3. Femmage aux femmes victimes de féminicide en Belgique en 2022

Dans l’article précédent de ce focus consacré aux féminicides, nous avons éclairé la démarche première du blog StopFeminicide dans son recensement des féminicides, et de leurs victimes “collatérales” : honorer la mémoire des femmes tuées parce qu’elles étaient des femmes, soit leur rendre “femmage”. C’est ce que nous allons faire dans cet article : rendre “femmage” à chacune des femmes tuées cette année – chacune de celles à propos desquelles nous avons pu récolter des informations. D’autres demeurent, et cela nous brise le cœur, inconnues.

Une carte blanche d’Aline Dirkx, coordinatrice de la Plateforme Féministe contre les Violences Faites aux Femmes (PFVFF) et de StopFeminicide.

D.R. Collages Féministes Bruxelles (merci.)

Cet article est le troisième chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne.

Cette année, en Belgique, au moment d’écrire ces lignes début décembre, 22 femmes ont été assassinées dans le contexte des violences inhérentes à notre société patriarcale. Ou plutôt, au moins 22, puisque les chiffres que nous fournissons chez StopFeminicide ne sont hélas pas suffisamment représentatifs de la réalité. Les pouvoirs publics n’ayant pas encore lancé le recensement officiel des féminicides (prévu dans la loi-cadre #StopFéminicide, nous y reviendrons longuement dans ce dossier), nous obtenons nos informations via la presse, qui ne relaye pas toujours tous les meurtres. Et quand elle le fait, les articles manquent parfois cruellement d’informations, nous empêchant de déterminer s’il s’agit d’un féminicide ou non.

Dans cet article, nous souhaitons rendre aux femmes victimes de féminicide la place centrale qu’elles devraient occuper dans leurs propres récits. À travers les quelques fragments d’histoire dont nous disposons, nous tenons à leur rendre hommage. Et femmage.

Anita, Juliette, Rosa, Yohanne, Lucia, Lamia

Anita.

La première femme dont nous avons identifié le féminicide cette année est Anita, tuée le 12 janvier à Heuzy. Son mari a voulu faire croire qu’elle était tombée dans les escaliers. Le médecin légiste a rejeté cette version des faits et a constaté l’intervention d’un tiers. Le mari a ensuite été placé sous mandat d’arrêt pour chef de meurtre. Anita avait 57 ans.

Julienne.

Julienne, qui avait 73 ans, a été assassinée par son mari le 25 janvier à Keerbergen. Celui-ci a voulu faire passer son meurtre pour un suicide. Il a été arrêté.

Rosa, ensuite, est décédée de mort violente le 3 février à Waregem. Elle avait 87 ans, et son mari, qui a rapidement été arrêté, en avait 92.

Yohanne.

Yohanne avait 40 ans et était mère d’une petite fille de 3 ans quand elle a été poignardée à plusieurs reprises par son mari. Elle tenait un salon de toilettage pour chiens et défendait la cause animale avec passion. Elle était impliquée dans la vie de sa région. Elle est morte le 8 février à Gesves.

Lucia.

Lucia a été poignardée le 19 février à Jumet par son compagnon, déjà connu pour des faits de violences sur des femmes et recherché pour d’autres condamnations. Elle avait 58 ans.

Deux jours plus tard, à Trazegnies, Lamia, maman d’un jeune enfant, a été tuée d’une balle dans la tête par son compagnon. Celui-ci a été placé sous mandat d’arrêt pour homicide volontaire. Lamia avait 22 ans.

Candice, Julien et Lucas, Flavienne, Magali et Coline

Candice

Candice avait 44 ans et était kinésithérapeute. Ses deux fils, Julien et Lucas, étaient âgés de 11 et 14 ans. Ses garçons et elle ont été tué·es au couteau et à la hache par leur mari et père, après que ce dernier les a endormi·es à l’aide de médicaments. L’homme s’est ensuite suicidé. Au moment des faits, le 28 février, à Awans, le couple était en cours de séparation.

Flavienne

Flavienne avait 57 ans quand elle est morte le 22 mars à l’hôpital de Willebroek, des suites de coups portés par son mari. Ce dernier a été arrêté et inculpé de coups et blessures ayant entraîné la mort.

Coline et Magali.

Le lendemain, dans la nuit du 23 au 24 mars, Magali, 46 ans, et sa fille Coline, 17 ans, ont été, respectivement, poignardée à mort et quasiment décapitée à Kraainem. Trois suspects ont été placés sous mandat d’arrêt : l’ancien compagnon et beau-père des victimes, dont Magali venait de se séparer, qui a avoué son implication dans ce double féminicide ; un Bruxellois qui les aurait tuées sur demande du premier ; et un habitant de Libin qui aurait mis en contact les deux premiers suspects. Magali était institutrice primaire à Anderlecht et Coline était en rhéto à l’Institut Don Bosco, à Woluwe-Saint-Pierre.

Sandra, Marly et Martinus, Véronique, K., Madisson

Sandra.

Deux mois plus tard à Berlare, le 25 juin, Sandra a été assassinée par son ex-amant. Âgée de 32 ans, la jeune femme, qui était mariée, avait décidé de mettre un terme à une aventure extraconjugale avec un voisin. Celui-ci lui a tiré plusieurs fois dessus avec une arme à feu. Sandra est décédée à l’hôpital.

Marly.

Marly était une éducatrice de 35 ans et mère d’une jeune fille. Elle et son cousin Martinus, 40 ans, ont été assassiné·es le 12 juillet par l’ex-partenaire de Marly. Celui-ci la harcelait depuis leur rupture ; Marly en avait peur, elle avait porté plainte contre lui à plusieurs reprises et avait fini par faire installer des caméras dans son appartement. Au moment des faits, Martinus passait la nuit chez elle, à Kinrooi, pour la rassurer.

Véronique.

Véronique avait 53 ans quand elle a été assassinée par son compagnon, le 1er août à Saint-Léger. Ce dernier a avoué l’avoir étranglée et frappée et a été placé sous mandat d’arrêt.

K. était quant à elle âgée de 52 ans quand elle a été poignardée à mort dans le district anversois du Kiel, le 7 septembre, en présence de membres de sa famille et de celle de l’auteur, son ex-époux. Les services d’urgence n’ont pas pu la réanimer. Le présumé meurtrier s’est rendu à la police peu après. Ce n’était pas la première fois qu’il s’en prenait à son ex.

Madisson.

Trois jours plus tard, Madisson a été tuée d’une balle dans la tête par son ex-compagnon, à Sprimont. Celui-ci s’était déjà montré violent et ne “supportait pas leur séparation”. Il a été placé sous mandat d’arrêt pour meurtre. Madisson avait 27 ans et laisse derrière elle ses deux filles, âgées de 4 ans et de 6 mois.

Ann, Delphine et Jean-Pierre, Meryeme, Teresa, Myriam

Ann.

Une semaine après, le 17 septembre, Ann, 56 ans, a été retrouvée morte à Leuven sur le parking derrière l’immeuble d’appartements où elle résidait. Elle était à moitié dénudée. Un homme de 36 ans qui la connaissait a été arrêté par la police et a avoué l’avoir délibérément poussée de la fenêtre de son appartement.

Delphine.

Deux jours plus tard, Delphine et son compagnon Jean-Pierre ont été assassiné·es par l’ex-compagnon de Delphine, à Mont-sur-Marchienne. L’auteur de ce double meurtre ne “supportait pas sa séparation” avec Delphine. Il s’est rendu au domicile du couple et a tiré sur les deux victimes. Il est ensuite rentré chez lui et s’est donné la mort. Delphine était professeure d’histoire au Collège du Sacré-Cœur de Charleroi.

Meryeme, 60 ans,  était mère de trois filles et deux garçons. Elle était une femme pieuse, surnommée “Hadja”, parce qu’elle avait fait son pèlerinage à la Mecque. Elle a été retrouvée pendue au balcon de son appartement le 12 octobre à Saint-Gilles. Son mari, qui la battait vraisemblablement depuis des années, a tenté de camoufler son meurtre en suicide. Il a été placé sous mandat d’arrêt.

Teresa.

Teresa était une Espagnole âgée de 23 ans. Elle a été tuée le 27 octobre par son ex-partenaire, à Bruxelles. Elle était infirmière et avait récemment quitté l’Espagne pour venir travailler en Belgique. Son ex n’a pas supporté son refus de revenir avec lui en Espagne et l’a mortellement poignardée.

Myriam.

Myriam, 59 ans, a été assassinée dans son sommeil le 5 novembre, à Schaffen. Son mari a avoué lui avoir infligé un coup de couteau. Il a lui-même appelé les services d’urgence, qui l’ont trouvé gravement blessé suite à une tentative de suicide. Il a été envoyé à l’hôpital. Myriam, elle, est morte sur place. Le couple était ensemble depuis vingt ans, mais s’était marié seulement trois mois auparavant.

Cennet, Heidi

Ce samedi 3 décembre,  Cennet, une femme enceinte âgée de 28 ans (la grossesse est un facteur de risque pour une femme subissant des violences conjugales), ainsi que son enfant de 5 ans ont été assasiné·es  par leur mari et père. La police avait déjà dû intervenir auprès du couple pour faits antérieurs de violences.

Le lendemain a eu lieu  le dernier féminicide que nous avons recensé à l’heure d’écrire ces lignes : celui de Heidi, 52 ans, assassinée à coups d’épée par son ex-partenaire. Celui-ci a également tenté de tuer la petite-fille de Heidi, qui était sous sa tutelle. Il l’a blessée, mais l’enfant a réussi à s’enfuir et à appeler la police chez les voisins. L’ex-partenaire de Heidi n’aurait pas supporté qu’elle fréquente un autre homme et l’avait déjà menacée avec un couteau à plusieurs reprises (encore une fois, donc, des faits antérieurs de violences).

Victimes “collatérales” : Luca, deux petites filles

Nous tenons également à rendre hommage aux autres victimes de ces féminicides, les enfants et les proches, les victimes “collatérales” de ces assassinats liés aux violences machistes. Cette année, nous avons recensé 8 décès collatéraux.

Nous avons déjà cité Julien et Lucas, les fils de Candice ; Martinus, le cousin de Marly ; Jean-Pierre, le compagnon de Delphine ; l’enfant de Cennet (elle était de plus enceinte d’un autre enfant). Ajoutons trois autres personnes à cette liste de victimes collatérales.

Premièrement, il y a Luca, tué le 2 février à coups de couteau par l’ancien compagnon de sa mère, Madeleine, à Liège. Ce dernier s’était rendu au domicile de Madeleine, 44 ans, et avait tenté de l’étrangler. Elle avait pu s’échapper et se réfugier chez un voisin. Elle a alors prévenu sa famille, dont son fils Luca, 21 ans, qui est venu s’assurer qu’elle allait bien, au prix de sa vie.

Ensuite, il y a les deux petites filles, âgées de 5 et 8 ans, qui ont tout récemment été assassinées par leur père, à Oostkamp. Celui-ci devait déposer ses filles chez son ex-femme, mais ne s’est jamais présenté chez elle. Le couple venait de se séparer. Il s’agit d’un double infanticide avec préméditation : le père avait en effet effectué des recherches sur Internet plusieurs jours auparavant sur la manière dont il allait tuer ses enfants.

En général, les victimes collatérales des féminicides sont les enfants. Elles et ils peuvent être des victimes directes (nous comptons au moins 23 enfants tué·es dans un contexte de violences conjugales ou en même temps que leur mère depuis 2017) ou être témoins des assassinats, ce qui entraîne bien entendu de lourds traumatismes, et parfois le syndrome de stress post-traumatique.

Victimes non recensées

Notons que nous avons recensé neuf féminicides dans les trois premiers mois de l’année, et que le suivant que nous avons identifié a eu lieu deux mois plus tard. Nous pensons que cet intervalle cache d’autres féminicides.

Nous avons une pensée pour toutes les femmes et les victimes collatérales qui sont passées entre les – larges – mailles de notre filet les six dernières années, que ce soit parce que leur meurtrier a réussi à cacher son crime, ou parce que leur mort n’a pas été médiatisée, ou encore parce que nous n’avons pas réussi à déterminer si leur assassinat était un féminicide ou non. StopFeminicide est en pleine révision d’une longue liste de noms de femmes dont nous n’avons pas la certitude qu’il s’agit de victimes de féminicide ou non et nous restons vigilantes quant à toute nouvelle information qui pourrait indiquer des féminicides non recensés par le passé. Pour la plupart, nous ne le saurons sans doute jamais. Nous ne les oublions pas.

Fils rouges

Lorsque nous examinons ces 22 féminicides que nous avons recensés ainsi que les 155 autres commis au cours des six dernières années, nous remarquons certains phénomènes communs.

Dans neuf cas de féminicides sur dix dans le monde, la femme tuée connaissait son agresseur.

Premièrement, tous les féminicides de 2022, à l’exception de celui d’Ann, sont des “féminicides intimes”, c’est-à-dire commis par un partenaire ou ex-partenaire. Il s’agit là d’une tendance qui se répète les autres années également. Même s’il est important de ne pas invisibiliser les féminicides dits “non intimes”, notons que, selon Christelle Taraud, dans neuf cas de féminicides sur dix dans le monde, la femme tuée connaissait son agresseur et se trouvait même dans une relation de confiance avec lui.

Ensuite, dans bon nombre de cas, des violences conjugales avaient déjà été signalées avant les faits, ce qui tend à montrer les lourdes carences de notre système judiciaire. Dans d’autres cas, ces déficiences institutionnelles apparaissent a posteriori. Elles sont parfois révoltantes, comme en témoigne le fait que le meurtrier de Madisson, par exemple, continue à jouir de son autorité parentale et qu’il a eu l’opportunité de décider où leurs enfants seraient placées suite à une décision du Service d’Aide à la Jeunesse.

Au niveau du motif, il s’agit souvent d’une incapacité de la part de l’auteur à supporter la rupture du couple et donc la perte de domination sur l’autre. En effet, on ne tue pas par amour, mais par désir de domination et, dans le cas de séparation, de reprise du pouvoir.

Ainsi, le contexte de séparation et la grossesse apparaissent comme des indicateurs de risque en matière de violences conjugales et intrafamiliales, augmentant la vulnérabilité à la violence perpétrée par le partenaire.

Nous observons également un certain nombre de suicides ou de tentatives de suicide par les partenaires ou ex-partenaires, suivant leur crime. Il s’agit souvent d’une manière pour l’auteur de ne pas se séparer de sa victime (et non pas nécessairement un geste révélant des remords).

Enfin, un phénomène caractéristique des féminicides que nous relevons également en Belgique est celui de l’”overkill”, c’est-à-dire un déchaînement de grande violence incluant un acharnement sur le corps des victimes, un nombre démesuré de coups assénés, ou encore la multiplicité des modes opératoires. Les féminicides que nous recensons sont en effet généralement des actes d’une très grande violence, parfois inimaginable. Nous pensons notamment (pour n’en citer que quelques-uns) à Laetitia B., 23 ans, poignardée une cinquantaine de fois par un homme qu’elle ne connaissait pas en 2017 ; à Alia B., la même année, étranglée, poignardée, puis dont le cœur a été arraché ; à Aurélie M., assassinée à coups de brique et de couteau ; à Sophie V.D.S., brûlée vive en 2020 ; ou encore à Candice, mentionnée plus haut, tuée au couteau et à la hache avec ses enfants en 2022.

Il ne s’agit pas d’un coup de folie ou de “crimes passionnels”.

La nature de ces violences est insoutenable, et il s’agit de ne pas se méprendre : aussi choquantes que ces dernières phrases puissent paraître, il est important de comprendre cette nature, et qu’il ne s’agit pas d’un coup de folie ou de “crimes passionnels”, mais bien d’un désir de l’auteur d’humilier, de mutiler, d’annihiler et d’exercer un contrôle total sur sa victime.

Un seul trait commun dans le profil-type des victimes

Les femmes que nous nommons et dont nous montrons le visage viennent de partout en Belgique, de Willebroek, en province d’Anvers, à Saint-Léger, dans le Luxembourg. Elles ont 17, 32, 58 ou encore 87 ans. Elles sont toiletteuse pour chiens, infirmière, professeure ou étudiante. Elles sont mères, sœurs, filles, amies. Elles sont toutes mortes parce qu’elles étaient des femmes et laissent derrière elles leurs proches qui doivent continuer à vivre alors qu’une vie leur a été arrachée. Notre recensement bouscule les représentations de la victime du féminicide : les femmes dont nous avons parlé dans cet article appartiennent à toutes les générations, proviennent de tous les milieux et habitent aux quatre coins de la Belgique. Il n’y a pas de profil-type des victimes de féminicide en dehors d’une unique caractéristique commune : ce sont des femmes.