Afrique du Sud : les combats d’Anna-Marie De Vos, magistrate militante

Par N°200 / p. 28-29 • Juin 2017

Avocate, première maman lesbienne de son pays à avoir adopté deux enfants, ancienne juge à la Cour suprême dans la province du Transvaal, Anna-Marie De Vos trace un avenir optimiste pour la défense des droits des femmes. axelle l’a rencontrée dans sa ferme de Plettenberg Bay, au sud du pays.

Anna-Marie De Vos dans sa ferme de Plettenberg Bay. © Lise Ménalque

«  Ne fais pas attention aux chiens ! Si tu es sympa avec nous, ils n’attaqueront pas. » Autour de la grande bâtisse en pleine campagne, les aboiements des cinq énormes bêtes résonnent à des kilomètres. Anna-Marie De Vos et sa femme, l’artiste Suzanne du Toit, m’accueillent avec du café et un bouillon de légumes fumant. C’est le premier week-end complet que l’avocate passe chez elle depuis plusieurs mois. « J’ai encore plus de travail que lorsque j’étais juge à la Cour suprême », dit-elle, amusée.

« Il n’y avait aucune loi pour défendre les gens »

Cette femme de 56 ans mène sa vie en suivant ses convictions. « C’est mon père qui m’a donné la passion de la loi. Il était avocat, lui aussi », explique-t-elle. Après des études de droit à Pretoria, Anna-Marie De Vos devient avocate en 1985, en plein pic de l’apartheid – une politique raciste visant à hiérarchiser et séparer les personnes noires des personnes blanches, et qui a prévalu en Afrique du Sud de 1948 à 1994. « C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser aux droits humains, parce qu’à cette période, il n’y avait aucune loi pour défendre les gens », se souvient-elle. Cette admiratrice de Nelson Mandela est alors membre du parti politique de l’ancien leader, le Congrès national africain. Pour elle, la fin de l’apartheid est comme un nouveau souffle, grâce à une Constitution favorable au changement. « Avant 1994, une femme venait me voir déclarant que son mari abusait d’elle sexuellement : c’était compliqué de faire quelque chose, il n’y avait aucune loi pour interdire ces abus. Après 1994, je pouvais lui dire que c’était injuste et que ça allait à l’encontre de l’esprit de la nouvelle Constitution. Le Parlement pouvait alors créer une loi pour protéger les femmes des violences sexuelles. »

« Elles vivaient encore comme avant l’apartheid »

En Afrique du Sud, les lois pour protéger les femmes sont parmi les plus progressistes au monde, mais les violences sexuelles sont terriblement fréquentes. D’après les chiffres de 2015 d’un rapport des Nations Unies, le pays a le plus fort taux de viols en Afrique derrière la République démocratique du Congo. La loi ne suffit donc pas pour protéger les femmes. Pour Anna-Marie De Vos, ce qui manque pour combattre ce fléau, c’est l’éducation et la connaissance des lois chez les femmes. « Je suis devenue juge à la Cour suprême en 2001, mais j’ai démissionné après quelques années, car j’étais détachée de la réalité. Avec Suzanne et les enfants, nous avons déménagé dans cette ferme. Nous avons alors employé des femmes pour nous aider. En discutant avec elles, j’ai compris qu’elles vivaient encore comme avant 1994. »

La ferme d’Anna-Marie De Vos, à Plettenberg Bay. © Lise Ménalque

Anna-Marie De Vos fonde alors un centre d’aide juridique pour les femmes dans la ville de Knysna, près de Plettenberg Bay. En plus de sa ferme et de son travail d’avocate, elle donne des cours à des bénévoles mixtes afin qu’elles/ils informent les femmes des townships – quartiers sous-équipés réservés aux non-blanc·hes sous l’apartheid et toujours appelés ainsi – que la loi permet de les protéger.

Vers l’adoption aux couples de même sexe

Sur les étagères trônent quelques photos des deux enfants adopté·es d’Anna-Marie et Suzanne : Nuschka, l’aînée, âgée de 27 ans, et Reid, 24 ans. « Nuschka travaille dans le vin près de Cape Town. Elle adore son métier. Mais pour Reid, c’est plus compliqué. Pour l’instant, il est serveur, et ne sait pas ce qu’il veut faire de sa vie », confie l’avocate.

Anna-Marie De Vos et sa famille : Suzanne (au centre), entourée de Nuschka et de Reid. © Anna-Marie De Vos

Dans sa vie privée comme dans son travail, la Constitution est son fondement : interdiction de discriminer une personne en fonction de son orientation sexuelle. Mais pour adopter des enfants, ce fut plus compliqué. « Quand Suzanne et moi avons décidé de franchir le pas en 1994, nous ne pouvions le faire que sous mon nom. Seule une personne célibataire ou un couple marié pouvait adopter, et le mariage gay n’était pas encore légal [il a été légalisé en 2006, ndlr]. On s’est présentées à l’agence d’adoption en tant que couple, on ne voulait pas se cacher. La première agence a refusé. La deuxième agence a accepté, et nous sommes devenues les premières femmes lesbiennes à adopter un frère et une sœur, une sorte d’expérimentation en Afrique du Sud. »

Bande-annonce – en anglais – du documentaire Two Moms (Underdog Productions). Ce film suit le quotidien d’Anna-Marie De Vos et de sa compagne Suzanne Du Toit et relate leur lutte historique pour adopter légalement des enfants.

Les deux femmes vont plus loin. Grâce à sa fonction de juge, en 2001, Anna-Marie défie la loi pour que Suzanne puisse, elle aussi, adopter légalement Nuschka et Reid. La magistrate redoute que les enfants ne soient placé·es dans une famille d’accueil si un jour, il lui arrive quelque chose. Le couple sort gagnant de ce bras de fer, malgré les menaces et les critiques. « En tant que juge ouvertement lesbienne, j’étais une figure publique. C’était mon devoir de parler au nom de celles et ceux qui avaient moins de voix pour dire “It’s ok to be gay !” » Grâce à elles, depuis 2002, un couple de personnes de même sexe peut donc adopter des enfants en Afrique du Sud.

En tant que juge ouvertement lesbienne, j’étais une figure publique.

Féministe convaincue, Anna-Marie puise sa force au sein de sa famille, mais aussi dans la terre de son jardin. Avec Suzanne, elle souhaite désormais se lancer dans la production de bières biologiques. Une corde de plus à l’arc particulier de cette avocate remarquable.