« En comptant les rendez-vous (chez le psychologue, médecin, Centre de Prise en charge des violences sexuelles, chez Médiante – service de justice restaurative –, l’avocat, l’aide aux victimes, etc.), la charge mentale et le poids psycho-émotionnel, j’ai réalisé qu’un parcours de reconstruction suite à des V.S. [violences sexuelles, ndlr] était un job à mi-temps« , retrace Luce.
En tant que survivante de viol et après son expérience personnelle en justice restaurative au sein de Médiante, service de médiation en matière pénale (hors dépôt de plainte, dans son cas), elle a décidé de transmettre les outils et les connaissances qu’elle a assimilées. Pour cela, elle a initié le projet de recherches expérimentales et transdisciplinaires « Traverser / Transcender » qui a pour ambition d’ouvrir de nouvelles perspectives dans les parcours de réparations après des violences sexuelles.
L’une des journées de réflexion de ce projet, organisée le 12 juin 2024 dans un lieu hautement symbolique, la Tour des Finances à Bruxelles, portait sur une question trop rarement posée : « Comment chiffrer des réparations suite à des violences sexuelles ? » « La dimension économique des V.S. est souvent niée dans notre société. Non pas parce que l’impact économique est inexistant, les réparations ont un coût financier conséquent pour les victimes et pour la société, mais parce qu’il est méconnu », explique Luce.
Le tableau Excel
Pour pouvoir comprendre et conscientiser à cet enjeu, elle a d’abord tenté de compter. Luce a rassemblé dans un tableau Excel toutes les démarches entreprises et évalué les dépenses et les pertes occasionnées en raison des V.S. Parmi ses données : « Séances de psy (non conventionné) 2 fois par mois pendant 3 ans (24 x 75 x 3 = 5.400 euros) » ; « Ostéopathie (12 x 65 = 780 euros) » ; « Stage d’autodéfense (2 x 90 euros = 180 euros) » ; etc. En ajoutant les coûts des journées de travail perdues, empêchées, ruinées, le total tourne autour de 23.000 euros. Sans compter les nombreuses lignes du tableau qui se terminent par des points d’interrogation et reprises dans la catégorie « Préjudice moral et souffrance ».
Comment chiffrer les symptômes d’hypervigilance ? L’anxiété ? Le stress post-traumatique ?
« Comment chiffrer les symptômes d’hypervigilance ? L’anxiété ? Le stress post-traumatique ? À combien s’élève la perte de confiance dans la sphère intime, amicale ? », se demande Luce. La tentation est grande d’ajouter à son document « Temps consacré à faire ce tableau Excel », pour rendre compte, aussi, des longues heures passées par Luce et toutes les femmes concernées, à s’informer, à sensibiliser leurs proches, à expliquer, à transmettre, ne serait-ce que pour la rédaction de cet article.
L’effet domino des violences
« Ça m’a coûté un bras. Je pense d’abord aux frais de psy (70 euros la séance, deux fois par semaine), à tous les congés maladie. Mais aussi à toutes ces années perdues où j’aurais tout simplement pu faire autre chose que me soigner ou être en PLS dans mon canapé », témoigne Louve (prénom d’emprunt). Elle aussi a décidé d’évaluer le coût de sa reconstruction, depuis qu’elle a pu mettre, en 2021, des mots et des émotions sur l’inceste commis par un membre de sa famille il y a 25 ans.
Ce phénomène de résurgence des souvenirs traumatiques plusieurs années après l’agression est fréquent chez les victimes de violences sexistes et sexuelles et représente un « tsunami émotionnel« , comme le décrit la psychiatre Muriel Salmona, présidente et fondatrice de l’association française Mémoire Traumatique et Victimologie.
Dans son rapport de 2022 sur le coût des inégalités, l’association française La Fondation des Femmes a estimé que le coût, individuel, du viol se situerait entre 60.000 et 810.000 euros. Ce montant a été calculé selon la VVS – Valeur de la Vie Statistique, un instrument qui aide à mettre en place des politiques publiques pour réduire le risque de mortalité –, en prenant en compte les frais médicaux et sociaux (premiers secours, convalescence), les frais généraux (d’expertise, de justice), mais aussi la perte de productivité des tué·es et des blessé·es.
« Mais comment traduire financièrement les conséquences, durant toutes ces années, des violences survenues pendant l’enfance ? », se demande Louve, revenant sur l’effet domino de celles-ci sur son travail, sur sa vie affective et sexuelle marquée par des relations toxiques. « Je ne sais pas ce que j’aurais été sans ça, mais je sais que je suis comme ça parce que cette personne m’a agressée. Ce qui a profondément modifié de manière négative ma construction en tant qu’individu », résume-t-elle. Les victimes peuvent être en proie à de nombreux troubles de santé, de sommeil, mais aussi présenter des risques d’addictions et de comportements à risque.
Si mettre des mots sur cette souffrance est déjà complexe, la chiffrer relève presque de l’impossible. « Cette difficulté d’évaluer le dommage psychique lié à l’infraction en vue d’obtenir des indemnités s’observe aussi en procédure pénale ou civile. Une incapacité de travail, on peut l’objectiver. Mais les conséquences multiples sur la vie d’un tel traumatisme ? », observe aussi l’avocat et docteur en sciences juridiques Anthony Rizzo, soulignant le manque de connaissances, chez les expert·es psychiatres et judiciaires, des violences sexuelles.
Ne pas être la seule à payer
L’idée de faire les comptes « déprime » Muriel, la soixantaine, victime d’inceste durant son enfance, parce que « l’argent est une angoisse terrible et permanente » ; parce qu’elle ne voit pas non plus comment faire la somme d’années d’analyse, de problèmes de santé permanents et lourds, dont un cancer de l’endomètre qui la foudroie un an avant le réveil du trauma. « L’amnésie traumatique impacte la concentration. Tu es tout le temps dans le flou, décrypte-t-elle aussi. De ce fait, tu ne suis pas un chemin linéaire. Et le chaos, ça coûte de l’argent. »
Le chaos, ça coûte de l’argent.
Muriel a porté plainte en décembre contre son père, en espérant obtenir des indemnités. « Au début, je me suis dit : « Je vais aller chercher mon fric ». Mais en fait, je préfère la phrase : « Il est temps qu’il paye » et qu’une institution extérieure l’y contraigne. J’ai payé toute ma vie sur le plan financier, mais aussi relationnel, pourquoi devrais-je porter cela toute seule ? » Elle a récemment appris que sa plainte avait été classée sans suite par le parquet.
« Je ne voulais pas qu’il paye, je voulais qu’il répare, rapporte Luce. J’avais le besoin de sentir que ça coûte quelque chose à mon agresseur, que je ne sois pas la seule à payer. Ce qui est important de comprendre, c’est qu’il s’agit d’une histoire de dettes ; la question est jusqu’à quand les agresseurs pourront-ils s’y soustraire ? » Elle s’est engagée dans un processus de justice restaurative et c’est là qu’elle a abordé la question des réparations financières, requérant le montant « chiffrable » que son parcours de justice et de soins lui a coûté.
Verdict ? L’agresseur a disparu des radars et n’a pas donné suite aux rendez-vous en justice restaurative. Ce qui soulève aussi les limites de ce dispositif qui manque de moyens pour se développer. Les professionnel·les ne sont par ailleurs pas ou peu formé·es aux questions des réparations financières.
Il s’agit d’une histoire de dettes ; jusqu’à quand les agresseurs pourront-ils s’y soustraire ?
De cette expérience, Luce souligne l’importance de penser les dispositifs de réparations à partir des vécus des victimes et de leur singularité : « Ce qui répare une victime peut causer de la surviolence pour une autre, et inversement. »
« On ne porte pas plainte pour de l’argent »
10.000 euros, c’est le montant que Louve pense demander à son agresseur : 5.000 euros – correspondant à ses trois ans de thérapie deux fois par semaine chez une psy spécialisée dans les questions d’inceste – et 5.000 euros de dommages moraux. Elle n’a pas choisi la voie pénale, « en raison du délai de prescription mais aussi de la violence que peut représenter la procédure notamment en termes de récolte de preuves », précise-t-elle. Cette demande d’argent ne fait sens pour elle qu’assortie d’autres conditions : « Une reconnaissance à 100 %, des excuses, et un travail familial en vue de casser ce cycle intergénérationnel », car elle n’est pas la première enfant à avoir été victime d’inceste dans sa famille.
Si Louve se sent aujourd’hui complètement légitime dans sa démarche de demander une somme d’argent à son agresseur, que ça lui « coûte » aussi « un minimum », elle a longuement hésité à le faire. « J’avais déjà pensé aux compensations financières lorsque j’ai écrit une première lettre à mon agresseur il y a deux ans. J’hésitais à lui demander de faire un don de 5.000 euros à une association de défense des droits des femmes ou à me les donner. J’ai ensuite renoncé, par culpabilité. J’avais peur qu’il pense que je faisais ça pour l’argent. » Une crainte qui ne vient pas de nulle part. Comme l’explique l’historienne des femmes, la Française Michelle Perrot, la féminité est construite sur l’idée du don. Dans l’imaginaire collectif, une femme donne, sans compter.
Alors que les chiffres démontrent que la Justice fait défaut aux femmes et qu’elles y ont souvent plus à perdre qu’à y gagner (en termes économiques mais aussi psychologiques), celles qui s’y risquent peuvent se voir accusées de « porter plainte pour l’argent ».
« La critique de la vénalité des femmes est tellement inscrite dans la société que des femmes elles-mêmes soulèvent le fait de « ne pas faire cette démarche pour l’argent ». Je leur réponds qu’elles peuvent bien sûr le faire pour l’argent, observe l’avocat Anthony Rizzo. Je ne vois pas d’autres domaines où demander de l’argent est si mal perçu. Quand quelqu’un tombe d’une échelle défectueuse sur son lieu de travail, on ne se dit pas qu’il veut profiter de son employeur quand il demande des indemnités. En matière de violences sexuelles, c’est comme si l’on ne voulait pas reconnaître qu’elles causaient un dommage… »

Une dette collective
Les victimes demandent aussi des comptes pour rendre compte de l’impact des violences, et pour exiger de ne pas être les seules à en porter la peine. Car il ne s’agit pas seulement d’une question intime mais aussi d’un enjeu collectif et politique, d’une question économique et de santé publique. Il suffit de regarder les chiffres pour en mesurer l’ampleur. Selon la première étude d’envergure réalisée sur le phénomène des violences sexuelles en Belgique (par l’UGent, l’ULiège et l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie) en 2021 : sur les 64 % des Belges entre 16 et 69 ans qui ont été victimes de violences sexuelles au cours de leur vie, 81 % sont des femmes et 48 % des hommes.
L’absence de prise en charge du psychotraumatisme est la cause principale de ces conséquences à long terme.
En Belgique en 2019, une série d’organisations féministes recommandait, dans le « rapport alternatif » à l’évaluation officielle de la Convention d’Istanbul, d’investir 2 % du PIB dans la lutte contre les violences, ce qui représenterait aujourd’hui 12 milliards d’euros – considérant que ce pourcentage correspond aux estimations de ce que coûtent les violences faites aux femmes. En France, la CIIVISE, Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, a évalué à 9,7 milliards d’euros chaque année le coût des violences sexuelles faites aux enfants, soulignant que « le coût des conséquences à long terme des violences sexuelles sur la santé des victimes représente près de 70 % du coût total. L’absence de prise en charge du psychotraumatisme est la cause principale de ces conséquences à long terme. »
Or, se reconstruire est un long parcours pour les victimes de violences sexistes et sexuelles, qui nécessite pour certaines des années de thérapie. « La question dépasse le volet économique, fait aussi observer Louve, nous avons besoin de psychologues spécialisés, ce qu’on ne trouve pas toujours en première ligne. » Une observation que l’on peut aussi étendre à la question de l’aide juridique gratuite. « D’autre part, la thérapie classique seule ne suffit pas en termes de soin, poursuit-elle, il faut une approche très holistique… » Une approche actuellement portée çà et là par des associations comme Vie Féminine qui propose, entre autres, des ateliers de méditation aux femmes.
Ces initiatives dispersées sont insuffisantes pour un enjeu qui requiert des investissements structurels. Louve évoque par exemple une réforme mise en place en Espagne depuis fin 2024 qui permet aux victimes de violences sexistes et sexuelles d’être éligibles à l’allocation de chômage (pour 30 mois maximum) à partir de 16 ans, et sans besoin d’avoir cotisé au préalable.
Des pistes
La question des réparations en matière de violences sexuelles et intrafamiliales commence à surgir timidement dans le débat public belge. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur la maltraitance des enfants et les violences sexuelles, au sein et en dehors de l’Église, publié en mai 2024, indique que « la possibilité de créer un fonds de réparation (au niveau des entités fédérées), financé par l’auteur et/ou par l’institution organisatrice dans le cadre de laquelle les violences sexuelles ont eu lieu, est à l’étude ».
Autre piste prometteuse : le « Pack Nouveau Départ », pour les victimes de violences conjugales, figurant au menu des propositions de la Conférence interministérielle (CIM) Droits des femmes adoptées en avril 2024. Soutenu par dix ministres du fédéral et des entités fédérées, il permettrait, comme il était alors présenté, d’« apporter une réponse coordonnée et rapide aux femmes victimes de violences quand elles doivent quitter un conjoint violent » via « une aide financière d’urgence, une aide juridictionnelle de qualité, gratuite ou à moindre coût, une aide psychologique, une information sur les outils disponibles en termes de protection, et des attentions spécifiques en matière d’emploi ».
La CIM Droits des femmes préconisait aussi de verser cette mesure dans le Plan d’action national de lutte contre les violences basées sur le genre (2026-2030) et de l’accompagner de la création d’un fonds spécifique d’aide financière aux victimes. Vie Féminine, qui a inspiré ce dispositif, se demande aujourd’hui « où est passé ce pack ? », s’inquiétant de n’en voir aucune trace dans les déclarations de politique générale ou régionale.
En attendant d’avoir une place dans les lignes budgétaires à la hauteur de l’enjeu, les femmes se reconstruisent et se soignent avec des bouts de ficelle.
Nous remercions Luce qui nous a fait découvrir et approfondir le sujet.