“Vous êtes programmateur ou directeur d’une institution culturelle ? Vous avez des difficultés à programmer des artistes autres que des hommes blancs ? Vous pensez que l’inclusivité et le talent sont des notions incompatibles ? Vous souffrez de biais cognitifs ! Ce n’est pas de votre faute ! Ne vous isolez pas et parlez-en autour de vous. […] Des solutions existent. Vous pouvez vous faire aider par des spécialistes !”
Ce texte ironique, écrit et partagé par l’artiste belge Jennifer Cousin sur les réseaux sociaux après le confinement, attire l’attention sur le profil des artistes programmé·es dans notre pays. Le questionnement sur le sexisme dans la culture remonte à bien avant la crise du coronavirus mais la peur est grande que la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes ne soit reléguée aux coulisses, alors que la crise a révélé la vulnérabilité du secteur culturel dans son ensemble.

Durant de longs mois, les mesures politiques pour le secteur culturel, complètement à l’arrêt durant le confinement, se sont fait attendre du côté du gouvernement fédéral et ce, malgré les appels à l’aide du secteur et différentes actions, notamment sous le slogan “No Culture No Future” (“Pas de culture, pas de futur”). Ce n’est que le 9 juillet que l’allocation de chômage temporaire pour les artistes a été approuvée par le gouvernement fédéral. Mi-juillet, plus de 5 millions d’euros étaient débloqués pour les opérateurs culturels reconnus par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Auparavant, quelques enveloppes avaient été libérées, notamment par la Fédération, via le Fonds d’urgence. La ministre de la Culture, Bénédicte Linard, déclarait dans un communiqué de presse en date du 29 mai : “Le secteur des arts et du spectacle est en première place des secteurs les plus touchés par la crise avec une baisse de recettes de 93 %. Ces baisses de recettes frappent en premier lieu les créateurs et créatrices en les mettant dans des situations de précarité grandissante…”
“Une gestion catastrophique”
Une précarité telle que l’initiative “Feed the culture” (“Nourrissez la culture”) a dû voir le jour, à l’initiative de plusieurs personnes actives dans le secteur culturel, essentiellement des femmes, dont Pauline Duclaud-Lacoste, la créatrice. “Déjà avant cette crise, nous étions dans le système D pour exercer nos métiers et avoir une vie décente. Nous sommes passés au système F ou G. Cette situation est insupportable”, expliquent-elles. Grâce à cette action citoyenne d’épicerie solidaire, les artistes qui en avaient besoin ont pu venir chercher des colis gratuits à base d’invendus alimentaires et de produits de première nécessité. La sixième semaine de distribution, 129 travailleurs et travailleuses de la culture ont pu faire des courses pour une semaine.
Déjà avant cette crise, nous étions dans le système D pour exercer nos métiers et avoir une vie décente. Nous sommes passés au système F ou G. Cette situation est insupportable.
axelle a interrogé des femmes artistes sur cette crise sans précédent et ses conséquences. Lili Forestier, réalisatrice, témoigne : “J’ai la chance de ne pas avoir trop souffert durant le confinement, j’ai continué à travailler sur mon documentaire à distance, mais j’ai trouvé la gestion de la crise par nos dirigeants catastrophique, même si je n’avais pas vraiment de doute sur le fait qu’ils ne connaissent pas du tout la vie des artistes. J’ai des activités artistiques depuis longtemps, mais je n’ai pas le statut d’artiste, je suis officiellement demandeuse d’emploi, donc je suis laissée de côté par de nombreuses mesures prises. On parle d’une deuxième vague en ce moment [l’interview a eu lieu en juillet, ndlr] et j’aimerais proposer aux membres du gouvernement de vivre un autre confinement sans culture pour voir comment cela va se passer. Ce sont les films, la musique et les livres qui nous ont portés durant cette période.”
Des initiatives qui soulagent
Rokia Bamba est Djette. Elle indique : “Il y eu une phase de choc, il a fallu trouver un nouveau mode de fonctionnement. Comme mes enfants, des ados, sont à risque, nous nous sommes informés le plus possible sur les dangers de la maladie. Tout s’est subitement arrêté, je ne reconnaissais plus les sons de mon immeuble, de ma rue, de mon quartier, j’avais l’impression de me retrouver dans un monde qui n’était pas le mien. J’ai eu peur de retomber en dépression. La musique et la radio m’en avaient sortie, et d’un coup, plus rien !” » Plus tard, la musicienne a pu jouer en ligne pour la Journée de visibilisation lesbienne, le 26 avril. “Je me suis mise à monter mon émission radio depuis la maison, à animer l’agenda de Radio Campus de chez moi, ça a exacerbé ma créativité. Sans art, comment se nourrir l’esprit, comment insuffler les nuances et ouvrir d’autres paradigmes ?”

Trouver d’autres manières de pratiquer son art, c’est aussi la solution d’Anouk Debecq, chanteuse dans le groupe de métal BleedSkin : “Je suis institutrice, je ne suis donc pas autant touchée que les artistes professionnelles. Mais le confinement nous a tout de même impactés, nous étions en pleine préparation de notre nouvel album et cela a chamboulé tous nos plans. Nous risquons effectivement d’être moins programmés, parce que nous sommes un petit groupe local et nous jouons dans des petites salles. Avec la distanciation sociale, moins de gens pourront entrer dans ces salles-là et cela ne sera pas rentable. Nous avons donc prévu de jouer dans une “lockdown session”, c’est-à-dire que nous serons filmés sur scène et qu’ensuite les gens peuvent payer 5 ou 10 euros pour voir la vidéo et nous soutenir…”
Moi, en tout cas, j’ai encore plus la rage qu’avant.
Les nécessaires mesures de distanciation sociale pénalisent de nombreuses activités culturelles, mais soulèvent aussi certaines questions. Lili Forestier explique : “Quand je vois qu’on peut aller faire des files dans les grands magasins mais que les théâtres sont toujours fermés, je m’interroge. Tout cela est lié au capitalisme. Qui est le plus touché par cette crise, les grands magasins ou les artistes ? Si on doit parler comme nos ministres pour nous faire comprendre, avec des références capitalistes, nous pouvons dire que le secteur culturel rapporte aussi beaucoup d’argent.”
En effet : l’industrie culturelle en Belgique, c’est 5 % du PIB et 50 milliards de chiffre d’affaires. Elle concerne 250.000 travailleurs et travailleuses. Priscilla Adade, comédienne, s’insurge : “On [les pouvoirs publics, ndlr] a d’abord aidé ceux qui étaient déjà privilégiés et bien installés, les grosses institutions culturelles qui ont un secrétariat, qui peuvent remplir rapidement tous les documents et les critères pour recevoir de l’aide. Mais beaucoup d’artistes n’ont pas tout ça, n’ont pas de statut et ne sont pas répertoriés dans le cadastre des artistes. Que fait-on pour elles et eux ?”
Une liste qui crée la polémique
Mi-mai, la Chambre dévoilait une liste de 15 personnalités issues de la culture pour être auditionnées sur la crise par la Commission des Affaires sociales. La liste est vivement critiquée pour son manque de représentativité du secteur. Il n’y avait notamment qu’une seule femme invitée à s’exprimer : Françoise Havelange, coordinatrice à la Fédération des employeurs des arts de la scène (FEAS). La présidente de la Commission, Marie-Colline Leroy (Ecolo-Groen), avait alors expliqué qu’il ne s’agissait que d’une liste provisoire… Finalement – et peut-être grâce aux réactions critiques –, 18 personnes, parmi lesquelles nous avons compté 6 femmes, ont pris la parole devant la Chambre, dont Priscilla Adade qui y a défendu les artistes sans statut, les artistes femmes, non blanches, les artistes queers et handicapé·es. “Cela va être plus compliqué pour toutes ces catégories d’artistes. Il y a un risque que les institutions culturelles ne choisissent que des têtes d’affiche et soient moins curieuses. Et quand on regarde les directions de ces institutions, on se rend vite compte où est le problème…”, précise-t-elle.
Tout récemment, trois femmes sont montées haut dans la hiérarchie des lieux culturels bruxellois.
Rien que pour le théâtre, une étude commandée par la comédienne et metteuse en scène Elsa Poisot et la compagnie Écarlate, et dirigée par l’ULiège, a permis de visibiliser certains chiffres en Fédération Wallonie-Bruxelles : environ 70 % des institutions subventionnées par les pouvoirs publics sont dirigées par des hommes, 20 % sont dirigées par des femmes et 10 % par des directions mixtes. Il y a néanmoins des signes d’espoir en ces temps difficiles. Tout récemment, trois femmes sont montées haut dans la hiérarchie des lieux culturels bruxellois : Léa Drouet est devenue la nouvelle coordinatrice de l’Atelier 210, Melat Gebeyaw Nigussie est la nouvelle directrice du Beursschouwburg (un centre d’art multidisciplinaire néerlandophone) et Cathy Min Jung est désormais la directrice du Rideau de Bruxelles.
- À lire l’interview “Sur le bout des doigts” de Cathy Min Jung.
Entre rage et sœurs d’armes
Avant la crise sanitaire, un élan faisait bouger les lignes sexistes du monde de la culture. On se rappelle notamment la cérémonie des Césars en février dernier et le départ de la salle de l’actrice Adèle Haenel, suivie d’autres femmes, suite à la victoire dans la catégorie Meilleur réalisateur de Roman Polanski, accusé de viols par 12 femmes. Elle avait initié un mouvement sous les mots : “On se lève et on se casse”. Lors de la même cérémonie, l’actrice Aïssa Maïga avait prononcé un discours qui critiquait le racisme et le sexisme du cinéma français.
On a d’abord aidé ceux qui étaient déjà privilégiés et bien installés, les grosses institutions culturelles. Mais beaucoup d’artistes n’ont pas de statut. Que fait-on pour elles et eux ?
En Belgique, un peu plus tôt, la création du groupe F(s), actif sur le sexisme dans la culture, et le collectif Elles font des films, qui visibilise les réalisatrices et toutes les autres techniciennes du cinéma, avaient aussi initié cet élan féministe. Sera-t-il coupé par les conséquences de la crise ? “Moi, en tout cas, j’ai encore plus la rage qu’avant, affirme Lili Forestier. On va recommencer à redire les mêmes choses, par exemple que les artistes femmes, et encore plus les non-Blanches, doivent abattre plus d’obstacles pour pouvoir travailler. On le voit avec le mouvement Black Lives Matter, je ne pense que ce n’est pas anodin que cela sorte maintenant, on étouffe littéralement. Il est important de dire qu’on peut retirer collectivement ce poids qui nous écrase. Les femmes artistes ne sont pas seules, elles doivent le savoir.”
C’est aussi l’avis de Rokia Bamba : “Les femmes sont très impliquées dans l’activisme décolonial, c’est là où je me situe et, avec mes sœurs d’armes, nous essayons d’œuvrer pour que l’on arrête de nous invisibiliser. Nous ouvrons nos voix pour nous faire entendre. Je pense à des artistes et des collectifs comme Café Congo, Wetsi Art Gallery, à la poétesse Lisette Lombé ou encore à l’artiste Joëlle Sambi.” Autant de femmes qui, elles aussi, se lèvent.