“Cher connard” : nos retrouvailles avec Virginie Despentes

Par N°248 / p. Web • Septembre-octobre 2022

Faut-il encore présenter l’autrice française Virginie Despentes ? Les plus anciennes lectrices d’axelle se souviennent peut-être de ses précédentes interviews dans nos pages : autour de King Kong Théorie (hors-série 2007) ou à l’occasion de la sortie de l’adaptation cinématographique de son roman Bye Bye Blondie (n° 147). Il ne vous aura pas échappé qu’elle vient de sortir un roman, répondant au titre provocateur de Cher connard… rien que ça ! Et pourtant, contrairement aux apparences, ce texte est empli de douceur. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Virginie Despentes garde son franc-parler, ses punchlines qui dézinguent et son envie farouche de dépatriarcaliser le monde. Nous avons eu la joie de la retrouver et de passer un long moment en sa compagnie. Extraits impatients d’un article à retrouver en intégralité dans notre numéro de novembre.
Propos recueillis collectivement par July Robert et Sabine Panet, avec la complicité de Maïté Warland et l’inspiration en coulisses de Djia, Éléonore, Laurence et Léa.

© JF PAGA

July : J’ai l’impression que Cher connard est une nouvelle étape. Dans King Kong Théorie, c’est Virginie Despentes qui se raconte. Dans ce nouveau roman, j’ai eu le sentiment que ce sont trois Virginie Despentes qui parlent, trois pans de ta personnalité qui s’expriment et parfois se rejoignent. Est-ce intentionnel ou bien est-ce au fil de l’écriture que tu t’es décidée à distiller des bouts de toi ?

V.D. : “Tu es la première à le formuler comme ça et, à t’entendre, oui, c’est évident. C’est peut-être une réponse à d’autres livres que j’ai écrits où les personnages étaient vraiment en conflit ouvert, et qui étaient déjà des parties de moi-même. Peut-être qu’avec l’âge, il y a une possibilité de dialoguer avec différentes parties de soi… C’est peut-être cela que j’ai mis en place, mais ce n’était pas conscient. Par contre, de façon consciente, en écrivant les personnages, je savais que certains me concernaient. Je ne me disais pas, par exemple, lorsque j’écrivais Oscar : “C’est horrible, c’est un mec qui n’est pas fin”, non : il me concernait aussi.

Grasset 2022, 352 p., 22 eur.

Je me suis réellement constituée sans aucune obsession de ma féminité. Et quand on n’y pense pas, le genre neutre, c’est le masculin. Il y a une composante très masculine chez moi. Il y a aussi une composante hétéro trépanée, à la Rebecca Latté [deuxième personnage de Cher connard, ndlr]. Mais Rebecca a aussi des caractéristiques de plusieurs de mes amies proches, qui lui ressemblent très fort. Et tes amies les plus proches, ce qu’elles sont et ce que tu es, ça se mélange… Quant à Zoé, c’est une féministe plus radicale, plus ordonnée chez moi. Plus butée aussi. À la fin du livre, pour ceux qui l’ont lu jusque-là, on sent que Zoé se demande ce qu’on fait avec la colère, avec la justice, avec la blessure ; ce sont des questions que je me pose.”


July : Dans le livre, on découvre le concept génial de “minusculiste” – c’est ainsi que tu qualifies les masculinistes… En même temps, on sent tout le long que tu as une grande confiance dans l’homme, l’être humain masculin, et en sa capacité à se déconstruire.

V.D. : “Oscar est une utopie… Mais en vrai, j’y crois ! Je pense que c’est d’abord une question d’âge et de position dans la vie. J’ai de l’affection pour la culture des hommes, même si cela s’est éloigné ces quinze dernières années. Il y a des artistes hommes, musiciens, auteurs, avec lesquels j’ai grandi, qui m’ont accompagnée, avec lesquels j’ai survécu. Je ne peux pas en faire l’économie. Et dans ma vie réelle, quand j’y réfléchis, les mecs, je les aime bien. Ceci dit, je n’en vois pas tant que ça, il n’y en a pas cinquante non plus ! Il se passe parfois six mois, neuf mois, où je pense à eux sans les voir. C’est clair que ces dernières années, je ne souffre pas de la même façon que quelqu’un qui doit aller travailler avec des mecs toute la journée, ou que quelqu’un qui a des gamins et qui doit les amener à l’école, voir les profs, les autres parents, etc. Moi, le masculin, je le convoque dans ma vie quand je veux, ça me rend très détendue.

C’est clair que ces dernières années, je ne souffre pas de la même façon que quelqu’un qui doit aller travailler avec des mecs toute la journée, ou que quelqu’un qui a des gamins et qui doit les amener à l’école, voir les profs, les autres parents, etc. Moi, le masculin, je le convoque dans ma vie quand je veux, ça me rend très détendue.

Sur les réseaux sociaux, je vois apparaître des gamins qui m’intéressent vachement. Par exemple – à chaque interview, je parle de lui – Bad Bunny, un mec du trap [un courant musical, ndlr]. Il remplit des stades partout où il joue, c’est vraiment le numéro un, il a 24-25 ans, il est beau, il est grand. Et il est souvent en jupe ou en robe et, dans ses concerts, il invite un artiste trans qu’il trouve brillant. Il vend des millions d’albums ! Et il a écrit une chanson, Andrea, à partir de l’histoire réelle d’une femme tuée par son mec après avoir déposé plainte à la police. On ne peut pas dire de lui qu’il utilise le féminisme ou le queer. Et la façon qu’il a de parler de cette femme, je n’avais pas encore entendu ça. Et donc je me dis qu’il y a une utopie possible, des garçons qui n’ont plus envie des mêmes conneries. Est-ce que je crois que c’est une solution pour le féminisme ? Les mecs ne peuvent pas être de bons féministes, on ne leur en demande pas tant ; mais ils peuvent être de vrais partenaires de lutte dans la dépatriarcalisation, ils y ont aussi un intérêt. Et un désir, peut-être, d’en sortir. Je crois que c’est un horizon possible. On peut, à un moment donné, avoir un objectif commun.

Je me dis qu’il y a une utopie possible, des garçons qui n’ont plus envie des mêmes conneries. Est-ce que je crois que c’est une solution pour le féminisme ? Les mecs ne peuvent pas être de bons féministes, on ne leur en demande pas tant ; mais ils peuvent être de vrais partenaires de lutte dans la dépatriarcalisation, ils y ont aussi un intérêt.

Mon optimisme est absolument lié au fait d’être lesbienne. Les deux sont liés. Je ne vis pas avec les mecs. Je ne compte pas sur leur importance. Si je travaillais dans la rédaction mixte d’un journal, là, je ne pense pas que je serais dans cet état-là. J’en voudrais beaucoup plus aux mecs !
J’aime particulièrement Maria Galindo, une féministe bolivienne que je trouve vraiment cruciale. Elle, son truc, c’est la dépatriarcalisation. Concernant cette lutte, je pense qu’on pourrait être surprises par l’attitude et l’avis réel des jeunes garçons, y compris des mecs hétéros ou non-binaires. Pas tous, hein ! Mais je crois qu’ils existent, je vois des mecs changer en ce moment. J’en vois évidemment beaucoup qui ne comprennent rien, mais j’en vois quelques-uns, même de mon âge [elle a 53 ans, ndlr], quelque chose rentre dans leurs oreilles et ça fait bouger des trucs. Vous y croyez, vous, ou pas du tout ?”

Sabine : Quand on dit les choses, parfois, on les rend possibles. Le verbe peut être transformateur…

V.D. : “Oui, et c’est super important en ce moment qu’on récupère des imaginaires. Sans se forcer, mais il le faut vraiment. Des imaginaires un peu enthousiastes. Moi, j’aime bien imaginer que les mecs vont eux aussi dépatriarcaliser le monde. Ça me plaît, comme idée.”

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July : Pourtant, tu dis tout de même que les imaginaires des “minusculistes” sont inertes.

V.D. : “Ah oui, eux, ça va être plus compliqué ! Je ne suis pas dans le pardon de tous les hommes, dans l’affection pour tous. Là, je parle de ceux avec qui il est peut-être possible de discuter, de faire des choses. Je ne parle pas des trépanés. Car oui, je constate que pendant que certains se déconstruisent, beaucoup ne comprennent rien, beaucoup se raidissent. Et on sait qu’il y a un backlash d’une violence incroyable. Je pense par exemple au procès de Johnny Depp et Amber Heard – je ne voulais pas m’y intéresser au début. Mais quand on parle d’orgie de misogynie et de machisme, là, c’est tout à fait ça. De la même façon que l’Académie des César a décidé de récompenser Polanski et donc nous dit “On vous crache à la gueule”, ce procès a été une façon de nous dire “On va vous faire taire”. Mais on ne se le tient pas pour dit. On ne se tait pas.

July : Comment te connectes-tu aujourd’hui aux combats des femmes des milieux populaires ?

V.D. : “Principalement via l’Amérique latine. Les femmes, là-bas, Chiliennes, Argentines, écrivent beaucoup, notamment sur la question de la dette. Elles nous disent que la condition féminine n’est pas périphérique à l’économie, mais qu’elle est au centre. Je suis aussi connectée aux travailleuses sexuelles, elles s’adressent à moi régulièrement, je les vois, je les lis. Il y a également eu une très longue grève des femmes de ménage pas loin de chez moi à l’hôtel Ibis des Batignolles : je suis ce qui se passe, mais plutôt de loin, en vérité. Ma première contribution, c’est que je peux donner de l’argent. Mais je n’ai pas envie de les instrumentaliser, je ne peux pas leur parler et puis essayer de faire un texte intéressant. Il y a un moment où “quand tu n’es pas, tu n’es pas” : moi, je ne suis pas à cet endroit. Par contre, il y a un an, j’ai des ami·es proches qui se sont occupé·es de faire venir des réfugiées afghanes et je les ai beaucoup vues cette année. Ce n’est pas des luttes des milieux populaires au sens où ce ne sont pas des femmes qui étaient pauvres en Afghanistan. Mais une fois en France, elles sont dans une merde noire et absolue. Et ça, je pense qu’on peut le voir comme un combat féministe populaire. Avec elles, je suis en dialogue et je me situe : c’est de l’amitié.

Il y a un an, j’ai des ami·es proches qui se sont occupé·es de faire venir des réfugiées afghanes et je les ai beaucoup vues cette année. Ce n’est pas des luttes des milieux populaires au sens où ce ne sont pas des femmes qui étaient pauvres en Afghanistan. Mais une fois en France, elles sont dans une merde noire et absolue.

La seule chose que je peux faire, c’est être attentive aux textes que je reçois et bien les lire. Je ne peux pas prétendre que je suis autre chose que ça. À Barcelone [où elle vit une partie de l’année, ndlr], c’est beaucoup plus facile pour moi parce que là-bas, la mixité sociale et raciale se fait plus facilement. J’ai donc l’impression de rencontrer plus de gens qui ont plus de préoccupations qu’en France où mon nom est trop connu, où je vis peut-être ma notoriété comme un poids. Ça ne l’est peut-être pas réellement, mais je le vis un peu comme ça, oui. En Espagne, j’ai l’impression de parler à plus de gens, de plus de choses.”

Sabine : Quand tu dis que tu reçois des textes auxquels tu es attentive, est-ce que tu pourrais nous dire quelques mots sur la maison d’édition que tu es en train de créer ?

V.D. : “On envisage de la créer [avec la photographe et vidéaste Axelle Le Dauphin, ndlr], mais l’annonce de son lancement nous a échappé. On a déposé les statuts et puis… quelqu’un a écrit un article à ce sujet ! Mais moi, je viens de sortir mon livre, Axelle Le Dauphin finit un très long tournage ; on s’était dit qu’on se lancerait à la fin de l’année.

Il y a plein d’idées pour cette maison d’édition. Axelle voudrait publier des livres photos. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de publier des livres queers, mais aussi des gens qui entrent dans le langage autrement que par la porte principale. Des gens qui ont un rapport à l’écrit et au langage mais qui n’ont pas fait d’études, par exemple. Peut-être que je me trompe, mais je crois que j’ai un savoir sur ce que c’est que de faire des livres sans passer par l’université. Il y a beaucoup de choses que tu n’apprends pas. Tu n’apprends pas à parler en public, tu n’apprends pas à avoir un lieu où travailler, tu n’apprends pas à te fixer tes propres horaires. Il y a plein de choses que tu peux savoir, mais il y en a plein d’autres qui te font gagner du temps si on te les apprend. Moi, Paul Preciado [voir axelle n° 225-226, ndlr] m’a appris beaucoup de choses. Parfois des trucs qui semblent bêtes, genre : il faut avoir un bureau. J’avais une table de cuisine, je ne voyais pas ce que j’aurais fait d’un bureau ! Mais en fait, il a raison ! Un bureau, c’est pas mal !”

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July : Tu situerais alors ton projet de maison d’édition davantage dans un processus d’accompagnement ? 

V.D. : “Ce serait en fait… un vrai travail d’édition ! J’ai déjà l’impression de le faire de temps à autre, à droite à gauche ; là, je pourrais le faire plus régulièrement. Au début, on parlait aussi de traductions, mais il y a tellement de nouvelles maisons d’édition géniales en France et tellement de projets de traduction… Justement, je voudrais faire traduire Maria Galindo. Mais le paysage éditorial va tellement vite sur les questions queers et féministes qu’on a peut-être pensé à quelque chose mais au moment de le créer, ce ne sera plus comme on l’avait imaginé, ce sera peut-être plus intéressant de travailler avec des structures qui existent déjà !”

Sabine : Est-ce que tu penses déjà à ton prochain livre ? Est-ce que tu peux partager avec nous ton processus de gestation, de création d’un sujet ?

V.D. : “J’ai déjà l’idée de ce que je voudrais faire après. Je ne sais pas si je vais le faire, je ne sais pas si c’est bien d’avoir déjà un projet… Mais en vrai, à peine fini, j’avais déjà envie… Et je vois déjà tout ce qu’il n’y a pas dans le livre que je viens de finir, tout ce qu’il faut refaire. Mais cela ne veut pas dire que je suis tout le temps en train d’écrire. J’ai beaucoup de mal à écrire, j’ai des angoisses et j’espère que ça va passer avec l’âge, parce que je n’ai pas toujours été comme ça.

Au tout début, je prends des notes dans un carnet, ça… j’aime bien. Mais le moment le plus dur est celui où je commence à écrire et que ça ne ressemble à rien, où je me dis que je suis une pauvre patate, il y a un moment comme ça. Et puis arrive le moment où j’en sors, où je me dis qu’en fait, il y a un livre.

Mais j’ai envie d’écrire de la fiction et j’ai envie d’écrire un essai – je les ai en tête. Je vais essayer et puis… si c’est trop nul, je ne le ferai pas et je ferai autre chose. Mais mon processus est comme ça. J’aime beaucoup le moment où tu as le livre en tête. Au tout début, je prends des notes dans un carnet, ça… j’aime bien. Mais le moment le plus dur est celui où je commence à écrire et que ça ne ressemble à rien, où je me dis que je suis une pauvre patate, il y a un moment comme ça. Et puis arrive le moment où j’en sors, où je me dis qu’en fait, il y a un livre. Annie Ernaux dit : “Je n’arrive jamais à écrire mes livres et d’un coup, ils sont là, et je ne sais pas comment je les ai écrits.” Je me sens vraiment comme ça. Un jour, je me dis : ça a le nombre de pages d’un livre, ça a la forme d’un livre, je crois qu’il y a un livre.”

Sabine : Il y a des jaillissements qui nous renvoient à King Kong Théorie dans Cher connard. Il y en a d’ailleurs un peu partout, des morceaux de King Kong Théorie : en tous les cas, dans les tripes de beaucoup de femmes. Est-ce que tu crois que tu pourrais le réécrire, ou l’écrire autrement aujourd’hui ?

V.D. : “Je le regarde avec un œil toujours surpris d’être celle qui l’a écrit. Je vois ce qu’on m’en dit, je me dis que c’est génial d’avoir écrit ce livre alors que quand je l’ai écrit, je ne pensais pas du tout à ce résultat. C’était juste après le film Baise-moi : je pensais qu’on allait continuer dans la même lignée, l’auteure maudite qui va se faire flageller sur la place publique à espaces réguliers. Non, je ne le relis pas, mais je connais le début par cœur parce que Béatrice Dalle le lit, dans une lecture qu’on fait ensemble. En général, je m’y reconnais. Par contre, je ne pourrais pas le réécrire. Je ne voudrais pas, par exemple, raconter à nouveau mon viol. Une fois, c’est bon ! Je me dis que c’est génial de l’avoir fait et en même temps, à la fin, je me demande pourquoi j’ai fait ça, parce que c’est horrible ! Mais par contre, j’aimerais revenir à la forme autobiographique.”

July : Dans Cher connard, partout, tu répares – nous répares, en tous les cas – avec des “phrases douceur”. Sans perdre ton punch, mais comme si tu pouvais, maintenant, te permettre cette douceur-là. Pourquoi ?

V.D. : “À la fin du Covid, pour la première fois, je me suis dit que tout le monde avait ramassé. C’est la première fois que j’ai eu envie de faire un livre qui parle à tout le monde – sans pour autant être “feel good”, ce n’est pas ma ligne de nage. Mais oui, j’avais plutôt le cœur à consoler et ici, peut-être, sans distinction de genre. Les femmes, on est en première ligne, c’est clair, la distinction de genre nous est imposée ; mais les gars, vous aussi, vous avez morflé. Je suis super contente si ce livre peut être doux.”