Dénoncer l’inceste : paroles de mères, déni de justice

Quand des mères alertent à propos de violences sexuelles commises sur leur(s) enfant(s) par leur père, les services de première ligne, d’aide et de protection de la jeunesse, ainsi que le système judiciaire, ne sont pas toujours à même de les entendre, voire les criminalisent et remettent les enfants… au père suspecté. Sujet tendu, situations complexes, les réalités vécues par ces mères et par leurs enfants viennent heurter de plein fouet le principe de protection des plus vulnérables d’entre nous : comment le système peut-il faillir à ce point ? Une enquête pour sortir des mécaniques des silences.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Avertissement

  • Cet article comprend des témoignages de faits de pédocriminalité, inceste, violences sexuelles, qui risquent de heurter.
  • Nous avons fait le choix de ne pas édulcorer la parole des mères et de retranscrire les mots qu’elles utilisent en parlant des constats qu’elles ont faits, afin de ne pas participer à l’euphémisation, à la minimisation, à l’occultation et au déni de la réalité de l’inceste.
  • Pour la protection des témoins qui ont voulu partager leur histoire et pour la protection de leurs enfants, les prénoms et certains éléments ont été modifiés, sans que cela ne nuise à la compréhension de leur situation.
  • En complément à cette enquête, cinq des six témoignages sont à lire dans leur intégralité sur notre site.

Une fois lancées, elles parleront sans interruption, parfois pendant plusieurs heures, la plupart d’un débit rapide, accumulant dates, scènes marquantes, puis innombrables faits de procédure, pas toujours dans l’ordre, les mots se pressant en flots qu’il ne faut pas interrompre, “c’est difficile de parler de ce sujet alors si vous permettez j’enchaîne”. Avec un courage absolu, elles déroulent l’enchaînement des événements qu’il faut écouter dans son entièreté pour en comprendre les ressorts.

Au fil des récits personnels : des récurrences. Au départ, une rencontre, elles y croient malgré certains signes, “j’aurais dû me méfier”, qu’elles se sentent coupables de ne pas avoir écoutés. Le début des violences, insidieux, l’isolement, la perte progressive des repères, la culpabilité. Le désir ou l’irruption de la grossesse. L’intensification des violences, psychologiques toujours, physiques très souvent. Puis viennent les soupçons quand les enfants parlent, et les réactions d’incrédulité totale. Il doit forcément y avoir une autre explication. Lorsque la conviction s’installe malgré la sidération, les trajectoires déjà vacillantes basculent : cet homme commet – sous forme de jeux, de caresses ou de façon physiquement plus violente – des actes destructeurs sur le corps de l’enfant conçu·e ensemble : plongée en apnée dans l’impensable. Ces mères cherchent alors de l’aide, se tournent vers les institutions. Le cauchemar risque de prendre une nouvelle dimension.

Un système aveugle et sourd ?

Souvent, et même si les enfants se confient, ou même si des traces physiques existent, les preuves recevables restent très difficiles à rassembler. Et en matière d’infractions sexuelles, les procédures judiciaires se terminent généralement sur un non-lieu, comme nous le confirment des sources judiciaires et policières. À partir de là, tout ce que les mères pourront dire ou faire se retournera contre elles. L’inversion de la situation, attisée par la stratégie des pères qui, à chaque accusation portée, la renvoie contre la mère, peut prendre alors des proportions insensées. Et plus ces mères essaient de protéger leur(s) enfant(s), soutenues par des professionnel·les ayant étayé ces violences, plus les institutions les tiennent pour “menteuses”, “toxiques”, “folles”.

Il arrive que ces mères protectrices soient déclarées “aliénantes”, qu’elles perdent la garde de leur(s) enfant(s).

Dans le cas des six mères que nous avons écoutées (ainsi que leur entourage et des professionne·les qui les accompagnent, quand c’était possible), et quelle que soit leur position géographique, s’adresser aux institutions censées protéger leurs enfants s’est apparenté à mettre le doigt, le bras, le corps dans un engrenage institutionnel insensé, chaque tentative pour s’en dégager resserrant le piège. Pas entendues, pas crues, il arrive que ces mères protectrices soient déclarées “aliénantes”, qu’elles perdent la garde de leur(s) enfant(s), alors placé·e(s), ou confié·e(s) à la garde exclusive du père. S’ensuivent des années de procédures surréalistes, pressions, injonctions et dilemmes insolubles, des journées saturées d’angoisse, colère, démarches et, parfois aussi, des rencontres avec des professionnel·les à l’écoute. Des années de souffrance psychique – et d’appauvrissement financier – face à un système globalement aveugle et sourd.

Et pourtant, dans la continuité du mouvement #MeToo, un #MeToo Inceste a déferlé, semblant fissurer la façade du déni sociétal. Les témoignages ont afflué, touchant tous les milieux, mettant au jour le silence d’un entourage complice, la complaisance des médias, l’impunité des auteurs. Un nombre impressionnant d’anciennes victimes a parlé. Témoignant d’un phénomène massif, les évaluations chiffrées sont ressorties (en France du moins ; il n’y a pas de statistiques belges) : 10 % de la population – soit 6,7 millions de personnes – déclarent être ou avoir été victimes d’inceste, selon un sondage Ipsos réalisé en novembre 2020 pour l’association Face à l’Inceste. Et si les victimes de violences sexuelles dans l’enfance sont près de 70 % à réussir à parler (au bout de 12 ans en moyenne), elles ne sont que 8 % à avoir été protégées après avoir parlé (MTV-Ipsos, 2019).

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Secret médical vs obligation de signalement

Lucile, la fille d’Hélène, a deux ans et demi. À l’été 2018, elle commence à se comporter de façon “étrange, inexpliquée”, raconte la mère, tient des propos inquiétants et fait des cauchemars. Mais le récit d’Hélène débute avant ces “jeux avec papa” que raconte Lucile. Au printemps 2016, début de grossesse, son mari frappe Hélène violemment et l’agresse sexuellement. C’est la première fois. Le couple se fréquente depuis quelques années par périodes ; elle est au courant de ses problèmes d’addiction, de mensonges, mais il semblait aller mieux et vouloir changer. Les quatre années suivantes, Hélène déposera plus de dix plaintes contre lui, pour coups, blessures, harcèlement… Une seule aboutira à une condamnation judiciaire, des années plus tard, en appel.

Après trois ans de mariage, elle le quitte définitivement et obtient la garde de la petite fille. Lui voit Lucile trois fois par semaine, en journée. En septembre 2018, la petite se confie à une amie d’Hélène et une généraliste examine la fillette et constate une béance vaginale et des rougeurs, consignées dans un rapport. Remis au tribunal de la famille, qui ne sera pris en compte ni à ce moment-là ni plus tard. Il faut dire que les rapports médicaux émanant de généralistes ne pèsent pas lourd dans la balance.

De quoi décourager les signalements.

Seul·e un·e médecin légiste est habilité·e à récolter des preuves, dont certaines disparaissent très vite du corps des enfants. Et les généralistes qui alertent peuvent faire face à un dépôt de plainte pour violation du secret professionnel de la part du père soupçonné : de quoi décourager les signalements. Dans le cas de la généraliste de Lucile, deux années de procédure et une traduction devant le Conseil de l’Ordre des médecins avant d’être réhabilitée.

En 2019, l’Ordre belge des médecins divulguait un Code de signalement des violences sexuelles “dans le but d’assister au mieux les victimes de violences sexuelles, mais sans perdre de vue la déontologie” : l’insubmersible secret médical. Pourtant, l’obligation de signalement pour tous·tes les professionnel·les en Belgique figure parmi les nombreuses recommandations du rapport fouillé, consultable en ligne, Pour une politisation de l’inceste et des réponses institutionnelles adaptées. Rapport d’expertise et recommandations, réalisé en 2020 par SOS Inceste et l’Université des Femmes, en collaboration avec des expert·es de tous les secteurs concernés. Effectivement, le monde médical n’est pas le seul à renâcler au changement.

Résistances du monde judiciaire

Dans le champ judiciaire, les résistances s’illustrent notamment par la réaction, en 2020, à la nouvelle imprescriptibilité des délits sexuels graves sur mineur·e. Auparavant, les victimes pouvaient déposer plainte jusqu’à 15 ans après avoir atteint la majorité, donc jusqu’à leur 33e anniversaire. La poursuite de ces délits sans limite dans le temps était une revendication, parmi d’autres, portée de longue date par SOS Inceste. La nouvelle loi a été qualifiée d’”émotionnelle” et de “néfaste à la paix sociale” par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone. La Ligue des droits humains dénonce son aspect “purement symbolique” de même que l’Association Syndicale des Magistrats, qui tentera de la faire annuler.

Autre exemple, la réforme du Code pénal en matière sexuelle, encore à l’état de projet au moment où nous écrivons ces lignes et controversée par ailleurs : elle reconnaît l’inceste comme infraction spécifique. Jusqu’à présent, l’inceste est une circonstance aggravante d’un attentat à la pudeur ou d’un viol. Néanmoins, cette réforme risque aussi de correctionnaliser tous les crimes sexuels, c’est-à-dire “de faire des crimes des hommes contre les femmes de simples délits, une tendance constante de la société patriarcale”, observe Miriam Ben Jattou, co-fondatrice de l’asbl Femmes de droit.

Et pour Lucile ?

On ne va pas protéger votre enfant pour ça !

En cette fin d’année 2018, alors que Lucile s’est confiée plusieurs fois, du côté judiciaire, rien ne bouge pour sa protection. Retour de bâton, l’ex-mari d’Hélène la harcèle, la menace de mort. Le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) lui recommande de se protéger. Hélène se cache avec sa fille dans des auberges de jeunesse loin de chez elle, chez des connaissances. Ça dure deux mois, pendant lesquels elle contacte notamment SOS Enfants. “De toute façon, ce n’est pas grand-chose, ça, Madame. On ne va pas protéger votre enfant pour ça !”, s’entend-elle répondre.

SOS Enfants, consacré à la maltraitance infantile, dépend de l’ONE qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, en chapeaute les 14 équipes aux statuts divers. L’organisme a commandé en 2015 une étude fournissant des recommandations pratiques pour une prise en charge, cohérente et coordonnée, des enfants victimes de maltraitances sexuelles en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les témoignages que nous avons recueillis ne correspondent pas à ces recommandations. Mais Aurore Dachy, responsable de SOS Enfants, ne voudrait pas que ces exemples négatifs occultent la bonne prise en charge de nombreux autres cas. Elle reconnaît un contexte de surcharge de travail, mais elle souligne que l’ONE fournit un cadre global aux différentes équipes – qui n’ont par ailleurs aucun pouvoir contraignant sur les autorités judiciaires – et supervise les formations, notamment pour les jeunes travailleurs/euses, avec une attention particulière portée à la qualité de l’écoute.

C’est chez SOS Inceste et à l’asbl Kaléidos Parole d’Enfants – qui ne peut pas commencer de prise en charge sans décision judiciaire – qu’Hélène trouve des oreilles davantage attentives. Son avocate lui conseille alors de s’adresser au SAJ, le Service de l’aide à la jeunesse, qui l’incite à déposer plainte au pénal pour agressions sexuelles. Sans cette plainte, aucune enquête ne peut démarrer. Nora, une autre des mères témoins, a mis du temps à porter plainte. “Pour moi, c’était une maltraitance grave d’arracher un enfant à son père, sans raison prouvée. Il fallait que je sois sûre.” Ce délai lui sera reproché. “Au tribunal, la juge me dit : “Vous manipulez votre enfant, et un enfant ment, jusqu’à preuve du contraire” !”

Écouter l’enfant, connaître la mémoire traumatique

Hélène suit le conseil du SAJ et, plainte déposée, Lucile, alors trois ans, est entendue en audition vidéo filmée suivant le protocole TAM, “Technique d’audition de mineurs”, à présent généralisé à chaque arrondissement judiciaire. L’audition de Lucile ne donne “rien” ; le Parquet clôture le dossier et refuse des expertises complémentaires. D’après nos sources, le protocole n’est pas adapté aux tout-petits – ou mal appliqué : aucune mise en confiance, entretien sommaire, cadre peu rassurant. Hélène s’est renseignée : il existe un protocole pour les jeunes enfants, Calliope, mis au point par la docteure en psychologie Mireille Cyr au Québec, qui fait son chemin en France. Ce ne sera pas pour Lucile.

Si la mise en place des auditions TAM représente une réelle avancée, Anita Biondo, inspectrice principale de police à Uccle et spécialisée dans la prise en charge des victimes, concède à regret que “même avec de bons dossiers, il n’y aura pas nécessairement un aboutissement judiciaire positif.” Elle souligne l’évolution positive de la prise en charge policière des victimes, mineur·es et adultes, grâce à des formations spécifiques sur les violences (post-)conjugales, leurs impacts néfastes sur les enfants et sur la mémoire traumatique. Des éléments de compréhension cruciaux : si on ne connaît pas le fonctionnement de la mémoire traumatique, il est impossible de comprendre certains comportements des (anciennes) victimes.

Homme invisible… mais ordinaire

SOS Inceste essaie de faire connaître tout ce système de silenciation.

L’inspectrice principale Biondo décrit la réaction classique des agent·es de police : “Pourquoi est-ce que les femmes victimes ne partent pas, et les enfants victimes de faits de mœurs ne disent rien ?” Selon elle, “les manipulations [de l’agresseur, ndlr] peuvent être très subtiles. C’est un père qui va raconter à l’enfant que c’est de l’amour, ou que si l’enfant le dit, ils vont être séparés. C’est ce que SOS Inceste essaie de faire connaître : tout ce système de silenciation.” Parfois aussi, les enfants pensent que ce qu’ils vivent est la normalité.

Miriam Ben Jattou, de l’asbl Femmes de droit, suit une quarantaine de dossiers de mères protectrices ; seulement deux d’entre elles n’ont pas perdu la garde de leur(s) enfant(s). Elle rappelle que les agresseurs ne sont pas des personnalités unidimensionnelles et déplore, comme beaucoup, l’impact négatif de l’affaire Dutroux sur les représentations collectives : l’image du pédocriminel figée dans le moule du monstre absolu et du danger extérieur. Figure repoussoir participant à la difficulté d’imaginer un agresseur au sein de notre cercle intime, père, frère, cousin, grand-père, oncle, ami… Un homme dans plus de 95 % des cas, selon les chiffres de l’enquête Violences et rapports de genre menée en France par l’Ined en 2017, un homme à l’apparence ordinaire, intégré dans la société et dans la famille.

Souvent, [les mères] ne dénoncent pas. La victime qui parle va alors être éjectée du cercle familial.

Si l’inceste maternel, qui existe, est beaucoup moins répandu et moins documenté, l’inspectrice principale signale nombre de dossiers dans lesquels des mères n’ont pas pu prendre en charge la protection de leur(s) enfant(s). “Souvent, elles ne dénoncent pas. La victime qui parle va alors être éjectée du cercle familial, qui se voile complètement la face, de façon consciente ou inconsciente… Chaque cas est différent. J’auditionne des majeur·es adultes, qui ont parlé, enfants, et dont la mère les a enjoint·es au silence : “Tais-toi, tu vas détruire la famille”.” En réalité, dans ces cas, analyse Anita Biondo, la famille est déjà détruite, de l’intérieur.

Aux yeux de la société, les mères, toujours principales pourvoyeuses des soins, portent la responsabilité première de la protection des enfants. Mais lorsque, dénonçant l’inceste, elles attaquent l’image de la famille comme espace sécurisé et celle du père de famille, elles prennent le risque d’être considérées par les intervenant·es des diverses institutions comme vengeresses, ou pathologisées, considérées comme malades, folles. À tel point que certain·es accompagnant·es que nous avons interviewé·es en viennent à leur déconseiller de s’adresser aux services de l’aide à la jeunesse.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Violences institutionnelles

Pour Hélène, à partir de fin 2018, plus question de mettre Lucile en danger ; le CVFE lui conseille d’ailleurs de ne pas remettre l’enfant à son père. Qui dépose plainte. Il déterre un épisode de dépression adolescente dans le chef d’Hélène et affirme la transmission génétique d’une maladie psychiatrique dont souffrirait sa mère : c’est elle, Hélène, le danger pour la fillette. “Le SAJ menace alors de placer Lucile, je pleure au téléphone, je dis que nous sommes en danger. On me traite de folle, encore et toujours.”

On me traite de folle, encore et toujours.

Le SAJ tente d’imposer à Hélène, sur une idée du père, une prise en charge de Lucile à la Cellule Maltraitance, une unité hospitalière d’observation unique en Belgique. “Je leur réponds que la couper de tout lien du jour au lendemain risque d’ajouter un trauma. Ils me menacent. Je demande un accompagnement en ambulatoire [de jour uniquement, ndlr]. Refusé.” Hélène ne donne pas son accord.

Quelque temps plus tard, convoquée dans l’heure devant le tribunal, elle se rend compte que des déléguées du SAJ sont en route vers le lieu d’accueil de jour de sa fille. Arrivée sur place en catastrophe, Hélène voit “les deux dames arracher Lucile, en pleurs, sidérée. On m’empêche de l’accompagner.” La petite fille restera un mois à la Cellule Maltraitance, où les parents ont le droit de la voir une poignée d’heures par semaine. Les examens ne confirment pas mais n’infirment pas non plus les suspicions de violences sexuelles. Le rapport établit que Lucile souffre du “conflit parental”.

En juillet, Hélène est jugée devant un tribunal pénal pour “non-présentation d’enfant” suite à ses deux mois de fuite. Quand elle reçoit la décision de la juge – à qui elle a lancé durant l’audience “Que vous faut-il pour la protéger ?” –, Hélène apprend qu’elle est déchue de ses droits parentaux. Motif : “l’attitude de la maman confine à une forme de fonctionnement pathologique de nature à nuire gravement à l’équilibre de son enfant”. Et ce malgré un rapport psychiatrique positif présenté spontanément.

En fuite

Elle n’a pas revu son fils, confié à la garde du père. De quoi devenir réellement folle.

Les mères qui refusent de remettre l’enfant au père risquent gros. Certaines ont fui la Belgique. Comme Amélie, partie avec son fils vers le Sud. Et par la suite arrêtée, mise en prison et ramenée en Belgique. Bracelet électronique à la cheville, elle n’est plus sortie de chez elle depuis 18 mois lorsque nous la rencontrons. Et n’a pas revu son fils, confié à la garde du père. De quoi devenir réellement folle. Elle doit pourtant particulièrement se tenir à carreau car la menace d’un internement plane sur elle dans son dossier.

Juliette est revenue s’installer en Belgique après s’être réfugiée avec ses enfants dans son pays d’origine, craignant que la Justice belge ne prenne en compte l’accusation de kidnapping déposée par son ex-mari. Elle remercie au passage un policier : “Il nous a sauvé la vie, car il m’a dit qu’il me croyait, et que, à la prochaine attitude que je jugerais inadéquate de la part de mon mari, que cela soit grave ou pas, je devais l’appeler.” Après son retour, Juliette doit se plier à la garde alternée ; sa fille se met dans des “états de transe” quand elle parle de son père, se fait du mal. “Je dépose plainte. Classée, mais le “protectionnel” – les enfants ne peuvent voir le père que dans un centre médiatisé [sous la surveillance d’un·e tiers, ndlr] – est quand même mis en œuvre, ce qui nous place tous dans une situation équivoque et insoutenable.” Juliette fuit à nouveau. Doit revenir.

Nouveau dévoilement de sa fille, nouveau dépôt de plainte, enquête de deux ans. “De nombreuses expertises sont réalisées. Mon fils souffre d’un herpès génital, ma fille avait une synéchie [une cicatrice utérine, ndlr]. Elle s’était exprimée devant expert sur des attouchements ; il y a eu perquisition, on a trouvé de l’haldol [un puissant antipsychotique, ndlr], dans la chambre des enfants chez leur père. Pourtant, il a été estimé qu’il n’y a pas assez de “preuves”. Le père n’a pas été condamné, au bénéfice du doute.”

Crainte de condamner à tort ?

Si, en France, en 2005, le procès d’Outreau, hyper médiatisé, dans lequel des enfants avaient accusé une série d’adultes de faits pédocriminels, ne peut à lui seul expliquer le score dérisoire des condamnations, il n’a en tout cas pas aidé à ce que la parole des enfants et celle des expert·es soit crues : les enfants ont été reconnu·es victimes, nombre d’accusé·es déclaré·es non coupables. Depuis cette affaire, alors que le nombre de dénonciations en Justice augmente, les condamnations pour violences sexuelles ont baissé en France de 40 % (selon les données du ministère de la Justice en 2018). Est-ce qu’en France comme en Belgique, le système judiciaire craint davantage les fausses accusations que la mise en danger des victimes, dans ce cas des enfants ?

À contre-courant, la juriste belge Miriam Ben Jattou, notamment, propose un renversement de la charge de la preuve (à l’accusé·e de prouver son innocence) à partir du moment où le parquet (en pratique, la victime) produit des éléments suffisants, comme cela se passe déjà aux États-Unis. Et comme la juriste Françoise Tulkens propose, dans une interview qu’elle nous a accordée en octobre, que ce soit le cas dans toutes les affaires de violences sexuelles.

Séparer de la mère, positionnement récurrent

Début 2019, à la sortie de Lucile de la Cellule M, le directeur du SPJ, contre l’avis d’une juge de la jeunesse qui demandait davantage d’investigations compte tenu du passif violent du père, remet la petite fille… à la garde exclusive de son père. Décision confirmée en appel. Hélène ne reverra sa fille que trois mois plus tard. Une heure, deux fois par mois, de façon encadrée.

La récurrence des décisions de séparer les enfants de leur mère, particulièrement dans ces cas de dénonciation d’inceste, interroge sur les représentations à l’œuvre parmi les acteurs/trices des SAJ, SPJ et institutions judiciaires. Et les témoignages des mères et des professionnel·les que nous avons recueillis nous permettent de voir une prééminence accordée à la parole et à la place du père et, en miroir, la disqualification totale de la mère. Un dossier d’axelle consacré en novembre 2019 aux enfants exposé·es aux violences conjugales pointait  : “L’idée répandue selon laquelle un mari violent est un bon père fait des ravages dans les tribunaux.”

Une scission artificielle entre couple conjugal et couple parental.

Les tribunaux travaillent alors à la préservation – à tout prix – du lien paternel. Cette scission artificielle entre couple conjugal et couple parental, se centrant sur le second, occulte les violences au sein du premier, renvoie les responsabilités dos à dos, et sert d’argument pour imposer la médiation en cas de partage de garde “difficile”. Dans l’affaire d’Hélène – comme dans tant d’autres dont nous avons connaissance –, la cause du mal-être de Lucile est de façon immuable imputée au “conflit” parental, les institutions culpabilisant de plus Hélène de ne pas s’entendre avec son ex-mari, au nom même de l’intérêt supérieur de son enfant : une position insoutenable, et un positionnement des institutions sans issue.

Bon père de famille, toujours

Dans notre même dossier, une mère rapportait la façon dont avait réagi son ex-mari violent à son jugement : “Je ne suis pas coupable, puisque je ne suis pas condamné, et la juge estime que je suis un bon père puisqu’elle ne m’a pas déchu de mes droits paternels.” En matière de vérité judiciaire, les mêmes raccourcis opèrent dans les affaires d’inceste. Ingénieur social, Verlaine Urbain coordonne l’association Resanesco, également antenne belge d’Innocence en Danger. Il est l’auteur d’un mémoire sur le sujet des représentations à l’œuvre chez les acteurs/trices du secteur de l’aide à la jeunesse en cas de dénonciation d’inceste d’un parent par l’autre parent.

Au cours de ses recherches et des entretiens menés, il a remarqué un” glissement de “”non-lieu pour manque de preuve” à “innocenté par la Justice”” chez les conseiller·ères des SAJ et SPJ. Et si le père est “innocenté”, c’est que la mère ment et instrumentalise l’enfant. En collaboration avec des spécialistes des secteurs impliqués, Verlaine Urbain a décortiqué 25 dossiers de dénonciation, par des mères, d’inceste sur leur(s) enfant(s) commis par le père. Il y repère le schéma suivant : “Les SAJ et SPJ n’ont pas mission d’enquêter. Ils renvoient la plupart du temps vers SOS Enfants, qui, par manque de moyens, de personnel et de formation adéquate, ne peut pas toujours garantir la qualité de ses rapports.” Autre constat : “Plus les intervenants sont conscients que le système a des failles, moins ils auront tendance à remettre les enfants aux pères.”

Si les premiers intervenants étaient en faveur du syndrome d’aliénation parentale, les mères n’en voient pas le bout.

Miriam Ben Jattou confirme : “Tout le système part du principe que ces intervenants, pourtant noyés sous le travail, font ce qu’il faut. Si certains services font ça très bien, certaines décisions sont d’une monstruosité hallucinante. Vérifiez, avec le PMS, avec l’école, avec les grands-parents… ! Si, sur cette base-là, il n’y a rien, alors ok, peut-être que la mère s’est trompée ! Mais ce qui rend dingue, c’est qu’on leur dit qu’elles mentent, qu’elles projettent des choses qui ne sont pas vraies alors que rien n’a été vérifié.” Les premiers avis rendus jouent un rôle crucial. “Ce qu’on repère surtout, dit encore la juriste, c’est que si les premiers intervenants étaient en faveur du syndrome d’aliénation parentale, les mères n’en voient pas le bout.” Voici le fameux “SAP”…

Ravages d’un concept qui conforte les stéréotypes

Dans un contexte de grande latitude laissée aux SAJ/SPJ et de stratégies de coercition exercées par des pères, décrites par la chercheuse Gwénola Sueur, les stéréotypes de genre trouvent une validation totale dans la théorie du Syndrome d’Aliénation Parentale (SAP), inventée dans les années 1980 par l’Américain pro-pédophilie Richard Gardner. Selon cette théorie, la mère projette consciemment ou inconsciemment ses angoisses de violences sexuelles sur son enfant, qui invente alors des accusations d’agressions sexuelles pour coller à la projection de sa mère. “Personne n’a envie de croire à l’inceste, poursuit Miriam Ben Jattou, et la théorie du SAP conforte nos représentations : les hommes sont davantage violents physiquement, mais les femmes, ce serait pire, elles manipuleraient psychologiquement.”

Les conséquences du recours à de ce pseudo “syndrome” ont été dénoncées par nombre de chercheurs/euses. Son usage est proscrit par la Convention d’Istanbul, que notre pays a ratifiée en 2016, et par une résolution du Parlement européen du 6 octobre 2021 sur les conséquences des violences conjugales et des droits de garde sur les femmes et les enfants. Le rapport d’évaluation du Grevio, l’organe qui contrôle et évalue l’application de la Convention d’Istanbul, appelait que son contenu doit s’appliquer en droit belge. En France, le SAP vient d’être torpillé par la CIIVISE, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (voir complément ci-dessous), dont les conclusions pourraient s’appliquer mot pour mot aux cas d’Hélène et des autres mères témoins. Mais alors, pourquoi parle-t-on encore aujourd’hui du SAP ?

En Belgique, ça roule pour le SAP

Depuis les années 1990, un Belge exilé au Canada, Hubert Van Gijseghem, a donné des centaines de formations promouvant le SAP à des magistrat·es, policier·ères, psychologues, au Canada, en Suisse, en France et en Belgique jusqu’en 2015. Exemple récent de son impact dans notre pays : en septembre 2021, l’Institut de formation judiciaire organisait un colloque sur la rupture du lien parent/enfant sous le patronage du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne. Tous·tes les intervenant·es soutenaient le concept de SAP.

Les fondements du SAP persistent.

Sous le feu des critiques, l’appellation SAP en tant que telle a tendance à disparaître des dossiers mais ses fondements persistent. L’aliénation parentale est désormais utilisée de manière beaucoup plus large (situations où un parent tente d’exclure l’autre parent) par des intervenant·es psychosociales/aux non qualifié·es pour poser de tels diagnostics. On a aussi vu, dans certains dossiers, des intervenant·es parler de “mère fusionnelle”, voire de “syndrome de Münchhausen par procuration” (en réalité extrêmement rare : rendre son enfant malade pour attirer la compassion). Ce sont principalement les mères qui doivent prouver leur santé mentale ; à aucun des pères de nos six récits, il n’a été demandé de bilan psychologique.

Dégâts de la psychanalyse

En médiation ou suivi thérapeutique, la maltraitance ou l’inceste peuvent être considérés comme symptômes d’un dysfonctionnement familial général, dont la mère serait également responsable, et donc à travailler “en famille”. Ainsi, pour aider sa fille, Juliette – cette mère qui a quitté la Belgique – nous raconte être allée voir un psychologue. “Il me parle de “situation incestuelle” et dédramatise.” Situation incestuelle : pas d’agression sexuelle mais un climat malsain de floutage des limites sexuelles instauré par l’adulte avec l’enfant.

Les théories freudiennes (complexe d’Œdipe, mère toute puissante, etc.) ont contribué à discréditer la parole des enfants et à occulter l’inceste. Ces fondements psychanalytiques et psychologiques qui imprègnent nos représentations collectives sont appliqués par des intervenant·es qui peuvent en arriver, et parfois même lorsque la Justice a condamné l’agresseur, à obliger les enfants à revoir leur agresseur et à culpabiliser les mères. Une des mamans raconte : “Une psy d’un centre médiatisé m’a dit : “Il faut que vos enfants aiment leur père, c’est votre responsabilité”.” Si l’intérêt de l’enfant prime sur celui des adultes, pourquoi l’enfant n’aurait-elle/il pas le droit de ne plus revoir son agresseur ?

Culture patriarcale, du viol, de l’inceste

Cet “intérêt supérieur de l’enfant” semble brandi en permanence par les intervenant·es pour imposer des décisions, dans les cas qui nous occupent, aux mères et aux enfants. Laetitia Genin, coordinatrice de Vie Féminine, a été mandatée par des mères qui se sont rassemblées pour se soutenir et s’entraider. Elle a rencontré fin octobre 2021 des responsables de SAJ. Elle a remarqué une différence de perception selon les personnes, et rappelle la nécessité d’une formation des conseiller·ères (aujourd’hui uniquement sur base volontaire) à une lecture genrée des violences. L’asbl Resanesco/Innocence en Danger a mis sur pied avec la psychologue et ex-experte judiciaire Catherine de Voghel, également spécialisée dans le suivi des mamans solos, un projet pilote pour former des psychologues à la prise en charge spécifique des enfants victimes. L’asbl à l’expertise grandissante souhaite le poursuivre à destination des intervenant·es psychosociales/aux. La formation du secteur judiciaire devrait également faire l’objet de toutes les attentions.

Verlaine Urbain pose encore la question de la co-responsabilité politique : le manque structurel de moyens dans les SAJ/SPJ ainsi que le sous-financement de la Justice sont des problématiques connues. Alors qu’en aval, les coûts des procédures, les multiples accompagnements divers, les longs suivis psychologiques, sans parler des placements, sont très élevés.

“Le système inceste”

La souffrance de l’inceste est à la fois intime et sociale.

La romancière Christine Angot fouille la thématique de l’inceste depuis des années au travers de ses écrits. Pour France Culture, elle résume en novembre dernier de façon limpide sa mécanique systémique : “La souffrance de l’inceste est une souffrance qui a la particularité d’être une souffrance à la fois intime et sociale. Si on se concentre sur la dimension sexuelle, on se concentre sur la souffrance intime. Or, non, on ne comprend rien à l’inceste si on ne comprend pas que c’est un asservissement, que c’est un esclavage de l’enfant. Et un esclavage, comme vous le savez, c’est un système, et un système, ça ne se fait pas par une personne toute seule, qui dit, tiens, cette personne sera à mon service. Il faut un pouvoir reconnu pour cela.”

À toutes les étapes et dans tous les secteurs, les mécaniques de silenciation opèrent. L’anthropologue française Dorothée Dussy les réunit sous le vocable “le système inceste” dans Le berceau des dominations, pour lequel elle a interviewé 22 auteurs de faits pédocriminels condamnés par la Justice. Une de ses nombreuses réflexions porte sur le rôle de l’anthropologie. Cette discipline a notamment posé l’inceste comme interdit ultime, comme limite entre l’humanité et l’animalité, et participé à le repousser en dehors de notre “quotidien”. Or, si toutes sortes de comportements violents existent dans le monde animal, soutient Dorothée Dussy, l’inceste n’en fait pas partie. En fait, l’inceste est typiquement humain.

Poursuivant cette piste de réflexion, la directrice de l’Université des Femmes, Valérie Lootvoet, dénonce les grands écarts sociaux : “Tout le monde est d’accord sur le fait que quand un père abandonne ses enfants, frappe, inceste, c’est dégueulasse ; c’est illégitime socialement, mais pourtant légitimé dans les pratiques.” L’analyse féministe éclaire la raison de ces écarts en replaçant l’inceste dans le continuum des violences faites aux femmes. L’appropriation de leur corps est estimée légitime en société patriarcale ; il en va de même pour le fruit de leur corps : leurs enfants.

Depuis plus de deux ans, au prix de procédures et démarches innombrables, de prises en charge systématiquement stoppées par les divers services sous prétexte de “conflit”, Hélène a grappillé quelques heures et une nuit par semaine de droit de visite de Lucile. Comme d’autres mères, elle ne baissera pas les bras. Elles continueront à lutter contre ces dénis de justice. Elles gardent l’espoir de sauver leurs enfants qui, lorsqu’elles/ils sont écouté·es et mis·es en sécurité à temps, peuvent se réparer de façon étonnamment rapide.

À long terme, les conséquences de ces crimes, dont les institutions et les politiques se font les complices, sont immenses, sur la santé mentale et la vie des personnes victimes, sur la famille, sur la descendance. Sommes-nous prêt·es, en tant que société, à écouter ces mères, ces enfants ? Nos institutions sont-elles prêtes ? Pour, enfin, entendre l’inceste, et le prendre réellement en charge.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme.

Les recommandations de la Commission indépendante sur l’inceste en France

“La tenue de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) est un dénouement dans lequel nous n’osions plus croire. Son coprésident, le juge des enfants Édouard Durand, invite la société civile à jeter un tout autre regard sur ces situations tragiques qui vont parfois jusqu’au “désenfantement” et peuvent dès lors acculer mère et enfant à la folie. Il affirme que, dans la très grande majorité des cas, le seul et unique crime de ces mères est d’avoir dénoncé les violences, souvent incestueuses, du père de leur enfant. Le juge Édouard Durand affirme également que l’institution judiciaire qui se positionne du côté des agresseurs devient donc involontairement sa complice.”

Extrait du “Manifeste des mères protectrices contre le SAP” publié dans Causette le 15 novembre 2021.

Dans un premier avis rendu fin octobre 2021, avant la publication de son rapport complet en ce mois de janvier, la CIIVISE enjoint à croire les enfants et à en finir avec la présomption de culpabilité des mères. Le rapport pointe le fait que lorsque des accusations de violences sexuelles sur les enfants sont portées par les mères, elles ne sont prises en compte par la Justice que dans 15 % des cas, et presque jamais quand le père accuse la mère de manipulation (2 %).

La CIIVISE émet trois recommandations : suspendre l’autorité parentale et les droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse contre son enfant ; suspendre les poursuites pénales pour non-représentation d’enfants contre un parent lorsqu’une enquête est en cours contre l’autre parent pour violences sexuelles incestueuses ; prévoir, dans la loi, le retrait systématique de l’autorité parentale en cas de condamnation d’un parent pour violences sexuelles incestueuses contre son enfant.