Ruptures à haut risque

Il ne suffit pas de partir pour sortir de la violence. Au contraire, dans un contexte de domination conjugale, la rupture est un moment critique. Presque tous les féminicides et infanticides sont d’ailleurs commis au lendemain d’une séparation. Et si certaines victimes ajournent leur départ, c’est parfois pour se protéger d’une issue tragique.

© Charlotte Garapon, pour axelle magazine

Après des années de violences psychologiques, Lise [prénom d’emprunt] décide de quitter son mari en 2015. Elle a déjà tenté de partir deux fois, en vain. « Le jour où il a franchi le cap de lever la main, j’ai eu le déclic », raconte-t-elle à axelle. Avec son fils de 4 ans, elle part se réfugier chez une amie, à Liège. « Pendant des semaines, il n’a pas arrêté d’appeler pour demander pardon. Il appelait sur le téléphone de mon amie, sur son fixe. » Lise est alors contactée par le frère de son ex : ce proche lui enjoint de ne surtout pas laisser son fils seul avec son père, après lui avoir entendu tenir des propos inquiétants. Mais le téléphone a cessé de sonner et Lise veut croire à l’apaisement. Jusqu’au jour où elle découvre son ex-conjoint caché dans la cave. Après lui avoir asséné des coups de couteau sous le regard de leur petit garçon, l’homme l’asperge d’essence et allume un briquet. Tenue pour morte, Lise restera trois mois aux soins intensifs. Depuis, elle vit avec de graves séquelles de brûlures sur le corps et le visage. Condamné à 18 ans de prison, son agresseur a affirmé à plusieurs reprises devant témoins que Lise restait sa femme et qu’à sa sortie, il reviendrait vers elle. « Tout ce que j’espère, c’est qu’il purge ses 18 ans. Plus on avance en âge, plus on perd de la force, se rassure Lise. Avant, j’avais surtout peur pour mon fils. Maintenant, c’est un grand garçon de 14 ans qui saura réagir et se défendre. »

Féminicide, un meurtre prévisible

Contrairement à ce que laisse entendre l’expression « violences conjugales », la plupart des violences se poursuivent, voire s’accentuent, lorsque le couple a pris fin. D’après une étude de 2019 menée en Fédération Wallonie-Bruxelles, 79 % des femmes victimes de violences conjugales subissent encore des violences après la séparation, y compris plus de cinq ans après. Ces violences peuvent être physiques, psychologiques, sexuelles ou encore économiques (par exemple en cas de non-paiement de la pension alimentaire). Des mois, des années et parfois des décennies de calvaire où les victimes, apparemment séparées et « sorties d’affaire », continuent à subir le contrôle de leur ex. Sans compter certaines issues fatales.

Tous les passages à l’acte létaux ont lieu dans des contextes de séparation, qu’il s’agisse de séparation effective, mais parfois simplement de menace, d’idée de séparation.

« Tous les passages à l’acte létaux ont lieu dans des contextes de séparation, qu’il s’agisse de séparation effective, mais parfois simplement de menace, d’idée de séparation », relève Joëlle Tetart, coordinatrice pour la division judiciaire de Liège du DIVICo. Ce dispositif interdisciplinaire de lutte contre les violences dans le couple mis en place en 2023 a précisément pour objectif de repérer les situations particulièrement dangereuses. Rappelons que, selon l’ONU, à l’échelle mondiale, 35 % des meurtres de femmes sont commis par un (ex-)partenaire intime. En Belgique, selon le recensement du blog Stop Féminicide, ce sont pas moins de 25 féminicides qui ont été perpétrés en 2024 ; en 2025, à la mi-juillet, on en recensait déjà 14.

Toute la littérature montre que les passages à l’acte irréversibles sont aussi les plus prévisibles, puisqu’on retrouve toujours les mêmes étapes successives, depuis la mise en couple jusqu’à la séparation.

« Toute la littérature montre que les passages à l’acte irréversibles sont aussi les plus prévisibles, puisqu’on retrouve toujours les mêmes étapes successives, depuis la mise en couple jusqu’à la séparation, détaille Joëlle Tetart. Après la rupture, on retrouve ce cycle de la violence très caractéristique, avec une alternance entre la voie romantique – promesses de changement, d’avenir meilleur, évocation des souvenirs construits ensemble, invitations à l’hôtel, bouquets de fleurs – et la peur – avec des ex qui harcèlent par téléphone, surgissent dans le jardin, prennent des vidéos, font des tours du quartier, crèvent les pneus… » Sans compter le recours aux technologies numériques qui offrent aux auteurs de nouvelles possibilités de surveillance et de manipulation, qu’il s’agisse de logiciels espions installés dans le smartphone, de piratage de la boîte mail, de géolocalisation de la voiture ou encore d’espionnage par l’entremise de la domotique (portails, électroménager connecté…).

Les périodes d’accalmie, elles, sont toujours provisoires. « Parfois, l’auteur rencontre une nouvelle compagne et repart avec elle dans le cycle de la violence, poursuit la coordinatrice du DIVICo. Donc pendant un temps, on n’en entend plus parler. Mais le pire scénario pour la première victime, c’est que cette deuxième victime se rende compte de la situation et décide de le quitter. Il y a alors pour l’auteur un « cumul de pertes » qui va le pousser à revenir doublement vers elle. »

Suicide-féminicide

Si le féminicide intime est considéré comme un passage à l’acte particulièrement prévisible, c’est aussi parce qu’il est presque systématiquement précédé par ce que la Justice appelle un « silence infractionnel » : après s’être beaucoup mobilisé autour de la victime – jusqu’à désinvestir tous les autres domaines de sa vie (emploi, vie sociale…) –, l’auteur disparaît subitement de la circulation. « Comme dans les suicides, les féminicides sont précédés d’un moment d’apaisement car la décision est prise », observe Joëlle Tetart.

Selon les chiffres français, 36 % des auteurs de féminicide se suicident ou tentent de se suicider juste après leur passage à l’acte.

Suicide de l’auteur et féminicide sont d’ailleurs intrinsèquement liés. « Le risque suicidaire de l’auteur doit être envisagé très sérieusement puisque dans certains cas, le scénario suicidaire se transforme au dernier moment en suicide-féminicide », poursuit la coordinatrice du DIVICo. Selon les chiffres français, 36 % des auteurs de féminicide se suicident ou tentent de se suicider juste après leur passage à l’acte. « Le plus souvent, avant un féminicide, les auteurs traversent une phase de dépression, analyse Joëlle Tetart. Il ne faut pas oublier que dans bien des cas, la victime est aussi celle qui gérait toutes les tâches domestiques puisque les violences s’inscrivent généralement dans une vision très sexiste des rapports de genre. Du jour au lendemain, l’auteur se retrouve donc complètement perdu. » Avant un féminicide, l’auteur demandera aussi souvent à la victime une entrevue de la « dernière chance ». « Il ne faut jamais accéder à cette requête sans surveillance car c’est une opportunité de passage à l’acte », met en garde Joëlle Tetart.

© Charlotte Garapon, pour axelle magazine

Une séparation sans fin

Alexandre François, substitut du procureur du Roi de Liège et magistrat de référence en matière de violences intrafamiliales et de discriminations, constate pour sa part que la présence ou non d’enfants en commun au sein du couple détermine en grande partie la temporalité des violences post-séparation. « Quand il n’y a pas d’enfant, la tentative de reprise de contrôle est souvent assez rapide, observe-t-il. Il peut y avoir du harcèlement qui va aller crescendo, depuis les tentatives de contact et de pression sur l’entourage jusqu’à des choses très graves : brûler la maison, la voiture, menacer avec une arme, poursuivre la victime sur l’autoroute… » À l’inverse, dans les dossiers qui nécessitent une procédure civile concernant notamment la garde des enfants, les auteurs auront tendance à faire pression sur la victime sur le temps long, utilisant chaque étape de la procédure pour l’affaiblir. « Ces étapes réactivent bien souvent la violence des auteurs car elles leur font réaliser que leur contrôle s’évapore de plus en plus », analyse le magistrat.

Pour Jean-Louis Simoens, directeur du Pôle de ressources spécialisées en violences conjugales et intrafamiliales à Liège, « si l’intensification des violences donne parfois l’impression qu’elles démarrent à la séparation, elles sont toujours en fait déjà présentes ». La rupture ne fait que mettre au jour un processus de domination conjugale insidieux, marqué par des abus de pouvoir répétés et l’exercice d’un contrôle coercitif, à savoir une violence psychologique grave constituée de menaces, de surveillance et de manipulation. Dans la plupart des cas, c’est d’ailleurs parce qu’elles pressentent le danger que les victimes ajournent la séparation ou renoncent à demander le divorce. Certainement pas par manque de lucidité ou de courage.

Des victimes expertes

Aujourd’hui encore, dans le chef de certains intervenants, séparation = solution = fin des violences. Alors que les enjeux de sécurité sont plus importants que jamais au moment de la rupture.

« Aujourd’hui encore, dans le chef de certains intervenants, séparation = solution = fin des violences, s’étonne Jean-Louis Simoens. Alors que les enjeux de sécurité sont plus importants que jamais au moment de la rupture. » Il n’est pas rare de voir ainsi des services de protection de l’enfance enjoindre les victimes à partir « pour protéger les enfants » « alors que de nombreuses victimes restent précisément pour les protéger », souligne le directeur du Pôle spécialisé. Les victimes se voient même régulièrement qualifiées d’ »ambivalentes » par la Justice et par leurs proches, qui méconnaissent la pertinence stratégique de leur attitude en termes de sécurité. « Les victimes, en raison de ce qu’elles ont vécu, sont souvent dans une situation de brouillard mental, d’agressivité dans les relations sociales, de dépression. Et pourtant, elles sont expertes de leur situation. Nous avons la responsabilité d’aller chercher cette expertise, de la soutenir et de la valoriser car si elles font ce qu’elles font, c’est souvent pour de très bonnes raisons », insiste Jean-Louis Simoens.

À ces femmes, l’instinct de survie dicte le plus souvent de ne pas exposer à leur agresseur – qu’elles connaissent mieux que personne – leur volonté de séparation ou le caractère définitif de celle-ci. Elles savent aussi que tout accomplissement personnel sera perçu par lui comme un affront, qu’il s’agisse d’une nouvelle formation, d’un nouvel emploi, ou d’une nouvelle relation amoureuse, des facteurs précipitant le passage à l’acte féminicidaire. Pour vivre tout de même heureuses, il leur faudra le plus souvent vivre quelque peu cachées. Et continuer, en dépit des jugements et leçons en tout genre, à suivre leur intuition. Car le plus souvent, les femmes ne meurent pas sous les coups de leur conjoint : elles meurent d’avoir voulu y échapper pour reprendre leur liberté.

Supportrices, les femmes reprennent les tribunes

Il y a celles qui performent sur le terrain et celles qui les soutiennent dans les gradins. Sport rassembleur par excellence, le football remplit des stades depuis des décennies. L’évolution du foot joué par les femmes permet de réinventer le supportérisme et de faire de la place à celles qui n’en trouvaient plus. Elles sont aujourd’hui nombreuses à occuper les tribunes, à se les réapproprier.

Des supportrices belges photographiées lors d'un match de football entre l'équipe nationale féminine de Belgique, les Red Flames, et l'Espagne, le 5 avril 2024 à Heverlee (Louvain). Les Red Flames se sont inclinées 0-7 au terme de ce match de qualification pour l’Euro 2025. © Belga photo/David Catry

Le 3 juillet, dans la petite ville helvétique de Sion, plusieurs centaines de supporteurs/trices belges s’amassent dans le stade. L’Euro féminin de football a commencé la veille et notre équipe nationale – les Red Flames – s’apprête à jouer (et à perdre) son premier match contre l’Italie. Un simple coup d’œil suffit pour constater que le stade ne se remplit pas de la même manière lors des compétitions de femmes. Ici, le public italien se mêle au belge, les enfants sont en nombre, l’ambiance est conviviale et, surtout, les femmes occupent une importante partie de l’espace. Tendre l’oreille pendant les chants permet de savourer l’écho de leurs voix.

L’Euro 2025 – qui se tenait donc en Suisse du 2 au 27 juillet – fut celui de tous les records et une énième preuve que le football joué par les femmes est promis à un bel avenir. Selon les premiers chiffres avancés par l’UEFA (Union des associations européennes de football), plus de 650.000 personnes ont assisté aux différentes rencontres, près de la moitié était des femmes, trois fois plus que lors de l’Euro masculin. Quelques semaines plus tôt, un rapport de Nielsen Sports et de PepsiCo estimait que le football féminin se hisserait dans le top 5 des sports mondiaux d’ici 2030, avec plus de 800 millions de fans, principalement des femmes. Bref, ces dernières s’emparent des terrains… et de leurs tribunes.

Réécrire l’histoire du stade…

Longtemps, le supportérisme fut réservé aux hommes venus soutenir d’autres hommes dans une ambiance souvent alcoolisée et teintée de masculinité toxique. L’avènement des équipes féminines a permis de rebattre les cartes et d’ouvrir les portes. « Les stades ont été longtemps vus comme des endroits indésirables dans lesquels les femmes n’étaient pas invitées, pointe Solène Froidevaux, sociologue spécialisée dans les questions de genre et de sport à l’Université de Lausanne. Aujourd’hui, et on le voit à cet Euro, on crée de nouvelles expériences dans ces lieux qui sont historiquement excluants. » Et c’est important. Parce que, au-delà du divertissement, être supportrice, c’est aussi avoir un sentiment d’appartenance, vivre la liesse collective et se réapproprier des espaces publics. Les trajectoires de supportrices sont nombreuses « et font l’objet de peu d’études jusqu’à présent », déplore la sociologue. « Les premières recherches se sont intéressées à leur invisibilisation ou leur médiatisation. On s’est demandé si elles venaient pour elles-mêmes ou pour accompagner un conjoint. Mais on manque de littérature sur leurs motivations et sur leur manière d’être supportrices. »