Dénoncer l’inceste : paroles de Juliette

Cette mère a quitté la Belgique il y a une dizaine d’années pour mettre ses deux enfants à l’abri de ce qu’elle estime être des “maltraitances institutionnelles de dingue”. À deux reprises, la Justice a mis en place des mesures de protection par rapport au père mais en réinstaurant peu à peu des droits de visite. La première plainte a été classée sans suite et le procès qui a suivi la seconde, alors même que les enfants étaient sous statut protectionnel, n’a débouché sur aucune condamnation du père, en appel, et ce, “au bénéfice du doute”.

D.R.

Avertissement
• Ce témoignage fait partie d’une grande enquête que nous avons menée sur le renversement de responsabilité qui s’opère dans des institutions de notre pays lorsque des mères dénoncent l’inceste commis par le père. L’enquête “Inceste : paroles de mères, déni de justice” et les autres témoignages sont à lire ici
• Cet article comprend le récit de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter. 
• Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole de Juliette et de retranscrire les mots qu’elle utilise en parlant des constats qu’elle a faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste. 
• Pour la protection de cette témoin qui a voulu partager son histoire et pour la protection de ses enfants, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.

J’ai 53 ans, j’habite aujourd’hui dans un pays de l’Union européenne. Cette histoire m’a coûté près de vingt ans de ma vie.

En 2000, je rencontre le futur père de mes enfants. En 2002, je suis enceinte d’une petite fille. Il a brutalement une attitude bizarre, que je mets sur le compte de la grossesse. Je suis très vite projetée dans un univers surréaliste : interdiction d’approcher ma fille à certains moments, spécifications très précises par rapport à la nourriture, comme ne pas utiliser de couverts… Parfois, il s’enferme des heures avec ma fille dans un local que nous avions à la cave. Elle allait assez mal dès qu’il arrivait, se mettait en posture “crêpe”. Je vais voir un psy, qui me parle de “situation incestuelle” et dédramatise. Mon mari est violent envers moi, il m’interdit de parler avec ma fille. M’enferme sur le balcon. J’appelle la police. Je dépose une main courante, mais ne porte pas plainte.

Je sais que mes enfants sont en danger et je pense que personne ne comprendra ce que je vis, ce qui amplifie le danger pour moi. Je me dis que je n’irai plus voir la police.

En 2004, ma fille a deux ans, je suis enceinte d’un petit garçon. Le père me raconte que la police, que je suis allée voir plusieurs fois, l’a contacté pour lui dire que je suis “dingue”. Je sais que mes enfants sont en danger et je pense que personne ne comprendra ce que je vis, ce qui amplifie le danger pour moi. Je me dis que je n’irai plus voir la police.

“Il me dit qu’il me croit”

Fin 2004, un policier m’aide, en me convoquant, à tout déballer : il m’a sauvé la vie ainsi que celle de mes enfants, car il me dit qu’il me croit, et qu’à la prochaine attitude que je jugerai inadéquate de la part de mon mari, grave ou non, je dois l’appeler.

Début 2005, j’appelle la police face à une attitude violente de mon ex-mari ; je quitte la maison en quelques minutes avec mes enfants, sous escorte. Une professionnelle du bureau d’aide aux victimes [auquel toute victime peut faire appel, ndlr], une personne magnifique de professionnalisme et d’humanité, me dit que je suis sous “emprise”, que je dois prendre mes responsabilités et ne pas retourner chez moi exposer mes enfants. J’ai un diplôme en droits de l’homme, et je n’avais pas fait le lien avec ce qui m’arrivait… C’est comme si un voile tombait.

Un policier m’a sauvé la vie ainsi que celle de mes enfants, car il me dit qu’à la prochaine attitude que je jugerai inadéquate de la part de mon mari, je dois l’appeler.

Je décide de demander le divorce, ignorant qu’on ne peut pas à la fois être dans une démarche protectionnelle et dans une démarche au civil, sinon j’aurais privilégié le protectionnel [la mise en place de mesures de protection des enfants, ndlr]. J’obtiens la garde.

Une avocate belge me conseille de quitter le territoire de la Belgique et de rentrer dans mon pays où ma famille pourra nous soutenir, ce que je fais. De peur que l’accusation de kidnapping posée par mon ex-mari ne soit retenue par la Justice, je reviens quand même en Belgique avec mes enfants. Le père voit les enfants du mercredi soir au jeudi matin et un week-end sur deux.

Ambivalence de la Justice

Ma fille est dans des états incroyables quand elle en revient, elle se fait du mal. Premier “dévoilement” : elle se met dans des “états de transe” quand elle parle de son père, demande à rester en pyjama pour aller le voir. J’ai l’impression de vivre un cauchemar. Je dépose plainte pour agression sexuelle, sans même songer à me constituer partie civile. Plainte classée, mais le protectionnel est mis en œuvre, ce qui nous place tous dans une situation équivoque. Les enfants ne peuvent voir le père que dans un centre médiatisé. De nombreuses expertises sont réalisées, mais il est estimé qu’il n’y a pas assez de “preuves”.

Ma fille se met dans des “états de transe” quand elle parle de son père, demande à rester en pyjama pour aller le voir.

En 2007, à nouveau, obtention d’un droit de visite de mon ex-mari, toujours dans un cadre protectionnel. Mon fils est dans un état grave, il a des problèmes à l’école que repèrent les institutrices. Face au mal-être de son petit frère, ma fille décide de parler. Second dévoilement. Je porte plainte au pénal sans me constituer partie civile, mais le procureur décide d’instruire. Enquête de deux ans. Le père n’est pas condamné, au “bénéfice du doute”. Mon fils souffre d’un herpès génital et ma fille avait une synéchie [cicatrice intra-utérine, ndlr], ce n’est pas pris en compte. Ma fille s’était exprimée sur des attouchements devant experts, a fait des dessins, il y a eu perquisition et on a trouvé de l’haldol [un puissant antipsychotique, ndlr] dans la chambre où dormaient mes enfants chez leur père. Pourtant, le père a été innocenté. Moi, je reste avec plein de questions.

Dilemmes insolubles

C’est normal que les enfants refusent de voir leur père, cela prouve qu’ils ont eu la force de réagir face à l’inacceptable, mais on refuse de croire leur parole et, en même temps, on interdit au père de voir ses enfants en dehors d’un centre. Cela nous mine à petit feu. Entre-temps, j’ai perdu mon boulot, ma santé. Lui s’est remarié. Il est médecin et je pense que cela a joué. La Justice assume qu’il y a sans doute eu “quelques attouchements”, je l’ai entendu de la bouche d’un procureur ! La conclusion reste sur une injonction paradoxale : il est “innocenté” mais il n’a pas le droit de voir ses enfants sans surveillance. C’est une décision de justice surréaliste, un micmac pas possible, avec menace de placement des enfants si les visites au centre médiatisé se passent mal. C’est épouvantable, tous ces messages contradictoires qui veulent juste cacher le manque de courage ou la soumission à des idéologies comme celle de l'”aliénation parentale” [un concept dont l’utilisation est interdite par plusieurs textes internationaux et pourtant décrit en toutes lettres par les services d’aide à la jeunesse sur leur site, ndlr] ou pire, le manque d’intérêt pour l’enfant.

Le “rôle” de la mère

Quand j’avais déposé plainte, un policier m’avait prévenue : “Vous en aurez pour dix ans.” Il avait raison. Les procédures pénales et protectionnelles sont séparées ; ça n’a aucun sens. Les conséquences ont été énormes. J’ai failli demander, pour prouver la perversité du système, que les enfants retournent chez leur père puisque tout était “ok”, mais, bien sûr, personne n’a pris la responsabilité d’une telle décision, tout en me mettant la pression : “Votre rôle de mère est que tout se passe bien avec le père, que tout soit normalisé.” On n’a jamais dit que je manipulais les enfants, et pourtant cela aurait arrangé tout le monde, mais le père a été déclaré non coupable au bénéfice du doute, ce qui lui a profité. Ce sont des maltraitances institutionnelles de dingue.

Les mères doivent dénoncer ces horreurs, mais quand elles le font, le parcours du combattant commence, et la Justice broie tout le monde sur son passage.

J’ai eu des avocats géniaux, mais pas assez “méchants”. Je suis restée réglo. Une psy du centre médiatisé m’a dit : “Il faut que vos enfants aiment leur père, c’est votre responsabilité” ; et, en même temps, si je n’avais pas dénoncé ce qui s’est passé, on me serait tombé dessus et on aurait eu raison. Les mères doivent dénoncer ces horreurs, mais quand elles le font, le parcours du combattant commence, et la Justice broie tout le monde sur son passage.

Une Justice qui prend ses responsabilités ?

En 2013, au bout du rouleau, harcelée par les services judiciaires, je suis retournée dans mon pays avec mes enfants. La Justice a accepté. En 2016, une juge de mon pays insiste pour que les enfants revoient leur père chez lui, hors d’un centre médiatisé où les visites se passent si mal que mon médecin traitant fait un signalement auprès du procureur. Les enfants me disent : “Nous, ce qu’on veut, c’est être normaux.” Ils ont 10 et 12 ans. J’ai toujours tout fait pour que ça se passe au mieux, je ne leur ai jamais dit que leur père était un salaud, mais que ce qu’il a fait est inacceptable.

J’ai toujours tout fait pour que ça se passe au mieux, je ne leur ai jamais dit que leur père était un salaud, mais que ce qu’il a fait est inacceptable.

Ils ont revu leur père, mais c’est moi qui ai dû signer un accord avec le père. Autrement dit, la Justice n’a pas pris la responsabilité mais me l’a mise sur le dos ! On peut dire que cela se passe bien, si on admet que le déni, c’est quelque chose de positif… mais j’ai ressenti chez les enfants la même soumission que quand ils étaient petits. Ils ne veulent plus entendre parler de “ça”. Moi, je suis très mal, j’ai même l’impression de les déranger : c’est comme si j’étais le témoin gênant des horreurs qu’ils veulent oublier. Je ne regrette pas ce que j’ai fait, pas un instant, la question ne se pose même pas, et je l’aurais fait pour des petits voisins. C’était un parcours du combattant énorme, mais j’ai sauvé mes enfants.

Système pervers

On dit aux femmes : “Allez témoigner”, ça me fait rigoler. Quand les enfants sont petits, leur parole n’est pas crue. Ils disent quelque chose d’effroyable. De non pensable ! On a d’abord refusé de prendre ma plainte en 2007, me disant que j’allais avoir des ennuis à force d’insister ! J’ai dû aller dans un autre commissariat qui, lui, a été très réactif.

Parce que la mère défend les enfants, un de mes avocats m’a dit : “C’est vous qui êtes nuisible, car vous imposez des expertises sans fin à vos enfants.” Pour ma part, je crois mes enfants, mais je reste incapable d’imaginer une scène que je ne conçois pas. Lui, il savait qu’il les foutait en l’air. La société envoie le signe à ces hommes qu’ils peuvent continuer : ils se sentent tout- puissants. Sinon, la société tombe.

Le rôle de la mère est intenable : si elle n’intervient pas, elle est coupable, si elle parle, elle est coupable de faire exploser la famille.

Le rôle de la mère est intenable : si elle n’intervient pas, elle est coupable, si elle parle, elle est coupable de faire exploser la famille. Il existe une minimisation des violences. Les violences conjugales sont dissociées des violences faites aux enfants, la Justice demande de choisir. On m’a dit : “Mais madame, violences contre les enfants ou contre vous, il faut choisir.” J’ai choisi. Ma souffrance n’a pas de mot. Je ne peux la déposer nulle part.

Le bureau d’aide aux victimes a été vraiment à la hauteur, tout comme le commissaire en charge de l’enquête, mais contre ce système indigne, que peuvent quelques personnes de bonne volonté ?

Partir a été un coup de force. On a menacé de placer mes enfants. C’est un chantage moral. Le juge force à me mettre du côté de mon ex-mari, à former un “couple parental” après ce qu’il s’est passé. Aux audiences, on me forçait à m’assoir à côté de lui. Comment une société peut-elle ne pas se préoccuper de ça ? Il s’agit de tout un système pervers. Les intervenants, les psys, ne se mouillent pas vraiment, mais il y a des gens courageux qui font leur travail et c’est grâce à eux que j’ai pu défendre mes enfants. Le bureau d’aide aux victimes a été vraiment à la hauteur, tout comme le commissaire en charge de l’enquête, mais contre ce système indigne, que peuvent quelques personnes de bonne volonté ?

Où est la formation aux violences de genre ?

Dans l’intervalle, j’avais recommencé des études universitaires sur les droits de l’enfant, j’ai été super choquée d’entendre un intervenant dire que les mères “exagéraient”, d’entendre des analyses basées sur le point de vue de l’agresseur. Je suis sortie, je refusais d’écouter ça… J’ai appris que pour sortir du statut de victime, il faut d’abord entrer dedans, mais mon ex-mari n’a pas été reconnu comme coupable !

Je suis tombée dans la période de l'”aliénation parentale”, qu’on servait à toutes les sauces, sans que jamais cela ne puisse être contré. Ce drame est comme une catastrophe nucléaire qui irradie tout le monde, tous, et sur des années… J’en veux d’ailleurs à la Justice qui a également invisibilisé mon fils aîné alors qu’il a lui aussi souffert de cette folie – grandir dans un tel contexte, c’est très dur – sous prétexte qu’il était issu d’un autre mariage.

Très peu de plaintes mènent à une instruction et, à l’époque, encore moins, et même si mon ex-mari n’a pas été condamné, que le procès a eu lieu au tribunal correctionnel entre deux affaires de voleurs de bicyclettes, mes enfants ont échappé au pire. Ils avaient confiance, ils m’ont parlé, j’ai réagi et la Justice, d’une certaine manière, en établissant le protectionnel sur tant d’années, a tenu compte de leur parole (et de celle de tous les témoins).

Lueur d’espoir

La Commission sur l’inceste, la CIIVISE, vient de proposer en France de “suspendre de plein droit l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse” : c’est une énorme avancée. Si on avait pu bénéficier de cela, on aurait pu se reconstruire et éviter bien des souffrances. Le principe de précaution devrait bénéficier aux enfants. On ne peut pas dire en même temps que l’inceste sévit dans tous les milieux et sur une échelle effarante, et dire à la mère qui dépose plainte : “Mais c’est du conflit parental, ça…”

Les enfants ont déjà du mal à parler : s’ils sentent que la parole de celle ou celui à qui ils se confient sera balayée, ils ne parleront pas.

Je veux témoigner pour prouver aux enfants qu’il y a des mères qui parlent, sinon ils vont intégrer l’image dominante de la femme faible qui accepte le pire. Les enfants ont déjà du mal à parler : s’ils sentent que la parole de celle ou celui à qui ils se confient sera balayée, ils ne parleront pas. Mes enfants vont bien, ils ont, comme l’a dit un expert psy, “une incroyable force de vie”, mais ils ont pu la mobiliser parce que je les ai écoutés et défendus, et aussi parce que j’ai été soutenue par mon père, par ma sœur et par des amis incroyables. Parfois, je me demande : “Si je n’avais pas réagi, comment seraient-ils aujourd’hui ?”, et rien que d’y penser me glace le sang.”