Développement personnel, les ficelles du bonheur ?

Devenir la meilleure version de soi-même : c’est la promesse du développement personnel, qui représente aujourd’hui 32 % du marché du livre. Sans compter les communautés en ligne et les innombrables coachs qui encouragent à positiver, s’adapter, évoluer. Leur cible principale ? Les femmes et les mères, en proie à d’immenses tensions entre les promesses de la société et la réalité.

© Charlotte Garapon pour axelle magazine

« Quand maman va, tout va. » Amélie (prénom modifié), 43 ans, avocate belge, se souvient avoir été percutée par cette citation apparue sur son mur Facebook en plein chaos post-covid. « Ma fille avait 6 ans, mon fils 3. Après les confinements, j’étais à bout. J’avais l’impression d’aller de tâche en tâche. Nous étions tout le temps malades. Avec mon conjoint, c’était très tendu », raconte-t-elle. Amélie clique et découvre alors la communauté des Fabuleuses au foyer. Fondée il y a une dizaine d’années par la Bordelaise Hélène Bonhomme, mère de quatre enfants alors en plein burn-out, cette entreprise florissante compte désormais 140.000 membres (en France mais aussi en Belgique) et emploie une quinzaine de personnes. Sa promesse ? Aider les mères au bout du rouleau à « cultiver la joie » et à révéler « la fabuleuse » qui est en chacune d’elles. « Il y avait d’abord un défi de 21 jours auquel on pouvait accéder gratuitement, raconte Amélie. Ensuite, je me suis abonnée pour une cinquantaine d’euros par mois et depuis je reçois chaque matin une newsletter. On a aussi accès à une plateforme avec des vidéos, des outils… »

© Charlotte Garapon pour axelle magazine

Gérer les tensions

Parmi ces outils, les mantras qu’Amélie a affichés dans sa cuisine : « Fait est mieux que parfait » – invitation à laisser tomber le perfectionnisme – ou « Les sentiers font des autoroutes » – promesse de révolution douce, petit pas par petit pas. Depuis qu’elle a intégré la communauté, la quarantenaire voit aussi régulièrement une coach « très inspirante », lit Thomas d’Ansembourg (auteur du best-seller paru en 2001 Cessez d’être gentil, soyez vrai !) et Christine Lewicki, autrice de J’arrête de râler (2011), une méthode en 21 jours « pour retrouver calme, sérénité et plaisir de vivre ». L’année dernière, Amélie a aussi participé à la fête des Voisines qui réunit des membres des Fabuleuses en fonction de leur proximité géographique. Elle y a retrouvé des juristes, des enseignantes, des entrepreneuses de son quartier. Des mères pas vraiment au foyer, mais qui continuent de gérer la majeure partie des tâches ménagères et éducatives.

On peut politiser tout ce qu’on veut : les enfants doivent quand même aller dormir, le ménage doit quand même être fait.

Son conjoint, lui, regarde ça de loin. « Il me dit que ce n’est pas trop son truc, ce qui ne l’empêche pas de me reprocher de ne pas appliquer ce que je lis… », raconte celle qui s’est aussi formée à la communication non-violente (CNV), dans le but de compenser les éclats de colère de son partenaire vis-à-vis de leurs enfants. Autant de ressources qui, estime-t-elle, lui ont « redonné du pouvoir » sur elle-même. « La négativité de mon conjoint avait tendance à beaucoup m’impacter. Mais je me suis rendu compte que je n’étais pas obligée de subir, que tout dépendait d’abord de moi », commente-t-elle. Pour autant, Amélie n’est pas dupe : qu’il s’agisse de la répartition des tâches dans le couple ou de la logique néolibérale qui pressurise les individus, « on est d’accord qu’il y a quelque chose qui ne va pas ! »

Les outils du développement personnel sont tantôt utilisés avec mauvaise conscience, tantôt avec soulagement par des personnes qui sont par ailleurs souvent éduquées, politisées.

« La vie quotidienne est essentiellement pratique, analyse Nicolas Marquis, sociologue à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et auteur Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel (PUF 2014). On peut politiser tout ce qu’on veut : les enfants doivent quand même aller dormir, le ménage doit quand même être fait. » Pour ce chercheur, penser que toutes les personnes qui consomment du développement personnel – et elles sont nombreuses puisque cette catégorie représente 32 % du marché du livre francophone – seraient dépourvues de sens critique est une erreur. « Ces outils sont tantôt utilisés avec mauvaise conscience, tantôt avec soulagement par des personnes qui sont par ailleurs souvent éduquées, politisées. Cela peut apparaître comme une contradiction, mais celle-ci n’est qu’un reflet des contradictions et des tensions que vivent ces personnes. » Tensions entre l’amour et la rancœur. Entre les convictions féministes et le sexisme intériorisé. Entre un idéal d’égalité et l’inégalité de fait.

Conte vents et marées

Reconnu comme Art de la scène depuis 2016, le secteur du conte voudrait sortir des pratiques de bouts de ficelle, mais certaines structures historiques ont vu leur demande de financement diminuée ou rejetée. Très majoritairement féminin, le microcosme fragmenté veut continuer, à l’image du conte, à « tisser des liens d’écoute ». Entre paradoxes et malentendus, un récit de conteuses en résistance.

© Lara Pérez Dueñas pour axelle magazine

Autour de la table, les quatre femmes de la Maison du Conte et de la Littérature (MCL) du Brabant wallon se passent la parole comme on se transmet le bâton d’une course de relais – une cinquième employée est en congé maladie. Départ de cette course forcée le 17 novembre 2023 : diminution d’une partie de leur subventionnement, celui de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). « On a pris une baffe », commente Claire Bastin, assistante administrative, mais « l’équipe et l’OA [l’organe d’administration, ndlr] n’ont pas voulu que l’asso meure ». Entre dossier de recours – accepté, mais moins d’argent quand même –, carte blanche dans les médias, jonglages administratifs, débrouille, inquiétude et heures supplémentaires pour assumer, aussi, les nombreuses activités prévues, 2024 a été rude. La coordinatrice, Marie Cuche, après 17 années, est partie en septembre dernier et n’a pas pu être remplacée. L’avenir reste flou mais, malgré ce qu’elle qualifie de violence institutionnelle, l’équipe ne baisse pas les bras. Elle s’est redistribué les tâches, en se faisant accompagner depuis février pour la mise en place d’une gouvernance partagée.

La MCL ne rentre pas dans une case. Nos activités relèvent autant de la création, de la diffusion que de la programmation. Parce qu’on cherche à être dans les tiers-lieux, à toucher tous les publics : des axes auxquels on croit très fort.

Pour quelles raisons la MCL, qui a largement participé à la reconnaissance du conte depuis sa fondation en 1997, a-t-elle soudainement vu son troisième contrat-programme (2024-2028) refusé ? Notamment parce que ses activités « sont trop orientées vers les publics, et trop peu axées vers les artistes », explique la lettre de refus de la FWB. Marie Lambret, artiste-conteuse, relate que « la MCL ne rentre pas dans une case. Nos activités relèvent autant de la création, de la diffusion que de la programmation. Parce qu’on cherche à être dans les tiers-lieux, à toucher tous les publics : des axes auxquels on croit très fort. » Quant à lui, le nouveau décret des Arts de la scène de la FWB (2023), il insiste sur la mise en avant de la création et de la diffusion artistique. Pourquoi ? « Sans doute parce que c’est plus concret, plus lisible au point de vue des budgets : des salaires vont directement aux artistes », se questionne l’équipe.

La culture dans tous ses états

Christine Andrien, conteuse, codirige le Théâtre de la parole à Auderghem à temps plein depuis cinq ans après des années de contrats précaires et de bénévolat. Elle fait aussi partie de plusieurs instances, dont Cont’Acte, la Fédération des Opérateurs Professionnels de l’Art du Conte et de l’Oralité qui s’est constituée en 2017 pour défendre les structures professionnelles. La conteuse brosse le contexte : « La situation budgétaire en Fédération Wallonie-Bruxelles est catastrophique. Même si l’enveloppe a été augmentée, les montants restent ridicules face au développement du secteur, à l’inflation, aux coûts exponentiels, frais de chauffage, etc. Et pour un même budget, le nombre de missions a augmenté. Il y a plus d’argent pour les artistes, mais ça reste difficile de payer des permanents. » Elle explique un modèle économique reposant sur le travail dévalorisé et invisibilisé de bénévoles.

La société belge ne tiendrait pas sans bénévolat, ni sans les heures supplémentaires du secteur associatif. Et les diminutions de budget, c’est partout dans la culture.

Muriel Durant, « conteuse avant tout » et programmatrice non salariée de Conte en Balade, un projet qui déplace le spectacle du conte dans des lieux insolites, lui donne la réplique : « La société belge ne tiendrait pas sans bénévolat, ni sans les heures supplémentaires du secteur associatif. Et les diminutions de budget, c’est partout dans la culture. Pour le gouvernement actuel, analyse-t-elle, la culture doit s’autofinancer, dans une logique de spectacle. On oublie tout le travail de collectage, de création, de médiation culturelle. » La partie immergée de l’iceberg.

© Lara Pérez Dueñas pour axelle magazine

Le travail des fourmis

« C’est difficile à entendre, qu’on doit laisser tomber tout le pôle animation, réagit la conteuse Julie Gaudier, ça fait des années qu’avec la MCL, on tisse des liens sur tout le territoire. » Émilie Bertrand, chargée de communication et désormais aussi de programmation, enchaîne : « Il est important d’aller partout, de travailler avec des publics de 0 à 99 ans, avec des institutions, des écoles et des tas de partenaires, AMO, bibliothèques, maisons de retraite… Et le Brabant wallon, ce n’est pas que Braine-l’Alleud et Waterloo, il existe des grandes zones beaucoup plus populaires. Un de nos projets se développe d’ailleurs avec 9 des 13 communes qui n’ont pas de centre culturel. » Le conte amène cette simplicité, insistent-elles, qui permet d’approcher les gens là où ils sont, et de leur proposer des activités abordables, voire gratuites. Un travail social impossible à quantifier (et difficile à valoriser dans les dossiers de demande de subvention)… Existerait-il, comme c’est le cas dans d’autres domaines, un lien entre ce travail social peu reconnu, peu rémunéré, et un secteur très largement féminisé ? Difficile de répondre, parce qu’il n’existe pas d’étude pour le démontrer, remarque Marie Lambret, mais « sur le terrain, c’est ce qu’on observe ».

Prestige artistique ou art pour tout public

C’est dans cette simplicité du conte, sa technique légère, son côté abordable, que s’enracinent divers malentendus qui lui collent aux basques. Le premier ? « Quand on pense conte, on pense jeune public, décrit la programmatrice de Conte en Balade, alors qu’il est absolument tout public, avec une vraie richesse en Belgique. Il peut être très contemporain, porteur de valeurs interculturelles, égalitaires, décoloniales, notamment dans la programmation du Théâtre de la parole… Même au sein du secteur, le conte pour jeune public est dévalorisé. » Il existe en effet des dissensions ; à qui doivent servir les financements ? Aux artistes ou aux opérateurs/trices ? Il n’y a pas d’accord sur le sujet, mais le conte pour adultes et les salles des centres culturels sont vues comme plus prestigieuses. Et quand il s’agit de diffuser l’art du conte dans les écoles ou les tiers-lieux, les artistes-conteuses deviennent alors de « simples » animatrices. « Mais pour défendre les artistes, expliquent les quatre femmes de la MCL, il faut aussi défendre ce travail de fourmis dans toutes sortes d’endroits, qui fait connaître le conte. Un centre culturel va se dire « Tiens, le conte, c’est chouette », et va plus tard intégrer un spectacle d’un artiste du conte à sa programmation officielle. » Marie Lambret résume : « On défriche devant la porte des conteurs, on fait découvrir leur travail. » Muriel Durant appuie : « Le conte, c’est un art mal compris. C’est la parole du petit, du simple, du populaire. Ce qui ne veut pas dire que simplicité est synonyme de manque de qualité. »

Le job de la conteuse, c’est d’aller chercher les versions les plus anciennes et d’y mettre ce qu’il se passe aujourd’hui. Le conte doit rester un art vivant, sinon il meurt.

Autre malentendu : le conte traîne une image misogyne. Entre le 17e et le 19e siècle, en pleine émergence du capitalisme et serrage de vis patriarcal, « les grands auteurs – et collecteurs-pilleurs, ajoutent Christine Andrien et Muriel Durant –, ce sont des hommes. Les Perrault, Grimm, Andersen… se sont servis et ont écrit les contes à travers leur prisme de pensées. Mais l’os du conte n’est pas sexiste ! » L’intarissable Muriel Durant poursuit : « Le job de la conteuse, c’est d’aller chercher les versions les plus anciennes et d’y mettre ce qu’il se passe aujourd’hui. Le conte doit rester un art vivant, sinon il meurt. » Avant ces auteurs (qui ont initié le mouvement des folkloristes, consignant ou étudiant les histoires et les légendes issues de la tradition populaire), les contes se transmettaient oralement, par les femmes, les nourrices, les plus âgées : c’étaient « les contes de bonnes femmes ». Aujourd’hui ? Le secteur est à 90 % féminin, mais cette répartition ne se retrouve pas dans les programmations, « ni au niveau décisionnel », constate Muriel Durant.

Ne pas perdre son essence

Dans ce parcours vers la reconnaissance se glissent encore des craintes que le conte perde en route ses caractéristiques essentielles. Il intègre en effet peu à peu les codes du théâtre : jeux de lumière, espace de la scène investi, conte « joué » – plutôt que raconté à un public qui peut interagir avec le ou la conteuse… Leah De Bruyn est devenue directrice intérimaire de Chiny, Cité des Contes. Elle observe l’arrivée de comédien·nes dans le domaine avec ses lunettes d’ancienne étudiante en psychologie : « Je vois quand ça ne fonctionne pas. Comme un bon psy est quelqu’un d’authentiquement présent, dans le conte, les artistes doivent rester authentiques. » Rebecca Portail a repris la coordination des Dimanches du Conte, une structure installée dans les Marolles depuis 2009 et qui vient d’obtenir son premier financement structurel. « Aux Dimanches, notre vision du conte, c’est un art de la parole sur scène. C’est une approche un peu différente : la scène est un espace à investir. En subsidiant d’autres acteurs, ce sont aussi de nouvelles visions du conte qui sont soutenues. Le conte peut s’inviter sous d’autres formes. »

Professionnaliser, oui, mais de quelle façon ?

Au niveau politique, Marie Lambret souligne le paradoxe de reconnaître le conte comme art vivant, de vouloir mettre en avant les artistes-conteurs/euses mais de ne pas laisser financièrement au secteur la possibilité de se déployer : « Il n’y a pas eu une volonté de la part des ministres successives de la Culture [Alda Greoli (cdH, aujourd’hui Les Engagés) et Bénédicte Linard (Ecolo), ndlr] de consolider les opérateurs les plus anciens, comme Chiny, Cité des Contes et la MCL, ni d’accorder davantage de budget aux deux seules structures qui proposent des résidences de création : le Théâtre de la parole, et Chiny, Cité des Contes. » Le directeur de l’asbl gaumaise, qui portait seul le projet depuis des années, est en burn-out. Leah De Bruyn décrit une structure très fragilisée financièrement et un personnel sous pression. Elle analyse : « Il y a trop peu d’argent à diviser entre opérateurs et artistes, qui sont alors mis en concurrence. Mais on oublie que le problème est au-dessus, au niveau politique. »

Ce déséquilibre de répartition des financements a provoqué un séisme. Mais, disent nos intervenantes, tout le remue-ménage qu’il a entraîné a eu aussi des effets positifs et les liens se renouent entre les différent·es acteurs/trices du secteur. « On n’y est pas tout à fait, constate Christine Andrien, il reste des endroits encore un peu compliqués, mais il existe une volonté d’y arriver. »

Le conte, c’est un art mal compris. C’est la parole du petit, du simple, du populaire. Ce qui ne veut pas dire que simplicité est synonyme de manque de qualité.

Nouvelle arrivée dans le secteur, Rebecca Portail souligne : « la façon dont j’ai été accueillie au sein de Cont’Acte est pour moi très féminine, par la bienveillance, le soin, l’écoute. D’ailleurs, cette capacité d’écoute – qu’on demande aussi au public de spectacles de contes – est importante… Dans le monde d’aujourd’hui, j’ai l’impression que les gens ne s’écoutent plus trop, il y a une cacophonie d’avis exprimés. Le conte a cette puissance, cette magie pour créer des espaces d’échanges. » Le message ? Face à la division : accueillir la diversité des pratiques et continuer à tisser des liens d’écoute.