Androcur : la santé des femmes en danger ?

Par N°242 / p. 20-23 • Octobre 2021

L’Androcur est un médicament initialement destiné au traitement du cancer de la prostate mais il est majoritairement prescrit contre l’hirsutisme (développement excessif du système pileux) et les problèmes de peau chez les femmes. Il a fait scandale en France après qu’un lien a été révélé entre la prise de ce progestatif et le développement de méningiomes (tumeurs cérébrales la plupart du temps bénignes) chez les patientes. Depuis, les lignes ont bougé. Moins médiatisé en Belgique, l’Androcur fait aussi des victimes dans notre pays. Plus globalement, c’est la question des traitements et du parcours de soin réservés aux femmes que soulève ce scandale sanitaire.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Elle n’avait jamais témoigné jusqu’à présent, parce que personne ne lui avait jamais demandé. En France, le scandale de l’Androcur a fait la une des journaux. Une association pour écouter et informer les victimes a été créée, et le laboratoire Bayer est visé par trois plaintes. En Belgique, c’est “silence radio”. “Ici, on ouvre son parapluie”, déplore, amère, notre interlocutrice.

Françoise a pris de l’Androcur pendant près de dix ans pour lutter contre des règles trop abondantes, une “peau huileuse”, la perte de cheveux et de l’acné dont elle pensait, à 40 ans passés, être définitivement débarrassée. L’Androcur (acétate de cyprotérone, c’est d’ailleurs aussi le composant de la pilule Diane 35, antiacnéique prescrit en tant que contraceptif décrié en raison de ses risques thromboemboliques) est un progestatif des laboratoires Bayer. Il a initialement été mis sur le marché pour le traitement palliatif du cancer de la prostate chez l’homme, ainsi que pour traiter par castration chimique les paraphilies (comportements sexuels dits “déviants”). Mais il est prescrit en majorité chez des femmes dans le traitement de l’hirsutisme sévère. Le médicament leur est aussi prescrit dans le traitement de l’endométriose, mais aussi de l’acné ou d’une pilosité abondante.

Ma gynéco m’a prévenue que ça n’était pas vraiment prescrit pour ça, mais que ça me permettrait de régler mes problèmes.

Françoise en a pris 12,5 mg chaque jour, “en dessous des doses françaises qui peuvent monter jusqu’à 50 mg en discontinu [du 21e au 28e jour du cycle : pas de traitement, ndlr]”, pendant presque dix ans. “Ma gynéco m’a prévenue que ça n’était pas vraiment prescrit pour ça, mais que ça me permettrait de régler mes problèmes.”

En effet, l’Androcur se révèle très vite être “un miracle”. “Je disais à mes collègues d’en prendre”, se souvient Françoise. Elle le conseille même à sa fille, qui souffre aussi d’acné kystique et de règles hémorragiques. Là encore, médecin généraliste et gynécologue lui confirment : “L’Androcur, c’est l’idéal”. Sans jamais évoquer d’effets secondaires potentiels.

Un long mystère

L’acné disparaît. Mais d’autres soucis de santé surgissent peu à peu, puis de plus en plus nombreux et de plus en plus forts : migraines, problèmes de vue, yeux enflammés, vertiges, énorme fatigue. Françoise enchaîne alors les tests de sommeil, les prises de sang, change de verres tous les ans… On lui parle de “burn out”, de “dépression”. “J’ai connu un épisode dépressif auparavant : là, je savais que je n’étais pas en dépression…”

Jusqu’à ce jour de 2019 où sa fille lui lâche : “L’Androcur, c’est une saloperie”, articles à l’appui. “Ça n’était pas du “Doctissimo”, elle était tombée sur des documents de l’agence française du médicament”, précise Françoise, qui va alors voir son médecin, lui parle des articles. On lui prescrit une IRM. Résultat : un méningiome (une tumeur du cerveau, la plupart du temps non cancéreuse) de 4 cm sur 4 a envahi ses bulbes olfactifs et comprime les nerfs optiques. “Si je ne vous opère pas, dans six mois vous perdrez la vue”, prévient son médecin. Ce jour-là, il reconnaît pour la première fois le lien entre le méningiome et l’Androcur.

Un scandale sanitaire ?

En France, l’affaire de l’Androcur éclate en 2018. “Sommes-nous à l’aube d’un nouveau scandale sanitaire ?”, titre Libération en septembre. Le quotidien rapporte la parution d’une “étude alarmante” menée par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et l’Assurance maladie. Les conclusions inquiètent : l’Androcur augmente le risque de méningiomes chez les femmes. Ce risque peut être multiplié par 3, par 7 ou même par 20 selon le dosage et le temps de traitement. Le progestatif vient se fixer sur des récepteurs qui font gonfler le méningiome. Ce qui explique que, dans une grande majorité des cas, l’arrêt du médicament peut faire cesser le développement du méningiome.

Le neurochirurgien français Sébastien Froelich a établi dès 2008 un lien entre l’Androcur et les méningiomes, chez des patientes (femmes cisgenre et femmes transgenre) qui suivaient un traitement généralement depuis cinq ans et plus. Trois ans plus tard, Bayer change sa notice et y indique un risque de tumeurs “en cas d’utilisation prolongée (plusieurs années) d’Androcur à des doses de 25 mg et plus”.

En 2019, près de 100.000 femmes sous Androcur sont prévenues par l’Agence du médicament et l’Assurance maladie et invitées à consulter leur médecin afin, éventuellement, de réaliser une imagerie cérébrale. La même année, l’association Amavea voit le jour. Son but est de soutenir chaque victime potentielle ou avérée souffrant de méningiome. L’association veut également informer des effets secondaires de l’Androcur, mais aussi des progestatifs de synthèse et des œstrogènes de synthèse tels que l’acétate de chlormadinone (Lutéran) et l’acétate de nomégestrol (Lutényl).

Aujourd’hui, en France, les choses ont bougé. L’Androcur est prescrit sous conditions strictes : obligation d’information et consentement éclairé de la patiente, IRM régulières (une imagerie cérébrale par IRM doit être réalisée en début de traitement pour tous·tes les patient·es. En cas de poursuite du traitement, l’IRM sera renouvelée après 5 ans de traitement, puis tous les 2 ans si l’IRM à 5 ans est normale).

“C’est une demi-victoire puisque les prescriptions hors AMM [autorisation de mise sur le marché délivrée pour des pathologies précises suite à une évaluation globale de la balance bénéfices/risques et des effets indésirables, ndlr] ne sont pas inscrites sur les attestations d’information obligatoire. Et le médicament continue d’être prescrit pour des pathologies hors AMM”, s’inquiète Emmanuelle Huet-Mignaton, présidente d’Amavea, elle-même victime de ce médicament qu’on lui a administré pour “soigner” son endométriose.

Faibles échos belges

En Belgique, peu d’articles s’en sont fait l’écho. Un article de la RTBF, toutefois, titrait en 2019 : “Le médicament Androcur entraînerait des risques de tumeurs… seulement en France ?” Dans l’article, notre Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) se veut rassurante : “Pour l’instant, on ne dispose pas, en Belgique, de données justifiant une action contre le traitement par Androcur. Un cancer n’est pas automatiquement la conséquence d’un traitement médicamenteux.”

Depuis, le Comité pour l’évaluation des risques en matière de pharmacovigilance (PRAC) de l’Agence européenne des médicaments a recommandé des restrictions d’utilisation de la cyprotérone en raison du risque de méningiome, “un risque rare – il peut affecter entre une et dix personnes sur 10.000, selon la dose et la durée du traitement – qui augmente avec l’augmentation des doses cumulées”, précise le document. “Ces recommandations sont d’application en Belgique”, nous communique l’AFMPS.

Le PRAC recommande que “les médicaments contenant des doses quotidiennes de 10 mg ou plus de cyprotérone soient utilisés pour les affections androgéno-dépendantes comme l’hirsutisme (croissance excessive des cheveux), l’alopécie (chute des cheveux), l’acné et la séborrhée (peau excessivement grasse) uniquement en cas d’échec avec toutes les autres options de traitement à doses plus faibles.” En outre, même à faibles doses, “ces médicaments ne doivent pas être utilisés chez les personnes qui ont ou ont eu un méningiome”. Et d’inviter également “les professionnels de santé à surveiller les patients pour détecter les signes et symptômes cliniques du méningiome conformément à la pratique clinique.” Ainsi, contrairement à la France, chez nous, les IRM ne sont pas obligatoires.

Pour ce qui est des chiffres, l’Agence fédérale nous rapporte avoir reçu au cours des cinq dernières années “18 notifications d’effets indésirables en Belgique où l’acétate de cyprotérone a été désigné comme suspect (9 concernaient le médicament Androcur, le nom du médicament n’est pas connu pour les autres).”

Bénéfices-risques

Du côté des médecins, c’est l’argument “bénéfices-risques” qui est avancé quand on leur parle de ce médicament. “Oui, il y a des risques, explique Géraldine Brichant, gynécologue au CHR Liège, mais heureusement, toutes les patientes ne développeront pas de méningiomes. Quand je donne de l’Androcur, c’est à faible dose, généralement 5 mg. En Belgique, nos dosages sont bien plus faibles que ce que les médecins français ont à disposition. On a vu en France que les cas de méningiome étaient liés à une utilisation à long terme et à des dosages importants. Cela doit passer par de la discussion et ça vaut pour tout traitement”, précise la gynécologue qui constate que, parfois, des patientes n’osent pas poser de questions à leur généraliste sur des sujets encore “entourés de tabous”.

Informer, les professionnel·les de la santé ne le font pas systématiquement. Comme nous l’écrivions déjà pour d’autres enjeux de santé – le stérilet Mirena par exemple (relire ici notre article à ce sujet) ou les maladies cardiovasculaires –, les femmes sont non seulement peu informées des effets secondaires et, quand elles en rapportent à leur médecin, elles s’entendent souvent dire que c’est dans leur tête…

Pourtant, Françoise, comme la plupart des femmes concernées qui témoignent sur le site d’Amavea et dans la presse française, confie : “On aurait fait d’autres choix si on avait été informées.” C’est pour cette raison que l’association Amavea a sorti un prospectus pour informer les femmes autour du lien entre acétate de cyprotérone et méningiomes, mais aussi autour des autres progestatifs (voir ci-dessous).

D’autres choix, y en a-t-il vraiment ? “Il y a un tas de progestatifs différents, mais quand on regarde la littérature, ils sont tous concernés par le risque de méningiomes”, répond Géraldine Brichant. “On essaye alors d’adapter les indications thérapeutiques et de prescrire celui qui présente le moins de risques pour la patiente.”

“Hormones à la pelle”

Chercher et surveiller les patients et patientes, ça a du sens. Arrêter de prescrire, c’est aussi de la maltraitance.

“Je prescris des hormones à la pelle”, prévient d’emblée Jean Vandromme, gynécologue au CHU Saint-Pierre, spécialisé dans la ménopause et dans les transitions. “Dans la grande majorité des cas, on parle de patients et patientes présentant de gros, gros problèmes, à qui on prescrit de l’Androcur. Et il n’y a pas d’alternatives, alors on fait quoi ? Chercher et surveiller les patients et patientes, ça a du sens. Arrêter de prescrire, c’est aussi de la maltraitance”, souligne le spécialiste.

Il est très remonté contre la médiatisation à outrance de l’affaire en France et la chute drastique des prescriptions qui s’en est suivie. “C’est la même chose qui s’est passé avec les pilules. Résultat, c’est la guerre aux hormones. On prône le “tout naturel”. Or, il y a des femmes qui peuvent s’en passer, et d’autres qui ne sont vraiment pas bien sans”, poursuit Jean Vandromme.

Femmes mal traitées

“Les problèmes auxquels répond l’Androcur peuvent créer un handicap social, on ne remet pas en cause ce traitement. Mais l’Androcur a au départ été créé pour les hommes, contre le cancer de la prostate. Et ça, ça pose des questions…”, éclaire pour nous Delphine Bauer. Avec Ariane Puccini, les deux journalistes ont écrit l’ouvrage Mauvais traitements. Pourquoi les femmes sont mal soignées, qui revient sur plusieurs scandales sanitaires en France ayant en commun de concerner en grande majorité des médicaments prescrits aux femmes.

“L’Androcur est l’arbre qui cache une énorme forêt. Les médicaments, malgré leur apparente neutralité, sont des objets sociaux traversés par les biais de genre, de leur conception à leur marketing, de leur diffusion à leur prescription”, constatent les autrices. Avec pour conséquence que les femmes comptent en majorité parmi les victimes des effets secondaires.

L’Androcur est l’arbre qui cache une énorme forêt.

Manque de recherches, d’études et de financements pour des médicaments jugés “non rentables”, femmes sous-représentées dans les essais cliniques (même les rats de laboratoire sont majoritairement des mâles !), défauts d’information, non-écoute des patientes… Les causes des inégalités de santé sont nombreuses. Autant d’éléments qui nous montrent aussi que la fameuse balance bénéfices-risques n’est ni neutre ni immuable.

L’enquête de Delphine Bauer et Ariane Puccini met aussi en lumière les injonctions sociales qui pèsent sur les femmes et qui favorisent la prescription de certains médicaments. L’Androcur pour l’acné, le Mediator pour maigrir, mais aussi la contraception, reposant encore principalement sur les épaules des femmes qui sont donc seules à porter le “risque”…

“On remarque qu’il y a une pression sociale pour rentrer dans les canons qui fait que des femmes prennent ces médicaments. Et quand ça se passe mal pour elles, on leur dit que c’est un peu futile d’avoir risqué leur vie pour des problèmes de poids, de poils, etc. C’est le blâme de la victime”, observe Ariane Puccini.

Vivre avec sa vulnérabilité

Une opération plus tard – et une convalescence bien plus longue que prévu –, Françoise souffre aujourd’hui d’une grande fatigue liée aux dégâts faits par la tumeur sur la vision, l’équilibre, la mémoire et la concentration. Elle doit désormais vivre avec sa vulnérabilité, accepter les renoncements, se confronter à celles et ceux qui ne la comprennent pas, endosser les “tu n’es plus capable” et les sous-entendus ressentis comme “tu es fainéante”, les “c’est une tumeur bénigne”, “car ce qui est bénin scientifiquement – c’est-à-dire non cancéreux – ne veut pas dire sans séquelles lourdes sur la santé”, rappelle-t-elle.

Elle a trouvé sur le site d’Amavea des informations, mais aussi du soutien et une nécessaire solidarité. “J’aurais voulu lancer une association comme ça en Belgique, mais je n’ai pas l’énergie.” Françoise n’en veut pas aux médecins. “Ce ne sont pas des dieux, ils ne peuvent pas tout maîtriser.” Mais elle rage de voir l’Androcur encore prescrit “à tort et à travers”. Le coupable selon elle, c’est Bayer : “Oui, ils parlent du méningiome sur la notice, mais ils minimisent.”

Note d’espoir : Delphine Bauer et Ariane Puccini constatent que “de plus en plus de femmes sont désormais enrôlées dans les essais cliniques, même si l’on note encore des disparités selon les maladies, des choses bougent aussi du côté des femmes chercheuses et des médecins.” Leur ouvrage, s’il ne fait pas trembler les firmes pharmaceutiques, donne, en informant, des armes aux (futures) victimes.

Pour aller plus loin
  • Delphine Bauer et Ariane Puccini, Mauvais traitements. Pourquoi les femmes sont mal soignées, Seuil 2020.
  • Le livret Informations sur les méningiomes” est disponible sur le site de l’association française Amavea : https://amavea.org