Contre les bombes, chœur de réflexions féministes : trois raisonnements, trois époques

Le dossier de notre numéro #248 est consacré aux articulations entre guerre, nucléaire et… ripostes féministes. Retrouvez ici le sommaire, les articles en accès libre et le podcast L’heure des éclaireuses “Nucléaire, du déni au défi collectif”.

Quels outils le féminisme nous donne-t-il pour penser/agir en ces temps troublés ? Se plonger dans les analyses de penseuses éclaire les rapports entre guerre et patriarcat. À une société atomisée, ces recherches opposent pacifisme, antimilitarisme, écologie et prise en compte des femmes et des minorités. Trois raisonnements, trois époques : Virginia Woolf, Andrée Michel et Naomi Klein, comme des phares, dialoguent entre elles et avec nous, dans l’obscurité qui nous étreint. 

© Aurélie Wilmet pour axelle magazine

Le nerf de la guerre : Virginia Woolf

“Comment empêcher la guerre ?” Essentielle et vaste question. Dans cet impressionnant petit roman, Trois guinées (publié en 1938 et traduit en français seulement en 1976), l’écrivaine britannique Virginia Woolf répond à la lettre d’un avocat. Cet “homme éduqué” demande à Woolf une participation de “trois guinées” – monnaie d’alors – pour arrêter la guerre et soutenir la liberté intellectuelle. La guerre civile ravage alors l’Espagne depuis le coup d’État du général Franco en 1936 ; un neveu de Virginia Woolf y perdra la vie. Et la Seconde Guerre mondiale ne va pas tarder à déferler. 

L’autrice ne prend pourtant pas position mais répond à l’homme éduqué en “fille d’homme cultivé”, remarquant d’emblée que le combat contre le fascisme ne se mène pas uniquement sur le champ de bataille espagnol. Woolf s’attache ensuite à élargir le tableau, mettant en évidence les liens entre violences de la guerre et violences patriarcales.

 Trois guinées s’inscrit totalement dans le prolongement de la réflexion entamée avec Une chambre à soi, creusant sa matière politique. “Elles [les féministes du début du 20e siècle, ndlr] luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez contre la tyrannie fasciste, répond-elle à l’avocat. L’univers de la vie privée et celui de la vie publique sont inséparablement liés. […] Les tyrannies et les servilités de l’un sont aussi les tyrannies et les servilités de l’autre.”

Rivages Poche 2020, 368 p., 9,10 eur.

De par l’éducation sexuée différenciée entre femmes et hommes, Woolf constate que “même si nous voyons les mêmes choses, nous les comprenons différemment”. Elle tente pourtant, par l’examen de photographies des horreurs causées par la guerre, de trouver une possibilité de regard commun : les maisons éventrées gomment la séparation entre espaces intime et public ; les corps méconnaissables effacent la différence entre les sexes.

Mais l’écrivaine vient ensuite soumettre une nouvelle série d’images, qui bouscule ce consensus : des photos de groupes d’hommes en uniforme, militaires, juges, archevêques, etc., affichant les normes des hiérarchies sociales genrées. Exclues, les femmes en sont les spectatrices ; elles regardent, du seuil de leur maison, le défilé des hommes. Les différents systèmes d’honneur représentés s’apparentent aux hiérarchies guerrières, soulignant le rapport des hommes au pouvoir, à la force, aux armes. Instituant les valeurs dominantes – compétition, appropriation, exclusion – en fatalité.

La guerre est une affaire d’hommes ; en conséquence, tout pacifisme doit d’abord être un féminisme. 

Ces images d’hommes “en série” donnent un sens nouveau aux images de destruction ; l’horreur doit être interrogée. Afin d’en dégager une position politique, permettant ensuite de déployer des moyens d’action. La guerre est une affaire d’hommes ; en conséquence, tout pacifisme doit d’abord être un féminisme. Virginia Woolf explique alors qu’elle consacre sa première guinée à un fonds d’éducation pour les femmes. Une éducation qu’il faut radicalement repenser (rejeter titres et compétition, rapports de pouvoir et hiérarchies), encourage-t-elle, et non inclure les femmes dans les institutions des hommes.

 Dissidence

Sa deuxième guinée ? Destinée à un fonds facilitant l’accès des femmes au travail. Disposer de suffisamment d’argent : le nerf de la guerre des femmes. Non pas pour capitaliser mais parce que l’autonomie financière est la condition première d’une vie et d’une pensée autonomes, dans un monde dominé concrètement et symboliquement par les hommes.

Cette construction sociale genrée reléguant les femmes leur donne aussi, et c’est la bonne nouvelle, la capacité d’élaborer de nouvelles perspectives : c’est la puissance des outsiders ! Trois guinées appelle à la dissidence, à la désobéissance civile, à renverser ce vieux monde, et à ce que le mot “femme” rayonne ! Sa troisième guinée, Virginia Woolf la tend à l’avocat, sans contrepartie, au nom d’une humanité commune : cette silhouette sur la photo, ce corps non identifié victime de la guerre, pourrait être la nôtre.

Montée du fascisme, guerre en Europe, détention du pouvoir par les hommes…, le texte de Virginia Woolf résonne de multiples façons. S’il ne sert pas de solution toute cuite, il encourage à nous battre avec nos propres armes pour faire advenir, au quotidien, une société de justice sociale. À prendre position, tout en continuant à nous interroger. À affiner notre compréhension des enjeux. Un cheminement nécessaire pour aborder la complexité d’aujourd’hui.

De la famille au nucléaire : Andrée Michel

Bond dans le 20e siècle, voici les années 1990. Le nucléaire, civil et militaire, a connu son apogée et la course à l’armement amorce une courbe rentrante. Des accidents dans des centrales ont galvanisé les inquiétudes ; l’activisme antinucléaire s’est organisé depuis les années 1970. La sociologue féministe française, Andrée Michel, d’abord spécialisée dans l’étude de la famille, creuse les rapports entre militarisation et violences contre les femmes.

Première chercheuse en sciences humaines à faire partie du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN), Andrée Michel est proche de sa fondatrice, la physicienne nucléaire Monique Sené. Fondé en 1975, le GSIEN, par ailleurs souvent mentionné par Xavière Gauthier dans Retour à la Hague. Féminisme et nucléaire (que nous chroniquons dans ce dossier), existe toujours. Andrée Michel participe à populariser en francophonie l’expression pionnière venant des États-Unis : “complexe militaro-industriel” ou CMI.

L’Harmattan 1985, 390 p., 30,50 eur.

En 1995 paraît son essai Surarmement, pouvoirs, démocratie. Sous ce titre percutant, Andrée Michel commence par comparer l’évolution de l’industrie de l’armement militaire aux États-Unis à celle de la France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, afin d’en dégager ce qui fait système. La doctrine américaine du surarmement a nourri la guerre froide ; la course à l’armement a permis aux grands industriels, liés au monde politique, de s’enrichir aux dépens de l’industrie civile. La chercheuse qualifie de politique classiste ce surarmement, entraînant davantage de pauvreté.

La croissance des industries militaires favorise implicitement l’emploi masculin.

Andrée Michel analyse en effet la dégradation du marché de l’emploi à l’aune de la prédominance du CMI dont les femmes, déjà, ont été les premières victimes invisibles : la croissance des industries militaires favorise implicitement l’emploi masculin. De plus, démontre-t-elle, la recherche militaire se voit favorisée au détriment de la recherche civile. Le CMI siphonne les crédits publics et les profils qualifiés, et les profits générés alimentent la spéculation financière.

En résumé : l’intense commerce des armes, encouragé par les banques commerciales, et dont l’État se porte garant des ventes, a favorisé le passage du capitalisme industriel au capitalisme financier (qui crée des profits détachés de toute création de richesses matérielles). Et instauré une politique de concentration du pouvoir technologique (armement et informatique) et économique. La frontière entre intérêt public et intérêt privé s’est estompée, effacement encore davantage prégnant lorsqu’il s’agit de nucléaire.

 Problème de démocratie

Les décisions concernant le déploiement d’infrastructures nucléaires sont quasiment toujours prises sans débat démocratique. Exemple parmi d’autres : dans les années 1980, c’est par la presse que le Parlement français apprend les recherches en cours sur la bombe à neutrons et les essais d’explosion de cette arme sur l’atoll de Mururoa, en Polynésie française. La chercheuse conclut que le pouvoir du CMI est colonial et bafoue la séparation des pouvoirs : l’exécutif (le gouvernement) décide seul, sans passer par le débat parlementaire.

Le pouvoir du complexe militaro-industriel est colonial et bafoue la séparation des pouvoirs.

Plus largement, pour Andrée Michel, quel que soit le degré de militarisation des sociétés contemporaines, c’est la culture patriarcale de guerre, imposée par des sociétés dominantes, qui inspire la hiérarchisation : des races, des qualifications, des grades, des salaires. Cette hiérarchie oppose production de biens matérielsaux services aux personnes. Elle cite la chercheuse (très peu connue) Lilli Horvat et son article “Féminisme et culture de paix” paru dans la revue suisse Nouvelles questions féministes (hiver 1985)  : Le prestige de chaque fonction sociale est inversement proportionnel à son importance pour la vie et directement proportionnel à son pouvoir de destruction. Le pouvoir, c’est le pouvoir de détruire.

Ce prisme oriente le monde dans lequel nous vivons à tellement d’égards. Comme le consensus sociétal sur la dissuasion nucléaire présentée comme moyen privilégié de défense et de sécurité. Ou l’idée que les découvertes militaires finiraient par aider la société civile. Ou encore que la technologie serait nécessairement synonyme de progrès…

Technologie et industrie restent intrinsèquement liées à une organisation sociale antidémocratique. Le surarmement avance main dans la main avec la dégradation de l’environnement, effet boomerang des guerres, qui servent en fait à l’accaparement des ressources, et dont les premiers·ères perdant·es humain·es sont toujours les civil·es, à commencer par les plus pauvres. Sans parler des effets bombe à retardement sur la santé, physique et environnementale, ou sur l’économie. Transposition à l’actualité : les mêmes cercles qui ont aidé Poutine à s’armer profitent aujourd’hui de la guerre contre l’Ukraine pour ranimer l’OTAN et renforcer les dépenses militaires. L’argent dépensé pour les armes manquera pour financer la protection du climat – alors que les années à venir seront décisives pour freiner le réchauffement.

Contrôle de l’information

Une autre dimension structurelle du CMI mise en évidence par Andrée Michel : le contrôle de l’information. En 1988 paraît le livre choquant Sans danger immédiat ? L’avenir de l’humanité sur une planète radioactive, de l’Américaine Rosalie Bertell (1929-2012). Le lobby de l’armement comprend alors l’importance de contrôler le discours médiatique sur le nucléaire. Peu à peu, la place pour une confrontation avec d’autres systèmes d’idées se réduit.

Andrée Michel éclaire également des angles morts de la construction de notre autocentrisme occidental, soulignant ce fait peu connu : les agences de presse occidentales (par exemple Belga en Belgique, l’AFP en France) n’ont aucune indépendance par rapport aux impératifs politiques et économiques des États ou des multinationales des pays où elles sont implantées. Marchandisation, désinformation et occidentalisation de l’information : ces tendances n’ont fait que croître. Le tableau dressé n’est pas réjouissant ; il a le mérite d’être clair.

L’analyse d’Andrée Michel inclut l’apothéose patriarcale qu’est la politique de la bombe.

Comme Virginia Woolf, Andrée Michel constate la montée de l’exclusion de l’autre, la fascisation de la société.Elle encourage à sortir d’une attitude citoyenne passive qui légitime la violence comme solution des conflits. Bien sûr, la guerre froide a pris fin en 1989 et des traités de non-prolifération d’armes ont été signés ; le consensus sur la menace nucléaire comme pouvoir de dissuasion et gage de sécurité perdure pourtant. L’ONU a continué, avec ses moyens imparfaits, à jouer son rôle. Mais Trump a refusé en 2019 de signer la prolongation d’un traité de non-prolifération qui bannissait les missiles ayant une portée comprise entre 500 et 5.500 kilomètres. Quant à la Russie, elle brandit la menace de l’arme nucléaire pour continuer à mener une guerre traditionnelle ; ce pays se réserve par ailleurs le droit d’utiliser désormais, et pas uniquement pour se défendre, de petites armes nucléaires.

L’analyse d’Andrée Michel a le rare mérite d’inclure l’apothéose patriarcale qu’est la politique de la bombe et ses conséquences dans toutes les strates de la société. Intersectionnelle avant l’heure, universaliste, antimilitariste – sans pour autant défendre un pacifisme étroit (qui ne laisserait pas le droit de prendre les armes pour se défendre) ou un pacifisme absolu (exemple actuel : devant la menace d’un holocauste nucléaire, il faut sacrifier l’Ukraine) –, Andrée Michel développe une vision grand angle, internationale, citantbeaucoup d’expert·es, souvent des femmes du monde entier, qui ont participé, d’une façon ou d’une autre, à la lutte contre le complexe militaro-industriel.

Tourner le dos à ce vieux monde toxique : Naomi Klein

L’essayiste canadienne Naomi Klein, grande défenseuse du climat, des droits des femmes et des minorités, a peut-être lu Andrée Michel, qui sait. La Française poussait l’analyse jusqu’à établir que l’OTAN, fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour assurer la paix, assurait aussi une base économique de libre circulation des biens. Andrée Michel démontait déjà le discours moralisant du Bien contre le Malutilisé au temps de la guerre froide et recyclé au moment des guerres en Irak, puis après les attaques du 11 septembre 2001, etc., pour justifier des guerres néocoloniales.

Babel 2010, 848 p., 14,20 eur.

La Stratégie du choc de Naomi Klein, paru en 2007, étudie le CMI américain, démontrant l’opportunisme de l’impérialisme américain quand une crise se présente – qu’il n’hésite parfois pas à provoquer. À l’époque, il semblait encore inimaginable que ces chocs en série touchent l’Europe…

L’attaque de la Russie contre l’Ukraine, alors que la pandémie du Covid-19 et ses conséquences (crises sanitaire, économique, et donc sociale) se font toujours sentir, a mis en évidence de nouvelles crises. Choc pour l’Europe, surprise par la fragilité de l’état de paix et le retour de la menace nucléaire. Et dont la population doit essuyer des conséquences d’ordre économique. Dressant le constat des enchevêtrements entre guerre militaire, guerre énergétique, guerre économique, destruction de la planète et guerres sociales néocoloniales, racistes et sexistes, Naomi Klein publie, en mars dernier, une lettre ouverte dans The Intercept, un média américain engagé, traduite sur le site de ZinTV.

Naomi Klein invite à délaisser la “nostalgie toxique” d’un vieux monde obsédé par le passé.

Elle y rappelle le lien entre enjeux de paix et de climat. Et invite à délaisser la nostalgie toxique d’un vieux monde obsédé par le passé, comme le constatait déjà Virginia Woolf, et par une mentalité “extractiviste” (qui accapare les ressources sans se préoccuper des conséquences), au moyen d’une hiérarchie rigide imposée par des hommes blancs et chrétiens. La guerre en Ukraine sert à justifier la relance de tous les projets les plus destructeurs, armement, énergies fossiles, nucléaire, etc., qui n’aideront ni à travailler à la paix, ni à combattre le réchauffement climatique, et encore moins à établir une meilleure justice sociale. Klein décortique le “jeu d’échecs (littéralement) géopolitique mondial, complexe, terrifiant, mais également, et ce peut être une bonne nouvelle, hautement malléable puisque des décisions inenvisageables auparavant sont soudain prises.

Rien n’est perdu : avant le conflit en Ukraine, le mouvement pour la justice climatique a gagné tous les arguments en faveur d’une action transformationnelle. Ce que nous risquons de perdre, dans le brouillard de la guerre, c’est notre sang-froid.