1. Christelle Taraud : “Les féminicides reposent sur un système très ancien d’écrasement des femmes”

Dans le livre Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte 2022), l’historienne et féministe française Christelle Taraud s’attache à remettre les féminicides dans leur contexte le plus large. Très imposant, l’ouvrage est un objet de plus de 900 pages, fort en lui-même face à la silenciation systématique des victimes de violences masculines. Christelle Taraud y a invité plusieurs dizaines d’autrices et d’auteurs. Le livre commence par la Préhistoire et couvre tous les continents pour montrer que les violences faites aux femmes, et a fortiori les féminicides, n’ont rien d’un phénomène récent ou seulement cantonné à certaines cultures. Au contraire, ces violences et ce “continuum féminicidaire” reposent sur un système formant la base de notre société et caractérisent la masculinité hégémonique. Pour ce premier chapitre de notre focus consacré aux féminicides, nous nous sommes longuement entretenues avec Christelle Taraud.

© Christelle Taraud

Cet article est le premier chapitre d’un focus consacré aux féminicides. Chaque jour, entre le 5 et le 9 décembre, un nouveau chapitre est mis en ligne. Pour retrouver le sommaire de ce focus, c’est par ici.

Quand avez-vous entendu le mot “féminicide” pour la première fois ?

“Je me souviens très bien du moment où le terme, que je connaissais déjà, a résonné d’une manière particulière pour moi. C’était au début des années 2000, lorsque deux meurtres particulièrement brutaux – celui de Sohane Benziane, retrouvée gravement brûlée dans une cave de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine, et celui de Marie Trintignant – ont violemment secoué la France. On commence alors à utiliser le terme “féminicide” pour parler de ces meurtres dans le milieu féministe, même si son usage reste assez peu médiatisé. On remet en cause les catégories classiques qui sont utilisées, par exemple le “crime passionnel” dans l’affaire Marie Trintignant. On explique déjà à ce moment-là que cela n’a rien à voir avec l’amour, que le féminicide est un acte de pouvoir, de possession, de contrôle. “Crime d’honneur”, “crime passionnel”, ce sont des termes qui euphémisent et culpabilisent les victimes, qui font d’elles les coupables, et des coupables les victimes. Pour Sohane Benziane, ce n’est pas le meurtre d’une femme par un partenaire intime. Il s’agit d’un homme qui voulait l’empêcher d’entrer dans la cité où elle sera finalement tuée. Selon moi, ces deux affaires marquent le début d’une prise de conscience de la spécificité des féminicides auprès des chercheuses féministes en France. Mais en fait, j’en avais entendu parler dès le début des années 1990.”

Christelle Taraud © Charlotte Krebs

Cela fait si longtemps que l’on parle des féminicides ?

“Effectivement ! Je suis chercheuse, je lis les travaux de mes camarades à l’international, notamment en Amérique centrale. En raison du féminicide de masse qui se déroule à cette période au Mexique, j’entends parler de cette notion, de manière lointaine. En Europe, on parle assez peu de Ciudad Juárez. Il faudra presque dix ans pour que des travaux sur ce sujet soient diffusés et traduits. On a beaucoup de retard. J’ai aussi eu besoin de cette période pour comprendre que ce terme pouvait être utile afin d’analyser ma propre société, en France, mais aussi pour comprendre qu’il s’agissait d’un phénomène planétaire. Les deux cas français que j’ai cités précédemment m’ont fait prendre conscience de plusieurs choses.

D’abord, que toutes les femmes sont concernées. Entre Sohane Benziane et Marie Trintignant, il y a un gouffre ! Ce sont des femmes à deux niveaux différents du spectre social : Sohane Benziane est une enfant issue de l’immigration qui vit dans un quartier populaire. Marie Trintignant, quant à elle, est issue d’un milieu très privilégié. Je comprends qu’il s’agit d’un phénomène social global qui touche potentiellement toutes les femmes et par conséquent tous les hommes. Et pour que ce concept commence à s’inscrire dans la société, il faut que des chercheuses et des activistes, qui sont d’ailleurs parfois les deux, écrivent et vulgarisent afin que les journalistes et les politiques s’emparent de ce terme et en fassent un sujet sociétal majeur.”

Comment le concept est-il né ? Et quelle est la différence entre “fémicide” et “féminicide” ?

“À Bruxelles, en 1976, s’est réuni le premier “Tribunal international des crimes contre les femmes”, un événement militant et populaire qui a accueilli un certain nombre d’intellectuelles et d’activistes, notamment les Américaines Diana Russell et Jill Radford. Ce tribunal est très important pour comprendre le “continuum féminicidaire”, car il est vraiment précurseur. Dans le cadre de ce tribunal, la sociologue Diana Russell forge le concept de “fémicide” après avoir entendu le mot dans la bouche de l’écrivaine Carol Orlock. Trouvant qu’il résonnait avec ses travaux, Diana Russell a estimé que c’était le bon mot pour éclairer la spécificité de cette violence.

Qu’est-ce que le fémicide ? Il s’agit du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, en général par un partenaire intime.

Qu’est-ce que le fémicide ? Il s’agit du meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, en général par un partenaire intime. L’histoire du concept rebondit au milieu des années 1980, lorsqu’en Angleterre, la chercheuse Liz Kelly travaille sur une enquête sociologique à propos de femmes qui vivent des violences sexuelles croisées. Elle invente alors le concept de “continuum” des violences sexuelles, qui deviendra plus tard le “continuum” des violences de genre. Elle explique qu’il est important de comprendre qu’il y a rarement un seul épisode de violences sexuelles dans le parcours des femmes. Il y en a plusieurs, qui sont connectés entre eux, même si cela n’est pas toujours conscient chez les victimes. Liz Kelly ne souhaite pas hiérarchiser ces violences, mais les considérer comme un flux, une dynamique.

La troisième étape, c’est évidemment Ciudad Juárez. On utilise le concept de féminicide comme s’il avait été inventé en Occident. Mais il a été forgé par une grande féministe mexicaine, Marcela Lagarde y de los Ríos. Face à ce qui se passait dans la zone frontalière entre les États-Unis et le Mexique, et plus encore dans la ville de Ciudad Juárez, elle considère qu’il faut forger un nouveau concept pour pouvoir donner sens au non-sens de cette situation. Car il s’agit là d’un crime d’État, de masse, collectif, et à tendance génocidaire. À cette époque, au Mexique, des milliers de corps de femmes sont retrouvés enterrés, à la va-vite, dans des fosses communes ou bien simplement abandonnés, tels des déchets, dans des terrains vagues, des décharges, des lieux isolés… Elles sont tuées, et même “sur-tuées”, car leurs corps sont soumis à des violences sexuelles, mutilés, profanés. Face à cette situation inouïe, Marcela Lagarde comprend que le concept de “fémicide” ne convient pas, qu’il faut inventer autre chose. Ce sera le “féminicide”.

On emploie aujourd’hui en Europe un terme qui dit “crime de masse” pour parler en réalité surtout de fémicide, de femmes tuées par leur (ex-)compagnon.

On emploie aujourd’hui en Europe un terme qui dit “crime de masse” pour parler en réalité surtout de fémicide, de femmes tuées par leur (ex-)compagnon. Il est évident que les deux termes sont liés, et que les fémicides sont massifs, il est néanmoins important de comprendre d’où viennent les concepts. Selon moi, le mouvement #MeToo a été le détonateur d’une nouvelle étape en 2017. Auparavant, on connectait différemment et moins vite toutes ces questions entre elles, dont celle du féminicide. La force du mouvement #MeToo est d’avoir produit un maillage féministe planétaire, à travers les réseaux sociaux en particulier, qui fait que l’information circule plus rapidement aujourd’hui. Pour le meilleur, comme pour le pire.”

Vous avez aussi mentionné le “continuum féminicidaire”, qu’est-ce que cela signifie ?

“Ni le féminicide ni le fémicide ne sont des catégories suffisamment larges pour intégrer tout ce qui permet l’écrasement des femmes à l’intérieur des systèmes patriarcaux. Il fallait donc forger un nouvel outil pour éclairer toutes les violences faites aux femmes, de la naissance à la mort et dans tous les domaines de la vie. Pour arriver au meurtre d’une personne, il faut l’avoir tuée et “sur-tuée” à plusieurs reprises auparavant. Il peut s’agir d’assassinat psychologique, symbolique, linguistique, etc. D’ailleurs, quand une femme est tuée, les études montrent qu’en réalité, elle était déjà détruite avant sa mort physique. Le féminicide est aussi, comme le montre bien la sixième partie du livre, une annihilation identitaire. J’ai donc pensé ce continuum selon la même logique que Liz Kelly.

Pour arriver au meurtre d’une personne, il faut l’avoir tuée et “sur-tuée” à plusieurs reprises auparavant. Il peut s’agir d’assassinat psychologique, symbolique, linguistique, etc.

Il est important de citer toutes ces femmes ! Elles ont chacune été le maillon d’une connaissance nouvelle qui remet en cause la manière dont le savoir a été produit et véhiculé depuis le 19e siècle en Europe et en Occident, comme avec les travaux de Silvia Federici ou de Patrizia Romito. Au lieu de nous conforter dans une science ronronnante, ce sont des chercheuses qui créent de nouvelles connexions, autant d’outils formidables pour remettre en question la supposée objectivité du récit commun, qui est bien sûr idéologisé. Il est important de se poser des questions différentes en tant que scientifique, sinon on raconterait la même histoire depuis Aristote ! Pourtant, quand des chercheuses travaillent sur certains sujets en se posant d’autres questions, on leur rétorque qu’elles ne sont pas assez objectives, que leur travail n’est pas scientifique… Les universités sont des structures de savoir et de pouvoir patriarcales qui n’ont pas vraiment intérêt à faire la promotion de ce type de discours. Il n’est pas étonnant que ce soit un haut lieu de résistances à ces recherches.”

La Découverte 2022, 928 p., 39 eur.

Et vous, comment avez-vous commencé à travailler sur ce sujet ?

“Avant de travailler sur le livre en tant que tel, cela faisait déjà plusieurs années que j’enseignais la question du féminicide à l’Université Columbia à Paris. Je connaissais donc un certain nombre d’autrices et d’auteurs qui écrivaient sur le féminicide dans des contextes différents, par exemple sur la question des féminicides au sein des génocides ou bien de l’esclavage et de la colonisation comme féminicides, un sujet sur lequel je me suis d’ailleurs spécialisée. J’ai aussi beaucoup travaillé sur le sujet des esclaves sexuelles coréennes et chinoises de l’armée impériale japonaise. Mon autre spécialité, c’est le Maghreb et l’Afrique subsaharienne francophone. Cela m’a amenée à la situation effrayante que connaît, depuis le début des années 1990, la République démocratique du Congo, confrontée à un féminicide de masse, globalement passé sous silence. La région du Kivu est l’antichambre de l’enfer pour les femmes. Pour moi, il n’y a pas de mots pour décrire cette situation, dire que c’est très grave ne suffit pas.

Je n’avais pas forcément l’idée d’en faire un livre, cependant cette question m’atteignait d’une manière terrible, j’en parlais souvent à des gens avec lesquels je conversais sur des sujets intellectuels et politiques. Cela me hantait, d’une certaine manière…”

Pourquoi était-il important d’en faire un livre, et un tel livre ? C’est un ouvrage particulier, massif, c’est déjà fort de le tenir entre ses mains. Différentes voix s’y expriment, il y a aussi de l’art. Ce n’est pas un livre comme un autre.

“Selon nous – je dis “nous” car le projet est collectif –, il s’agit d’une urgence. Les féminicides constituent une pandémie. Il y a de plus en plus de féminicides, individuels et collectifs. C’est la conséquence directe du fait que les femmes ne supportent plus de vivre dans le monde patriarcal tel qu’il est. Nous avons conçu le livre comme un outil de résistance et de combat. Nous mettons en avant le fait que les violences faites aux femmes sont probablement les premières violences de l’histoire de l’humanité, qu’elles reposent sur un système d’écrasement des femmes et du féminin très ancien et très ancré. Ce système s’est complexifié, entraînant des niveaux de pouvoir supplémentaires, comme les violences faites aux catégories socioéconomiques défavorisées ou les violences racistes.

Il y a de plus en plus de féminicides, individuels et collectifs. C’est la conséquence directe du fait que les femmes ne supportent plus de vivre dans le monde patriarcal tel qu’il est.

Le problème, c’est qu’il n’existait pas d’ouvrage qui faisait la synthèse, la plus exhaustive possible, de ce qui a été produit dans la recherche académique, toutes disciplines des sciences humaines confondues (archéologie, histoire, anthropologie, sociologie, philosophie, etc.). Nos travaux sont isolés et cloisonnés, et cela facilite la tâche de nos détracteurs qui estiment que ce que nous disons relève de “l’hystérie féministe” ou de la “méconnaissance historique”.

Pour comprendre ce qu’il se passe avec le féminicide, il faut travailler de manière pluridisciplinaire et intersectionnelle. C’est pourquoi j’ai invité d’autres femmes, des activistes, des artistes, des journalistes ou des survivantes, à participer au livre. Toutes ces voix sont traitées de manière égalitaire, le savoir de la chercheuse n’est pas “au-dessus” de celui de la militante de terrain. Ces expertises entrent en conversation pour éclairer la totalité du continuum féminicidaire. Ce projet n’avait encore jamais été réalisé. Or nous avions besoin de produire un ouvrage sur lequel les femmes en particulier vont pouvoir s’appuyer pour riposter. Il faut documenter cette violence qui nous est faite, le plus largement possible, pour réduire au silence les antiféministes par la puissance des faits, des analyses et des références mobilisées.”

Il y a des arguments récurrents que l’on entend quand on traite ce sujet, par exemple “les femmes sont aussi capables de violence”. Qu’en pensez-vous ?

“À chaque fois qu’on parle des violences faites aux femmes, il y a toujours des gens pour vous dire qu’il y a des femmes qui battent leur époux, qui violent, qui tuent leur compagnon. Personne ne le conteste ni ne prétend que les femmes seraient par “nature” meilleures que les hommes. Il faut cependant s’intéresser aux chiffres. Si on prend la question de l’inceste par exemple, entre 95 et 97 % des agresseurs sont des hommes. La situation incestueuse qui se produit le plus souvent est celle d’un père qui commet le crime d’inceste sur sa fille.

Cette remise en question est cependant systématique : lorsqu’on parle des violences faites aux femmes, on éclaire sous un autre jour la mythologie de nos sociétés de soi-disant “égalité des sexes”. Lorsque nous pointons du doigt le fait que notre civilisation est assez peu civilisée, pour le dire vite et de manière provocatrice, cela crée des réactions épidermiques.

L’antiféminisme peut cependant avoir plusieurs visages, notamment ce qu’on appelle la “manosphère”, c’est-à-dire les masculinistes qui se regroupent en ligne et lancent des campagnes de cyberharcèlement contre des femmes, des intellectuelles, des journalistes. C’est confortable comme pratique, car cela permet de faire des dégâts dans un grand anonymat. Ils pratiquent en fait un terrorisme antiféministe qui vise à ce que ces discussions, surtout à propos des féminicides, ne se passent pas comme elles devraient se passer, comme des discussions sur un problème très grave qu’il faut regarder bien en face. Il est pourtant temps de s’y mettre.”

Certains de ces hommes commettent d’ailleurs des tueries, des féminicides de masse, je pense aux incels par exemple, ces masculinistes qui rendent responsables les féministes et les femmes de leur célibat…

“C’est la dernière étape, oui. Le point d’acmé de ce système d’écrasement des femmes, c’est toujours le meurtre. Quand vous ne pouvez pas faire taire, imposer votre manière de penser ou votre modèle à quelqu’un, vous l’éradiquez. Ce type de féminicides de masse est commis par des masculinistes dans une volonté très claire de terroriser les femmes et de régler leur compte avec les féministes. À l’image de ce qui s’est produit à l’École polytechnique de Montréal en 1989, lorsque Marc Lépine y tue 14 jeunes femmes. J’ai aussi envie de parler des survivantes de cette histoire, certaines d’entre elles se sont suicidées après les faits. Le bilan est lourd. Ce masculiniste laisse une lettre, dans laquelle il avait listé les féministes les plus nocives qu’il aurait fallu, selon ses termes, “exécuter”, mais il explique que malheureusement (sic), il n’en aura pas le temps. Selon lui, l’ennemi, ce sont les féministes qui l’empêchent de vivre sa vie très confortable d’homme blanc privilégié.

Ces attentats sont maintenant récurrents, surtout en Amérique du Nord qui possède tout de même une spécificité de meurtres de femmes en masse. Je pense aux tueurs en série. La grande majorité d’entre eux sont des tueurs de femmes, leurs victimes étant à 90 % des femmes, en particulier pauvres et racisées.”

Vous mentionnez la chasse aux “sorcières”. Il s’agit de féminicides institutionnels, d’État ?

“Il s’agit d’un crime collectif qui touche tous les pays européens entre la fin du 16e siècle et le début du 18e siècle. Toutes les institutions de l’État et de l’Église travaillent ensemble pour éradiquer les femmes. On estime qu’entre 200.000 et 500.000 femmes ont été exécutées, ces chiffres étant probablement sous-estimés.

C’est aussi un crime à tendance génocidaire : quand on lit Le Marteau des Sorcières, qui est le livre qui forme l’architecture idéologique des grandes chasses, il ne s’agit pas seulement d’assassiner des femmes, mais de tuer une certaine forme de féminité considérée comme problématique. Ces chasses arrivent alors que depuis le 15e siècle en Europe, la masculinité hégémonique est remise en question et que la place des femmes a évolué dans la société, mais une nouvelle ère de masculinisme va commencer et il s’agit d’éradiquer celles qui sont jugées inadaptables. Le but de la chasse aux “sorcières” est donc bien de terroriser toutes les femmes mais aussi d’inculquer aux survivantes que la seule stratégie de survie possible est celle de la soumission.

Le but de la chasse aux “sorcières” est de terroriser toutes les femmes mais aussi d’inculquer aux survivantes que la seule stratégie de survie possible est celle de la soumission.

Dans les prochaines années, il est fort probable que nous pourrons enfin regarder cette histoire de manière différente, faire converser entre elles des recherches dans des champs disciplinaires et thématiques divers. La Norvège est d’ailleurs le premier pays à avoir reconnu qu’il s’agissait d’un crime d’État, par la naissance du Mémorial de Steilneset, en 2011. Depuis, d’autres pays ont suivi, comme l’Écosse.”

 

Quels sont les liens entre féminicide et colonisation ?

“D’abord, les chasses aux “sorcières” préparent la constitution des empires coloniaux. Mais le postulat de départ est beaucoup plus ancien et remonte à la Préhistoire : les femmes ne sont pas seulement des corps, mais aussi des territoires. Dans toutes les grandes mythologies de l’histoire de l’humanité, quand un principe incarne la terre, il est féminin. Les femmes sont donc les premières colonies de l’humanité. Et, en tant que telles, elles ont été domestiquées, marchandisées, ravagées, dévastées, profanées, etc. On passe de la conquête des femmes-territoires aux territoires eux-mêmes, à la colonisation des terres par des armées conquérantes, dirigées en général par des chefs guerriers qui incarnent des systèmes patriarcaux, dans une perspective impérialiste. Cela commence déjà avec l’Empire romain. On applique en fait la même méthode que celle qui a permis de violenter les femmes-territoires, mais à des espaces de plus en plus larges. Aujourd’hui, les deux bras armés de la société patriarcale sont bien entendu le capitalisme et le système racialiste, que l’on retrouve partout sur la planète, même s’ils prennent des formes différentes.”

La première partie du livre nous plonge dans la Préhistoire, il me semble que c’est précisément un domaine de connaissance qui a fortement évolué grâce aux chercheuses féministes ?

“La question de la place des femmes dans le récit académique est une question importante du livre, ce que j’appelle le “féminicide historiographique”, à la suite d’Éliane Viennot. L’étude de la Préhistoire s’est développée au 19e siècle, à un moment où la science était masculine, voire masculiniste. La place des femmes va être complètement invisibilisée, on parle de “néantisation” des femmes dans l’histoire de leur pays et de l’humanité. Quand on voulait alors illustrer l’évolution de l’humanité, on montrait d’abord un chimpanzé mâle qui se transformait, au fil du temps, en Homo sapiens. L’histoire de l’humanité, c’était celle des hommes ! Se pose donc la question de savoir si ces récits sont justes. L’absence totale de femmes en dehors de rôles traditionnellement féminins est-elle la réalité ou est-elle une réécriture à charge de l’histoire ?

Dans les années 1970, des paléontologues, archéologues, anthropologues, dont certaines sont féministes, commencent à regarder les traces matérielles avec un autre regard pour répondre à cette question. Elles découvrent par exemple que même si les groupes de chasseurs-cueilleurs étaient déjà inégalitaires, les femmes ont chassé et ont participé à la création des peintures rupestres. Les chercheuses qui travaillent dans ce domaine montrent qu’il n’y aucune raison biologique, naturelle, au système patriarcal. Tout l’édifice, toute cette construction pourrait bien s’écrouler. C’est pourquoi elles font face à des critiques d’une extrême virulence.

Ce système d’écrasement des femmes est si ancien que cela explique probablement pourquoi nous avons toujours du mal à en sortir aujourd’hui.

D’un autre côté, la paléontologue et historienne Claudine Cohen montre, en observant les restes humains, qu’il y a statistiquement plus de femmes qui sont décédées de mort violente durant la Préhistoire. Elle donne plusieurs exemples, la question des sacrifices notamment, on retrouve plus souvent dans les tombes des femmes tuées pour accompagner un homme puissant décédé. Elle trouve aussi plus souvent des traces de coups ou de blessures sur les corps des femmes et elle parle de même de la question des infanticides des filles. Quand on synthétise tous ces éléments, on commence à avoir une tout autre image de la Préhistoire que celle qui nous a été inculquée. Ce système d’écrasement des femmes est si ancien que cela explique probablement pourquoi nous avons toujours du mal à en sortir aujourd’hui.”

La Belgique vient de se doter d’une loi reconnaissant les féminicides. Qu’en pensez-vous ?

“Il est important que l’État prenne ce sujet en charge, puisqu’il est en grande partie producteur de ces violences, historiquement et politiquement, notamment en ne les ayant pas prises au sérieux. L’Europe est à l’arrière-garde de ce combat : le féminicide est déjà inscrit dans la loi de dix-huit pays d’Amérique latine et centrale. Nous, on est encore en train de se poser des questions !

Le problème n’est pas qu’on a déjà tout ce qu’il faut dans les lois existantes. Ici, on parle de symbole. Il s’agit de dire que c’est un crime spécifique. Quand on le pose dans la loi et dans le droit, cela devient incontournable, c’est une base à partir de laquelle travailler, une manière de reconnaître la responsabilité historique des États et de respecter les victimes. Par contre, il est illusoire de croire que les choses vont changer uniquement par l’inscription du féminicide dans la loi. Des tas de lois ont été promulguées sur nombre de sujets sans changer en profondeur les mentalités.”

Nous avons donc un intérêt commun à nous unir. Nous pouvons refuser catégoriquement d’adhérer au projet des sociétés patriarcales, c’est-à-dire à l’agression, à la prédation et à la violence.

Dans l’introduction du livre, vous dites que la sororité est une des solutions. Pouvez-vous expliquer ?

“La sororité relève des dispositifs qui sont à notre portée pour remettre en cause la masculinité hégémonique. Historiquement, les systèmes patriarcaux ont divisé les femmes, ils ont brisé les sororités. À l’époque médiévale en Europe, il y avait des sororités importantes qui étaient des groupes de parole, d’échange de savoirs et d’expertises, des réseaux d’entraide entre femmes. Nous devons les reconstruire. Chaque femme a vécu l’une ou l’autre violence du “continuum féminicidaire”, même si, bien sûr, certaines plus que d’autres. Nous avons donc un intérêt commun à nous unir. Nous pouvons refuser catégoriquement d’adhérer au projet des sociétés patriarcales, c’est-à-dire à l’agression, à la prédation et à la violence. Ce n’est pas facile, ceci dit ! Mais pour que cela fonctionne, il faut absolument que la sororité soit horizontale, inclusive, égalitaire, respectueuse des différences. On peut penser les choses différemment entre sœurs, mais l’enjeu commun est notre libération totale car tant qu’une femme est opprimée quelque part dans le monde, nous le sommes toutes…”

Pour terminer, comment avez-vous pris soin de vous pendant la réalisation de ce livre, qui parle de sujets vraiment très lourds ?

“C’est un livre éprouvant. Je dis souvent que j’ai vécu quatre ans en enfer, moi aussi. Parce qu’en réalité, même si je suis féministe depuis l’âge de 15 ans, pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment pris conscience de l’ampleur du désastre. Du désastre dans le temps et dans l’espace. J’ai compris la force et la pérennité de ce système d’écrasement. Ce qui m’a sauvée, c’est de penser le livre comme un outil de libération. J’observe dans mes contacts avec les nombreuses femmes que je rencontre depuis la sortie du livre, que je ne suis pas la seule dans ce cas. Les femmes me disent qu’elles sont dévastées mais qu’étonnamment, cette lecture leur donne le courage d’agir pour transformer notre réalité commune. Cela m’est arrivé aussi. D’ailleurs, tous les chapitres du livre se terminent par des actes de résistance des femmes.”