Le gender mainstreaming (GM), on en entend parler depuis longtemps. La première fois, c’était en 1985, lors de la 3e Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes à Nairobi. Dix ans plus tard, le GM devient un engagement des États membres lors de la Conférence de Pékin. En 1998, il constitue une recommandation du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui encourage son utilisation en tant qu’instrument pour incorporer la perspective de l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines et à tous les niveaux dans les secteurs public et privé.
La mission dans laquelle s’engage le gouvernement fédéral est ambitieuse.
La Belgique adopte en 2007 la “loi gender mainstreaming” qui l’engage à intégrer cette approche dans toutes les étapes des politiques publiques. Mais de l’adoption à l’application, il y a un fossé. Le GM a été intégré durant les précédentes législatures dans plusieurs politiques, mais de façon très limitée et insuffisante. Les associations féministes l’ont rappelé régulièrement et n’ont cessé de se mobiliser pour exiger l’application de la loi de 2007, dans les matières socioéconomiques en particulier. On pense notamment à leurs critiques à l’égard des réformes des pensions opérées depuis 2011, avec des conséquences désastreuses pour les femmes.
Aujourd’hui, presque 15 ans plus tard, va-t-on enfin voir se développer ce “concept-méthode” ? C’est ainsi que le nomme Réjane Sénac pour souligner son aspect à la fois théorique (la nouvelle approche de l’égalité qu’il insuffle) et pratique (l’outillage technique qu’il nécessite pour s’inscrire dans les pratiques des différent·es acteurs/trices des politiques publiques).
Consultation des concernées
Pour préparer ce plan, la secrétaire d’État Sarah Schlitz a organisé au printemps dernier une large consultation des associations et collectifs de femmes francophones et néerlandophones. Une expérience inédite et l’illustration de la nécessité de faire du GM un instrument participatif. Les associations de femmes ont pu partager leurs observations, faire remonter les problématiques rencontrées sur le terrain afin de pouvoir identifier plus finement les dysfonctionnements institutionnels à l’égard des femmes et, sur cette base, émettre des propositions et points d’attention.
En matière de lutte contre la pauvreté ou de télétravail, les associations de femmes ont souligné la nécessité de tenir compte du travail reproductif.
Sur les questions environnementales par exemple, elles préconisent la mise en œuvre de mesures collectives pour éviter que ne s’ajoute à la charge mentale des femmes une charge environnementale. Sur la santé, les associations de femmes ont rappelé que les politiques de santé mentale devaient tenir compte de la violence fondée sur le genre, sachant que la violence engendre des problèmes de santé et réduit l’espérance de vie. En matière de lutte contre la pauvreté ou de télétravail, elles ont souligné la nécessité d’intégrer à la réflexion le travail reproductif. Sur les enjeux liés à l’asile, elles préconisent la mise à disposition d’interprètes féminines lors des entretiens ou la formation du personnel des centres d’accueil aux questions de genre… Les idées ne manquent pas.
Inégalités structurelles et historiques
Dans le Plan fédéral GM 2021-2024, on peut lire en introduction : “Une politique intègre la dimension de genre quand elle a été établie en tenant compte des éventuelles différences de situation qui existent entre hommes et femmes, de son impact sur ces situations, et qu’elle contribue à réduire ou à éliminer des inégalités entre femmes et hommes. Pour que le gender mainstreaming soit efficace, il est important de prendre en compte les inégalités structurelles et historiques entre les hommes et les femmes, ainsi que la question des violences de genre. Il faut par ailleurs considérer l’intégration de la dimension de genre dans une perspective intersectionnelle.”
À côté de balises qui donnent confiance pour la mise en oeuvre effective du plan, plusieurs éléments nécessitent de rester vigilant·es.
Par ces mots – que nous soulignons en gras –, on comprend que le gouvernement veille à ne pas reproduire un écueil du GM : celui de “se baser sur une lecture froide des données chiffrées à un instant T, sans prise en compte des inégalités structurelles qui touchent les femmes ni de l’historique des mesures qui les ont déjà impactées”, comme nous l’expliquait Vanessa D’Hooghe, chargée d’étude à Vie Féminine, à propos des pensions. Prendre en compte les inégalités structurelles et historiques permet aussi d’éviter de “noyer” l’égalité femmes-hommes dans les politiques d’égalité des chances. Un “risque” que permet aussi d’éviter la perspective intersectionnelle. En effet, la notion d’intersectionnalité, en plus de marquer une intention nouvelle de faire du GM un outil qui tienne compte des femmes dans toute leur diversité, permet aussi de “poursuivre une politique de l’égalité dans laquelle le genre ne disparaît pas, mais où il conserve un rôle clé en tant qu’axe de domination”.
180 mesures
La dimension de genre sera intégrée dans les politiques fédérales qui pourraient avoir un effet différent sur les hommes et les femmes et engendrer des inégalités entre les sexes. Autant dire que le menu est copieux. Le plan comprend plus de 180 mesures. Le socioéconomique y est fort représenté – notamment des politiques d’emploi, de fiscalité, de pension, d’entrepreneuriat. Le 4e Plan fédéral de lutte contre la pauvreté, prévu pour septembre, figure aussi dans la liste. On retrouve également des engagements en matière d’environnement, de digitalisation, de santé, de justice, de citoyenneté, de mobilité…
Autant dire que le menu est copieux. Le plan comprend plus de 180 mesures.
Pour mettre en œuvre le GM, il s’agira d’abord “d’analyser la composition genrée des groupes ciblés par les politiques” pour ensuite “identifier les différences qui existent entre les situations respectives des femmes et des hommes”. Les deux étapes suivantes consistent à “déterminer si ces différences sont problématiques en termes d’accès aux ressources ou d’exercice des droits fondamentaux” et à “établir des politiques qui tiennent compte des résultats de l’analyse de genre réalisée et évitent ou corrigent les éventuelles inégalités identifiées”.
Coordination et évaluations
“Politique active”, “volontarisme”, “engagements”, tels sont les mots communiqués par le Premier ministre lors de l’annonce de ce plan. Mais le mot “monitoring” retient aussi notre attention. Car assurer une évaluation du dispositif est indispensable à la mise en œuvre effective de la loi, et au suivi de son élaboration, ce qui manquait jusqu’ici. Un groupe interdépartemental de coordination y veillera. Il est composé de coordinateurs et coordinatrices GM désigné·es au sein des cellules stratégiques et des administrations et formé·es au gender mainstreaming, et de représentant·es de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (IEFH). Leur mission, outre la collaboration entre les départements fédéraux, a été d’élaborer le Plan GM. Elle consistera prochainement à rédiger un rapport semestriel de suivi de la mise en œuvre du plan fédéral et à approuver les rapports intermédiaires et de fin de législature.
Des statistiques genrées
À côté de ces balises qui donnent confiance pour la mise en œuvre effective du plan, plusieurs éléments nécessitent de rester vigilant·es. Les chiffres, d’abord. La loi de 2007 oblige à ce que chaque ministre veille à la récolte de statistiques ventilées par sexe. En effet, comment diagnostiquer une situation d’inégalités sans chiffres ? Seules 14 administrations fédérales (sur la cinquantaine que compte la fonction publique administrative fédérale) s’y sont tenues pendant la précédente législature.
Parmi les freins qui pourraient mettre en difficulté la réalisation du plan, on peut aussi citer le temps : le temps des formations, le temps du changement de mentalité… Des observations déjà formulées par celles et ceux qui mettent en œuvre le “gender budgeting”, pour laquelle se sont engagés les divers gouvernements belges et à laquelle s’essayent quelques communes (notamment à Bruxelles).
Parmi les freins qui pourraient mettre en difficulté la réalisation du plan, on peut citer le temps : le temps des formations, le temps du changement de mentalité…
Aussi, si le rôle central de l’IEFH dans le suivi de la mise en œuvre du GM est à saluer, il ne faudrait pas oublier les critiques formulées à son égard par des associations féministes qui lui reprochent une approche de “neutralité de genre” qui ne tiendrait justement pas assez compte des rapports de pouvoir structurels entre les femmes et les hommes. Enfin, une politique de GM nécessite de la transversalité. Or, on sait que la Belgique se caractérise par une lasagne institutionnelle complexe…
Être en veille
La mission dans laquelle s’engage le gouvernement fédéral est donc ambitieuse. Les associations de femmes ont désormais, en plus d’une loi, des engagements forts. Ce qui leur permettra de demander des comptes, à condition d’être en veille active. Et les dossiers risquent de ne pas manquer. À commencer par la réforme du droit pénal – inscrite au rang des politiques qui devront intégrer le genre – dévoilée quelques jours après l’annonce du Plan GM par le ministre Vincent Van Quickenborne (Open Vld). Le projet de loi comporte deux volets : les agressions sexuelles (dont le viol) et la prostitution. Une réforme qui “permet de dépoussiérer le Code pénal de son héritage patriarcal et d’imposer une meilleure prise en compte du vécu des victimes tout en envoyant un signal clair aux auteurs de violences sexuelles”, annonçait Sarah Schlitz en avril dernier. Pourtant, à en croire des associations féministes rassemblées dans le réseau FACES (réseau des Associations Féministes Contre les Exploitations Structurelles), le ministre de la Justice n’a pas chaussé ses lunettes de genre… Un faux départ pour le GM au fédéral ? Une première mise à l’épreuve du dispositif, en tout cas.