Sénégal : la féminisation des migrations vers l’Europe

Traditionnellement, en Afrique de l’Ouest, la migration était essentiellement masculine. Mais depuis une vingtaine d’années, des femmes, de plus en plus nombreuses, embarquent au Sénégal dans des pirogues à destination des Canaries ou tentent le voyage irrégulier vers l’Europe via le Maroc ou la Tunisie. Qu’est-ce qui les pousse à braver la mer, le désert, les violences liées à l’exil et à risquer leur vie ? La misère et le rêve d’une vie meilleure ? Des atteintes aux droits humains liées au genre et la quête de l’égalité ? Le désir de rejoindre leur mari en Europe ou des pressions familiales ? Un reportage pour mieux comprendre pourquoi les femmes sont désormais en première ligne dans le processus migratoire. Et quelles en sont les conséquences pour la société de départ, notamment en termes d’impact sur le statut de la femme et les rapports de genre.

Yaye Fatou Djiguel, qui a déjà bravé la mer à deux reprises pour tenter de rejoindre son mari en Espagne, est bien décidée à réessayer : "Il n’y a pas d’avenir ici", souligne-t-elle. © Anne-Marie Impe

Place de la mosquée à Bargny, un village de pêcheurs englué dans la banlieue industrielle de Dakar. Bedy Mbow, journaliste à la radio communautaire Jokkoo FM, et moi avons rendez-vous avec des mareyeuses (femmes vendeuses ou transformatrices de poisson). Avant d’entamer la discussion, Ndeye Yacine Dieng, conseillère municipale à Bargny et présidente d’AVEC, l’Association pour la valorisation de l’environnement et des côtes, tient à nous montrer les dégâts causés par l’avancée de la mer. Elle nous emmène à quelques dizaines de mètres de là, dans le quartier qui borde la plage. « Vous voyez cette maison ? Elle comptait deux pièces de plus, mais elles ont été emportées par la mer. Aujourd’hui, dix personnes vivent dans la seule chambre qui reste. » Devant le bâtiment éventré, les habitant·es ont placé des pneus de camions et quelques sacs de sable, dérisoire protection contre les dents de la mer. « Le maire avait attribué 1.433 parcelles de terrain aux victimes de l’érosion côtière, pour qu’elles puissent y reconstruire leur maison. Mais en 2008, cette zone a été déclarée d’utilité publique et vendue à un promoteur pour y installer une centrale électrique au charbon », déplore-t-elle. Depuis, aucune solution n’a été mise en œuvre pour reloger les personnes sinistrées.

Bedy Mbow, journaliste à la radio communautaire Jokkoo FM, et moi avons rendez-vous avec des femmes transformatrices de poisson de Bargny, dans la banlieue industrielle de Dakar. © Anne-Marie Impe

Le pillage des ressources par des bateaux de pêche étrangers

Outre la montée du niveau de la mer, la crise de la pêche est un autre problème qui se pose avec acuité. « Dès les années 1950, le Sénégal a mené des programmes de développement de la pêche artisanale : motorisation des pirogues, sennes tournantes et coulissantes [grands filets utilisés pour encercler et capturer les poissons, ndlr], introduction de pirogues en fibres de verre, etc. Mais ces améliorations technologiques ont provoqué une surcapacité de pêche qui a participé à épuiser la ressource halieutique [poissons, crustacés, mollusques…, ndlr]« , explique Moussa Mbengue, Secrétaire exécutif de l’ADEPA, l’Association Ouest Africaine pour le développement de la pêche artisanale.

Il faut 5 kg de poisson frais pour obtenir un kilo de farine.

Parmi les autres causes de cette crise, il faut citer les pratiques de pêche non durables (comme la capture de poissons juvéniles n’ayant pas atteint la taille marchande) et la multiplication des usines de farine et d’huile de poisson qui accaparent une grande part de la ressource. Ainsi, « il faut 5 kg de poisson frais pour obtenir un kilo de farine », précise Moussa Mbengue. Et ce produit sera ensuite exporté vers l’Europe et l’Asie pour y nourrir des poissons d’élevage. Au détriment de la population sénégalaise qui paie de plus en plus cher le poisson dont elle s’alimente.

Le pillage des ressources halieutiques par des bateaux étrangers vient considérablement aggraver le phénomène. Ceux-ci se cachent sous pavillon sénégalais, grâce à des sociétés mixtes de droit sénégalais détenues à 51 % par des nationaux. Ainsi, au moins 46 bateaux chinois pêcheraient actuellement dans les eaux territoriales sénégalaises sous pavillon local. Une enquête menée par la plateforme de journalisme d’investigation Follow the Money a par ailleurs révélé qu’« au moins un cinquième des 132 chalutiers de pêche industrielle battant pavillon sénégalais appartiennent à des coentreprises dont les sociétés mères sont basées dans l’Union européenne », essentiellement en Espagne et en France.

Pour tenter de se protéger de l’avancée de la mer, qui éventre les maisons, les habitant·es ont placé des pneus de camions en guise de brise-lames. © Anne-Marie Impe

La pêche artisanale ne rapporte plus

Tous ces facteurs ont contribué à une sévère diminution des stocks de poissons accessibles pour la pêche artisanale. « Nos maris dépensent beaucoup d’argent pour aller en mer et rentrent souvent bredouilles. La pêche et la transformation du poisson ne sont plus des activités rentables », soupire une mareyeuse. Les femmes ont toujours joué un grand rôle dans la commercialisation du poisson frais. Ce sont elles aussi qui s’occupent de sa transformation : elles le braisent, y ajoutent du sel et le font sécher, une technique qui permet aux habitant·es des régions enclavées du Sénégal d’avoir accès aux produits de la mer.

La pêche et la transformation du poisson ne sont plus des activités rentables.

Au nombre de 45.000 environ dans le pays, selon le Réseau des femmes de la pêche artisanale (REFEPAS), les transformatrices de poisson sont aujourd’hui en grande difficulté. « La raréfaction des ressources halieutiques est telle qu’il n’y a plus que très peu de matière première à transformer », explique Fatou Ndoye, sociologue et coordinatrice de l’association Suxali Jigeen (« l’autonomisation de la femme »).

L’organisation d’analyse de données IDinsight a mené en 2023 une enquête auprès de femmes qui travaillent dans le secteur de la pêche artisanale. Plus de deux tiers d’entre elles déclarent avoir observé une diminution de leurs revenus au cours des cinq dernières années.
Or, 85 % de ces femmes prennent en charge totalement ou partiellement les frais d’éducation et de santé des enfants. Elles participent aussi aux autres dépenses du foyer, que ce soit l’alimentation, les factures d’eau et d’électricité ou les dépenses liées à la vie sociale, selon cette même étude.

On voit même des femmes enceintes et des bébés dans les pirogues.

En raison du mal-développement économique, mais aussi de la polygamie, les hommes ne sont plus en capacité de faire face seuls aux besoins courants des ménages. Selon le Recensement général de la population de 2023, 47,4 % des femmes mariées vivaient en union polygamique. Dans ce contexte, l’apport économique des femmes est devenu indispensable pour de nombreux foyers. Une situation qui pousse certaines d’entre elles à migrer, de manière légale ou non, dans l’espoir d’arriver à mieux subvenir à leurs besoins et à ceux de la famille.

« Il n’y a plus d’avenir ici, témoigne Yaye Fatou Djiguel, 34 ans et 5 enfants, qui a déjà tenté à deux reprises de gagner les Canaries en pirogue. Avant, c’étaient les hommes qui partaient. Mais aujourd’hui, tout le monde embarque, sans distinction d’âge ni de sexe. On voit même des femmes enceintes et des bébés dans les pirogues, parce qu’il n’y a plus de travail et que la mer avale nos maisons » (voir son portrait dans notre n° 264). Autour de nous, les femmes qui ont tenté la traversée disent avoir payé entre 300.000 et 500.000 francs CFA au passeur, soit entre 458 et 763 euros (ce qui représente entre 4 et 7 mois du salaire féminin moyen, d’après des chiffres de l’ANSD, l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie).

« Nos maris dépensent beaucoup d’argent pour aller en mer et rentrent souvent bredouilles. La pêche artisanale n’est plus une activité rentable ». © Anne-Marie Impe

« Le nombre de femmes qui migrent seules va croissant »

La mobilité féminine internationale a beaucoup évolué. Durant les années 1970-1980, les Sénégalaises voyageaient le plus souvent de manière légale et majoritairement pour deux raisons : rejoindre leur conjoint déjà établi en Europe et nanti de papiers (regroupement familial) ou, ce qui était plus rare, poursuivre des études en Europe. Jusqu’en 1986, il est intéressant de s’en souvenir, les Sénégalais·es n’avaient pas besoin de visa pour voyager en France, un simple passeport suffisait.

Ce n’est qu’en 2005 qu’on a remarqué, avec beaucoup de sidération, les premières femmes monter dans des pirogues pour un voyage irrégulier vers l’Espagne.

« Ce n’est qu’en 2005 qu’on a remarqué, avec beaucoup de sidération, les premières femmes monter dans des pirogues pour un voyage irrégulier vers l’Espagne », se souvient un contractuel du ministère des Pêches. Aujourd’hui, « le nombre de femmes qui migrent seules va croissant », note le Dr Daouda Dianka, géographe et auteur de l’étude « Migrations féminines et évolution du rapport de genre en milieu sénégalais », publiée en 2016 dans la Revue Canadienne de Géographie Tropicale. Selon lui, la mobilité de femmes actives et autonomes est en passe de devenir un phénomène de société au Sénégal.

La principale raison de la féminisation des migrations est donc d’ordre économique. C’est la pauvreté et le manque de perspectives d’avenir qui poussent de nombreuses personnes à tout quitter et à risquer leur vie pour gagner l’Europe. « Si les richesses ne vont pas vers les hommes, alors les hommes iront naturellement vers les richesses », aurait averti l’économiste et démographe français Alfred Sauvy dès 1974.

« Les jeunes peinent à trouver un emploi »

L’inégale répartition des richesses et l’iniquité des relations internationales jouent un rôle majeur en matière de flux migratoires. Si la responsabilité – historique et actuelle – des pays de destination est indéniable, celle des pays de départ est bien réelle aussi. La corruption, les détournements de fonds et la gabegie dans la gestion des affaires de l’État n’ont pas permis au Sénégal de mettre en œuvre des politiques économiques et de l’emploi adéquates, qui auraient favorisé un réel développement et sorti le pays de l’économie informelle dans laquelle il stagne depuis des décennies. 49,6 % de la population active travaille en effet dans le secteur informel, nous apprend le Recensement général de la population de 2023. « Même diplômés, la plupart des jeunes peinent à trouver un emploi dans l’économie formelle, quels que soient les secteurs concernés », souligne Fatou Ndoye. « Près de la moitié des individus ayant suivi une formation formelle ne sont pas occupés », confirme le recensement.

Même diplômés, la plupart des jeunes peinent à trouver un emploi dans l’économie formelle, quels que soient les secteurs concernés.

Toutefois, pour les personnes qui arrivent de manière irrégulière en Belgique, la fuite de la pauvreté et le désir d’une vie meilleure ne seront pas considérés comme des motifs valables, pouvant conduire à une régularisation. Sauf exception.

Par ailleurs, au Sénégal, à part l’avortement qui est passible de prison (nous avions publié l’an dernier un reportage à ce sujet) et le mariage forcé, les atteintes aux droits humains pour des motifs liés au genre sont moins fréquentes que dans certains pays voisins. En Guinée, par exemple, l’excision affecte 95 % des jeunes filles et des femmes âgées de 15 à 49 ans, contre 25 % au Sénégal, selon un rapport de l’UNICEF datant de 2024.

Un certain nombre de migrantes économiques devront dès lors évoquer une histoire de persécution pour tenter d’obtenir le statut de réfugiée ou de protection subsidiaire leur permettant de rester en Belgique en toute légalité. Le mensonge devient alors une des stratégies de contournement de politiques migratoires restrictives. Tout le monde le sait, mais l’hypocrisie continue, plongeant ces migrantes dans un profond désarroi. Car rester dans un centre « d’accueil », durant plusieurs années parfois, en partageant une chambre avec 4, 5 ou même 7 personnes que l’on ne connaît pas, est une situation peu enviable. Surtout si on y ajoute le stress considérable provoqué par l’incertitude face à l’avenir : recevront-elles la précieuse carte A, donnant droit à un séjour de 5 ans ou au contraire un ordre de quitter le territoire ? On comprend les cauchemars et les angoisses qui les assaillent nuit et jour ! En 2024, 70 Sénégalaises ont introduit une demande de protection en Belgique. Et 15 ont obtenu le statut de réfugiée, selon des chiffres fournis par l’Office des étrangers.

Migrer pour s’émanciper

Le désir d’émancipation constitue un autre facteur qui les pousse à émigrer. « Les femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest sont de plus en plus nombreuses à rechercher l’égalité à travers la migration », notait l’OIM, l’Organisation internationale pour les migrations, en 2020. Elles la perçoivent comme une occasion d’échapper aux structures sociales patriarcales, souvent pesantes, qui les maintiennent dans un statut de femmes au foyer, limitant leur horizon aux tâches domestiques et aux soins aux enfants. Sans voix au chapitre dans les décisions concernant la famille. Se soustraire aux pressions sociales et aux attentes liées au genre et chercher à s’accomplir en tant qu’individu est devenu une motivation importante pour de nombreuses jeunes femmes.

Elles sont de plus en plus nombreuses à rechercher l’égalité à travers la migration.

À 27 ans, divorcée et mère d’un enfant, Khadiatou (prénom d’emprunt) a pris le bateau pour l’Espagne, puis le bus pour la Belgique, où vit une de ses amies. « La famille voulait me faire épouser un cousin plus âgé que moi, qui avait déjà une autre femme en France, m’explique-t-elle. Moi, je voulais juste fuir toutes ces pressions et vivre ma vie comme je l’entends. »

La décision de migrer reste toutefois souvent une stratégie collective, dans laquelle les mères jouent un rôle prépondérant d’incitatrices. Ce sont elles qui, fréquemment, poussent leur fils ou leur fille à partir à l’étranger et financent leur voyage en vendant leurs bijoux. Elles agissent ainsi « dans l’espoir que leur investissement sera rentable » et parce qu’elles pensent qu’avoir un·e enfant émigré·e est un signe de réussite sociale, précise le Dr Babacar Ndione, expert en migrations, co-auteur avec Fatou Binetou Dial d’une étude intitulée « Rôle et place de la femme dans les dynamiques migratoires internationales au Sénégal » (CODESRIA, 2021). Dans les familles polygames, « c’est sur fond de rivalité entre coépouses que certaines mères encouragent leur enfant à partir », car le père « est souvent plus proche de l’épouse dont les enfants ont le mieux réussi », ajoute-t-il. Même lorsqu’elles ne voyagent pas, les femmes jouent donc un rôle essentiel dans la mobilité internationale de membres de la famille.

Le fumage artisanal du poisson. © Anne-Marie Impe

Miroir aux alouettes ou poule aux œufs d’or ?

Le mythe de l’eldorado, soigneusement entretenu par nombre de migrant·es, constitue lui aussi un facteur important d’émigration. Lorsque ces personnes sont victimes d’exploitation en Europe, où elles vivent souvent elles-mêmes dans la pauvreté, elles cachent cette situation à la famille restée au pays, en se saignant parfois aux quatre veines pour leur envoyer de l’argent. Et lorsque celles qui auront obtenu des papiers reviendront au pays pour les vacances, elles feront étalage d’argent et submergeront leurs proches de cadeaux pour témoigner de leur réussite. « Les migrants ne racontent jamais la réalité de leur vie », constate Gilles Cressan, économiste et représentant au Sénégal de l’ONG belge Échos communication.

Les migrants ne racontent jamais la réalité de leur vie.

La construction du mythe commence souvent dès les premiers pas sur le territoire européen. À peine arrivée à Paris, avant même de déposer sa demande de protection internationale, Zeinabou (prénom d’emprunt) a pris des selfies devant la Tour Eiffel, habillée à la dernière mode, et les a envoyés à toutes ses amies et cousines. Beaucoup se sont dès lors mises à rêver de partir à leur tour, me confie une de ses sœurs. Au Sénégal, tous·tes les jeunes vous raconteront l’histoire de migrant·es qui ont réussi, ont payé une maison à leur maman et envoient régulièrement de l’argent à leurs proches.

Culturellement et socialement, le fait d’aider sa famille est considéré comme un honneur dans la société sénégalaise.

« Culturellement et socialement, le fait d’aider sa famille est considéré comme un honneur dans la société sénégalaise », souligne Babacar Ndione. Mais la pression sociale pour aider la famille est immense. Vécue de manière douloureuse par certain·es, elle pousse à la migration : « Si tu es dans la maison de tes parents et que tu ne gagnes pas d’argent, tu n’es pas considéré. Et tu préfères mourir que de vivre », explique un jeune conducteur de taxi dakarois.

La manne de la diaspora

Globalement, l’argent envoyé par les émigré·es sénégalais·es représente une manne impressionnante : « Les montants des transferts de la diaspora sénégalaise ont pris une ampleur considérable au cours des dernières années. Leur volume est passé de 233 millions USD en 2000 à 925 millions en 2006, puis à 1.614 millions en 2013, pour atteindre 2.220 millions en 2017. La part de ces transferts dans le PIB du Sénégal est passée de 6 % en 2001 à 8,6 % en 2007 et à 13 % en 2017 », relève Babacar Ndione dans Migration au Sénégal. Profil national 2018 (OIM, 2018). « Toutefois, l’apport des Sénégalais de l’extérieur dans l’investissement économique est relativement faible, souligne-t-il. En effet, l’essentiel des transferts de fonds effectués par les émigrés sont destinés à la consommation des ménages d’origine. Le souci majeur renvoie à la question de savoir comment orienter une part importante de ces envois de fonds vers l’investissement économiquement productif. Néanmoins, ces transferts contribuent de manière significative à la réduction de la pauvreté. Leur importance est vitale pour de nombreuses familles. »

On comprend dès lors le peu d’empressement des autorités sénégalaises à agir réellement pour lutter contre l’émigration illégale, malgré les accords passés avec l’UE pour « endiguer le flux » des migrant·es. Et en dépit de plusieurs accords bilatéraux, dont celui conclu entre la Belgique et le Sénégal en mai 2023, portant notamment sur le retour au pays des migrant·es en séjour irrégulier.

« Si je raconte mon histoire, je vais pleurer. » Amy Sène a perdu 11 membres de sa famille, dont ses deux neveux, une nièce en état de grossesse et son demi-frère accompagné de ses trois enfants. La pirogue dans laquelle environ 150 personnes avaient pris place a chaviré. © Anne-Marie Impe

Braver la mort, les violences sexuelles, l’endettement

Parmi les conséquences des migrations, la plus dramatique est évidemment la disparition d’un·e membre de la famille, aggravée par le sentiment de culpabilité des mères lorsqu’elles ont poussé leur fils ou leur fille à entreprendre le voyage. En 2024, au moins 8.938 personnes sont mortes sur les routes migratoires à travers le monde, ce qui en fait l’année la plus meurtrière jamais enregistrée, selon l’OIM.

Pour les femmes, le parcours vers l’Europe est encore plus risqué que pour les hommes, surtout si elles ont choisi une des routes passant par l’Afrique du Nord, puis la Méditerranée. Elles sont en effet particulièrement vulnérables à la violence, notamment sexuelle. Certaines se retrouveront à la merci de réseaux de traite des êtres humains et soumises au travail forcé ou à la prostitution.

Par ailleurs, pour payer les frais du voyage, de nombreuses migrantes et leur famille s’endettent. Une situation qui compliquera leur réintégration économique et sociale si elles sont contraintes de rentrer au pays.

Quel est l’impact de la féminisation des migrations sur le statut social des femmes ?

La mobilité internationale de femmes seules et actives a une influence réelle sur les relations de couple, les rapports de genre et l’autonomisation des femmes. Leur participation à la prise en charge des besoins de la famille a, en effet, modifié leur statut dans la société. Traditionnellement, ce rôle économique était dévolu à l’homme, qui est toujours de droit considéré comme chef de ménage. Aujourd’hui, sous l’effet de leur propre migration ou de celle du mari, les femmes ont vu croître leurs responsabilités et sont de plus en plus nombreuses à assumer ce rôle de fait. Selon le recensement général de la population de 2023, près d’un quart des ménages (24,5 %) sont dirigés par une femme, un chiffre en hausse de 2,1 % par rapport au recensement précédent, avec de fortes disparités entre milieu rural et urbain.

Le fait que les femmes migrantes soient devenues des soutiens incontournables pour les parents restés au pays a contribué à changer le regard porté sur elles par la société.

Cette augmentation « peut augurer l’amorce de mutations sociales profondes dans la place qu’occupent les femmes dans la société sénégalaise », souligne le géographe Daouda Dianka. Et « entraîner une renégociation du statut de la femme, maintenue dans des rôles secondaires par un pouvoir masculin relativement discriminant », confirme Babacar Ndione.

Le fait que les femmes migrantes soient devenues des soutiens incontournables pour les parents restés au pays a contribué à changer le regard porté sur elles par la société. Les familles se rendent à présent compte qu’il faut investir dans la scolarisation des filles, ce qui n’était guère fréquent auparavant.

Mais la migration des femmes mariées est aussi source de difficultés dans le couple. Les hommes monogames restés au pays sont parfois dévalorisés, car « considérés comme des maris dominés », note Daouda Dianka. Quant aux enfants, elles/ils ne vivent pas toujours très bien le départ de leur maman, même s’il n’est pas inhabituel dans les sociétés sénégalaises de confier un·e enfant à sa grand-mère ou à une tante.

Fatou Ndoye a travaillé avec de nombreux groupements féminins pour mettre sur pied des entreprises de transformation de produits agroalimentaires locaux. La création d’emplois et de revenus permet, dans une certaine mesure, de prévenir l’émigration. © Anne-Marie Impe

Des sociétés vieillissantes qui se claquemurent

Partout en Europe, à l’exception peut-être de l’Espagne, la tendance est au durcissement des politiques migratoires. En Belgique, il y a une volonté exprimée sans détour par Anneleen Van Bossuyt (N-VA), la ministre de l’Asile et de la Migration, de rendre la Belgique moins attrayante pour les demandeurs/euses d’asile. « On veut donner le message que la Belgique n’est plus le pays de l’accueil généreux et sans conditions », expliquait-elle au journal Le Soir lors de sa prise de fonction. « L’accueil nous coûte chaque année un milliard d’euros, un coût que la société ne peut plus gérer. […] Il faut donc que ça change. Il nous faut des flux migratoires plus contrôlés. Voilà pourquoi on va mener la politique d’asile et de migration la plus stricte de l’histoire de ce pays. »

Une prise de position récusée par nombre de chercheurs et chercheuses qui soulignent que nos sociétés vieillissantes ont besoin de migrant·es. Dans un article intitulé « Les effets économiques de l’immigration », paru dans la revue Diplomatie en février-mars 2025, Ekrame Boubtane, chercheuse associée à l’École d’économie de Paris, notait que « l’impact sur l’économie et les finances publiques de l’accueil des demandeurs d’asile ne se limite pas au coût budgétaire de la prise en charge immédiate. […] Dans les pays où le vieillissement démographique commence à produire ses effets, l’augmentation de la population en âge de travailler par rapport à la population dépendante a des effets positifs sur le PIB et sur les finances publiques. »

Les migrations sont un sujet complexe et polémique, au cœur des grands enjeux nationaux et internationaux. Elles touchent en effet à des thématiques particulièrement sensibles à propos desquelles l’opinion publique se divise : les identités, le racisme, les cultures et les modes de vie, les inégalités, la mondialisation, le mal-développement, les violations des droits humains et le terrorisme. Elles font l’objet d’une instrumentalisation politique permanente dans laquelle la détresse des migrant·es est de moins en moins prise en compte.

Un reportage réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Sortir les conteuses des recoins de notre histoire

Dans les siècles passés, nombreuses sont les femmes à avoir écrit des contes. Nous avons tendu nos oreilles dans les interstices de l’histoire pour écouter ce que les conteuses du 17e siècle continuent à nous raconter sur notre société passée et présente.

CC Pierre-François Basan, domaine public, via Wikimedia Commons

Le conte a longtemps été considéré comme un genre « mineur et minable », explique à axelle Nadine Jasmin, docteure en littérature française. Au 17e et au 18e siècle, il a, peut-être parce qu’il intéressait moins les hommes, offert un écrin privilégié pour l’expression de l’imagination et de la créativité des femmes, à une époque où l’écriture féminine commence à s’installer dans le paysage littéraire. Cette période, qui constitue « un âge d’or » pour les contes, voit apparaître nombre de conteuses : on estime que deux tiers des contes écrits entre 1690 et 1709 en France l’ont été par des femmes.

Chasse aux trésors

L’une d’entre elles est particulièrement prolifique : Madame d’Aulnoy publie un quart de cette production (25 contes sur 104). Nadine Jasmin a participé  à la redécouverte des textes de cette autrice, qui a été aussi connue que Perrault, et puis oubliée. La spécialiste a notamment compilé ses contes pour permettre à un nouveau public de s’y plonger. « Je suis partie dans une grande chasse aux trésors pour retrouver ses textes, relate Nadine Jasmin. Je pense qu’il reste encore des contes méconnus, sur lesquels je ne suis pas retombée. La luxuriance de son écriture m’a frappée. Les contes de Perrault ou des frères Grimm sont très courts, certains font cinq pages. Madame d’Aulnoy butine à différentes sources, ses textes font jusqu’à 50 pages, avec des aspects romanesques, épiques ou même parodiques. C’est elle qui forge l’expression « conte de fées », qui passera à la postérité. »

Madame d’Aulnoy butine à différentes sources, ses textes font jusqu’à 50 pages, avec des aspects romanesques, épiques ou même parodiques. C’est elle qui forge l’expression « conte de fées », qui passera à la postérité.

Passionnée par les contes depuis son enfance, Nadine Jasmin s’est intéressée à Madame d’Aulnoy dès ses études, pour son mémoire de Master et pour sa thèse. Dans le milieu académique, elle a rencontré sur son chemin des échos modernes de ce que les conteuses de l’époque ont vécu. « Du mépris et du déni », résume-t-elle. « Je ne m’intéressais pas à la grande littérature du 17e siècle, qui faisait l’objet d’un presque monopole masculin, je ne parlais pas de Molière, ni de Lafontaine, ou Perrault. Je m’intéressais à une femme dans un petit genre littéraire. »

Une vaste et dense forêt

Elle insiste d’ailleurs sur le fait que Madame d’Aulnoy n’était que l’une d’entre elles. « Perrault est l’arbre qui cache la forêt des conteuses, une forêt vaste et dense. » Et de citer en exemple la comtesse de Murat, Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon ou encore Catherine Bernard. « Dans le monde dont on parle, les femmes ne vont pas à l’école. Il n’y a que les femmes des couches privilégiées de la société qui ont accès à une éducation, très partielle. »

Dans le monde dont on parle, les femmes ne vont pas à l’école. Il n’y a que les femmes des couches privilégiées de la société qui ont accès à une éducation, très partielle.

Le conte est critiqué parce qu’il est affaire de femmes, synonyme d’histoires populaires et superficielles qu’on raconte aux enfants, « une partie de la population tout aussi méprisée que les femmes par l’élite intellectuelle », souligne Nadine Jasmin. Certains, visiblement inquiets, prennent même la plume, comme l’abbé de Villiers qui écrit dans Entretiens sur les contes de fées et sur quelques autres ouvrages du temps, pour servir de préservatif contre le mauvais goût (1699) : « Aucun philosophe et aucun habile homme n’a inventé ou composé des contes de fées. L’invention en est due à des nourrices ignorantes [sic]. »

 

Gravure de Simon Fokke (18e siècle) illustrant le conte de Madame d’Aulnoy Finette Cendron. Cette variante de Cendrillon a été publiée en 1698. CC Rijksmuseum, domaine public, via Wikimedia Commons

Quand les princesses sortaient déjà du château

Non seulement les contes sont écrits majoritairement par les femmes, mais elles créent des histoires mettant en avant des héroïnes actives. « Chez Madame d’Aulnoy notamment, les princesses ne restent pas dans la tour du château. Elles en sortent. Dans le conte L’Oiseau bleu, la situation est complètement renversée, c’est l’héroïne qui part chercher son prince charmant », analyse Nadine Jasmin. Déjà à cette époque, des histoires se réinventent pour donner à voir d’autres représentations, ce qui est toujours d’actualité, mais n’étonne pas la spécialiste : « Les contes, ce sont des variations infinies sur une même ossature qui nous vient de très loin. On peut s’en emparer pour modifier certaines choses, on peut faire endosser à une même histoire différents habits. C’est intrinsèque à la nature du conte, puisqu’il nous vient de la transmission orale qui implique une fluidité, liée à la personne qui raconte. Cette liberté, par exemple de féminiser, existe. Dans le conte merveilleux, le pacte de lecture est clair : cela commence par « Il était une fois ». Nous entrons dans un univers imaginaire, suspendez toutes vos croyances, ne prétendez pas au réalisme et amusez-vous ! »

Les contes, ce sont des variations infinies sur une même ossature qui nous vient de très loin.

L’oralité est toujours fortement présente au moment où Madame d’Aulnoy écrit ses textes. « On n’est plus dans une société basée uniquement sur l’oral, cependant, la lecture silencieuse comme on la connaît est quelque chose de très rare et étrange. Seule 10 % de la population sait lire et écrire. Les livres font l’objet d’une oralisation, c’est-à-dire qu’on va les lire à voix haute, dans un espace collectif, explique Nadine Jasmin. Cela se passe dans les salons littéraires, ces cercles mondains où les femmes sont les reines, à défaut de tirer les rênes politiques. Elles peuvent prendre la parole dans ces lieux, c’est une espèce de revanche symbolique. » Ces conteuses ont eu des vies privées passionnantes, à l’image de leurs histoires. « Madame d’Aulnoy s’enfuit après un complot pour tuer son vieux mari et devient espionne. Madame de Murat, de son côté, est lesbienne, ce qui dérange », conclut Nadine Jasmin.

Et aujourd’hui ?

Si les contes ont constitué un espace de liberté pour les femmes des 17e et 18e siècles, qu’en est-il aujourd’hui ? « Je suis arrivée dans l’univers du conte un peu par hasard, après une réorientation professionnelle, observe Kyung Wilputte, conteuse bruxelloise. Ce que j’aime, c’est que c’est moi, la conteuse, qui transmets l’histoire au public, et non un personnage que je jouerais, en tant que comédienne par exemple. Je m’intéresse fortement aux contes merveilleux traditionnels, et j’aime l’idée de m’inscrire dans cette tradition orale : par leur symbolique, ils ont un aspect universel, dans leur quête identitaire. En tant que femme adoptée en Belgique, les contes m’ont permis de trouver une légitimité, et de prendre la parole en public. Ce n’est pas un geste anodin de dire à un groupe : « Taisez-vous et écoutez-moi ». Pour moi, c’est un acte citoyen. On est responsable de ce qu’on transmet au public. »

Le secteur est composé majoritairement de travailleuses féminines en Belgique.  « Nous menons des réflexions sur cette question, notamment au niveau de la Fédération de conteurs professionnels, dont le nom est au masculin… », souligne Kyung Wilputte. Les contes n’ont donc pas fini de porter les voix des femmes et de tracer d’autres voies possibles.