Économie : Bouts de chandelles et petites ficelles

Par N°245 / p. 14-17 • Mars-avril 2022

Des factures d’eau et de gaz qui explosent. Une crise sanitaire et sociétale qui n’en finit pas. Une inflation qui galope. Des courses alimentaires impayables si on veut manger des produits de qualité. Une pension qui s’érode. Et toujours ce fichu statut de cohabitant·e qui empêche de vivre ensemble pour vivre mieux… Les matières économiques ont un impact direct sur le portefeuille des femmes, et sont donc au cœur des préoccupations de certaines féministes. Car pour s’en sortir, pour espérer un jour vivre plus dignement qu’avec des bouts de chandelles, il faut comprendre les ficelles du système capitaliste. Deux expertes passionnantes et passionnées échangent avec nous. Un entretien à retrouver bientôt intégralement en podcast sur notre site dans la série “L’heure des éclaireuses”.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Christine Mahy est secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. C’est aussi une militante de terrain bien connue, engagée en faveur d’une société plus collective. La précarité, elle la côtoie tous les jours ; elle défend, sans mâcher ses mots, les plus mal loti·es du pays. Aline Fares, autrice et militante, est une ancienne employée du secteur bancaire. Ses recherches portent sur la régulation de la finance post-crise des subprimes ; elle a aussi lancé un blog et anime des conférences gesticulées  “pour se défendre contre la financiarisation du monde”. Toutes deux dressent le portrait du rapport des femmes à l’argent ; elles constatent les conséquences directes de la finance internationale sur nos porte-monnaie et elles tentent de dégager des pistes de sortie. Pour ne plus manquer d’air.

Femmes et argent

Christine Mahy : “Aujourd’hui, le rapport des femmes à l’argent, c’est massivement trop peu de revenus par rapport à ce que coûte la vie et à ce que coûte un ménage. Je pose ce regard à partir des femmes qui rament, des femmes qui gèrent, qui bouclent des mois, qui bouchent des trous. Il y a aussi beaucoup de femmes seules et qui doivent assumer des enfants. Mais même dans un ménage de deux personnes, c’est encore souvent la femme qui essaie de tenir l’équilibre. Quand il n’y a pas assez d’argent, ce sont les femmes qui se débrouillent pour combler ce manque, par de l’aide matérielle directe, comme aller demander de l’aide au CPAS, chercher des colis alimentaires, négocier avec l’école des reports de factures, etc. Ces démarches lourdes et exigeantes conduisent souvent à de la fatigue, à de l’épuisement, à de la colère, mais parfois aussi à un sentiment d’injustice ou de culpabilité.

Aujourd’hui, le rapport des femmes à l’argent, c’est massivement trop peu de revenus par rapport à ce que coûte la vie et à ce que coûte un ménage.

La relation des femmes à l’argent, c’est aussi des boulots moins bien rémunérés, qui ne sont pas à la hauteur de ce qu’il faut affronter dans la vie. Souvent des emplois partiels, contraints, à cause des enfants ou à cause d’un patron que ça arrange… Quand on voit qu’aujourd’hui on a encore des combats pour arriver à 14 euros brut de l’heure pour les femmes travaillant en titres-services : c’est difficile ! Les femmes perçoivent aussi de très petites pensions, les revenus de remplacement pour invalidité qui diminuent… Il y a un écroulement, un effritement des conditions de vie de plus en plus de personnes, et singulièrement des femmes.

Je pense aussi que nous vivons dans un pays où parler d’argent est encore tabou. Les personnes restent très discrètes sur leurs revenus. D’autant plus qu’il y a souvent une culpabilisation sur le thème “si elles ne s’en sortent pas, c’est qu’elles gèrent mal”… Donc parler d’argent, de l’épargne, c’est très délicat.”

Aline Fares : “Le problème se situe aussi dans le fait que le pouvoir de l’argent est un pouvoir masculin. Quand on pense aux grands financiers, aux grands propriétaires, ceux qui dirigent les entreprises : on voit des hommes en costard. Et c’est la réalité. Ils détiennent l’argent, le patrimoine, ils sont à la tête des grandes entreprises et des lobbies. Ils sont aux manettes, au pouvoir. Et même dans les cercles d’économistes critiques qui réfléchissent à une économie différente, il y a un déficit de représentations de pensées féminines et féministes de l’économie. C’est comme si les femmes ne s’autorisaient pas, ne se sentaient pas assez armées pour rentrer dans ces discussions-là.”

Chr.M. : “Je vais vous raconter un exemple récent, assez frappant. Nous sommes en discussion avec la Région wallonne et d’autres acteurs pour tenter d’interdire les limiteurs d’eau [ils ne laissent passer qu’un fin filet d’eau au robinet ; les sociétés de distribution les installent suite à des factures impayées, ndlr]. Ces limiteurs sont dramatiques dans la vie quotidienne et cela impacte davantage les femmes, puisque ce sont elles qui font le ménage, la cuisine, la lessive ou donnent le bain aux enfants. Lors d’une réunion avec des responsables de distribution d’eau, nous donnions des exemples de ces vies devenues impossibles. Un homme nous contredit, expliquant que ce que nous disons est faux : “Faire tourner une machine pour le linge, c’est possible, il suffit qu’elles remplissent des seaux au robinet pour les mettre dans la machine.” Donc non seulement ce monsieur ne reconnaissait pas que remplir des seaux via un tout petit filet d’eau, c’était énorme en termes de temps, de charge mentale… Mais en plus, il croyait qu’on pouvait remplir une machine comme ça ! Ça peut paraître anecdotique, mais pour moi, ça montre bien l’importance de la présence de femmes à tous les lieux de décisions. Que ce soit dans l’éducation, l’éducation permanente, sur le terrain de la lutte contre la pauvreté… À tous les étages de la hiérarchie, et surtout là où on prend des décisions collectives qui vont impacter la vie des ménages et surtout des femmes.”

Couches d’inégalités

Chr.M. : “Les femmes s’intéressent généralement à la microéconomie, aux coûts quotidiens. Mais lorsqu’on aborde l’économie plus macro, globale, la finance, on a rapidement moins de femmes dans nos groupes de travail. Aline le disait : l’économie est détenue par des hommes. Il y a évidemment des choses compliquées, pour lesquelles il y a un besoin de spécialistes. Mais les grandes lignes, les grands concepts, la manière dont ça fonctionne, ce n’est pas si compliqué que ça. Il faut démonter les peurs et connecter ces matières avec la vie quotidienne. C’est quand on peut ancrer ces sujets dans une réalité que les femmes comprennent le lien entre les difficultés qu’elles rencontrent et l’économie globale qui les produit. Le cheminement se fait, et là, il y a un intérêt qui s’éveille.”

A.F. : “Ce qui apparaît petit à petit, par paliers, depuis la crise de 2008, avec cet autre palier que l’on traverse en ce moment, c’est la différence entre les privations des unes et des autres et les accumulations de richesses à l’autre bout du spectre. Ça devient de moins en moins tolérable, et de plus en plus visible. Et ce grâce notamment à des publications de chercheuses et de chercheurs, mais aussi d’associations comme Oxfam ou grâce à des pièces de théâtre, comme celle d’Audrey Vernon, Comment épouser un milliardaire. D’un côté, des gens ont énormément d’argent, parient sur nos existences et continuent à gagner de l’argent quand la crise éclate. De l’autre, des personnes se retrouvent dans la misère, parfois privées de domicile !

D’un côté, des gens ont énormément d’argent, parient sur nos existences et continuent à gagner de l’argent quand la crise éclate. De l’autre, des personnes se retrouvent dans la misère, parfois privées de domicile !

Et avec la deuxième grosse couche que l’on se prend depuis le début de la crise du Covid, d’autres inégalités apparaissent. Notamment la façon dont les multinationales (comme Amazon, les grandes chaînes de supermarchés…), l’industrie du luxe, le secteur pharmaceutique… ont accumulé des profits absolument délirants. Derrière, les propriétaires de ces entreprises, les actionnaires et les créanciers gagnent énormément d’argent. Le système capitaliste est en train d’apparaître, les mécanismes se font visibles. On commence à réaliser comment il fonctionne. On prend aussi la mesure de la manière dont la version financiarisée de ce système accélère les mécanismes d’accaparement, de pompage de richesses – d’énergies du sol, mais aussi d’énergies humaines.”

Chr.M. : “La crise du Covid a accéléré et amplifié la situation. Les gens sont encore plus dans la dèche, singulièrement les femmes aux emplois précaires, dont le travail a été interrompu, qui voient leurs factures exploser parce qu’à la maison on a consommé plus d’eau, plus de chauffage… C’est vrai que depuis quelques années, des acteurs ont révélé des scandales en termes de fiscalité, il y a eu les crises financières, on parle davantage d’argent. Et surtout, on s’est rendu compte que ce n’était pas si compliqué que ça à comprendre. On vit dans une société où l’on nous dit depuis toujours : “Vous savez, tout ce qui touche l’économie mondiale, nationale, c’est compliqué, donc ne vous en occupez pas.” Mais non. Aujourd’hui, ça change. Et on s’en occupe, justement.”

Privation et privatisation

Chr.M. : “Comment se fait-il qu’en Belgique, les prix de tant de choses soient si élevés ? L’énergie, l’eau, mais aussi la téléphonie, les biens alimentaires, la mobilité en train. Ça coûte très cher. Si on augmente les revenus, c’est bien, mais si tout augmente plus encore, on ne va pas s’en sortir ! Aujourd’hui, on laisse la dynamique actuelle aller capter l’argent des ménages pour continuer à thésauriser et enrichir toujours les mêmes. Le politique nous dit : “Mais il n’y a pas de contrôle des prix en Belgique.” Nous aimerions donc que l’autorité politique analyse pourquoi ça coûte plus cher qu’ailleurs, si tout s’explique ou pas…”

A.F. : “Comme nous sommes dans un système d’hyperaccumulation, il y a des surplus : les milliardaires ont trop d’argent… Une fois qu’ils ont cinq baraques, deux bateaux, un avion, toutes les œuvres d’art pour remplir leurs maisons, ils ont encore beaucoup d’argent. Cela produit des gens qui cherchent des débouchés pour leur capital. Ce surplus d’argent est donc investi. Ce capital va dans des entreprises, les milliardaires rachètent les dettes des États et deviennent ainsi créanciers de nos États.

En ce moment, comme dans tous les moments de crise, dans les périodes incertaines, il y a des secteurs où ces mécanismes s’observent particulièrement : l’argent se fixe dans des valeurs refuges. D’abord dans l’immobilier. Mais aussi dans la dette publique, car les États sont des bons payeurs, puisque nous payons les impôts ; dans les terres agricoles, également, et, dans une moindre mesure, dans l’or. Et donc cette pression, en période de crise, s’accélère et s’exerce à des endroits qui étaient encore préservés.

Et la privatisation, c’est quoi ? C’est priver le public d’une gestion collective avec une accessibilité généralisée, priver les ménages d’un accès gratuit ou très peu cher à des produits de base comme l’énergie, les logements sociaux.

Les poussées que l’on connaît depuis les années 1980, c’est la privatisation du secteur de l’énergie, la privatisation du secteur bancaire, la privatisation de la téléphonie et la privatisation de la mobilité. Et la privatisation, c’est quoi ? C’est priver le public d’une gestion collective avec une accessibilité généralisée, priver les ménages d’un accès gratuit ou très peu cher – parce que subventionné – à des produits de base comme l’énergie, les logements sociaux. Il y a donc une logique de “privation” derrière la privatisation.

Ensuite, quand on applique la logique capitaliste à ces champs de production de biens et de services, eh bien, il faut payer la rente, c’est-à-dire ce que vont exiger les créanciers et les actionnaires. Et extraire la rente, c’est douloureux, ça pèse sur les existences. C’est ce que l’on vit depuis des dizaines d’années. Cela se répand toujours plus, par exemple dans les services de santé. Même si en Belgique, ce n’est pas encore le cas de l’hôpital, c’est déjà le cas dans les maisons de retraite, avec la privatisation de ces institutions de soins. Ça avance à une allure folle. La situation que décrit Christine à travers l’exemple des limiteurs d’eau est le résultat des attaques répétées du capital qui cherche de nouveaux débouchés. Et tant qu’on ne le confronte pas, qu’on ne l’arrête pas, il va continuer à avancer, parce que c’est un jeu qui fonctionne. Et tant qu’il gagne, il joue.”

Justice économique et écologique

Chr.M. : “C’est un des défis majeurs qui nous attend. D’abord pour bien s’alimenter. C’est aussi un défi majeur pour celui ou celle qui produit, pour pouvoir vivre de ce qu’elle/il produit tout en garantissant une qualité des sols et le respect de l’environnement. Personnellement, je dis souvent que ce n’est pas agréable de manger la bonne salade d’un maraîcher si je sais qu’il crève de misère.

Je dis souvent que ce n’est pas agréable de manger la bonne salade d’un maraîcher si je sais qu’il crève de misère.

En termes de réduction des inégalités et de lutte contre la pauvreté, la crise climatique est un défi titanesque. Ce que l’on voit aujourd’hui, ce sont des initiatives locales, comme les “ceintures alimentaires” [un système alimentaire fédérateur et local alternatif à l’industrie agroalimentaire, ndlr], etc. On sent une dynamique dans les idées, les innovations, dans les choix qui recherchent le “commun”. Mais il va falloir que les ménages puissent cuisiner de bons produits sans que cela ne vide leur portefeuille, tout en permettant aux producteurs de vivre. Où sont les décisions des autorités européennes, belges et locales pour favoriser et développer tout cela ?

Certaines choses bougent, mais c’est beaucoup trop peu. Les tensions sont fortes avec ceux qui veulent concentrer la richesse aussi sur ce terrain-là, notamment grâce au travail de nombreux lobbies et groupes de pression. Il est donc important que les premiers concernés par ces inégalités comprennent ces mécanismes. Les conditions d’existence actuelles ne leur permettent pas de bien vivre, par exemple sur le plan alimentaire, mais les solutions ne doivent pas se retourner contre eux.

Chez beaucoup de personnes, il y a une prise de conscience de l’intérêt d’acheter et de consommer autrement, mais une impossibilité de le faire.

J’entends des personnes qui ont les moyens d’acheter des produits de qualité me dire : “Vous savez, il y a moyen de bien manger pour le même prix.” Or toutes les statistiques montrent que c’est faux. Chez beaucoup de personnes, il y a une prise de conscience de l’intérêt d’acheter et de consommer autrement, mais une impossibilité de le faire. Les femmes souffrent beaucoup de cela, avec une certaine forme de culpabilisation. On voit de plus en plus de femmes qui nous disent : “Je ne veux plus qu’on me parle de ça, je fais ce que je peux avec les moyens que j’ai.” C’est la même chose dans le logement. Tant qu’il n’y a pas de politiques publiques d’investissements massifs dans l’isolation, c’est clair que les gens, dans les conditions où ils vivent pour le moment, ne peuvent pas se protéger d’une mauvaise isolation. Et avec comme conséquence l’explosion des factures d’énergie. Qui, on le sait, va toucher encore plus les femmes et les familles précarisées.”

Comment s’en sortir ?

A.F. : “C’est un combat : il faut remettre le commun, c’est-à-dire la sécurité sociale, au centre des débats. Il faut la déringardiser aussi, parce qu’on a ringardisé le service public. Il faut le présenter comme LA super innovation du futur. Je pense à ce slogan : “Quand tout sera privé, on sera privé de tout”.”

Chr.M. : “Je suis tout à fait d’accord avec le terme “ringardisé” utilisé par Aline. Je suis frappée par ce discours – même dans les sphères progressistes et associatives – sur le fait de changer le système de la sécurité sociale qui ne fonctionnerait plus. Je trouve cela dangereux. Je pense que la sécurité sociale est, après le logement, le deuxième levier important. Et notamment le statut de cohabitant, qui doit être supprimé. On nous dit que ça coûte cher, de supprimer ce statut, mais est-ce qu’on a calculé ce que ça rapporterait si les gens allaient mieux, ne se sentaient pas contrôlés ? Ça nettoierait le service social de son rôle de “contrôlite aiguë” qui pollue les relations, ça permettrait d’agir sur l’intergénérationnel, sur les jeunes… Supprimer ce statut, c’est dans l’intérêt des enjeux économiques, des enjeux sociétaux, de logement et des enjeux climatiques.

Je pense que la sécurité sociale est, après le logement, le deuxième levier important.

Et puis, comme on le disait tout à l’heure, l’autre levier, qui nous concerne nous directement, c’est nous autoriser à s’occuper de tout cela. Ce n’est pas simple, ce n’est pas qu’une question de volonté, bien entendu. Il faut que les acteurs en relation avec le monde associatif créent des espaces et des conditions pour aider des personnes, même celles en grande précarité, à comprendre et à s’investir.”

A.F. : “Apprendre, comprendre : c’est hyper important. Visibiliser les flux d’argent, c’est nécessaire pour comprendre la mécanique dans laquelle on est. Quand on paie un loyer, c’est intéressant de savoir d’où vient l’argent et où il va atterrir. Pareil avec les factures, la nourriture. Et c’est pour cela que, selon moi, les grèves sont particulièrement importantes. Grève du travail, grève du paiement… c’est puissant. Tout d’un coup, apparaissent des choses : “Ah tiens, le monde ne tourne plus quand les femmes ne travaillent pas” ; “Ah, le grand patron qui s’est fait tout seul, eh bien, il n’arrive plus à rien sans ses ouvrières…” Et puis, comme le disait Christine, l’un des enjeux, c’est le logement. Beaucoup de violences économiques se jouent là. On parlait, au début de cet entretien, de femmes qui se débrouillent, qui luttent… Le logement devrait être un point de départ, pas une lutte permanente. Si on parvient à avancer sur ce champ, on arrivera, je le pense, à réfléchir sur beaucoup de mécanismes de ce système qui nous fait du mal.”