais il y a un peu de peur de la part des profs. Le temps joue en faveur du statu quo. Mais quelle responsabilité a-t-on en tant qu’enseignant, que direction ? Il y a une éducation à faire dans les institutions, pour sortir du « On ne peut pas se situer, on n’est pas la Justice » : nous sommes citoyen·nes avant tout. »
Lentes transformations
Sollicitée, la directrice du Conservatoire de Bruxelles, Olivia Wahnon de Oliveira, communique notamment : « Le conservatoire s’inscrit dans une démarche de libération de la parole, et veille à être en adéquation avec les questions actuelles de la société » (voir encadré ci-dessous). Sur la lenteur des procédures dans le cas spécifique du professeur accusé, WBE répond : « La question des délais doit s’appréhender au regard des procédures et principes de droits […]. » Et insiste : « Depuis la création de WBE [en 2019, ndlr], un travail considérable a été mené par et au sein de notre direction juridique ». Les conservatoires rappellent à ce sujet qu’ils « n’ont pas les moyens d’investigation de la police et qu’ils ne peuvent se substituer au parquet. »
Les conservatoires « n’ont pas les moyens d’investigation de la police ».
Nommé « Personne Contact Genre » depuis septembre 2023 au conservatoire, Thomas Latouche considère que le travail progresse, lentement. Il place ses espoirs dans la formation de tous et toutes sur les questions de genre, de harcèlement, de VSS (violences sexistes et sexuelles), et dans la cellule SAFESA (voir encadré). Parce que, comme le souligne le professeur Cédric Juliens, « exercer, pendant son cours, des comportements problématiques sans contre-pouvoir relève d’une privatisation d’un enseignement public. »
À Mons, à propos du professeur dénoncé, le directeur de domaine, Jean-François Politzer, qui avait mené en 2023 une longue médiation, a récemment suspendu ses cours pendant deux jours pour entendre toutes les parties et a continué à communiquer en ce début d’année avec WBE dans le cadre d’un signalement.
Initiatives institutionnelles pour l’enseignement supérieur/
Deux circulaires, en 2021 puis 2023, ont posé le cadre de la prévention et lutte contre le harcèlement, les discriminations et les violences sexuelles dans l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles. Entre autres, la nomination d’un·e référent·e genre devient obligatoire.
La cellule SAFESA, à Bruxelles, propose un soutien psychologique aux étudiant·es victimes et un soutien juridique pour améliorer les procédures internes dans les établissements.
Les Écoles supérieures d’art ont notamment mis en place des groupes de travail sur le sujet, des cellules « bien-être et écoute », des procédures de signalement, des actions de sensibilisation, la rédaction de chartes…
Se regarder dans le miroir
Des lieux culturels ont décidé d’amorcer le chantier de démantèlement des structures oppressives. Le 14 juin 2024, le BAMP, centre de création bruxellois, et le Théâtre de la Vie (TDV) se rassemblaient avec d’autres petites structures autour de l’épineuse question : « Que faire des agresseurs ? » « L’exclusion de la personne agresseuse est sans doute la solution la plus simple à court terme, fait observer Cristel Vander Stappen, du BAMP, mais n’est pas sans poser question : quel impact sur une création collective ? Quid de l’après, une fois l’agresseur remis dans la communauté ? » Des artistes déprogrammés, il y en a eu, mais d’autres continuent de fouler la scène sans être inquiétés. Au Théâtre National, son directeur général et artistique, Pierre Thys, bien qu’il reconnaisse la problématique « délicate et cruciale », a maintenu la pièce d’Ivo van Hove, visé par deux enquêtes pour comportements inappropriés.
Comment dialoguer avec la victime si elle ne vient pas vers toi ?
Cependant, avertit Jacinthe Mazzocchetti, même si ces « ogres » étaient mis sur le côté, tout ne serait pas résolu. « C’est difficile de prendre conscience que « nous aussi », on doit changer et mener des transformations structurelles. » C’est la réflexion engagée par le BAMP lors de la journée d’étude. Cristel Vander Stappen : « Si tu es au courant d’agressions, et n’as aucun outil pour gérer, qui es-tu pour faire le « devoir d’enquête » ? Comment dialoguer avec la victime si elle ne vient pas vers toi ? »
Ce jour-là, le Brass, centre culturel et maison des cultures de Forest, a présenté sa « charte contre les violences sexistes et sexuelles » coconstruite, de l’équipe de direction aux bénévoles, durant de longs mois. Désormais, le Brass s’engage entre autres à « croire la victime » et à ne pas poursuivre la collaboration avec les personnes mises en cause, explique Frédéric Fournes, son directeur.
Expérimenter, transformer
Déjà bien avancé dans la réflexion sur les rapports de pouvoir au sein des institutions, et avec depuis 2022 une direction collective gérée par des membres de Ravie, le Théâtre de la Vie a mis en place, il y a un an, un comité de soutien. Objectifs : se responsabiliser dans la gestion de conflits, écouter et protéger les victimes, travailler avec les agresseurs dans une optique de justice transformative, sensibiliser le secteur, inventorier les cas…
« Nous voulions condamner les comportements problématiques au regard de nos valeurs et de la loi, tout en nous posant la question de « Qui sommes-nous pour condamner (et punir) ? » », explique Siam De Muylder, du collectif Ravie et de l’équipe déléguée à la direction du TDV. Ce comité est donc composé de personnes extérieures et choisies pour leurs compétences – juriste, anthropologue, psychologues. « In fine, on aimerait qu’il soit totalement indépendant et au service de toutes les institutions culturelles qui le désirent », précise Manon, de Ravie. À condition, relève Athina, psychologue au sein du comité, « qu’il ne serve pas à ce que les institutions se déresponsabilisent, et encore moins de prétexte à pinkwashing ou purplewashing ».
Ces expérimentations, coûteuses en temps et en argent, sont initiées par des « petites » structures. « Impossible pour nous de ne pas le faire, soutient Cristel Vander Stappen, mais j’aimerais tellement que ça soit aussi pris en charge par les écoles, les grandes maisons théâtrales, les institutions, etc., que cette réflexion soit inscrite à leur cahier des charges. Que le monde culturel dans son ensemble s’engage dans ce genre de démarches acterait une prise de responsabilité collective claire contre les violences », et une oreille tendue à toutes. Pour passer, comme le dit Petra Van Brabandt, d’un #MeToo à un #WeToo.