Deux expertes, une réforme : (2) Diane Bernard révèle le contenu de l’audition de Fem&LAW sur la réforme du Code pénal

Par N°242 / p. WEB • Octobre 2021

Docteure en droit et philosophe, Diane Bernard fait partie de l’asbl Fem&LAW, abordant le droit dans une perspective féministe. Elle a participé à l’élaboration d’un Code commenté dans une perspective de respect des droits des femmes, dont le but était, entre autres, de montrer que des lois ne tenant pas compte des inégalités de terrain les renforcent. Son asbl a été auditionnée ce mardi 26 octobre au Parlement au sujet de la réforme du Code pénal en matière sexuelle.

Diane Bernard D.R.

Une interview publiée sur notre site en même temps que celle de Françoise Tulkens, référence dans le monde du droit belge et européen, qui a siégé durant 14 ans à la Cour européenne des droits de l’homme.

Diane Bernard, que pensez-vous du parcours de ce projet de réforme du Code pénal, volet  infractions sexuelles, en discussion pour le moment ?

“Dans notre “Code de droits des femmes”, nous avions tâché de démontrer à quel point lire le droit “avec des lunettes de genre” était pertinent. Car les règles ne sont pas pensées pour les femmes comme pour les hommes, elles n’ont donc pas les mêmes effets sur les unes et les autres, même quand elles ne semblent plus discriminatoires.

Tout à l’inverse, l’optique explicitement choisie dans le projet actuel de réforme du Code pénal est celle de la “neutralité de genre”. Le gouvernement affirme, dans l’exposé des motifs, que c’est là ce qui permet que les infractions soient “conforme[s] au principe de précision”.

Outre que la précision n’est pas un principe juridique, à ma connaissance, cette perspective prétendument neutre me semble aberrante. Toutes les études sociologiques et statistiques révèlent que l’immense majorité des infractions sexuelles sont “sexo-spécifiques”, c’est-à-dire qu’elles concernent les hommes et les femmes de façon différenciée. L’immense majorité des auteurs en sont des hommes, les femmes formant l’immense majorité des victimes. Où donc se trouve la “précision”, lorsqu’on incrimine des faits sans tenir compte de la réalité ? Comment prétendre travailler de façon neutre quand on nie les inégalités que révèlent les infractions sexuelles ?”

Cette perspective neutre est-elle défendable d’un point de vue strictement juridique ?

“Non. Depuis 2009, la Cour européenne des droits de l’homme qualifie en effet les violences envers les femmes – et donc, notamment, les infractions sexuelles qu’elles subissent – d’atteinte à leurs droits fondamentaux mais également de discriminations fondées sur le sexe.

Et depuis le 1er juillet 2016, la Convention d’Istanbul est en vigueur chez nous. L’État belge a dès lors “reconnu” que “les femmes et les filles sont exposées à un risque plus élevé de violence fondée sur le genre que ne le sont les hommes” et que “la violence domestique affecte les femmes de manière disproportionnée [bien] que les hommes [puissent] également être victimes de violence domestique”.

En ratifiant la convention, l’État belge a aussi, plus largement, reconnu que “la violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes, privant ainsi les femmes de leur pleine émancipation” et que “la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes”. Ce ne sont plus là des propos de “féministes radicales” : ce sont des obligations juridiques, sur lesquelles le gouvernement a visiblement décidé de s’asseoir.

Bien sûr, il y a des innovations intéressantes, dans ce projet de réforme, mais ce “problème de vision” se fait sentir tout au long du texte. Dans la définition des infractions et des peines, où donc est l’enjeu de protection des victimes, et celui de prendre à bras-le-corps le phénomène de société que constituent les violences sexistes et sexuelles envers les femmes ? Ce problème se fait aussi sentir dans certains silences. Comment parler de sanctions sans continuer le travail vers leurs prolongements, par exemple ce qui concerne le logement, l’hébergement des enfants ?”

Fem&LAW vient d’être auditionnée par le Parlement : quels points avez-vous développés ?

“Nous avons tâché d’expliquer le problème de vision que je viens d’évoquer, pointant que la “neutralité” ressemblait à du politiquement correct plutôt qu’à une action volontariste. Dans la foulée, nous avons voulu attirer l’attention des parlementaires sur le fait que modifier des textes était certainement compliqué et chronophage mais que l’essentiel, pour nous, résidait dans le concret – dans l’”effectivité du droit”, comme disent les juristes. Pour nous, c’est l’effet du droit dans et sur la vie des femmes, qui compte.

Pour nous, c’est l’effet du droit dans et sur la vie de femmes, qui compte.

On leur a donc demandé comment serait évité un nouvel arrêt BV c. Belgique : dans cette décision de 2017, la Cour européenne des droits de l’homme a sanctionné l’État belge pour son inaction suite à un viol, considérant qu’aucune “mesure adéquate” n’avait été posée, qu’aucune “enquête sérieuse et approfondie” n’avait été menée, au point de violer le “volet procédural de l’article 3” de la Convention qui interdit la torture, les traitements inhumains et les traitements dégradants.

Nous avons également attiré leur attention sur un arrêt plus récent encore, dans lequel la Cour a condamné l’Italie pour avoir fait œuvre de “victimisation secondaire” à l’encontre d’une femme victime de violences sexuelles du fait de “propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes” tenus par de hautes autorités judiciaires, dans le cadre d’une procédure pénale menée à la suite d’une plainte pour viol en réunion.

Les incriminations et peines actuellement inscrites dans notre arsenal pénal sont certes perfectibles mais c’est, avant tout, leur mise en œuvre qui laisse à désirer – quand elle n’est pas tout aussi problématique que ce que la CEDH vient de reprocher à l’Italie. Les associations de femmes le disent depuis des décennies.”

Avez-vous fait également des recommandations plus précises ?

“Nous avons par exemple recommandé que toute personne portant plainte pour infraction sexuelle bénéficie immédiatement d’un accompagnement psycho-médical et du conseil d’un·e avocat·e, par extension du système “Salduz” aux victimes [cette loi impose en principe la présence d’un·e avocat·e aux côtés de tout·e suspect·e interrogé·e, ndlr].

Nous avons aussi suggéré d’aller plus loin que les propositions concernant le consentement. Pour nous, l’absence de consentement doit être présumée, de façon simple – c’est-à-dire contestable par l’auteur·e accusé·e – quand la victime était sous l’influence d’un psychotrope (alcool compris) ou lorsqu’elle a été victime d’inceste par la personne qu’elle accuse.

Nous avons également parlé de l’inceste, qui ne doit à notre sens pas être “dégenré” et doit s’accompagner de conséquences non pénales, la déchéance des droits parentaux, par exemple. Il n’était pas simple de réagir de façon précise et constructive, en peu de temps et peu de pages, à un projet aussi large.”

Est-ce que ce texte est selon Fem&LAW une avancée pour le respect des droits des femmes ?

“Je parlerai en mon nom car l’association n’a pas (encore) rendu d’avis aussi bref à ce sujet. Certains éléments sont intéressants, l’intention est parfois louable : la redéfinition du consentement, par exemple, qui est quasiment présumé par le droit en vigueur, ou l’incrimination de l’inceste.

Reste à voir ce qui changera concrètement pour les femmes et pour leurs enfants.

Mais l’esprit général est décevant, comme je le disais tout à l’heure. Je crois que le focus est placé ici sur les violences sexuelles mais pas sur les inégalités entre hommes et femmes… ce qui risque de faire de ce projet une occasion ratée.

Et puis, surtout, je reste prudente, très prudente : pour moi, comme pour toutes les membres de Fem&LAW, l’objectif est l’égalité dans les faits, l’effectivité des droits. Réécrire un code, c’est joli et politiquement vendeur mais ça ne règle aucun problème réel… Reste donc à voir ce qui changera concrètement, dans les commissariats de police, les salles d’audience et les décisions de justice, pour les femmes, et leurs enfants, qui sont aussi victimes de ce que subissent leurs mères.”

Quelle conclusion avez-vous adressée aux parlementaires ?

“Nous avons voulu achever notre intervention par une réflexion un peu provocatrice sans doute, à la Chambre du moins, mais destinée à souligner le caractère encore androcentré [centré sur les hommes, ndlr] du droit, et de ce projet. Nous avons interrogé la pertinence de la pénétration comme critère faisant la “grande distinction” entre les infractions de viol et d’atteinte à l’intégrité sexuelle (l’actuel “attentat à la pudeur”).

J’ignore comment, et même si, cela aura été entendu, mais c’était une modeste façon d’inviter les parlementaires à aller jusqu’au bout de l’ambition affichée par le gouvernement dans ce grand projet de réforme : puisqu’on réinterroge l’ensemble du droit relatif aux infractions sexuelles, allez-y. De façon plus pragmatique, nous avons aussi rappelé notre disponibilité pour de plus amples échanges.

J’espère très sincèrement que tout ce qu’auront dit les associations de femmes, dans leur diversité, à partir de leurs expériences et expertises respectives, sera entendu. Notre propos était incomplet mais, toutes ensemble, nous avons ouvert des pistes, posé les questions là où elles sont indispensables, bref : nous avons concrètement participé à l’effort parlementaire.”