Face aux violences, un espace pour revenir à soi

Par N°262 / p. 21-23 • Janvier-mars 2025

Les violences physiques et psychologiques laissent des traces sur la santé mentale des femmes. Si le lien n’est plus à prouver, les moyens mis en œuvre pour soutenir les victimes et pour qu’elles puissent bénéficier d’un suivi psychologique adéquat manquent. À Vie Féminine Leuze, dans le Hainaut, le groupe Chrysalide permet à des femmes de prendre soin d’elles et de retrouver leur estime de soi. Rencontre.

© Jeanne Saboureault pour axelle magazine

Il y a des récits qui glacent, des mots qui apaisent, des voix qui affirment ne plus vouloir se taire, celles qui tremblent encore de peur. Des larmes au coin des yeux, et des éclats de lumière dans les regards. Elles sont six autour de la table. Chacune ici vient chaque semaine « comme elle est, où elle en est ». En ce lundi d’octobre, elles sont restées plus longtemps, après leur séance collective de méditation [basée sur l’outil Des racines et des Elles], pour échanger autour de la question du lien entre violences contre les femmes et santé mentale, afin de nourrir ce dossier de leurs expériences. Un sujet dont elles parlent et s’emparent depuis plusieurs mois au sein de l’espace d’écoute mis sur pied par Vie Féminine Leuze, et sa coordinatrice Dorothée Duroisin. « Chrysalide », c’est le nom que porte ce projet. Un mot qui dit la vulnérabilité et annonce la métamorphose.

« Je prends soin de moi »

Une phrase est sur toutes les lèvres au sein du groupe : prendre soin de soi. Plus qu’une promesse qu’elles s’adressent à elles-mêmes, elles en font aussi une revendication, car prendre soin de soi n’est pas quelque chose qui va toujours de soi pour les femmes. « On s’est toujours mise de côté. Tu souffres, tu souffres. Mais tu penses d’abord à tes enfants », témoigne l’une d’elles. « Normalement je m’occupe toujours des autres. J’essaie de m’occuper de moi maintenant, d’apprendre à prendre soin de moi », enchaîne une autre.

Normalement je m’occupe toujours des autres. J’essaie de m’occuper de moi maintenant, d’apprendre à prendre soin de moi.

Ces femmes ont enduré, longtemps, en silence, les coups successifs assénés, parfois depuis l’enfance. Jusqu’à ce que ça déborde, que le corps et le mental craquent. « Moi j’ai tout mis dans un disque dur. Pendant plusieurs années, je pensais que c’était derrière moi. Puis soudain, c’est sorti. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi ça m’est remonté comme ça, puis je me suis rendu compte que c’était précisément au moment où ma fille avait le même âge que quand mon cousin a commis l’inceste », explique Lucia*. C’est alors le début d’une nouvelle vie, celle où elle a décidé d’être « amoureuse d’être elle-même » après « s’être sentie sale durant des années ».

« Je suis victime »

« Ce qui m’a aidée est d’être reconnue victime », poursuit-elle. « Tant qu’on ne nous reconnaît pas en tant que victime, que des pros ne nous croient pas, c’est difficile de se reconstruire. » Mais « victime » n’est pas pour autant une étiquette qui doit coller à la peau à vie. Lucia préfère d’ailleurs s’en défaire aujourd’hui et se décrire comme « autonome ». D’autres femmes autour de cette table se présentent comme « survivantes ».

Tant qu’on ne nous reconnaît pas en tant que victime, que des pros ne nous croient pas, c’est difficile de se reconstruire.

Pour être reconnue victime, la route est longue et difficile. Et les personnes rencontrées sur le chemin ne sont pas toujours outillées à la question des violences conjugales. « On m’a fait prendre des médicaments comme si je faisais une dépression. Ça retombe toujours sur ma tête. Comme si j’étais toujours responsable », confie Laurence*, la soixantaine, dont l’époux, depuis sa retraite, a renforcé les verrous qu’il a depuis longtemps posés sur son existence. « Je suis allée à l’hôpital plusieurs fois avec des bleus mais personne ne m’a jamais dirigée vers un service adéquat. J’étais perdue, et donc je retournais à chaque fois dans la cage », rapporte Barbara*, aujourd’hui sur le chemin de la reconstruction.

« Tu n’es pas folle »

Les femmes évoquent aussi la difficulté de se reconnaître soi-même victime. « Il faut se rendre compte de ce qu’on vit et, quand on est sous emprise, c’est pas facile », exprime Catherine*, venue avec une amie sage-femme désireuse d’entendre les récits de ces femmes pour affiner ses connaissances mais aussi se mobiliser en dehors de la maternité.

Les histoires sont différentes mais on a en commun d’avoir été prises pour des folles.

« Les histoires sont différentes mais on a en commun d’avoir été prises pour des folles, ajoute-t-elle. À force d’entendre que c’est de ta faute, que tu es anormale, à un moment donné, tu y crois… » De plus, l’un des ressorts des agresseurs est d’isoler leur victime. « Alors on perd pied. Et comme on est éloignée de ses ami·es, il n’y a plus grand monde pour dire que ce qu’il nous met dans la tête n’est pas vrai », poursuit-elle. « Tu as même honte », ajoute Lucia.

La présomption de folie renforce aussi l’assignation au silence. Barbara a tu, longtemps, les violences de son enfance, et celles exercées par son ex-mari. « Ma famille m’aurait prise pour une folle si je parlais. Ensuite, dans ma vie, on m’a toujours dit que j’étais forte. Quand je devais prendre le vélo et le bus pour conduire mes enfants à l’école, leur géniteur, qui lui bien sûr avait une voiture, me disait que j’étais forte. Mais c’était pour me réduire au silence, pour que je ne me plaigne pas. » Ici, lors de ces rencontres, elle s’est autorisée à parler et à dire que « non ça n’était pas normal de souffrir ». Ici, sont remontés les abus subis 50 ans plus tôt.

Prendre soin de soi est un long processus. Il faut se reconstruire, trouver un logement quand on ne sait plus du tout qui on est ni ce qu’on aime…

Le déclic, Catherine l’a eu devant la télévision, un talk-show d’une chaîne française qui évoquait les troubles alimentaires. « Je me suis reconnue, j’ai compris que c’était une réaction à ce que je vivais. Je me cachais pour manger parce que je n’étais pas autorisée à manger. Mon ex-compagnon comptait tout ce que j’avais dans mon assiette. Cette émission m’a fait prendre conscience de ça. Alors, j’ai inventé, je lui ai dit que j’allais voir un psy pour ma prise de poids, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à ma santé mentale. » Elle précise : « Prendre soin de soi est un long processus. Il faut se reconstruire, trouver un logement quand on ne sait plus du tout qui on est ni ce qu’on aime. J’ai continué à attirer des personnes toxiques sans m’en rendre compte, subi une autre agression sexuelle, du harcèlement… Puis le corps crie à l’aide et un jour on s’effondre. »

« Tu n’es pas seule »

Les femmes sont bien souvent seules à prendre en charge le coût des soins. Alors comme souvent, elles se débrouillent, « cherchent des choses abordables ». L’espace Chrysalide est aussi un endroit où les femmes peuvent coconstruire des outils et des solutions et en apprendre plus sur leurs droits, comme le remboursement des soins psychologiques de première ligne via le Réseau Partenaires 107 (voir encadré). Dans sa recherche-action menée en 2022 sur les besoins de réparation et de reconstruction auprès de femmes victimes de violences conjugales en situation de post-séparation, Vie Féminine fait le constat que « ces réseaux qui permettent l’accès à un suivi psychologique à bas coût ou gratuit sont dispersés, qu’ils manquent de moyens et sont saturés ».

En se parlant, les femmes s’échangent aussi des recommandations et des vécus. Comme Barbara, par exemple, qui explique qu’il est « hors de question pour elle de consulter un homme » de peur que se rejouent des violences. De peur aussi de n’être à nouveau pas crue.

« On est ensemble »

Via ce groupe, elles ont accès gratuitement à des séances de méditation depuis septembre, un outil parmi d’autres qui peut aider les femmes dans leur reconstruction. « La méditation peut représenter un coût pour les femmes, alors que c’est fondamental pour retrouver le moment présent et prendre soin de soi », explique Dorothée, coordinatrice du projet Chrysalide. « On retrouve son corps éteint », relève Catherine. La méditation offre une opportunité de « répéter l’observation de soi pour voir ce qui nous fait du bien ou non », de « se repositionner », de « se regarder sans juger », partagent les femmes, toutes ravies de leurs séances.

Prendre soin de sa santé mentale permet de rompre un engrenage dans lequel on était après des années de rabaissement et d’humiliation.

Ces moments collectifs sont aussi l’occasion de faire exploser la colère, la tristesse ou la joie, d’ »accueillir les émotions », d’écouter ce qu’elles disent, sans se sentir jugées, sans se juger soi-même. Au final, toutes sont d’accord : « Ça renforce notre estime de soi »« Prendre soin de sa santé mentale permet de rompre un engrenage dans lequel on était après des années de rabaissement et d’humiliation. Tout s’accumule et il faut absolument prendre soin de soi sinon ça recommence », insiste Catherine.

J’ai trouvé ici une écoute que je n’ai jamais eue dans ma famille. Je me suis toujours sentie coupable. Ici, je me sens moi.

Se retrouver dans cet espace, ensemble, est l’occasion aussi de briser la solitude, de sortir de l’isolement, subi ou forcé. « Ici, je peux respirer, et arrêter de ruminer », témoigne Barbara, qui a perdu tous·tes ses ami·es depuis qu’elle a quitté le géniteur de ses enfants et dû arrêter son travail. « J’ai trouvé ici une écoute que je n’ai jamais eue dans ma famille. Je me suis toujours sentie coupable. Ici, je me sens moi », poursuit-elle. « On apprend à se connaître à travers chacune des femmes et ça nous fait avancer », ajoute Lucia. Au sein du groupe Chrysalide, les femmes recollent des morceaux de soi tout en participant à tisser la toile d’une réparation collective.

* Tous les prénoms ont été modifiés.

Bon à savoir

• Mis en place dans le cadre de la réforme des soins en santé mentale de 2011, les réseaux « projet art. 107 » sont des réseaux de soins en santé mentale pour adultes, actifs sur tout le territoire belge. Rassemblant des institutions, services et associations issues de divers secteurs de l’aide et du soin, ils permettent aux personnes en souffrance psychique de se rétablir de manière globale (logement, formation, insertion, soins hospitaliers…). Pour les personnes concernées, la concertation et coopération entre les différent·es partenaires favorisent la continuité dans leurs parcours de soins mais visent aussi une meilleure intégration dans la communauté. Infos : www.psy107.be

• PsyHainaut est le fruit d’une collaboration entre les trois réseaux de soins en santé mentale de la province du Hainaut : le Réseau Partenaires 107, le réseau Mosaïque et RHESEAU. L’objectif de cette collaboration est de rendre les soins psychologiques de 1ère ligne toujours plus accessibles aux bénéficiaires en mutualisant les actions. Infos : https://psyhainaut.be

• Le 23 avril 2024, la Conférence interministérielle Droits des femmes adopte 45 mesures politiques balisant le renforcement des droits des femmes dans notre pays. Parmi ces mesures principales, un « Pack Nouveau Départ » pour les victimes de violences entre (ex-)partenaires qui se trouvent dans une situation d’urgence. Cette mesure novatrice a été soutenue par dix ministres au niveau fédéral et des entités fédérées. Le pack, qui existe déjà en France, vise selon le communiqué « à apporter une réponse coordonnée et rapide aux femmes victimes de violences quand elles doivent quitter un conjoint violent. Ce pack comprend une aide financière d’urgence, une aide juridictionnelle de qualité, gratuite ou à moindre coût, une aide psychologique, une information sur les outils disponibles en termes de protection, et des attentions spécifiques en matière d’emploi. »

Écoute Violences Conjugales : 0800 30 030.