Qu’est-ce qui t’a amenée à t’intéresser cette fois à “l’autre moitié du ciel”, à savoir les hommes, et plus précisément les hommes entre eux ?
“Je n’ai pas particulièrement eu envie d’écrire sur eux ! Les hommes ou la masculinité ne m’intéressent pas vraiment. Ce qui retenait mon attention, c’est la figure que j’avais l’impression de repérer : des hommes ensemble, en rond, qui se regardent et s’échangent quelque chose. Cette figure m’est apparue comme opposée à celle des “filles en série” qui font la file les unes derrière les autres, ou sont en ligne les unes à côté des autres, mais qui, dans tous les cas, ne se regardent pas. Elles sont là pour être regardées, elles sont ornementales. C’est ce contraste qui m’a fait écrire. J’ai pensé qu’il me fallait aller au bout du geste et dénoncer le système au complet !
Ce n’est donc pas la psychologie masculine qui m’a intéressée, ni même la masculinité toxique, mais le théâtre des hommes ensemble, comme s’il s’agissait de marionnettes, de coquilles vides en quelque sorte, dont les mouvements sont orchestrés au nom d’un pouvoir qu’ils gardent pour eux. Il s’agit donc d’hommes blancs, hétérosexuels, cisgenres, en bonne santé, riches… Cette figure normative idéale par rapport à laquelle les “vrais” hommes dévient ou à laquelle ils ne correspondent pas tout à fait, mais en laquelle on continue à croire.”
Que peuvent faire les femmes face à ces boys clubs, si elles ne veulent pas se contenter du rôle de la Schtroumpfette ?
“Je ne pense pas qu’il y ait de solutions très claires. Mais peut-être qu’il s’agit d’essayer de sortir les hommes de nos têtes, de cesser de vouloir exister dans leurs yeux à eux, et pour eux. Parce que ce désir-là fait qu’on accepte les règles de leur jeu. Si on se tournait les unes vers les autres plutôt que de les regarder eux, peut-être qu’on arriverait à réinventer les choses. Je suis certaine que les jeux qu’on a à proposer sont plus intéressants ! On pourrait travailler à faire un monde meilleur, même si cette expression est “romantico-nulle” : un monde plus égalitaire, où le pouvoir socioéconomique, politique, sexuel… n’appartient pas à une poignée de personnes qui sont toutes les mêmes.”
Comment ce livre a-t-il été reçu au Québec ? En particulier chez les “boys” ?
“J’ai reçu mon lot de messages haineux à la sortie du livre, prise comme cible d’un certain journal qui a envenimé les choses, mais j’ai aussi reçu de nombreux messages en appui, et des remerciements : on me remerciait de nommer cette structure, de dénoncer ce mode de fonctionnement. Et parmi tous ces messages, plusieurs venaient d’hommes, et des hommes visés par mon livre – blancs, cinquantenaires, hétérosexuels, etc. Je me dis que c’est bon signe. Je veux croire que ces hommes sont capables de se dégager de cette structure – dans certains cas, ils en ont eux-mêmes fait les frais –, et de rêver quelque chose d’autre.”
Dans un tout autre genre, tu publies Je n’en ai jamais parlé à personne. À partir des témoignages que des femmes t’ont fait parvenir, pourquoi cette construction si particulière, comme un chœur de femmes qui se répondent ?
“J’ai reçu environ une centaine de témoignages, de différentes longueurs. Je ne voulais pas qu’ils existent de manière séparée les uns des autres. Je voulais qu’on entende quelque chose comme une seule voix, la voix d’une seule femme. La majorité des femmes de mon entourage ont vécu un épisode de violence sexuelle. C’était ma manière de dire qu’il faut cesser de penser que cette expérience est exceptionnelle, qu’elle est singulière. On parle de culture du viol depuis quelques années : ce livre veut faire voir et faire entendre cette culture.
Le livre se déploie comme “l’histoire d’une vie” de femme. On traverse les âges, les lieux, les différentes violences. Et même si on comprend qu’elles sont nombreuses à prendre la parole, ça se lit comme une seule voix. Ainsi, nous sommes toutes ensemble, et les lectrices et lecteurs sont appelé·es d’une part à se reconnaître, d’autre part à porter cette voix aussi.”
Le boys club
De l’État à l’entreprise, de l’Église aux terroristes, des chasseurs aux “ligues du lol”… sans oublier “Monsieur Tout le monde”, Martine Delvaux décortique tous ces lieux où les hommes se retrouvent entre eux. Elle a principalement choisi le prisme de l’image (cinéma, séries…), expliquant qu’elle voulait “prendre comme terrain, comme laboratoire, des éléments qui constituent une culture majoritaire, populaire, “de masse”. “ En proposant aussi des pistes pour sortir de ce dispositif étouffant.
Je n’en ai jamais parlé à personne
À partir d’une centaine de témoignages qu’elle a recueillis dans le sillage du mouvement #MeToo (#MoiAussi en québécois), Martine Delvaux a construit une œuvre collective, à lire d’une traite. Des fragments, une scène, une phrase, quelques mots, toutes ces paroles ajoutées les unes aux autres donnent un écho saisissant de ce qu’est le “continuum des violences”. Et comment on en sort, ou pas, car “on n’est pas toutes faites fortes quand il fait si froid dehors”. Dans leur simplicité, les derniers mots sont bouleversants : “Mais je n’en suis pas morte.”