Étranglées par les cordons de la bourse

Par N°245 / p. 18-21 • Mars-avril 2022

Pour faire comprendre les situations que recouvrent les chiffres de la précarité, axelle a rencontré trois femmes aux parcours et aux budgets mensuels très différents. Une constante revient dans leurs témoignages : aucune ne parvient à joindre les deux bouts.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Il est des chiffres qui donnent le tournis et qui dessinent un visage féminin autour du mot “précarité”. En Belgique, 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes et cette situation ne s’est pas arrangée avec la crise sanitaire : les femmes ont deux fois plus de risques de tomber dans la pauvreté que les hommes.

Parmi les plus touchées par la précarité se trouvent les familles monoparentales, portées à 80 % par des mères pour lesquelles la séparation se traduit par un appauvrissement, notamment parce que dans un certain nombre de cas, les pensions alimentaires dues par les pères sont impayées ou mal payées, ce qui force les mères à recourir au SECAL  pour recevoir des avances sur ces sommes. Les femmes pensionnées sont également plus précaires car elles touchent de plus petites pensions que les hommes.

Argent et couple, un bon ménage ?

Si on utilise le terme de pauvreté “individuelle”, c’est pour éviter que l’argent du couple hétérosexuel ne cache la pauvreté des femmes. Il semble en effet que cet indicateur fasse mentir l’adage selon lequel “quand on aime, on ne compte pas”. La pauvreté individuelle concerne 32 % des femmes en couple contre seulement 7 % des hommes. Cela signifie qu’une femme, même dans un ménage considéré comme riche, peut être en risque de pauvreté.

Il y a aussi la manière dont on dépense ses sous. L’économiste française Delphine Roy a montré que les dépenses des femmes en couple vont surtout servir au budget du ménage en entier tandis que les hommes vont avoir de l’argent pour eux.

En Belgique, 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes.

La dépendance financière concerne 23 % des femmes en couple contre à peine 3 % des hommes. Cette dépendance peut renforcer les violences économiques, qui font partie du continuum des violences conjugales : par exemple, quand un homme empêche sa compagne de travailler car il est jaloux de ses collègues masculins, brisant ainsi une partie de ses liens sociaux en dehors du couple mais aussi son autonomie financière. “Pourquoi les femmes violentées par leur conjoint ne le quittent pas, elles sont adultes tout de même ?”, entend-on encore. Eh bien parce que, parfois, elles ne peuvent pas se le permettre financièrement, à cause de cette dépendance économique.

Mal logées

Dans son rapport paru début 2022, Sans-abrisme au féminin : sortir de l’invisibilité, l’asbl L’Ilot note que cette précarité a des conséquences sur le logement des femmes : elles sont majoritaires à être mal logées, à vivre dans un logement insalubre, ce qui les expose à un risque de sans-abrisme. À ce sujet, les chiffres sur le sans-abrisme au féminin varient de 21 % selon Bruss’Help à 30 % dans certaines villes belges selon la Fondation Roi Baudouin, rapporte L’Ilot, qui estime surtout que le sans-abrisme des femmes est caché. Les femmes sans abri se débrouillent en faisant appel à leur réseau informel, et s’éloignent des lieux d’accueil traditionnels, peu formés aux questions de genre. Elles tentent également de se fondre dans la masse pour éviter les violences, notamment sexuelles, qui se produisent dans la rue. Autant de stratégies qui compliquent leur dénombrement. Si la pauvreté a un visage féminin, “il n’est pas logique qu’au tout dernier échelon de l’exclusion, le sans-abrisme, les chiffres s’inversent et qu’il y ait plus d’hommes”, explique la directrice de L’Ilot Ariane Dierickx.

Jeanne : “J’ai la rage mais je me bats”

“J’ai eu plusieurs vies”, nous confie d’emblée Jeanne [prénom d’emprunt], 74 ans. Et en effet : elle a été exploitante agricole, styliste et antiquaire, un métier qu’elle a exercé en tant qu’indépendante pendant 17 ans. “Aujourd’hui, je suis vieille, mais j’ai toujours une pêche d’enfer ! J’arrive à retomber sur mes pattes dans toutes les situations”, s’amuse-t-elle. Une aptitude dont Jeanne risque d’avoir besoin ces prochains mois. Elle perçoit 400 euros de pension, un petit montant qui justifie qu’elle reçoive également un montant complémentaire de 390 euros de “Garantie de revenus aux personnes âgées” (GRAPA), une allocation pour les personnes de plus de 65 ans qui ne disposent pas de ressources suffisantes. En Belgique, les bénéficiaires de la GRAPA sont à 65,5 % des femmes.

Je n’arrivais plus à payer le loyer. Je ne suis pas en colocation par choix mais par nécessité.

Les problèmes se sont amplifiés quand Jeanne a quitté la maison dans laquelle elle vivait à Bruxelles pour aller habiter dans une colocation à Namur. “Je n’arrivais plus à payer le loyer. Je ne suis pas en colocation par choix mais par nécessité. C’est très bien ici, c’est moins cher et nous avons chacun nos espaces, mais il y a beaucoup de mouvement et ce n’est pas toujours facile de vivre à mon âge avec des inconnus de 25 ans, explique-t-elle. Mais on m’a retiré 100 euros de la GRAPA car l’institution estime que je suis “cohabitante”, à cause de la colocation. Pourtant, j’ai fourni tous les justificatifs, dont le contrat de bail sur lequel il est stipulé qu’il s’agit d’une colocation. Nous avons chacun notre frigo, nous ne mangeons même pas ensemble… Mais le Service des Pensions continue à penser que je suis en ménage, à 74 ans, avec des jeunes dans leur vingtaine ! C’est hallucinant ! Ils me traitent comme une criminelle.”

Jeanne a porté plainte contre le Service des Pensions. Elle a déjà été déboutée deux fois. “Je ne lâcherai pas. Je vais réessayer une troisième fois. J’ai la rage mais je me bats”, souligne-t-elle. Pour l’instant, le CPAS lui fournit la somme de 100 euros qui lui a été retirée de la GRAPA. “C’est dégueulasse, ils nous baladent de service en service, ils se renvoient les gens entre eux, ils jouent avec nous.”

C’est dégueulasse, ils nous baladent de service en service, ils se renvoient les gens entre eux, ils jouent avec nous.

Pourtant, ce n’est pas comme si Jeanne pouvait vraiment profiter de sa retraite. “Je n’achète rien, je récupère tout. Je fabrique encore mes propres meubles, je cuisine, je n’ai bien sûr pas de voiture, etc. Le plus dur, c’est quand je passe devant une galerie d’art, je dois faire un travail sur moi pour ne pas m’arrêter, car j’aurais envie d’acheter des choses.” À Noël, un ami lui a demandé ce qu’elle voulait comme cadeau. “Je ne veux pas d’objet. J’ai demandé 25 euros, parce que cela fait 5 séances du matin à 5 euros au cinéma. Sans ça, je n’aurais pas pu y aller. Je chantais et je dansais, mais j’ai arrêté. C’est très destructeur pour la vie sociale.”

Le budget de Jeanne
+ Revenus mensuels
400 euros : pension
390 euros : GRAPA + complément du CPAS
Total : 790 euros
+ Dépenses mensuelles principales (hors santé, habillement, imprévus…)
410 euros : loyer et charges
200 euros : alimentation
Total : 610 euros

Samira : “Notre vie est en suspens”

“Je suis en règlement collectif de dettes à cause des dettes de mon ex-mari qui s’est rendu insolvable. Je n’avais pas de contrat de mariage et au tribunal, on m’a dit que je n’étais pas censée ignorer la loi.” C’est ainsi que Samira, une quarantaine d’années, maman solo de trois enfants, résume sa situation. Elle devra rembourser 450 euros par mois jusqu’en 2025. Elle gagne 1.850 euros par mois. “La première chose que je fais quand je reçois mon salaire, c’est les courses. Cela ne suffit jamais pour le mois. Je vais alors chercher des colis alimentaires pour pouvoir manger. Notre vie, à mes enfants et moi, est en suspens. Ils ne peuvent participer à aucune activité parascolaire. Le mot “vacances” n’existe pas chez nous, nous sommes en confinement toute l’année. Ils sont privés de ce qui pourrait les épanouir, explique-t-elle. Quant à moi, je m’oublie, ce sont mes enfants d’abord. J’en ai trois, donc toutes les factures sont multipliées par trois. Le midi, je ne vais jamais manger au restaurant avec mes collègues, cela mène petit à petit à l’exclusion sociale. Je me sens seule.”

Le mot “vacances” n’existe pas chez nous, nous sommes en confinement toute l’année. Ils sont privés de ce qui pourrait les épanouir.

Dans ces conditions, Samira n’épargne évidemment pas et a du mal à faire face à certains frais : “Je travaille, donc je dois déposer mes enfants à la garderie. C’est un euro par jour, mais je ne sais pas payer. L’école m’a envoyé un arriéré de 700 euros. Ce sont des dettes qui s’ajoutent à mes dettes.” Selon elle, les mamans précaires sont souvent jugées et humiliées. “Une maman a été convoquée à l’école pour se faire remonter les bretelles car il n’y avait que du Nutella dans les tartines de son enfant. Elle a éclaté en sanglots. Pourquoi les cantines ne sont-elles pas gratuites ?”

Samira poursuit : “Je ne comprends pas pourquoi les violences économiques ne sont pas inscrites dans le Plan d’action national contre les violences faites aux femmes. Ce sont les premières violences conjugales. Ils [les conjoints, ndlr] nous tiennent par les cordons de la bourse. Mon ex-mari était violent, je suis restée parce que je ne savais pas qui voudrait bien m’accueillir avec mes enfants. Mes dettes, déjà, m’empêchaient de partir. Et puis j’ai reçu le coup le plus grave, et je suis partie. J’ai vécu 10 jours à la rue.”

Le budget de Samira
+ Revenus mensuels
1.850 euros : salaire
429 euros : allocations familiales
Total : 2.279 euros
+ Dépenses mensuelles principales (hors santé, habillement, imprévus…)
1.150 euros : loyer et charges
450 euros : règlement collectif de dettes
200 euros : alimentation
Total : 1.800 euros

Sarah : “J’ai fait 9 ans d’études et parfois je me demande pourquoi”

“Je pense que c’est la classe des femmes dans son ensemble, peu importe notre classe sociale, qui ne s’en sort pas financièrement à cause de la manière dont notre société est organisée”, indique Sarah [prénom d’emprunt]. On lui demande comment elle souhaite être présentée. “Je suis maman solo, universitaire et j’ai un poste à responsabilités. Je n’ai jamais arrêté de travailler et toujours à temps plein”, répond-elle. “Je suis privilégiée par rapport à d’autres femmes, je gagne 2.830 euros par mois et je suis propriétaire de ma maison que j’ai pu acheter grâce à un apport de mon père, un argent avec lequel j’ai payé les frais de notaire. Mais je dois rembourser cet achat et la maison doit être entretenue, cela représente un coût important. C’est le plus gros poste dans mes dépenses. Ce mois-ci, la chaudière s’est arrêtée et j’ai dû payer 300 euros pour la réparer.”

Je suis très fatiguée. J’ai voulu faire un check-up complet. Il y a aussi l’orthodontiste de ma fille. L’argent part vite, à coups de 100 ou 200 euros.

Par rapport à son métier, elle précise, amèrement : “Quand je dis poste à responsabilités, c’est dans un secteur particulier qui n’est pas un secteur masculin. Cela signifie que je n’ai aucun avantage, pas de remboursement de mes frais de téléphonie, pas de chèque-repas, pas d’assurance hospitalisation. Cela peut sembler anodin, ce sont pourtant des choses qui me faciliteraient la vie à moi aussi ! J’ai fait 9 ans d’études et parfois je me demande pourquoi.”

Cette maman de 51 ans a consulté différent·es médecins ces derniers mois. “Je suis très fatiguée. J’ai voulu faire un check-up complet. Il y a aussi l’orthodontiste de ma fille. L’argent part vite, à coups de 100 ou 200 euros. Je vois une thérapeute deux fois par mois mais je pense arrêter, c’est trop cher.”

Depuis quand les pensions alimentaires enrichissent les mères ? Est-ce que c’est dans l’intérêt de mon enfant que je doive compter chaque dépense ?

Sarah perçoit 140 euros d’allocations familiales et 150 euros de pension alimentaire. “Auparavant, je recevais le double de pension alimentaire. Mais la juge a revu le montant à la baisse car, selon elle, il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant que l’un des parents “enrichisse” l’autre. Je suis tombée de ma chaise. Depuis quand les pensions alimentaires enrichissent les mères ? Est-ce que c’est dans l’intérêt de mon enfant que je doive compter chaque dépense ? On voit vraiment en quoi le socle de la société patriarcale, plus encore que le pouvoir des hommes, c’est le pouvoir des pères.”

Elle ajoute : “Je conseille aux femmes de tout faire pour conserver leur autonomie financière. C’est mieux que de dépendre d’un homme qui va s’évanouir dans la nature devant trois rides. Au contraire des hommes, je n’ai pas une femme qui travaille gratuitement pour moi. Ce mois-ci, j’ai clairement dépassé mes revenus.”

Le budget de Sarah
+ Revenus mensuels
2.830 euros : salaire
140 euros : allocations familiales
150 euros : pension alimentaire
Total : 3.120 euros
+ Dépenses mensuelles principales (hors santé, habillement, imprévus…)
1.150 euros : remboursement de la maison
90 euros : assurance habitation
100 euros : assurance solde restant dû
500 euros : alimentation
70 euros : cantine scolaire
250 euros : gaz et électricité (ce montant va augmenter drastiquement dès les premiers mois 2022 suite à la crise de l’énergie)
100 euros : WiFi et téléphonie
120 euros : déplacements (abonnement STIB, Cambio, taxi)
Total : 2.380 euros