Dénoncer l’inceste : paroles d’Hélène

Suite à des révélations et “dévoilements” de sa fille à partir de ses deux ans et demi, Hélène a averti la Justice, le SAJ (service  de l’aide à la jeunesse) et le SPJ (service de la protection de la jeunesse). Et perdu la garde de Lucile il y a presque trois ans, au bénéfice du père incriminé. Aujourd’hui, sa fille, qu’elle voit peu, va de plus en plus mal. Le SPJ continue inlassablement à remettre l’état de Lucile sur le dos du “conflit” parental.

D.R.

Avertissement

• Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici.
• Cet article comprend le récit de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter.
• Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole d’Hélène et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste.
• Pour la protection de cette témoin qui a voulu partager son histoire et pour la protection de son enfant, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.

En 2006, je rencontre mon futur mari, de façon bizarre. Il sonne à ma porte, me dit qu’il va ouvrir un cabinet de kiné dans le quartier : à cette époque, je porte un plâtre. De fil en aiguille, on engage une relation, compliquée. Je m’aperçois vite qu’il m’a menti sur certains aspects. Son divorce est prononcé en 2014, mais il a l’air de se détruire. Je romps. Il revient vers moi ; ça a l’air d’aller mieux. On se fiance et je suis tout de suite enceinte. Peu avant le mariage, un soir, première scène de coups. Il m’entraîne dans la chambre et je sens bien que je n’ai pas intérêt à m’énerver. Une amie me conduit à l’hôpital : constat de coups, mais je ne porte pas plainte. J’ai un décollement du placenta et vais me reposer chez mes parents. Petit à petit, on se reparle, il m’explique qu’un projet n’a pas marché… Maintenant, je me dis que ce sont des excuses, mais là, enceinte, je décide d’essayer. Ça va mieux… pendant trois mois. Je m’engage dans un prêt pour une maison. Naïvement, je le crois quand il dit que tout va bien se passer.

On emménage fin 2015 ; c’est la catastrophe, violences physiques et psychiques quasiment tous les jours. Les phases de séduction et promesses s’espacent.

L’offre d’achat signée, il recommence les absences, je me sens très seule. On emménage fin 2015 ; c’est la catastrophe, violences physiques et psychiques quasiment tous les jours. Les phases de séduction et promesses s’espacent. J’accouche dans ce contexte, accompagnée par deux sages-femmes, et me sens soutenue. On reste une semaine et demie à l’hôpital ; je ne sais pas si l’équipe avait flairé quelque chose.

Minimisation des violences masculines

Printemps 2016, je pars. J’ai la garde principale de Lucile. Il y a des éléments de violence durant les échanges, mais je me dis que, sur de courtes périodes, Lucile risque moins d’en pâtir. Je pense à ce moment-là qu’il a des problèmes psychiatriques. À l’automne, j’essaie de revivre avec lui, avec “contrat” : il s’engage à ne plus user de violence, et moi, à ne pas partir précipitamment de la maison à cette condition. Tant qu’il y aura des actions en Justice, j’ai l’impression que ça tient – j’ai déposé plus de dix plaintes, avec constats de coups et blessures.

La séparation définitive, très vite après, n’arrête pas les violences : il me poursuit en voiture, me menace, s’introduit chez moi. Ça le calme quand je lui fixe rendez-vous dans un café. J’utilise cette stratégie tout un temps. J’ai plusieurs fois demandé un éloignement en Justice ; rien n’est mis en place. On a tendance à me renvoyer que j’exagère, et lui se présente en victime d’une hystérique : ma mère aurait des phases de délire et moi, une maladie génétique, bipolaire, hystérique, paranoïaque… Il m’avait déjà menacée de mort quand on s’est séparés, de me faire passer pour folle et de me retirer la garde de Lucile. Pour moi, il a fait ce qu’il avait menacé de faire. Malgré tout ça, je suis tenue de lui remettre Lucile. Elle a peur. Il l’a jetée au sol, parfois, avant de s’en prendre à moi.

Inverser et accuser la mère d’être folle

À deux ans et demi, elle commence à tenir des propos bizarres, de petit bonhomme sur sa jambe pour boire du lolo sur son pépète. Elle me demande de mettre la langue dans son pépète devant. Je me demande s’il n’y aurait pas des jeux inappropriés, avec ses cousins par exemple. Je deviens plus vigilante. À l’automne 2018, elle me dit clairement : “C’est Papa qui me fait des bisous que je n’aime pas”, et que maintenant ça fait mal. Je suis atterrée. Avant, je me disais qu’elle avait vu un film, ou une scène inadéquate chez son papa. On va chez une médecin, qui constate une petite béance vaginale et des rougeurs. Et Lucile lui dépose… certains mots. La médecin rédige un rapport, en plus des constats.

La juge de la famille s’énerve sur moi. Mon ex-mari et son avocate n’arrêtent pas de remettre en cause ma santé mentale.

On doit repasser devant le tribunal de la famille parce que j’ai demandé un encadrement pour le changement de garde, pour limiter, dans leur jargon, les “conflits” – ce que j’appelle, moi, de la violence. La juge de la famille s’énerve sur moi. Mon ex-mari et son avocate n’arrêtent pas de remettre en cause ma santé mentale. Toute la défense du père est basée sur l’”aliénation parentale”, [“syndrome d’aliénation parentale”, un concept dont l’utilisation est interdite par plusieurs textes internationaux et pourtant décrit en toutes lettres par les services d’aide à la jeunesse sur leur site , ndlr]. Face à l’absence de mesures prises par la juge de la famille, mon avocate me conseille d’aller au SAJ. Qui me dit de porter plainte, ce que je fais. Une audition vidéo filmée (AVF) est quand même décidée pour Lucile. À l’audition, on l’amène dans une pièce avec deux personnes inconnues, je reste dans le couloir. On me dit ensuite : “Votre enfant n’a rien dit.” Une des dames reconnaît : “Vous savez, les enfants si jeunes, ils ne parlent pas.” Dossier classé sans suite. On repasse au tribunal, et je dis à la juge : “Que vous faut-il pour protéger un enfant ?” Elle me fait sortir.

C’est la faute au “conflit”

À ce moment-là, j’ai toujours la garde principale. Je ne veux plus remettre Lucile à son père ; on a le rapport médical, et ce qu’elle a déposé. Je vais apprendre plus tard, dans un des premiers rapports du SAJ, que l’institutrice de Lucile aussi était inquiète : elle avait, en classe, montré son sexe en criant “Papa, Papa !” Depuis que j’ai déposé plainte pour agressions sexuelles, le père nous menace, nous poursuit à nouveau. Le CVFE, Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, que j’ai consulté, me conseille de me “planquer”. Je vais en auberge de jeunesse, chez mes parents – mais il connaît l’adresse –, chez des amies, pendant deux mois, le temps qu’il se calme. Je préviens la police au fur et à mesure. Je suis de plus en plus épuisée, on a l’impression que personne ne peut nous aider. Chez SOS Enfants, on me dit : “Mais Madame, vous ne pensez quand même pas qu’on va protéger votre enfant pour si peu.” Aucun suivi. Je les supplie. L’équipe du SAJ rentre dans le jeu du père. Il n’a pas arrêté de leur envoyer des mails disant que l’enfant était en danger avec moi. Le SAJ me menace de mettre mon enfant à l’hôpital. Ça me semble aberrant, je ne signe pas.

Depuis que j’ai déposé plainte pour agressions sexuelles, le père nous menace, nous poursuit à nouveau.

Début 2019, je suis convoquée là, maintenant, au tribunal de la jeunesse, qui décide que Lucile ira 30 jours en observation à la Cellule Maltraitance [structure hospitalière liégeoise unique en Belgique, ndlr]. Je me rends compte qu’une équipe est partie la chercher. Quand j’arrive sur le lieu de garde de Lucile, elle hurle, et les deux dames l’embarquent, m’empêchant de l’accompagner. Elle a à peine trois ans. C’est d’une violence extrême. Je ne vais plus la voir pendant plus de dix jours. J’apprends qu’elle a d’abord revu son papa. Après une dizaine de jours, on a le droit chacun de la revoir une heure ou deux par semaine. Le rapport final relève qu’il y a un “conflit parental”. À l’entrée dans la “Cellule M”, Lucile n’avait plus vu son père depuis deux mois. Comment peuvent-ils réellement creuser ce type de situation ? À la Cellule M, il n’y pas de pédopsychiatre, pas de victimologue, pas de traumatologue.

Irrégularités

Avant la sortie de Lucile, on a réunion au SAJ, puis au SPJ, où le directeur annonce qu’il donne la garde exclusivement au père ! A priori, il n’y a aucune raison de me la retirer. Je découvrirai que le rapport du SPJ dit que je suis toxique, que j’ai bourré le crâne de mon enfant. Pourtant, la Cellule M renvoie aussi des jeux de l’enfant, des choses que Papa lui aurait faites, mais c’est remis sur le fait que, peut-être, volontairement ou involontairement, la maman aurait pu influencer Lucile. J’introduis un recours. Une juge de la jeunesse dresse une ordonnance refusant qu’on remette Lucile au papa parce qu’il doit passer en correctionnel pour violences contre moi, qu’un rapport médical fait état de suspicion d’inceste, et que je remets spontanément une expertise psychologique positive. Le lendemain, le directeur du SPJ me dit pourtant qu’il remet Lucile à la garde exclusive du père, contre l’ordonnance, ce qui n’est pas légal.

Le rapport du SPJ dit que je suis toxique, que j’ai bourré le crâne de mon enfant.

Entre-temps, on était repassés à nouveau au tribunal de la famille devant la juge à laquelle j’avais demandé “Que vous faut-il pour protéger un enfant” : elle m’avait retiré mes droits parentaux sous prétexte de “toxicité”, terme repris au directeur du SPJ. Qui a renvoyé peu après le dossier vers une autre juridiction. S’est-il rendu compte qu’il avait fait une erreur ? À ce moment-là, j’avais déjà interpellé les services d’inspection des SAJ/SPJ, en montrant que l’ordonnance de la juge n’avait pas été respectée. J’ai l’impression que, du coup, ils se sont encore plus montés contre moi.

Responsabilisation de la mère

Pendant trois mois, après la Cellule M, aucune nouvelle de ma fille malgré mes appels (bloqués par le père). Mai 2019, un juge de la jeunesse confirme la garde chez le père, et met en place un espace-rencontre – je la vois une heure, puis deux heures tous les quinze jours – avec un service d’accompagnement parental (SVAG), pour éviter la rupture totale mère/enfant. Je rencontre la psychologue et la criminologue avec une déléguée du SPJ, qui m’accuse d’être une mauvaise mère parce que j’étais quand même la maîtresse de Monsieur avant d’être sa femme. Une rencontre hallucinante ! Le service va essayer de mettre en place un accompagnement, mais les deux seules fois où mon ex-mari vient, il s’énerve contre moi et part. Après un an et demi, le SVAG recommande un service spécialisé comme le CLIF [Centre Liégeois d’Intervention Familiale, ndlr], qui réalise une analyse de la dynamique familiale plus en profondeur. L’espace-rencontre constate quant à lui que j’ai un bon lien avec Lucile. Août 2020, on me fait passer à un service de rencontre fixe. Je cours, mais au moins, je peux la voir une journée, de 9h30 à 15h30.

Le père et son avocate avaient utilisé l’allaitement à long terme pour dénoncer le fait que je serais aliénante.

En mai 2021, l’espace-rencontre, suivant ce qui avait été acté au tribunal (évolution du temps de garde si tout se passe bien) me dit que je peux la prendre tous les samedis avec nuit. Mais la directrice du SPJ renvoie qu’elle ne rétablira pas plus de contact entre Lucile et moi tant que je ne m’entends pas avec Monsieur. L’avocate de Lucile lui demande un suivi psychologique pour l’enfant depuis 2019. Moi, j’ai compris que je ne devais plus dire que j’étais inquiète. Le père finit par proposer un Centre de santé mentale. Dont la psy et un éducateur trouvent qu’elle ne va pas bien, mais parlent à nouveau de “conflit”, qui pourrait mener, si ça ne s’arrange pas, à placer Lucile. Moi, je voudrais un rapport écrit de son état, parce que trois ans auparavant, on a un bilan qui établit qu’elle va bien, et, à présent, elle va mal. Or, elle est en garde exclusive chez son papa depuis. Ça me semble être la preuve de ce que je dénonce, comme d’autres, comme la médecin qui avait été consultée et avait rendu son rapport. Elle a d’ailleurs été envoyée devant le Conseil de l’Ordre avant d’être réhabilitée, au bout de deux ans de procédure : le père avait porté plainte contre elle, et contre une autre médecin (plainte non recevable) qui ne voyait rien de néfaste pour une mère à choisir un allaitement à long terme… : le père et son avocate avaient utilisé l’allaitement à long terme pour dénoncer le fait que je serais aliénante.

Pendant toutes ces années, j’ai envoyé des courriels aux directions des différents services, aux inspections, aux ministres en charge. Rencontré les responsables du SAJ avec Verlaine Urbain d’Innocence en Danger : dès qu’on a évoqué l’inceste, c’est comme si ça n’existait pas. Verlaine Urbain expliquait que son association reprenait les dossiers avec juristes, experts, etc., et évaluait s’il y a – ou non – situation de dangerosité pour un enfant. On lui a dit qu’il se prenait pour le “sauveur des mamans”. Qu’il était militant, parce qu’il disait que les enfants n’étaient pas toujours protégés des violences sexuelles.”