Le mouvement #BalanceTonBar a représenté, pour de nombreuses femmes qui racontent avoir vécu des violences sexuelles dans le monde des bars et de la fête, un exutoire, un espace de libération, un soulagement. Mais comment vont celles qui ont franchi l’épreuve de la plainte, puis du procès ?
Le 14 octobre 2021, une manifestation réunit 1.500 personnes à Ixelles, pour soutenir des femmes racontant avoir été droguées et agressées sexuellement par des employés ou des clients de bars. Dans la foulée, Maïté Meeus, alors étudiante, décide de répertorier les témoignages auxquels elle a accès et d’en susciter d’autres en créant la page @balance_ton_bar sur Instagram. Objectif : reproduire, à l’échelle nationale et dans le cadre spécifique des bars et lieux de sortie, le relais lancé par le mouvement #BalanceTonPorc, créé en France en octobre 2017 par la journaliste Sandra Muller, en réaction au scandale Weinstein et dans la foulée du mouvement #MeToo.
Très rapidement, la page est saturée de messages. #BalanceTonBar devient un mouvement international. Sur le terrain, les militantes féministes organisent des manifestations devant les établissements mis en cause. Le hashtag s’impose : dans les médias, les lieux de sortie, les festivals, les bars. Le monde de la nuit, longtemps silencieux, bouge… mais timidement. Quant au pouvoir politique, face à l’ampleur du phénomène, et sous la pression militante et médiatique, il ne peut plus détourner le regard.
[…] Que se passe-t-il dans les tribunaux ? Nous en avons parlé avec trois femmes : Céline, qui a partagé son témoignage de viol sur la page Instagram @balance_ton_bar_liege à l’été 2022 ; Sarah (prénom d’emprunt), militante féministe et administratrice de @balance_ton_bar_liege, qui l’a accompagnée dans son combat judiciaire ; et enfin Maïté Meeus, fondatrice du mouvement.
Quel est le coût financier des violences sexuelles ? La question peut paraître froide, brutale, car trop matérielle au regard de la gravité des préjudices. Pourtant, la dimension économique des violences sexuelles est un enjeu majeur, tant sur le plan individuel que sociétal : les victimes payent cher et longtemps les conséquences redoutables des violences sur le plan physique, psychologique. Elles déboursent des sommes conséquentes, parfois tout au long de leur vie, pour se reconstruire : se soigner, chercher justice, déménager, retrouver un emploi, sensibiliser et soutenir d’autres femmes, survivre…
« En comptant les rendez-vous (chez le psychologue, médecin, Centre de Prise en charge des violences sexuelles, chez Médiante – service de justice restaurative –, l’avocat, l’aide aux victimes, etc.), la charge mentale et le poids psycho-émotionnel, j’ai réalisé qu’un parcours de reconstruction suite à des V.S. [violences sexuelles, ndlr] était un job à mi-temps« , retrace Luce.
En tant que survivante de viol et après son expérience personnelle en justice restaurative au sein de Médiante, service de médiation en matière pénale (hors dépôt de plainte, dans son cas), elle a décidé de transmettre les outils et les connaissances qu’elle a assimilées. Pour cela, elle a initié le projet de recherches expérimentales et transdisciplinaires « Traverser / Transcender » qui a pour ambition d’ouvrir de nouvelles perspectives dans les parcours de réparations après des violences sexuelles.
L’une des journées de réflexion de ce projet, organisée le 12 juin 2024 dans un lieu hautement symbolique, la Tour des Finances à Bruxelles, portait sur une question trop rarement posée : « Comment chiffrer des réparations suite à des violences sexuelles ? » « La dimension économique des V.S. est souvent niée dans notre société. Non pas parce que l’impact économique est inexistant, les réparations ont un coût financier conséquent pour les victimes et pour la société, mais parce qu’il est méconnu », explique Luce.
Le tableau Excel
Pour pouvoir comprendre et conscientiser à cet enjeu, elle a d’abord tenté de compter. Luce a rassemblé dans un tableau Excel toutes les démarches entreprises et évalué les dépenses et les pertes occasionnées en raison des V.S. Parmi ses données : « Séances de psy (non conventionné) 2 fois par mois pendant 3 ans (24 x 75 x 3 = 5.400 euros) » ; « Ostéopathie (12 x 65 = 780 euros) » ; « Stage d’autodéfense (2 x 90 euros = 180 euros) » ; etc. En ajoutant les coûts des journées de travail perdues, empêchées, ruinées, le total tourne autour de 23.000 euros. Sans compter les nombreuses lignes du tableau qui se terminent par des points d’interrogation et reprises dans la catégorie « Préjudice moral et souffrance ».
Comment chiffrer les symptômes d’hypervigilance ? L’anxiété ? Le stress post-traumatique ?
« Comment chiffrer les symptômes d’hypervigilance ? L’anxiété ? Le stress post-traumatique ? À combien s’élève la perte de confiance dans la sphère intime, amicale ? », se demande Luce. La tentation est grande d’ajouter à son document « Temps consacré à faire ce tableau Excel », pour rendre compte, aussi, des longues heures passées par Luce et toutes les femmes concernées, à s’informer, à sensibiliser leurs proches, à expliquer, à transmettre, ne serait-ce que pour la rédaction de cet article.
L’effet domino des violences
« Ça m’a coûté un bras. Je pense d’abord aux frais de psy (70 euros la séance, deux fois par semaine), à tous les congés maladie. Mais aussi à toutes ces années perdues où j’aurais tout simplement pu faire autre chose que me soigner ou être en PLS dans mon canapé », témoigne Louve (prénom d’emprunt). Elle aussi a décidé d’évaluer le coût de sa reconstruction, depuis qu’elle a pu mettre, en 2021, des mots et des émotions sur l’inceste commis par un membre de sa famille il y a 25 ans.
Dans son rapport de 2022 sur le coût des inégalités, l’association française La Fondation des Femmes a estimé que le coût, individuel, du viol se situerait entre 60.000 et 810.000 euros. Ce montant a été calculé selon la VVS – Valeur de la Vie Statistique, un instrument qui aide à mettre en place des politiques publiques pour réduire le risque de mortalité –, en prenant en compte les frais médicaux et sociaux (premiers secours, convalescence), les frais généraux (d’expertise, de justice), mais aussi la perte de productivité des tué·es et des blessé·es.
« Mais comment traduire financièrement les conséquences, durant toutes ces années, des violences survenues pendant l’enfance ? », se demande Louve, revenant sur l’effet domino de celles-ci sur son travail, sur sa vie affective et sexuelle marquée par des relations toxiques. « Je ne sais pas ce que j’aurais été sans ça, mais je sais que je suis comme ça parce que cette personne m’a agressée. Ce qui a profondément modifié de manière négative ma construction en tant qu’individu », résume-t-elle. Les victimes peuvent être en proie à de nombreux troubles de santé, de sommeil, mais aussi présenter des risques d’addictions et de comportements à risque.
Si mettre des mots sur cette souffrance est déjà complexe, la chiffrer relève presque de l’impossible. « Cette difficulté d’évaluer le dommage psychique lié à l’infraction en vue d’obtenir des indemnités s’observe aussi en procédure pénale ou civile. Une incapacité de travail, on peut l’objectiver. Mais les conséquences multiples sur la vie d’un tel traumatisme ? », observe aussi l’avocat et docteur en sciences juridiques Anthony Rizzo, soulignant le manque de connaissances, chez les expert·es psychiatres et judiciaires, des violences sexuelles.
Ne pas être la seule à payer
L’idée de faire les comptes « déprime » Muriel, la soixantaine, victime d’inceste durant son enfance, parce que « l’argent est une angoisse terrible et permanente » ; parce qu’elle ne voit pas non plus comment faire la somme d’années d’analyse, de problèmes de santé permanents et lourds, dont un cancer de l’endomètre qui la foudroie un an avant le réveil du trauma. « L’amnésie traumatique impacte la concentration. Tu es tout le temps dans le flou, décrypte-t-elle aussi. De ce fait, tu ne suis pas un chemin linéaire. Et le chaos, ça coûte de l’argent. »
Le chaos, ça coûte de l’argent.
Muriel a porté plainte en décembre contre son père, en espérant obtenir des indemnités. « Au début, je me suis dit : « Je vais aller chercher mon fric ». Mais en fait, je préfère la phrase : « Il est temps qu’il paye » et qu’une institution extérieure l’y contraigne. J’ai payé toute ma vie sur le plan financier, mais aussi relationnel, pourquoi devrais-je porter cela toute seule ? » Elle a récemment appris que sa plainte avait été classée sans suite par le parquet.
« Je ne voulais pas qu’il paye, je voulais qu’il répare, rapporte Luce. J’avais le besoin de sentir que ça coûte quelque chose à mon agresseur, que je ne sois pas la seule à payer. Ce qui est important de comprendre, c’est qu’il s’agit d’une histoire de dettes ; la question est jusqu’à quand les agresseurs pourront-ils s’y soustraire ? » Elle s’est engagée dans un processus de justice restaurative et c’est là qu’elle a abordé la question des réparations financières, requérant le montant « chiffrable » que son parcours de justice et de soins lui a coûté.
Verdict ? L’agresseur a disparu des radars et n’a pas donné suite aux rendez-vous en justice restaurative. Ce qui soulève aussi les limites de ce dispositif qui manque de moyens pour se développer. Les professionnel·les ne sont par ailleurs pas ou peu formé·es aux questions des réparations financières.
Il s’agit d’une histoire de dettes ; jusqu’à quand les agresseurs pourront-ils s’y soustraire ?
De cette expérience, Luce souligne l’importance de penser les dispositifs de réparations à partir des vécus des victimes et de leur singularité : « Ce qui répare une victime peut causer de la surviolence pour une autre, et inversement. »
10.000 euros, c’est le montant que Louve pense demander à son agresseur : 5.000 euros – correspondant à ses trois ans de thérapie deux fois par semaine chez une psy spécialisée dans les questions d’inceste – et 5.000 euros de dommages moraux. Elle n’a pas choisi la voie pénale, « en raison du délai de prescription mais aussi de la violence que peut représenter la procédure notamment en termes de récolte de preuves », précise-t-elle. Cette demande d’argent ne fait sens pour elle qu’assortie d’autres conditions : « Une reconnaissance à 100 %, des excuses, et un travail familial en vue de casser ce cycle intergénérationnel », car elle n’est pas la première enfant à avoir été victime d’inceste dans sa famille.
Si Louve se sent aujourd’hui complètement légitime dans sa démarche de demander une somme d’argent à son agresseur, que ça lui « coûte » aussi « un minimum », elle a longuement hésité à le faire. « J’avais déjà pensé aux compensations financières lorsque j’ai écrit une première lettre à mon agresseur il y a deux ans. J’hésitais à lui demander de faire un don de 5.000 euros à une association de défense des droits des femmes ou à me les donner. J’ai ensuite renoncé, par culpabilité. J’avais peur qu’il pense que je faisais ça pour l’argent. » Une crainte qui ne vient pas de nulle part. Comme l’explique l’historienne des femmes, la Française Michelle Perrot, la féminité est construite sur l’idée du don. Dans l’imaginaire collectif, une femme donne, sans compter.
Alors que les chiffres démontrent que la Justice fait défaut aux femmes et qu’elles y ont souvent plus à perdre qu’à y gagner (en termes économiques mais aussi psychologiques), celles qui s’y risquent peuvent se voir accusées de « porter plainte pour l’argent ».
« La critique de la vénalité des femmes est tellement inscrite dans la société que des femmes elles-mêmes soulèvent le fait de « ne pas faire cette démarche pour l’argent ».Je leur réponds qu’elles peuvent bien sûr le faire pour l’argent, observe l’avocat Anthony Rizzo. Je ne vois pas d’autres domaines où demander de l’argent est si mal perçu. Quand quelqu’un tombe d’une échelle défectueuse sur son lieu de travail, on ne se dit pas qu’il veut profiter de son employeur quand il demande des indemnités. En matière de violences sexuelles, c’est comme si l’on ne voulait pas reconnaître qu’elles causaient un dommage… »
Les victimes demandent aussi des comptes pour rendre compte de l’impact des violences, et pour exiger de ne pas être les seules à en porter la peine. Car il ne s’agit pas seulement d’une question intime mais aussi d’un enjeu collectif et politique, d’une question économique et de santé publique. Il suffit de regarder les chiffres pour en mesurer l’ampleur. Selon la première étude d’envergure réalisée sur le phénomène des violences sexuelles en Belgique (par l’UGent, l’ULiège et l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie) en 2021 : sur les 64 % des Belges entre 16 et 69 ans qui ont été victimes de violences sexuelles au cours de leur vie, 81 % sont des femmes et 48 % des hommes.
L’absence de prise en charge du psychotraumatisme est la cause principale de ces conséquences à long terme.
En Belgique en 2019, une série d’organisations féministes recommandait, dans le « rapport alternatif » à l’évaluation officielle de la Convention d’Istanbul, d’investir 2 % du PIB dans la lutte contre les violences, ce qui représenterait aujourd’hui 12 milliards d’euros – considérant que ce pourcentage correspond aux estimations de ce que coûtent les violences faites aux femmes. En France, la CIIVISE, Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, a évalué à 9,7 milliards d’euros chaque année le coût des violences sexuelles faites aux enfants, soulignant que « le coût des conséquences à long terme des violences sexuelles sur la santé des victimes représente près de 70 % du coût total. L’absence de prise en charge du psychotraumatisme est la cause principale de ces conséquences à long terme. »
Or, se reconstruire est un long parcours pour les victimes de violences sexistes et sexuelles, qui nécessite pour certaines des années de thérapie. « La question dépasse le volet économique, fait aussi observer Louve, nous avons besoin de psychologues spécialisés, ce qu’on ne trouve pas toujours en première ligne. » Une observation que l’on peut aussi étendre à la question de l’aide juridique gratuite. « D’autre part, la thérapie classique seule ne suffit pas en termes de soin, poursuit-elle, il faut une approche très holistique… » Une approche actuellement portée çà et là par des associations comme Vie Féminine qui propose, entre autres, des ateliers de méditation aux femmes.
Ces initiatives dispersées sont insuffisantes pour un enjeu qui requiert des investissements structurels. Louve évoque par exemple une réforme mise en place en Espagne depuis fin 2024 qui permet aux victimes de violences sexisteset sexuelles d’être éligibles à l’allocation de chômage (pour 30 mois maximum) à partir de 16 ans, et sans besoin d’avoir cotisé au préalable.
Des pistes
La question des réparations en matière de violences sexuelles et intrafamiliales commence à surgir timidement dans le débat public belge. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur la maltraitance des enfants et les violences sexuelles, au sein et en dehors de l’Église, publié en mai 2024, indique que « la possibilité de créer un fonds de réparation (au niveau des entités fédérées), financé par l’auteur et/ou par l’institution organisatrice dans le cadre de laquelle les violences sexuelles ont eu lieu, est à l’étude ».
Autre piste prometteuse : le « Pack Nouveau Départ », pour les victimes de violences conjugales, figurant au menu des propositions de la Conférence interministérielle (CIM) Droits des femmes adoptées en avril 2024. Soutenu par dix ministres du fédéral et des entités fédérées, il permettrait, comme il était alors présenté, d’« apporter une réponse coordonnée et rapide aux femmes victimes de violences quand elles doivent quitter un conjoint violent » via « une aide financière d’urgence, une aide juridictionnelle de qualité, gratuite ou à moindre coût, une aide psychologique, une information sur les outils disponibles en termes de protection, et des attentions spécifiques en matière d’emploi ».
La CIM Droits des femmes préconisait aussi de verser cette mesure dans le Plan d’action national de lutte contre les violences basées sur le genre (2026-2030) et de l’accompagner de la création d’un fonds spécifique d’aide financière aux victimes. Vie Féminine, qui a inspiré ce dispositif, se demande aujourd’hui « où est passé ce pack ? », s’inquiétant de n’en voir aucune trace dans les déclarations de politique générale ou régionale.
En attendant d’avoir une place dans les lignes budgétaires à la hauteur de l’enjeu, les femmes se reconstruisent et se soignent avec des bouts de ficelle.
Nous remercions Luce qui nous a fait découvrir et approfondir le sujet.
Devenir la meilleure version de soi-même : c’est la promesse du développement personnel, qui représente aujourd’hui 32 % du marché du livre. Sans compter les communautés en ligne et les innombrables coachs qui encouragent à positiver, s’adapter, évoluer. Leur cible principale ? Les femmes et les mères, en proie à d’immenses tensions entre les promesses de la société et la réalité.
« Quand maman va, tout va. » Amélie (prénom modifié), 43 ans, avocate belge, se souvient avoir été percutée par cette citation apparue sur son mur Facebook en plein chaos post-covid. « Ma fille avait 6 ans, mon fils 3. Après les confinements, j’étais à bout. J’avais l’impression d’aller de tâche en tâche. Nous étions tout le temps malades. Avec mon conjoint, c’était très tendu », raconte-t-elle. Amélie clique et découvre alors la communauté des Fabuleuses au foyer. Fondée il y a une dizaine d’années par la Bordelaise Hélène Bonhomme, mère de quatre enfants alors en plein burn-out, cette entreprise florissante compte désormais 140.000 membres (en France mais aussi en Belgique) et emploie une quinzaine de personnes. Sa promesse ? Aider les mères au bout du rouleau à « cultiver la joie » et à révéler « la fabuleuse » qui est en chacune d’elles. « Il y avait d’abord un défi de 21 jours auquel on pouvait accéder gratuitement, raconte Amélie. Ensuite, je me suis abonnée pour une cinquantaine d’euros par mois et depuis je reçois chaque matin une newsletter. On a aussi accès à une plateforme avec des vidéos, des outils… »
Parmi ces outils, les mantras qu’Amélie a affichés dans sa cuisine : « Fait est mieux que parfait » – invitation à laisser tomber le perfectionnisme – ou « Les sentiers font des autoroutes » – promesse de révolution douce, petit pas par petit pas. Depuis qu’elle a intégré la communauté, la quarantenaire voit aussi régulièrement une coach « très inspirante », lit Thomas d’Ansembourg (auteur du best-seller paru en 2001 Cessez d’être gentil, soyez vrai !) et Christine Lewicki, autrice de J’arrête de râler (2011), une méthode en 21 jours « pour retrouver calme, sérénité et plaisir de vivre ». L’année dernière, Amélie a aussi participé à la fête des Voisines qui réunit des membres des Fabuleuses en fonction de leur proximité géographique. Elle y a retrouvé des juristes, des enseignantes, des entrepreneuses de son quartier. Des mères pas vraiment au foyer, mais qui continuent de gérer la majeure partie des tâches ménagères et éducatives.
On peut politiser tout ce qu’on veut : les enfants doivent quand même aller dormir, le ménage doit quand même être fait.
Son conjoint, lui, regarde ça de loin. « Il me dit que ce n’est pas trop son truc, ce qui ne l’empêche pas de me reprocher de ne pas appliquer ce que je lis… », raconte celle qui s’est aussi formée à la communication non-violente (CNV), dans le but de compenser les éclats de colère de son partenaire vis-à-vis de leurs enfants. Autant de ressources qui, estime-t-elle, lui ont « redonné du pouvoir » sur elle-même. « La négativité de mon conjoint avait tendance à beaucoup m’impacter. Mais je me suis rendu compte que je n’étais pas obligée de subir, que tout dépendait d’abord de moi », commente-t-elle. Pour autant, Amélie n’est pas dupe : qu’il s’agisse de la répartition des tâches dans le couple ou de la logique néolibérale qui pressurise les individus, « on est d’accord qu’il y a quelque chose qui ne va pas ! »
Les outils du développement personnel sont tantôt utilisés avec mauvaise conscience, tantôt avec soulagement par des personnes qui sont par ailleurs souvent éduquées, politisées.
« La vie quotidienne est essentiellement pratique, analyse Nicolas Marquis, sociologue à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles et auteur Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel (PUF 2014). On peut politiser tout ce qu’on veut : les enfants doivent quand même aller dormir, le ménage doit quand même être fait. » Pour ce chercheur, penser que toutes les personnes qui consomment du développement personnel – et elles sont nombreuses puisque cette catégorie représente 32 % du marché du livre francophone – seraient dépourvues de sens critique est une erreur. « Ces outils sont tantôt utilisés avec mauvaise conscience, tantôt avec soulagement par des personnes qui sont par ailleurs souvent éduquées, politisées. Cela peut apparaître comme une contradiction, mais celle-ci n’est qu’un reflet des contradictions et des tensions que vivent ces personnes. » Tensions entre l’amour et la rancœur. Entre les convictions féministes et le sexisme intériorisé. Entre un idéal d’égalité et l’inégalité de fait.
Reconnu comme Art de la scène depuis 2016, le secteur du conte voudrait sortir des pratiques de bouts de ficelle, mais certaines structures historiques ont vu leur demande de financement diminuée ou rejetée. Très majoritairement féminin, le microcosme fragmenté veut continuer, à l’image du conte, à « tisser des liens d’écoute ». Entre paradoxes et malentendus, un récit de conteuses en résistance.
Autour de la table, les quatre femmes de la Maison du Conte et de la Littérature (MCL) du Brabant wallon se passent la parole comme on se transmet le bâton d’une course de relais – une cinquième employée est en congé maladie. Départ de cette course forcée le 17 novembre 2023 : diminution d’une partie de leur subventionnement, celui de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). « On a pris une baffe », commente Claire Bastin, assistante administrative, mais « l’équipe et l’OA [l’organe d’administration, ndlr] n’ont pas voulu que l’asso meure ». Entre dossier de recours – accepté, mais moins d’argent quand même –, carte blanche dans les médias, jonglages administratifs, débrouille, inquiétude et heures supplémentaires pour assumer, aussi, les nombreuses activités prévues, 2024 a été rude. La coordinatrice, Marie Cuche, après 17 années, est partie en septembre dernier et n’a pas pu être remplacée. L’avenir reste flou mais, malgré ce qu’elle qualifie de violence institutionnelle, l’équipe ne baisse pas les bras. Elle s’est redistribué les tâches, en se faisant accompagner depuis février pour la mise en place d’une gouvernance partagée.
La MCL ne rentre pas dans une case. Nos activités relèvent autant de la création, de la diffusion que de la programmation. Parce qu’on cherche à être dans les tiers-lieux, à toucher tous les publics : des axes auxquels on croit très fort.
Pour quelles raisons la MCL, qui a largement participé à la reconnaissance du conte depuis sa fondation en 1997, a-t-elle soudainement vu son troisième contrat-programme (2024-2028) refusé ? Notamment parce que ses activités « sont trop orientées vers les publics, et trop peu axées vers les artistes », explique la lettre de refus de la FWB. Marie Lambret, artiste-conteuse, relate que « la MCL ne rentre pas dans une case. Nos activités relèvent autant de la création, de la diffusion que de la programmation. Parce qu’on cherche à être dans les tiers-lieux, à toucher tous les publics : des axes auxquels on croit très fort. » Quant à lui, le nouveau décret des Arts de la scène de la FWB (2023), il insiste sur la mise en avant de la création et de la diffusion artistique. Pourquoi ? « Sans doute parce que c’est plus concret, plus lisible au point de vue des budgets : des salaires vont directement aux artistes », se questionne l’équipe.
Christine Andrien, conteuse, codirige le Théâtre de la parole à Auderghem à temps plein depuis cinq ans après des années de contrats précaires et de bénévolat. Elle fait aussi partie de plusieurs instances, dont Cont’Acte, la Fédération des Opérateurs Professionnels de l’Art du Conte et de l’Oralité qui s’est constituée en 2017 pour défendre les structures professionnelles. La conteuse brosse le contexte : « La situation budgétaire en Fédération Wallonie-Bruxelles est catastrophique. Même si l’enveloppe a été augmentée, les montants restent ridicules face au développement du secteur, à l’inflation, aux coûts exponentiels, frais de chauffage, etc. Et pour un même budget, le nombre de missions a augmenté. Il y a plus d’argent pour les artistes, mais ça reste difficile de payer des permanents. » Elle explique un modèle économique reposant sur le travail dévalorisé et invisibilisé de bénévoles.
La société belge ne tiendrait pas sans bénévolat, ni sans les heures supplémentaires du secteur associatif. Et les diminutions de budget, c’est partout dans la culture.
Muriel Durant, « conteuse avant tout » et programmatrice non salariée de Conte en Balade, un projet qui déplace le spectacle du conte dans des lieux insolites, lui donne la réplique : « La société belge ne tiendrait pas sans bénévolat, ni sans les heures supplémentaires du secteur associatif. Et les diminutions de budget, c’est partout dans la culture. Pour le gouvernement actuel, analyse-t-elle, la culture doit s’autofinancer, dans une logique de spectacle. On oublie tout le travail de collectage, de création, de médiation culturelle. » La partie immergée de l’iceberg.
« C’est difficile à entendre, qu’on doit laisser tomber tout le pôle animation, réagit la conteuse Julie Gaudier, ça fait des années qu’avec la MCL, on tisse des liens sur tout le territoire. » Émilie Bertrand, chargée de communication et désormais aussi de programmation, enchaîne : « Il est important d’aller partout, de travailler avec des publics de 0 à 99 ans, avec des institutions, des écoles et des tas de partenaires, AMO, bibliothèques, maisons de retraite… Et le Brabant wallon, ce n’est pas que Braine-l’Alleud et Waterloo, il existe des grandes zones beaucoup plus populaires. Un de nos projets se développe d’ailleurs avec 9 des 13 communes qui n’ont pas de centre culturel. » Le conte amène cette simplicité, insistent-elles, qui permet d’approcher les gens là où ils sont, et de leur proposer des activités abordables, voire gratuites. Un travail social impossible à quantifier (et difficile à valoriser dans les dossiers de demande de subvention)… Existerait-il, comme c’est le cas dans d’autres domaines, un lien entre ce travail social peu reconnu, peu rémunéré, et un secteur très largement féminisé ? Difficile de répondre, parce qu’il n’existe pas d’étude pour le démontrer, remarque Marie Lambret, mais « sur le terrain, c’est ce qu’on observe ».
C’est dans cette simplicité du conte, sa technique légère, son côté abordable, que s’enracinent divers malentendus qui lui collent aux basques. Le premier ? « Quand on pense conte, on pense jeune public, décrit la programmatrice de Conte en Balade, alors qu’il est absolument tout public, avec une vraie richesse en Belgique. Il peut être très contemporain, porteur de valeurs interculturelles, égalitaires, décoloniales, notamment dans la programmation du Théâtre de la parole… Même au sein du secteur, le conte pour jeune public est dévalorisé. » Il existe en effet des dissensions ; à qui doivent servir les financements ? Aux artistes ou aux opérateurs/trices ? Il n’y a pas d’accord sur le sujet, mais le conte pour adultes et les salles des centres culturels sont vues comme plus prestigieuses. Et quand il s’agit de diffuser l’art du conte dans les écoles ou les tiers-lieux, les artistes-conteuses deviennent alors de « simples » animatrices. « Mais pour défendre les artistes, expliquent les quatre femmes de la MCL, il faut aussi défendre ce travail de fourmis dans toutes sortes d’endroits, qui fait connaître le conte. Un centre culturel va se dire « Tiens, le conte, c’est chouette », et va plus tard intégrer un spectacle d’un artiste du conte à sa programmation officielle. » Marie Lambret résume : « On défriche devant la porte des conteurs, on fait découvrir leur travail. » Muriel Durant appuie : « Le conte, c’est un art mal compris. C’est la parole du petit, du simple, du populaire. Ce qui ne veut pas dire que simplicité est synonyme de manque de qualité. »
Le job de la conteuse, c’est d’aller chercher les versions les plus anciennes et d’y mettre ce qu’il se passe aujourd’hui. Le conte doit rester un art vivant, sinon il meurt.
Autre malentendu : le conte traîne une image misogyne. Entre le 17e et le 19e siècle, en pleine émergence du capitalisme et serrage de vis patriarcal, « les grands auteurs – et collecteurs-pilleurs, ajoutent Christine Andrien et Muriel Durant –, ce sont des hommes. Les Perrault, Grimm, Andersen… se sont servis et ont écrit les contes à travers leur prisme de pensées. Mais l’os du conte n’est pas sexiste ! » L’intarissable Muriel Durant poursuit : « Le job de la conteuse, c’est d’aller chercher les versions les plus anciennes et d’y mettre ce qu’il se passe aujourd’hui. Le conte doit rester un art vivant, sinon il meurt. » Avant ces auteurs (qui ont initié le mouvement des folkloristes, consignant ou étudiant les histoires et les légendes issues de la tradition populaire), les contes se transmettaient oralement, par les femmes, les nourrices, les plus âgées : c’étaient « les contes de bonnes femmes ». Aujourd’hui ? Le secteur est à 90 % féminin, mais cette répartition ne se retrouve pas dans les programmations, « ni au niveau décisionnel », constate Muriel Durant.
Dans ce parcours vers la reconnaissance se glissent encore des craintes que le conte perde en route ses caractéristiques essentielles. Il intègre en effet peu à peu les codes du théâtre : jeux de lumière, espace de la scène investi, conte « joué » – plutôt que raconté à un public qui peut interagir avec le ou la conteuse… Leah De Bruyn est devenue directrice intérimaire de Chiny, Cité des Contes. Elle observe l’arrivée de comédien·nes dans le domaine avec ses lunettes d’ancienne étudiante en psychologie : « Je vois quand ça ne fonctionne pas. Comme un bon psy est quelqu’un d’authentiquement présent, dans le conte, les artistes doivent rester authentiques. » Rebecca Portail a repris la coordination des Dimanches du Conte, une structure installée dans les Marolles depuis 2009 et qui vient d’obtenir son premier financement structurel. « Aux Dimanches, notre vision du conte, c’est un art de la parole sur scène. C’est une approche un peu différente : la scène est un espace à investir. En subsidiant d’autres acteurs, ce sont aussi de nouvelles visions du conte qui sont soutenues. Le conte peut s’inviter sous d’autres formes. »
Professionnaliser, oui, mais de quelle façon ?
Au niveau politique, Marie Lambret souligne le paradoxe de reconnaître le conte comme art vivant, de vouloir mettre en avant les artistes-conteurs/euses mais de ne pas laisser financièrement au secteur la possibilité de se déployer : « Il n’y a pas eu une volonté de la part des ministres successives de la Culture [Alda Greoli (cdH, aujourd’hui Les Engagés) et Bénédicte Linard (Ecolo), ndlr] de consolider les opérateurs les plus anciens, comme Chiny, Cité des Contes et la MCL, ni d’accorder davantage de budget aux deux seules structures qui proposent des résidences de création : le Théâtre de la parole, et Chiny, Cité des Contes. » Le directeur de l’asbl gaumaise, qui portait seul le projet depuis des années, est en burn-out. Leah De Bruyn décrit une structure très fragilisée financièrement et un personnel sous pression. Elle analyse : « Il y a trop peu d’argent à diviser entre opérateurs et artistes, qui sont alors mis en concurrence. Mais on oublie que le problème est au-dessus, au niveau politique. »
Ce déséquilibre de répartition des financements a provoqué un séisme. Mais, disent nos intervenantes, tout le remue-ménage qu’il a entraîné a eu aussi des effets positifs et les liens se renouent entre les différent·es acteurs/trices du secteur. « On n’y est pas tout à fait, constate Christine Andrien, il reste des endroits encore un peu compliqués, mais il existe une volonté d’y arriver. »
Le conte, c’est un art mal compris. C’est la parole du petit, du simple, du populaire. Ce qui ne veut pas dire que simplicité est synonyme de manque de qualité.
Nouvelle arrivée dans le secteur, Rebecca Portail souligne : « la façon dont j’ai été accueillie au sein de Cont’Acte est pour moi très féminine, par la bienveillance, le soin, l’écoute. D’ailleurs, cette capacité d’écoute – qu’on demande aussi au public de spectacles de contes – est importante… Dans le monde d’aujourd’hui, j’ai l’impression que les gens ne s’écoutent plus trop, il y a une cacophonie d’avis exprimés. Le conte a cette puissance, cette magie pour créer des espaces d’échanges. » Le message ? Face à la division : accueillir la diversité des pratiques et continuer à tisser des liens d’écoute.