Face à l’immense défi que représentent les inégalités entre les femmes et les hommes, un ministère des Droits des femmes peut être un outil très utile. Comme l’a préconisé en 1995, à Pékin, la 4e Conférence mondiale sur les femmes de l’ONU – dont nous fêtons cette année le quart de siècle –, “tout État devrait avoir un mécanisme chargé de la promotion de la femme qui soit la principale entité de coordination des politiques nationales. […] Pour fonctionner efficacement, ce mécanisme doit être situé au niveau le plus élevé possible de l’État et relever directement d’un ministre.”
Dans les pays où le pouvoir est un millefeuille de niveaux – suivez mon regard –, ce n’est donc pas un, mais plusieurs ministères qu’il faudrait mettre en place. C’était, de fait, une revendication de longue date de Vie Féminine et de nombreuses autres associations de femmes. Certaines voyaient un ministère uniquement au fédéral ; d’autres, à tous les niveaux de pouvoir. À la suite des élections de mai 2014, un seul niveau avait répondu à la demande des féministes : celui de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Et en 2019, deux autres ministères ont vu le jour.
En Fédération Wallonie-Bruxelles
Au fil de la législature passée, axelle est restée attentive à l’action de la ministre Isabelle Simonis (PS) et a, avec elle, dressé le bilan de ce premier ministère : un travail de fourmi, des avancées structurelles et un nouveau dispositif participatif, l’Assemblée Alter Égales, qui réunit des mouvements de femmes. L’une des questions qui restait en suspens au moment des élections l’an dernier était celle de l’existence même du ministère. On aurait pu imaginer qu’il disparaisse ou qu’il soit absorbé par un portefeuille plus large. Mais il a été maintenu, car il “a fait des émules et a fait percoler l’ensemble du gouvernement”, rappelle Christie Morreale, qui avait soutenu sa création en 2014 alors qu’elle présidait la commission femmes du PS. “C’était une exigence électorale, et une exigence dans les négociations.”
Le ministère entame donc sa deuxième vie avec à sa tête Bénédicte Linard (Ecolo), qui a également les compétences de la Culture, des Médias, de l’Enfance et de la Santé. Cette responsable politique a déjà l’expérience de l’égalité des chances dans la commune d’Enghien, où elle a eu cette compétence pendant quatre ans. Que va-t-elle faire de l’héritage de sa prédécesseure ? “Je ne veux pas balayer l’existant qui fonctionne, assure-t-elle. Des outils comme Alter Égales ont montré leurs preuves. Mais je pense qu’on est dans un momentum post #MeToo : le monde est prêt à l’action.”
Le 12 décembre dernier, à son initiative, le gouvernement de la FWB a décidé d’un avant-projet de décret “droits des femmes”. Objectifs : connecter les précédents décrets (intégration du genre dans les politiques de la Fédération en 2016, lutte contre les violences en 2019), mais aussi jeter les bases d’un « plan quinquennal droits des femmes » qui structurera le travail de la ministre pour la législature.
Pour nourrir ce plan, qui devrait voir le jour en juin, Bénédicte Linard a rencontré des associations de femmes et fait envoyer assez largement un questionnaire pour alimenter ses priorités, limitant de fait la concertation à quatre enjeux : violences, stéréotypes, participation des femmes et conciliation vie privée/vie professionnelle. Elle compte ensuite faire des allers/retours avec ses collègues ministres et avec les instances consultatives qui relèvent de leurs compétences.
Le défi de la mise en œuvre
Certes, il faut bien commencer quelque part, si l’on considère que ce qui a déjà été émis, notamment par l’Assemblée Alter Égales, ne suffit pas (“Alter Égales, c’est une bonne dynamique et on veut continuer à soutenir l’assemblée, l’évaluer et l’améliorer en fonction des résultats de cette évaluation”, explique la ministre). Et si certaines zones de flou demeurent sur le suivi et l’évaluation du plan, on n’attend pas non plus que la ministre concocte un mécanisme au cordeau en un temps record. Qui peut par ailleurs émettre un doute sur l’intérêt de prendre le temps de consulter les organisations de terrain sur le contenu, même un contenu déjà limité ?
Mais on sait déjà, notamment avec l’expérience du décret de 2016 sur le gender mainstreaming, que l’ambition sur le papier n’est pas évidente à appliquer. L’objectif du décret porté actuellement par la ministre est de lutter contre les discriminations structurelles qui touchent les femmes, qui plus est dans une perspective affichée intersectionnelle – dans le courrier aux associations, elle évoque les “femmes migrantes, sans papiers, racisées, porteuses d’un handicap, âgées, précarisées, défavorisées…” C’est une perspective plus fine en termes féministes, plus efficace en termes de politiques publiques, mais aussi bien plus complexe à mettre en œuvre dans un paysage institutionnel encore habitué à penser l’universel au “masculin blanc”. Il faudrait ainsi se doter d’un mécanisme d’application pour le moins vigoureux… Sans perdre de vue que l’adoption d’un outil de travail n’est qu’une étape pour répondre à l’urgence d’améliorer les conditions de vie des femmes.
Des enjeux transversaux
Dans ses différentes compétences, Bénédicte Linard compte faire des droits des femmes une priorité. Elle prend l’exemple du monde des médias en montrant les ponts qu’elle jette avec les enjeux du traitement médiatique des violences envers les femmes, du sexisme et du harcèlement que vivent les femmes journalistes ou encore de la parité dans le secteur – idem pour la culture. Clairement, dans “ses” matières, Bénédicte Linard dispose de leviers pour peser en faveur des femmes. Quant aux autres matières de la Fédération qui peuvent porter des objectifs “droits des femmes” (enseignement, sport, budget…, bref, toutes les matières !), c’est le “plan quinquennal droits des femmes” qui devrait précisément les fédérer. En espérant que, sur tous les dossiers, la ministre restera attentive aux droits des femmes en situation de précarité, en particulier puisqu’elle se situe dans une perspective intersectionnelle.
En Wallonie
En Région wallonne, Christie Morreale, vice-présidente du gouvernement, est ministre de l’Emploi, de la Formation, de la Santé, de l’Action sociale, de l’Égalité des chances et des Droits des femmes. “Nous voulions des ministères des Droits des femmes avec des compétences solides pour travailler de manière transversale”, explique-t-elle. Son expérience passée – conseillère politique, élue locale et régionale, sénatrice, présidente de la commission femmes du PS – lui a permis de se forger une connaissance large et concrète du sujet : “Je mène une analyse genrée dans chacun des dossiers que je traite.” À commencer par le nerf de la guerre : “Déjà en 2020, j’ai demandé à ce qu’on double le budget consacré à la lutte contre les violences, qui est passé de 300.000 à 707.000 euros.”

En continuant à parler d’argent, Christie Morreale a entamé un travail pour augmenter le “pouvoir d’achat” des femmes – “même s’il est fort lié au fédéral”, modère-t-elle. Parmi les exemples qu’elle cite, retenons celui des 7.000 aides-ménagères sociales, aides familiales et gardes-malades qui passeront cette année du statut d’ouvrières au statut d’employées, ce qui ouvrira leurs droits à un salaire garanti, au chômage temporaire, aux vacances annuelles… Cela avait déjà fait l’objet d’un accord avec le précédent gouvernement, mais les budgets devaient être confirmés.
Christie Morreale mentionne aussi les travailleuses des titres-services : “Je ne sais pas agir sur leur salaire-poche, qui dépend également du fédéral, mais j’ai deux leviers. D’abord la formation, actuellement sous-utilisée. Je veux qu’on leur propose d’évoluer professionnellement en dehors des titres-service, nous allons rendre ces heures de formation obligatoires. Par ailleurs, à partir de 2021, les entreprises auront l’obligation d’engager les travailleuses au minimum 19 heures par semaine, ce qui est meilleur pour leur pension – avec des exceptions pour celles qui ne peuvent pas travailler autant.” Féminiser le secteur de l’économie sociale ; soutenir les femmes entrepreneuses ; inciter les filles à rentrer dans les filières de la transition numérique ; mener campagne contre le harcèlement dans les transports en commun… Autant de pistes lancées en utilisant ses propres compétences et en collaboration avec les autres ministres.
Elle aussi, tout comme Bénédicte Linard, estime avoir besoin que les associations l’alimentent en amont “pour co-construire”, notamment un deuxième “plan genre”, pour analyser et prévenir l’impact des budgets et des mesures sur les inégalités femmes/hommes. Il sera difficile de faire moins ambitieux que Maxime Prévot (cdH), ministre de l’Action sociale chargé de l’égalité au début de la législature précédente. À une question posée par la députée Hélène Ryckmans (Ecolo), il répondait son impuissance à impulser une dynamique “genre” véritablement efficace auprès de ses collègues (session du 17 janvier 2017) : “Cela m’est particulièrement délicat de prendre mon téléphone et de dire : “Cher Carlo, cher Jean-Claude, ta note est nulle, il faut que tu l’améliores.”” On souhaite donc à Christie Morreale de pouvoir, elle, prendre son téléphone et dire : “Cher Jean-Luc, cher Willy…”
À Bruxelles
En Région bruxelloise, Nawal Ben Hamou n’a pas de compétence “droits des femmes” à proprement parler. Elle est secrétaire d’État à l’Égalité des chances, au Logement et aux Cultes (et aussi ministre de la Cohésion sociale, de l’Enseignement, de la Culture et des Sports au sein de l’exécutif de la Commission Communautaire française). Elle compte mettre le focus sur la question des violences envers les femmes – accompagnement des victimes mais aussi prévention, pointant entre autres une récente campagne de sensibilisation sur les violences psychologiques et le travail de concertation mené avec les associations pour jeter les bases d’un plan régional de lutte contre les violences. “On parlera notamment du harcèlement de rue et dans les transports en commun, en partenariat avec la ministre de la Mobilité, Elke Van den Brandt [Groen, ndlr]”, annonce Nawal Ben Hamou, qui mise beaucoup sur la collaboration avec les autres ministres pour atteindre ses objectifs. Sa compétence “logement” pourrait aussi être une porte d’entrée pour cibler directement la précarité des femmes, en particulier mères de famille monoparentale, aînées, femmes racisées et étrangères, femmes porteuses d’un handicap.

Une spécificité à noter au Parlement bruxellois : la création d’une Commission Égalité des chances et Droits des femmes avec, à sa tête, la députée Ecolo Margaux De Ré. C’est une première dans le pays. Cette commission disposera non plus uniquement d’un rôle consultatif – comme le comité d’avis qui existait précédemment – mais pourra contrôler l’action du gouvernement… et donc de la ministre. “Ce sera un vrai contrôle parlementaire de tous les ministres qui s’opérera avec cette commission”, se prépare Nawal Ben Hamou, qui appelle à dépasser les clivages politiques et à avancer, avec les parlementaires, avec les ministres des autres entités fédérées. Et la nouvelle Conférence interministérielle (CIM) “Droits des femmes” sera, elle l’espère, le lieu où ce travail collectif pourra s’impulser et se coordonner…
Leurs espoirs pour la Conférence interministérielle “Droits des femmes”
C’est le premier sujet que toutes les trois mettent fièrement sur la table : la création d’une CIM “Droits des femmes”, à leur impulsion et avec le soutien de la Première ministre, Sophie Wilmès (MR), lors d’un “comité de concertation” (organe qui réunit régulièrement les ministres du fédéral, communautaire et régional). Une CIM, c’est un espace de dialogue et de mise en place de politiques concertées, sur un sujet donné, entre les entités fédérées qui y envoient des représentant·es. “Il y avait une CIM pour la lutte contre les drogues, mais pas sur la question des droits des femmes !, s’insurge Nawal Ben Hamou. Il y a un tel éclatement des compétences qu’il faut pouvoir mettre tout le monde autour de la table, à tous les niveaux. Seules, on ne peut pas le faire. Aujourd’hui, notre priorité est la lutte contre les violences faites aux femmes, qui font plus de victimes que le terrorisme.”
La CIM, qui se met en place avec un gouvernement fédéral en affaires courantes (“nous ne devons pas attendre”, insiste Nawal Ben Hamou), devra œuvrer “en dehors de toute logique partisane”, précise Bénédicte Linard. La CIM travaillera donc sur la question des violences, mais aussi sur la lutte contre les discriminations, l’emploi, la vie politique, le gender mainstreaming et la participation des femmes au digital. Peut-être des sujets stratégiquement plus “consensuels” (si l’on peut dire que la lutte contre les violences envers les femmes est “consensuelle…”), ou “transpartisans”, que les matières socioéconomiques. “Tant mieux si ce sujet rassemble”, conclut Nawal Ben Hamou. Tant mieux… ou tant pis pour les autres urgences, à commencer par la précarité.
On peut donc, avec les trois ministres, espérer que la mise en place des outils comme la CIM ou les différents plans contribuera à faire des droits des femmes une priorité politique à tous les niveaux. Au-delà du sujet des violences, il faudra aussi observer de près la façon dont les nouvelles ministres se positionneront – au nom des droits des femmes – sur les matières économiques ou sur des dossiers frictionnels comme ceux de la prostitution ou de la laïcité. Bref, au menu : de l’espoir, indéniablement. Mais aussi des jeux politiques qu’il faudra contourner si la détermination à dépasser les clivages partisans reste intacte, et un immense travail à faire pour arriver à l’égalité femmes/hommes.