En tant que citoyennes, vous êtes souvent amenées à solliciter les institutions. Vous côtoyez l’école de vos enfants, les hôpitaux lorsque vous êtes malade, peut-être les rangs de l’université ; la police, la Justice, les CPAS, les communes… Comment ces institutions traitent-elles les femmes ? Avec la complicité active de Vie Féminine Centr’Hainaut, nous avons rencontré un groupe de femmes racisées dont certaines se connaissaient déjà, d’autres non.
Elles sont unanimes : les institutions sont pour elles le théâtre de violences et reproduisent du racisme, du sexisme, du classisme… Selon elles, la violence institutionnelle survient lorsqu’on ne les informe pas de leurs droits, quand on les infantilise, mais aussi quand on les déshumanise et qu’on décide à leur place. Toutes engagées dans un ou plusieurs mouvements féministes, battantes, à la recherche de stratégies de lutte, elles témoignent. Chacune des onze histoires individuelles n’a pas pu être rapportée dans cet article, mais toutes les femmes ont contribué à nourrir la discussion et les échanges.
L’hôpital, “dangereux pour les femmes”
Sandra (tous les prénoms sont des prénoms d’emprunt), 55 ans, a vécu “le choc de sa vie” dans un hôpital en Wallonie. Lorsqu’elle avait 39 ans, elle souhaitait avoir un·e enfant mais n’avait pas de compagnon. Elle a rencontré un homme qui a accepté d’être le géniteur. Elle tombe enceinte et fréquente l’hôpital pour le suivi de sa grossesse. Après son accouchement, le médecin lui fait une annonce bouleversante : il a ligaturé ses trompes… sans son autorisation ! Choquée, elle l’interroge. Ses explications lui glacent le sang : “Vous avez bientôt 40 ans, vous croyez que l’on va vous laisser mettre bas sans père ?” Sandra nous explique : “On ne m’a pas laissé le choix. Je me suis sentie complètement démunie. Ils m’ont arraché le droit de créer la vie.”
Le corps médical peut prendre des décisions sur nos corps avec un très grand paternalisme, sans nous en parler.
Sandra n’a jamais porté plainte. Il lui faut dix ans pour réussir à raconter cette histoire à sa petite sœur. Elle finit par écrire un courrier à ce docteur, pour “soulager son âme”. Elle n’a jamais eu de réponse. “J’en parle rarement. C’est parce qu’on est dans un cadre safe que je le raconte. L’hôpital peut être un endroit extrêmement dangereux pour les femmes, car le corps médical peut prendre des décisions sur nos corps avec un très grand paternalisme, sans nous en parler, comme si on était ignorantes. Comme si on n’était pas capables de prendre des décisions pour nos vies. Comme si nous n’étions pas des êtres humains.”
L’histoire de Sandra éveille un souvenir traumatisant chez Jessica, 41 ans, qui hésite d’abord à s’exprimer. D’une petite voix, elle précise qu’elle “n’a pas encore fait son deuil”. En 2007, elle tombe enceinte alors que son mari exerce des violences physiques à son encontre. À cinq mois de grossesse, une nuit, sa poche se perce. À l’hôpital, le médecin lui annonce qu’elle doit accoucher et la met face à un ultimatum : “C’est soit vous, soit l’enfant.” Jessica parvient à lui répondre : “On ne choisit pas entre deux vies !” “Vous avez 12 heures”, lui répond le docteur.
Installée dans son lit d’hôpital face à une horloge sur laquelle les minutes défilent dramatiquement, elle est en état de sidération. Elle prie : “Mon Dieu, faites que cette décision ne vienne pas de moi.” De 5 heures du matin à 14 heures, elle souffre pendant que l’équipe médicale attend son “choix”. Aujourd’hui, elle dénonce un traitement inhumain qu’elle qualifie d’“expérimental” ; elle a également appris depuis qu’elle avait été traitée “sans base médicale car mon dossier avait disparu de l’hôpital. J’y avais pourtant effectué mon suivi de grossesse, vous trouvez ça normal ?”
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L’équipe médicale constate que la structure n’a pas les compétences pour gérer la situation et la transfère dans un autre hôpital. La nouvelle équipe en charge de Jessica décide alors d’attendre six jours avant l’accouchement, afin que le fœtus puisse atteindre les six mois. “C’était de l’acharnement médical. Ils ont dû me maintenir les jambes en l’air pendant ces 6 jours pour exécuter des tests.” Jessica finit par accoucher d’une petite fille. Manquant de souffle, l’enfant doit être réanimée. “Je n’avais pas mon mari pour me soutenir. J’étais seule face à une violence inouïe”, raconte Jessica.
Son bébé passe trois semaines en couveuse et est opéré à plusieurs reprises des suites d’une infection, liée à la déchirure prématurée de la poche des eaux. Au cours de ces trois semaines, Jessica ne peut toucher sa fille qu’en passant ses doigts dans la couveuse. Un jour, en cachette, pendant quelques minutes, une infirmière leur permet un contact peau à peau. Leur première et dernière étreinte ; la petite s’apprête à quitter ce monde. Ces deux récits plongent le groupe dans une empathie silencieuse. Nous avons besoin d’une pause.

Universités, hautes écoles, CPAS
Les diplômé·es subsaharien·nes sont confronté·es à de grandes difficultés à leur arrivée en Belgique. En effet, elles/ils obtiennent difficilement les équivalences de leurs diplômes acquis dans leur pays d’origine. Et les structures d’aide sociale comme les CPAS reçoivent des subsides pour fournir des formations à des bénéficiaires dont les niveaux d’études sont bas. Lorsqu’elles/ils ont des diplômes de très haut niveau, comme le doctorat, elles/ils se retrouvent face à un mur, sont contraint·es de mentir sur leur parcours en l’amenuisant et voient donc l’accès aux études supérieures bloqué ou leur diplôme non reconnu.
En allant au CPAS, je m’attendais à ce qu’on m’explique mes droits.
Salima, 35 ans, d’origine guinéenne, est arrivée en Belgique en tant que réfugiée. Alors qu’elle est diplômée d’une licence en littérature obtenue en Guinée, le CPAS lui proposait une offre de technicienne de surface. “En allant au CPAS, je m’attendais à ce qu’on m’explique mes droits”, déplore-t-elle. Après une bataille administrative, elle réussit finalement à entamer des études d’assistante sociale… Il existe pourtant un article intrinsèque au règlement des CPAS qui mentionne l’égalité des chances. Sur base de cet article, les bénéficiaires devraient voir leur parcours pris en compte dans le choix de leur formation.
Pendant l’un de ses stages, Salima a vécu un conflit de valeurs : ayant été bénéficiaire elle-même, elle ne pouvait pas laisser passer certaines attitudes discriminantes récurrentes de la part de l’institution. Face à son refus de perpétuer des injustices, ses maîtresses de stage lui ont indiqué qu’elle n’était pas “faite pour être assistante sociale”. Salima n’a pas supporté cette “délégitimation” et a mis un terme à son stage. Elle a dû reprendre le cursus entier l’année suivante et est maintenant diplômée.
Denise, 50 ans, s’est battue en 2011 pour défendre son mémoire de master en politiques économiques et sociales. Mise en échec trois fois d’affilée, elle a saisi la Justice. Un jury extérieur à son université a dû examiner son mémoire – et l’a validé. “Il faut se rendre compte que lorsque tu es noire, les secrétariats universitaires ne prennent parfois pas la peine de vérifier tes diplômes. Ils te refusent directement l’inscription sans prendre le temps de vérifier le dossier en partant du principe que “tes diplômes proviennent d’Afrique” [et donc n’auraient pas de valeur, ndlr]. Or, pour certains, ils ont été obtenus en Belgique.”
Avant même la défense de mémoire, Denise raconte qu’elle était remise en cause par les autres étudiant·es lors des travaux de groupe ; elle a fini par demander à réaliser ses travaux seule – et y parvenait. Les autres étudiant·es contestaient encore sa réussite. “Ils se plaignaient de “faire le travail à ma place” mais quand je réussissais seule, ils trouvaient le moyen d’interroger ma réussite. Il faut vraiment beaucoup de force pour combattre ce système”, conclut-elle. Depuis la fin de ses études, Denise n’a pas trouvé de travail en lien avec ses compétences.
Mon diplôme ne me sert à rien, car je ne pourrai pas travailler avec mon foulard.
Habibe, 25 ans, est née ici et a fait des études de tourisme dans une haute école. Elle porte le foulard. “J’ai dû effectuer mon stage à 200 km de chez moi car, plus près, j’étais discriminée à cause de mon foulard. Quand j’ai défendu mon mémoire, l’un des membres du jury a prétexté ne pas croire en mon projet. Je dois toujours en faire plus. Quand les autres étudiants doivent rendre dix pages, je dois en rendre quarante pour espérer avoir un point de plus. Mon diplôme ne me servira à rien, car je ne pourrai pas travailler avec mon foulard”, énumère Habibe avant d’éclater en sanglots. Les autres participantes réagissent, catastrophées : “Ils arrivent à briser l’estime de soi d’une vingtenaire… À tel point qu’elle pense qu’elle ne peut pas travailler !”
Maman criminalisée, enfant placée, papa en liberté
C’est maintenant Fatma qui prend la parole. Ce qu’elle a vécu face à la Justice et aux institutions de l’aide à la jeunesse, “elle ne le souhaite à personne”. En 2019, elle met au monde une petite fille. Plus tard, elle se sépare de son conjoint. Elle découvre un jour, essayant de comprendre pourquoi la petite ne veut plus aller chez son père, que l’enfant y subit des agressions sexuelles incestueuses. C’est un choc terrible. Fatma signale immédiatement la situation à l’assistante sociale de sa Maison de Quartier (un espace socioculturel d’accueil et d’animation).
Je pensais avoir perdu ma fille parce qu’ils ont décidé de la placer deux fois. Ce qui m’a tuée, c’est le dossier noirci à mon encontre, plein de mensonges.
Malheureusement, la période de pandémie de Covid-19 rend le suivi difficile. L’avocate pro deo supposée défendre Fatma ne se présentera jamais à l’audience. Le dossier est classé sans suite. L’avocate ne se remettra pas en question et ira jusqu’à dire à Fatma : “C’était juste des attouchements, il n’y a pas eu pénétration, vous voulez quoi de plus ?” Déterminée à obtenir justice, Fatma demande à récupérer son dossier. Mais l’avocate lui affirme qu’il est “perdu”.
Son ex-conjoint demande le placement de sa fille, “par vengeance”, selon Fatma. “J’ai alors rassemblé les papiers qu’il me restait du dossier perdu pour me présenter à l’audience avec un nouvel avocat”, raconte-t-elle en tapant du poing sur la table, les larmes aux yeux. Entre-temps, elle s’est également adressée à une institution de protection des enfants. Mais son ex-conjoint l’a devancée : pour se protéger en la diffamant. L’institution avait donc constitué un dossier dégradant son image de maman. “Il a prétendu que j’étais en dépression, que je prenais des médicaments, que je maltraitais ma fille, que je ne l’habillais pas correctement…”
Le responsable d’une autre institution de protection signifie même à Fatma que c’est elle qui devrait être placée. Elle doit alors prouver être “une bonne mère”, présenter ses rapports médicaux et les résultats scolaires de sa fille… La première décision de Justice est finalement le placement de l’enfant. Fatma fait appel. D’abord en vain. “Je pensais avoir perdu ma fille. Ils ont décidé de la placer deux fois. Ce qui m’a tuée, c’est le dossier noirci à mon encontre, plein de mensonges.” La troisième décision est finalement en sa faveur.
Le récit de Fatma met au jour les mêmes mécanismes que les six histoires analysées par axelle dans notre enquête “Dénoncer l’inceste : paroles de mères, déni de justice”. “J’ai été prise pour une maman criminelle. Les services sociaux viennent voir ma fille à la maison chaque semaine et je dois impérativement répondre au téléphone. Si je ne réponds pas, ils débarquent”, déclare Fatma, qui est diabétique et, à cause de certaines conséquences liées à son état de santé, ne peut pas toujours répondre au téléphone.
Une enquête approfondie est en cours ; le placement peut être prononcé à nouveau. Fatma, maman de deux autres enfants, se bat aussi avec le CPAS de sa région pour pouvoir accéder à un logement digne et percevoir une aide pour les études des aînés. Elle dit vivre dans l’angoisse mais encourage les autres : “Quand je pense que mon père s’est sacrifié pour ce pays en bossant quinze ans dans les charbonnages, je suis révoltée face à la façon dont les institutions me traitent en remerciement. Battez-vous, battez-vous, battez-vous et priez !”
“Nous voulons être traitées comme des êtres humains”
Violences subies en tant que mères racisées à l’école, discriminations à l’embauche, licenciements abusifs, mépris de classe et stéréotypes racistes et sexistes à la maison communale… L’espace de cet article ne permet pas de mettre en lumière l’ensemble des violences institutionnelles dont les femmes témoignent. Pourtant, elles sont debout et prêtes à poursuivre leur lutte. En recherche de stratégies, elles veulent agir : “Quand on en parle, on se rend compte qu’on n’est pas seule. Il faut porter ces luttes plus haut”, affirme Jessica.
Qu’attendent-elles des institutions ? Elles veulent simplement “être traitées comme des êtres humains”. Elles regrettent que les institutions se positionnent davantage comme des organismes de contrôle que comme des services d’aide. Elles veulent la fin de la “rétention” de l’information sur leurs droits. Elles questionnent la manière dont le système répond aux bénéficiaires. Elles veulent enfin que les droits soient appliqués, de façon juste et égalitaire.