« Écoute, j’ai senti quelque chose, m’a prévenue mon compagnon. » Brigitte Wézel, 48 ans, retrace : « En plein Covid, j’ai pu avoir un examen, alors qu’ils avaient été supprimés. Ça a été pris à temps, mais c’était un cancer assez agressif. Une petite chose de 16 millimètres… » Valérie Renard découvre à 53 ans qu’elle a un cancer : « C’était les vacances, mais on m’a fait une ponction assez vite. Les médecins ont découvert deux tumeurs dans le sein droit. » L’annonce, c’est une perte de repères. L’incrédulité, le déni. Ou le sentiment d’injustice et la colère. « J’ai ressenti beaucoup de rage, dit Valérie. Pourquoi encore ça ? Parce que j’ai une vie qui est quand même déjà marquée par pas mal de souffrances. »
J’ai ressenti beaucoup de rage. Pourquoi encore ça ? Parce que j’ai une vie qui est quand même déjà marquée par pas mal de souffrances.
Le diagnostic, c’est aussi l’entrée dans un autre monde au langage étrange® ; tumorectomie, radiothérapie, technique lambeau DIEP… « Ce qui m’a tout de suite touchée dans cette traversée, c’est le choix des mots, formule Brigitte. J’ai été envahie par différents termes du protocole que je ne comprenais pas. C’est tout un abécédaire, la « planète cancer » [titre du livre qu’elle écrira en 2023, ndlr], important à connaître pour reprendre sa place dans la relation soignant-soigné. On peut vite avoir l’impression de ne pas être légitime, aussi en tant que femme, face au sachant, au soignant. » Jeune quadragénaire, Juliette Berguet est diagnostiquée dans un hôpital flamand. Elle décide d’en changer : « Il faut que toi ou ton entourage, vous puissiez comprendre les gens qui te parlent et qui vont t’emmener tout ce chemin. » Comprendre, alors que le temps s’accélère. « Une des premières choses, ça a été de dire : « Écoutez, j’ai besoin de temps, de poser des questions », se souvient Brigitte, et de pouvoir formuler des besoins dans le cadre de cette alliance thérapeutique. »
Positions stratégiques
Comme souvent pour parler maladie, le champ lexical du combat est convoqué. Chez Juliette, il exacerbe l’organisation du soutien : « J’ai mis en place une armée autour de ma fille. Je n’avais pas envie d’aller à la guerre seule. » Brigitte s’interroge quant à elle sur « tout ce que notre société nous renvoie de « fight » [combat, en français, ndlr]. Il faut vaincre la maladie, l’ennemie. J’ai vraiment eu envie de me dégager de cette lutte. » La créativité est venue à sa rescousse pour adoucir la façon de communiquer. Avec son fils, elle invente : « tu-vis » remplace « tumeur/tu-meurs », « élixirothérapie » se substitue à chimiothérapie, lésion à cancer. Elle confie que l’expression « ton » cancer ne lui parle pas.
La maladie, personne n’en parle. C’est comme si c’était une honte, le cancer – ou le sida, d’ailleurs… Personne n’a pu m’initier, me dire : « Je suis passée par là ».
Alors que le rythme du traitement évince celui du quotidien, une sorte de dialogue s’entame avec la maladie. « Qu’est-ce qu’elle peut me dire ?, se demande Brigitte. « Et si tu prenais le temps de te poser, soin de toi et de tout ce qui te traverse ? » Là, c’était vraiment une rupture, parce que les femmes prennent beaucoup soin des autres, constate-t-elle. Et sur quoi je peux agir ? C’était vraiment ma question – ça l’est encore. » Pour sa part, Juliette déplore un manque de transmission, notamment dans sa communauté, africaine. « La maladie, personne n’en parle. C’est comme si c’était une honte, le cancer – ou le sida, d’ailleurs… Personne n’a pu m’initier, me dire : « Je suis passée par là ». » Valérie estime que « c’est encore un sujet très tabou. Je vois encore beaucoup de femmes qui n’osent pas en parler ». Honte, peur, ou pudeur.
En terres incertaines
Le rapport au corps estimé défaillant, amoindri, en tous les cas vulnérable, renvoie à notre finitude. Difficile de s’y confronter. Et compliqué, voire impossible, pour certain·es proches ou connaissances. « Le cancer fait peur, il nous renvoie à notre propre mort, convient Brigitte. Pas mal de gens ont disparu de mon entourage. » Des ruptures comme des effilochements. D’autres seront plus franches, Juliette en témoigne : « Une de mes amies me dit, alors que j’étais sous perfusion pendant une chimio : « Tu sais les saloperies qu’on t’injecte dans le corps ? » Que faire de cette information à ce moment-là ? J’ai coupé les ponts. »
Le cancer fait peur, il nous renvoie à notre propre mort. Pas mal de gens ont disparu de mon entourage.
Lors d’un exercice avec un groupe de femmes qui avaient traversé le cancer où il fallait inscrire dans deux colonnes ce que la maladie avait pris/appris, Brigitte constatait la perte, pour les survivantes, « de l’insouciance et d’une certaine légèreté, pour autant que la légèreté ait été là avant, mais la seconde colonne était toujours plus longue ! » Elle poursuit : « La traversée des traitements bouleverse toutes nos couches, qu’elles soient physiques, émotionnelles, mentales, même énergétiques. C’est une totale réorganisation de notre vie. » Ces reconfigurations peuvent s’avérer positives. « Le cancer m’a permis de dire : « J’arrête tout, relate Valérie, et je change d’activité » ». Notamment à Marche-en-Famenne, elle donne désormais des ateliers d’écriture et accompagne des gens qui ont besoin de mettre leur histoire en mots.
Atteintes à la féminité
La maladie traverse le corps, à différents niveaux. Lors de la chute des cheveux, s’il y a chimiothérapie, « on te parle tout de suite de rester belle, attractive », regrette Brigitte. La perte d’un sein, ou des deux, reste une violence, aussi symbolique, parce qu’elle touche à la représentation (maternité ou objet érotique) de la féminité. Mais, médicalement, pas le temps de s’interroger. « Au moment de l’opération, on ne te donne pas le choix : on enlève, puis on reconstruit, souvent pendant la même opération. Et on ne te dit pas que ce n’est pas définitif, énonce Juliette, dont le corps a rejeté la prothèse. Il faut refaire une opération environ tous les dix ans. »
On te parle tout de suite de rester belle, attractive.
Pas d’informations sur les conséquences, a fortiori à long terme, ni sur les alternatives. « Il faudrait avoir le choix », estime Valérie qui a refusé la reconstruction esthétique. « C’était un choix « facile » ; j’avais 53 ans et un passé médical, je ne voulais pas d’intervention supplémentaire. Et je suis toujours une femme, même avec un seul sein. Pour mon mari, ça a été difficile à accepter au début, mais il a respecté. » La reconstruction se fait pour elle au travers d’un tatouage : un motif reprenant des éléments qui font sens dans sa trajectoire, un bateau, une plume… – son site s’appelle Bateau Plume. C’est grâce à l’association française Sœurs d’Encre qu’elle découvre le tatouage thérapeutique et reproduit la démarche en fondant Sein’biose ; en ce début octobre, sept femmes, seins reconstruits ou non, se font tatouer à Marche-en-Famenne. Le projet, gratuit, sera reconduit en 2026.
Un sujet encore plus tabou
La sexualité dans la maladie (et ses conséquences), qui en parle ? Marieke Colpaert est diagnostiquée il y a cinq ans. On lui retire les deux seins, elle passe par une reconstruction puis doit suivre un traitement. La chimiothérapie « change énormément de choses dans ton corps. Tu reçois beaucoup d’informations, concernant la nourriture, les vitamines, les médicaments. Mais d’autres pans ne sont pas abordés. » Les résidus d’agents toxiques utilisés pour combattre le cancer peuvent-ils se transmettre ? Par la salive, l’urine, le sang ? Marieke pose des questions. Elle a un enfant d’un an. Elle apprend que la salive est sans danger, mais peut-elle par exemple toujours faire l’amour avec son mari ? Pas sans précaution (après la chimio, pendant quelques jours, il est ainsi recommandé d’utiliser un préservatif et, pour le sexe oral, une digue dentaire). Quid des changements induits par la combinaison des effets de la ménopause et de ceux de la chimio ? « Quand est-ce que la lubrification revient, par exemple ? Qui ose poser ces questions ? » Après un passage dans une émission à la télévision flamande, suite aux multiples réactions, Marieke décide, en collaboration avec la sexologue Marlies Meersman, de rompre le silence et d’écrire un livre sur le cancer et la sexualité : Op de tast. Seksualiteit na kanker (« À tâtons. La sexualité après un cancer »), pas (encore) traduit en français.
L’après
Les suites se font sentir dans toutes les sphères de la vie, alors que s’exerce une pression pour un retour « à la normale ». « Il y a cette notion que tu dois être comme avant », observe Juliette, qui décrit aussi un sentiment d’abandon, d’un point de vue médical, après la phase d’urgence. « On se concentre pour nous sauver la vie, pour trouver des nouveaux médicaments. Mais il n’y a rien dans l’accompagnement, dans l’après. » Brigitte fait aujourd’hui partie de l’association Yoga in Healthcare qui implémente des cours de yoga en maison médicale, parce que « c’est une discipline relaxante qui peut agir sur ce qu’un patient ou une patiente vit quand elle a le cancer ». Désormais enseignante de yoga, coach et yoga thérapeute, elle évoque le stress, omniprésent, non comme cause directe du cancer, mais qui, chronique, affaiblit le système immunitaire. La prise en charge à plus long terme fait lentement son chemin, au travers des projets de maisons dites « d’accompagnement », une petite vingtaine en Belgique à ce jour. Elles accueillent patient·es et proches pour ce qui concerne les aspects psychologiques, physiques et sociaux liés au cancer, pendant, mais aussi après le traitement. Juliette constate que « toutes les femmes n’ont pas accès à ces soins. Surtout celles issues de la diversité, souvent freinées par un manque d’informations ou des horaires inadaptés. C’est l’une des raisons qui m’ont conduite à créer l’asbl Baob Brussels : accompagner, informer et soutenir. »
On se concentre pour nous sauver la vie, pour trouver des nouveaux médicaments. Mais il n’y a rien dans l’accompagnement, dans l’après.
Le retour à la vie professionnelle, enfin, reste une fameuse étape. La maladie n’est pas une parenthèse que l’on peut refermer. Le corps peut ne pas suivre. Souffrant d’arthrose, un handicap invisible, Juliette évoque des effets secondaires à durée indéterminée, négligés par le monde médical et pas ou peu pris en compte dans celui du travail.
Valérie évoque encore le regard sur la différence. « Il y a aussi quelque chose de cet ordre-là, avec le cancer du sein. On a tellement besoin de tolérance, en tout cas d’acceptation de la différence. » Une pensée en rupture, une de plus, intéressante à déployer.