8 mars 2020 : en Belgique, la grève des femmes se prépare et la marmite bouillonne !

Les raisons de la colère des femmes ne manquent pas : exploitation domestique, charge mentale, statuts précaires, temps partiels imposés, bas salaires, pensions de misère, privation de papiers, racisme, culture du viol, inégalités d’accès aux services publics ou encore exploitation étudiante… Des mots aux actes, il n’y a qu’un pas et l’appel à la grève a permis de le franchir. Ce dimanche 8 et ce lundi 9 mars, des dizaines d’actions, d’assemblées et de manifestations vont secouer la Belgique de Gand à Liège, en passant par Charleroi. Résultat de plusieurs mois de mobilisation tous azimuts dans les régions, les maisons de quartier ou les universités, le mouvement des femmes est fort de son auto-organisation et de sa créativité. Reportage en coulisses.

Réalisation de la banderole de Vie Féminine Namur par Sophie Dubé et Manon Voyeux, 4 mars 2020. © Sarah Benichou pour axelle magazine

Les avocates organisent un piquet au palais de Justice de Bruxelles lundi matin !”  Charlotte Casier jubile en consultant ses notifications Facebook tout en plongeant sa cuillère dans la boule de glace collective que les militantes du Collecti.e.f 8 maars se sont offerte après leur conférence de presse à la Gare du Midi à Bruxelles, ce mardi 3 mars. Attablées sous la lumière blafarde des néons, les militantes espèrent que la mobilisation sera encore plus importante que l’an passé. “Les annonces d’actions vont se multiplier dans les prochains jours, postule la doctorante en géographie à l’ULB. Par branche, par lieu de travail ou d’étude. Les femmes ont eu besoin de temps pour échanger et décider de leurs actions. La FGTB a déposé un préavis général pour les 8 et 9 mars, c’est super, mais ce n’est pas une grève classique, elle s’organise surtout localement : elle est donc assez imprévisible.”

Une cinquantaine de femmes réalisent la chorégraphie chilienne “Un violador en tu camino” (“un violeur sur ton chemin”) le 3 mars 2020, à la Gare du Midi (Bruxelles), dans le cadre de la préparation de la grève des femmes du 8 mars. Au premier plan, foulard vert, Valentina du collectif “Sororidad sin fronteras”. © Sarah Benichou pour axelle magazine

“Le violeur c’est toi !” À la fin de la conférence de presse, ce cri a résonné dans le hall de la gare. Il a été poussé par une cinquantaine de femmes venues pour investir l’espace avec la chorégraphie chilienne “Un violador en tu camino” (“un violeur sur ton chemin”) qui, depuis novembre dernier, fait figure de nouvel hymne international des femmes. Parmi elles, Sascha, pour qui “offrir un César à Roman Polanski, c’était vraiment le truc de trop. En se mobilisant, on se montre, déjà à nous-mêmes, qu’on peut faire quelque chose de notre colère ou de nos tristesses. Ça fait beaucoup de bien.” Cette comédienne de 26 ans n’est pas membre du collectif, mais elle sera dans la rue dimanche.

À Namur

“Dire qu’on va arrêter de gérer le foyer pour une journée, ça paraît fou à plein de femmes mais ça leur parle… Et ça les fait parler !” Alors que deux salariées peignent la banderole pour la “casserolade” prévue dimanche matin place d’Armes à Namur, la pétillante responsable régionale de Vie Féminine, Laurence Lesire, jubile en triant les photos d’une action pour les publier sur la page Facebook de l’association. Pour promouvoir la grève, les femmes de Vie Féminine Namur parcourent la région depuis un mois.

La grève du 8 mars se prépare à Namur. Laurence Lesire, responsable régionale de Vie Féminine Namur, raconte l’animation du matin au marché de Couvin et montre les photos qu’elle a prises à sa collègue Manon Voyeux, responsable adjointe (4 mars 2020). © Sarah Benichou pour axelle magazine

Ce matin, c’est au marché de Couvin que Laurence a participé à une animation avec une dizaine de femmes autour d’une grande casserole fabriquée “pour jeter les inégalités”. Elle raconte : “Dès que leur compagnon s’éloignait un peu, agacé par notre présence, les femmes déroulaient tout ce qu’elles avaient sur le cœur. C’était triste et beau en même temps.” Rêveuse, Laurence évoque l’expérience espagnole : “Des millions de femmes en grève, c’est ce qu’on veut toutes ! Mais ça ne va pas arriver en un claquement de doigts. Il faut travailler les consciences.” De ce point de vue, la militante de longue date est enthousiaste : “L’appel à la grève féministe est un outil merveilleux : ça provoque des discussions inédites, ça permet de mettre des mots sur les choses, de sortir de l’ombre le poids des tâches domestiques et d’affirmer qu’on peut se rassembler, nous les femmes, dans l’action collective. Rien que ça, c’est déjà une victoire.” 

À Liège

Dans la cité ardente, c’est le “Cri des sorcières” qui résonnera dimanche à 13h sur la place de l’Yser avant le départ de la Cycloparade féministe. Ce cri, c’est : “Sorcières ! Filles de lumière ! Relevons-nous ! La puissance est en nous ! C’est ensemble que nous avançons ! C’est ensemble que nous résistons !” 

À la demande du Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE), Éléonore Dock, chorégraphe et formatrice pour l’association, a accepté de créer une chorégraphie chantée inspirée des hakas : “Nous ne sommes pas Maoris, nous n’allons donc pas reprendre les gestes, mais l’esprit du haka : affirmer son identité, précise la jeune femme. La figure de la sorcière revient sur le devant de la scène et elle me parle beaucoup. Je l’ai proposée, et ça a résonné chez les participantes aux ateliers.” Au-delà du message de fond, c’est tout le processus de création et d’apprentissage que veut souligner la chorégraphe : “Les paroles ont été rédigées dans le cadre d’ateliers d’écriture de femmes. C’était important que le texte et les gestes soient simples. C’est comme mettre en ligne un tuto : cela permet à toutes les femmes de s’approprier la performance pour la reprendre, ensemble, dimanche 8 mars.”

Espace public occupé : “On devient comme un seul corps”

“Dans l’espace public, les femmes ont peur”, rappelle Valentina en picorant ses frites sous les mêmes néons que ceux qui éclairaient les mangeuses de glace un peu plus tôt. Membre du collectif de femmes sud-américaines exilées Sororidad sin fronteras, la jeune femme organise les répétitions de la chorégraphie “Un violeur sur ton chemin” depuis le début du mois de février à Bruxelles : “En occupant la rue ensemble, on devient comme un seul corps et on n’a plus peur. On ne fait qu’une, même si on ne se connaît pas : quand on réalise la chorégraphie pour soutenir les filles agressées par Polanski, comme aujourd’hui à la gare, on crée ce grand corps nouveau, dehors. On sort de l’ombre, on prend la parole, mais collectivement. Ça donne de la force.”

Réalisation de la banderole de Vie Féminine Namur par Sophie Dubé et Manon Voyeux, 4 mars 2020. © Sarah Benichou pour axelle magazine

La place importante que prennent le corps et la voix dans la préparation de ces deux jours de mobilisations féministes saute aux yeux. Des “casserolades” prévues dimanche et lundi aux chants de luttes, en passant par les chorégraphies et une criée prévue à Liège en clôture de la Cycloparade, les femmes se préparent à occuper de l’espace visuel et sonore. Le contraste est criant avec la discrétion qu’on exige d’elles toute l’année.

Auto-organisation et créativité

Plus que deux journées de mobilisation, la grève féministe ressemble à une mise en mouvement collective des femmes, à différents rythmes mais sur tous les fronts. Violences économiques, domestiques, politiques et institutionnelles : ce sont tous les rouages de la mécanique sexiste qui sont rendus visibles et dénoncés dans la préparation de la grève. Celle-ci semble avoir soulevé le couvercle d’une grosse marmite bouillonnante de colères et de questions.

Sur le web, dans les maisons de quartier ou sur les marchés, par des mots, des chants ou des gestes, la mobilisation pour ces 8 et 9 mars s’appuie sur une palette d’outils très divers : elle fait le pari de l’auto-organisation comme de la créativité. Selon Mona Malak, masterante en science du travail à l’ULB et membre du Collecti.e.f 8 maars de Bruxelles, le mouvement de la grève est “d’autant plus fort qu’il s’appuie sur un mouvement international et qu’il n’y a aucun copyright sur la grève. Les femmes peuvent y participer de mille façons : mettre un tablier à leur fenêtre, sortir avec leurs voisines et leurs casseroles pour faire du bruit à 11h, ne pas faire la cuisine, organiser un piquet pendant une heure avec leurs collègues de travail, organiser une discussion sur le temps de table au travail, écrire un statut sur les réseaux sociaux… Tout est possible.”

Le message est passé. Depuis le début du mois de février, les débats, les répétitions de danse et les actions se multiplient. Des ateliers de sérigraphie, de création de slogans ou de chants ont fleuri un peu partout en Wallonie comme en Flandre. À Gand, des statues ont été parées de foulards mauves lundi 2 mars. À Liège, des afroféministes ont organisé le 8 février une journée d’ateliers pour questionner la colonialité et la blanchité dans le mouvement féministe. À Bruxelles, la Ligue des travailleuses domestiques prépare sa présence depuis plusieurs semaines dans le cortège bruxellois pour réaffirmer “Vos toilettes propres, nos propres papiers”. Lundi 9 mars, un bus de femmes sillonnera Bruxelles pour faire le tour des piquets.

Certaines pestent même de ne pas pouvoir faire grève officiellement : “Malgré le préavis déposé par la FGTB, la CGSP-ALR n’a, elle, pas déposé de préavis, rendant la grève formellement difficile à suivre par les personnels de l’hôpital, explique une médecin du CHU Saint-Pierre (Bruxelles) impliquée dans le mouvement Santé en lutte. Mais nous serons présentes dans la manifestation dimanche et nous organisons une assemblée au sujet de la santé place Albertine le matin. Et lundi, nous porterons des foulards mauves, nous ferons du bruit sur l’heure de table et nous ferons des photos pour montrer notre solidarité dans la grève”, renchérit-elle. Cette grève n’est, décidément, vraiment pas “classique”.

En plus des revendications fortes des unes et des autres, c’est également la barrière entre les sphères publique et privée qui est ébranlée par ce mouvement. Interrogée sur la motivation du piquet des avocates bruxelloises, Leïla Lahssaini, membre de l’asbl Fem&Law, explique : “En tant qu’avocates, nous sommes confrontées à l’institution judiciaire et à sa manière sexiste de traiter des violences envers les femmes. Aussi, on est obligées de regarder la réalité en face : nous n’avons ni les mêmes carrières, ni les mêmes revenus que nos confrères. Enfin, parce que les femmes sont également nos clientes, nous observons les limites dans le droit pour les femmes, par exemple dans le droit de la famille.”

“Je suis mon seul maître, pas un objet ni un butin. Ensemble, on est plus fortes !” Voilà une des phrases, issue des ateliers d’Éléonore, qui sera criée à Liège à la fin de la Cycloparade dimanche. Soulevé, le couvercle de la marmite va-t-il se refermer de sitôt ?