« Demain, je descendrai voir la Lesse, je me baignerai peut-être », prévoit Ching en grappillant les mûres sauvages des ronciers. La mi-juillet est passée, quelques baies ont noirci précocement sur les pans les plus ensoleillés de Mesnil-Église. On se tache, on se régale, les promeneuses s’éparpillent dans les herbes hautes des talus. La balade ralentit, la visite du village attendra. « Aux Philippines, l’endroit où j’ai grandi ressemble à ce village, avec une rivière en contrebas. Ici, on respire de l’air pur, non pollué. On marche, on se détend, tout simplement. C’est pour notre santé, pour notre esprit, pour se vider la tête. Vous voyez ce que je veux dire ? Bon, je vais encore cueillir quelques fruits, là-bas. »
- À écouter / « Ching, une vie masquée », dans notre série de podcasts Le Front du vivant
« On a créé une utopie »
1936 : le Parti ouvrier belge, au pouvoir dans un gouvernement de coalition, pousse le vote de la loi sur les congés payés. L’utopie ouvrière a essaimé dans toute l’Europe. Presque 90 ans plus tard, le jeune collectif « Femmes tout terrain », dont la plupart des membres se sont connues dans les rangs de la Ligue des travailleuses domestiques de la CSC Bruxelles, s’est aussi mis à rêver. « Parce qu’elles sont sans papiers, explique Magali Verdier, du MOC Bruxelles, et travaillent dans le marché informel, les membres du collectif n’ont pas d’employeur qui paye les cotisations patronales pour elles, pas de statut leur ouvrant le droit aux congés payés. Donc, quand on a parlé ensemble d’équité entre toutes les travailleuses et travailleurs, elles se sont dit qu’elles aussi devaient avoir un pécule de vacances ! D’autant plus qu’elles travaillent toutes dans le secteur du soin aux autres, alors que l’État et la société ne prennent pas soin d’elles, bien au contraire. On a donc, quelque part, créé une utopie. »
Quand on a parlé ensemble d’équité entre toutes les travailleuses et travailleurs, elles se sont dit qu’elles aussi devaient avoir un pécule de vacances !
Ce matin, l’une des vacancières souffrait d’un intense mal de dents. Il a fallu trouver un médecin compréhensif, acceptant de traiter et de prescrire un médicament à une personne sans titre de séjour. Un ami du village a renseigné la personne adéquate, une bénévole a pris le volant. La malade n’ira pas aux mûres. L’utopie s’est mise en pause, la réalité a repris la main, adoucie par la solidarité.

« Qui prend soin de celles qui prennent soin ? »
À 65 ans, Maman Régine, Congolaise, se sent en forme. Mais ça irait mieux sans rhumatismes. Elle entame sa dixième année hors légalité. « Je fais les ménages, je garde les vieilles personnes. Je ne peux pas faire de travail officiel. Je travaille donc dans l’illégalité et je suis vraiment très mal payée. Il y a des fois, j’ai accepté de travailler pour 2 euros de l’heure, parce qu’il faut bien travailler. Tu ne peux pas dire non quand tu es déjà dans ce système, quand tu te trouves dans le besoin. » Venue pour suivre un master, elle n’a pas obtenu l’autorisation de demeurer en Belgique. Depuis, elle enchaîne le travail informel, l’exploitation et les solutions de logement précaire, au bon – et mauvais – vouloir de ses employeurs/euses. Elle habite actuellement dans une occupation collective. « La vie là-dedans n’est pas tellement facile. »
Je fais les ménages, je garde les vieilles personnes. Je ne peux pas faire de travail officiel. Je travaille donc dans l’illégalité et je suis vraiment très mal payée.
Régine est membre de la Ligue des travailleuses domestiques et fait partie des fondatrices des « Femmes tout terrain ». « Au sein de la Ligue, on ne répondait pas suffisamment à notre question : « Qui prend soin de celles qui prennent soin ? » Nous nous sommes donc un peu détachées pour essayer de trouver des solutions. » Magali Verdier se souvient : « Ce sont des luttes depuis 15, 20 ans, et il n’y a rien qui bouge. Donc les femmes ont dit : « À un moment, il faut du concret. » »
Comme nous travaillons toutes beaucoup, parfois 24h sur 24, explique Régine, nous ne prenons jamais aucun repos. Moi, par exemple, avant cette semaine, je n’avais jamais pris de vacances.
« Comme nous travaillons toutes beaucoup, parfois 24h sur 24, explique Régine, nous ne prenons jamais aucun repos. Moi, par exemple, avant cette semaine, je n’avais jamais pris de vacances. Pour prendre des vacances, il faut de l’argent. Mais avec ce que tu gagnes, tu penses aux frères et sœurs qui sont restés dans le pays. Moi, je n’ai pas eu d’enfant, je soutiens la scolarité de mes nièces. Alors, avec ce peu d’argent gagné, comment est-ce que tu paierais des vacances ? »

« Ministère du Care »
La visite du village et de ses écoconstructions, en présence de l’une des pionnières de ce laboratoire de terre-paille, l’architecte Isabelle Prignot, a réuni les femmes autour de souvenirs et de sagesses partagées : au Mexique, au Congo, aux Philippines ou à Mesnil-Église, les ancien·nes savaient où et comment construire des habitats durables, économiques, bien isolés, à l’abri du vent et du ruissellement, intégrés à leur écosystème. Pas comme les colonisateurs ou les spéculateurs modernes, concluent les marcheuses. Autour de l’apéro, elles racontent leur après-midi à celles qui sont restées à la maison, dans l’ancienne école du village. Et puis c’est l’heure de la réunion politique, à laquelle participent aussi les bénévoles présent·es – et leurs enfants.

Maman Régine rappelle la vision du collectif, la fiction dans laquelle se déploient ses actions. Les femmes, ensemble, ont constitué un « Ministère du Care » où toutes sont ministres. Elles arborent d’ailleurs – pas cette semaine, c’est les vacances – une cravate de fonction, accessoire masculin dérisoire, détourné et réapproprié par celles qui habituellement les repassent dans l’ombre. Astrid Akay, comédienne et metteuse en scène, accompagne la Ligue des travailleuses domestiques depuis quatre ans. Elle enchaîne : « J’emprunte à Angèle, membre de la Ligue et malheureusement absente cette semaine, ces mots qui résument si bien notre collaboration : « Les idées qui s’échappaient se sont révélées dans le théâtre. » […] On s’est dit qu’on allait pouvoir hacker [pirater, ndlr] le réel par la fiction. Parce que le réel est imposé aux membres de la Ligue, aux « Femmes tout terrain », aux 50.000 sans-papiers1, il est imposé par la politique belge, insupportable et dégradant. […] Alors la fiction, c’est un formidable outil pour court-circuiter ces difficultés, dans un monde qui invisibilise. »
Ensemble, les femmes ont d’abord fait grève, le 16 juin 2022, pour montrer que leur travail était indispensable et demander une régularisation pour tous·tes les sans-papiers. Ce jour-là, dans l’enceinte du Parlement bruxellois, rappelle Astrid Akay, « on a mis en scène des membres de la Ligue qui se sont adressées aux parlementaires en tant que parlementaires elles-mêmes. Et quelques mois plus tard, Mesdames les parlementaires ont été véritablement invitées à la Commission des Affaires économiques et de l’Emploi ! »
L’année suivante, elles ont condamné le ministère de l’Emploi lors d’un tribunal fictif organisé devant le Palais de Justice. « Chemin faisant, on s’est rendu compte que c’était possible et juridiquement défendable. Notre action s’est donc soldée par un vrai dépôt de plainte contre le ministère de l’Emploi, à l’échelle européenne. Affaire en cours. » Et, lors de la troisième grève, en juin 2024, année électorale, la Ligue a formé un gouvernement avec en son cœur le « Ministère du Care », qui a déclaré prioritaires ces premiers congés payés pour les travailleuses domestiques sans papiers. Dans chacun des départements (logement, santé, politique, finances, etc.) du ministère, constitué de femmes sans papiers et de soutiens bénévoles, explique Magali Verdier, les hommes sont aussi bienvenus. « Ils peuvent par exemple faire la cuisine, les courses, garder les enfants… »

Pas si facile de prendre des vacances
Entre deux mûres, Ching racontait comment elle s’était organisée pour participer à la semaine de congé que le groupe a financée grâce à l’organisation par des militant·es de repas solidaires et au soutien de la Fondation Marius Jacob. « J’ai demandé à mes clients si je pouvais prendre quelques jours de congé. Parce que tous les matins, je travaille comme employée de maison et les après-midi, je travaille dans un hôtel. » « Une fois le frein financier levé, observe Magali Verdier, le plus difficile pour les femmes était de se dire : « On prend une semaine pour nous. » Beaucoup se sont plutôt dit : « Je vais quand même travailler pour envoyer de l’argent à ma famille. » Et la négociation avec les patrons n’a pas toujours été facile. Le jour du départ, certaines n’étaient pas bien, une a été retenue par son travail. »
Régine est heureuse, ici. « Je ne pensais pas que ce serait possible, un bel endroit comme ça. Il y a tout, le paysage, une chambre pour chacune, de l’eau chaude. Il y a des cours de yoga, j’ai même eu un massage hier. Tu imagines ? Et la nourriture cuisinée par les hommes est vraiment très bien préparée. »
1. Un chiffre de la CSC Bruxelles, basé sur l’étude de la VUB et de l’Institut bruxellois pour la recherche scientifique (2023) estimant à 112.000 le nombre de personnes sans documents de séjour en Belgique.